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À travers les cactus/Chapitre 5

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Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 53-75).

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la plaine du chéliff


En se séparant, après la joyeuse veillée du mercredi 25 septembre, on s’était donné rendez-vous au lendemain matin six heures, devant le siège du club oranais.

À l’heure dite, on était au rendez-vous, en masse.

Plusieurs amis étaient venus nous éveiller à notre hôtel, l’Hôtel Victor, dès cinq heures et demie ; réveil lourd chez moi, atroce surtout après le festival de la veille. Mais la bicyclette à forte dose allait nous remuer les membres.

— Allons ! les amis ! c’est l’heure. Temps magnifique, c’était forcé, nous vous le disions bien.

Oui, on nous le disait. Chat échaudé craint l’eau froide. J’avais été tellement arrosé dans mes précédents voyages que la terreur me possédait. Je n’avais cessé de répéter : « Vous verrez qu’il pleuvra, vous ne connaissez pas mon infernale guigne. J’ai horreur de la pluie, et quand j’entreprends un voyage, crac ! il pleut. »

Et je rappelais cette atroce déroute de Lintz survenue au cours de mon voyage de Paris à Vienne.

— Tenez, ajoutais-je, je débarque sur la terre africaine, un épouvantable orage se déverse sur nos crânes.

— Rassurez-vous, avait-on répondu. En fait d’eau, vous aurez les fontaines des rares villages rencontrés sur votre route ; la pluie, la vraie pluie, inconnue au bataillon, à cette époque de l’année.

On ne nous avait pas trompés.

Une averse orageuse, de quelques secondes seulement, brusquement survenue à Oran, avait été la dernière que nous dussions voir sur cette terre desséchée.

— Si le temps est magnifique, tout va bien, dis-je à nos amis oranais.

— Pourvu que le sirocco ne souffle pas, vous pourrez vous en sortir, sinon ! Ah ! vous avez peur de l’eau. Pauvres amis ! Attendez cet après-midi et vous aurez une idée de la chaleur.

À six heures donc, nous voici au départ. Sur l’horizon planent des vapeurs d’où le soleil se dégage en inondant de rayons roses le ciel d’un bleu pâle.

Comme les poignées de main n’en finissent pas, je m’aperçois que l’heure s’avance : il est six heures et quart. La perspective de la chaleur m’inquiète, car c’est ce jour même que nous devons aborder la terrible plaine du Chéliff, et je presse le départ.

À six heures vingt, l’escadron se mobilise. Nous roulons en brillante escorte vers la sortie d’Oran. On nous conduit par la route dite de la Senia.

Notre but, pour cette première journée, est d’aller déjeuner vers midi à Perrégaux, situé à quatre-vingts kilomètres environ, puis d’arrêter notre étape à Relizane, située à cent cinquante kilomètres d’Oran ; Relizane, la brûlante Relizane, où, d’après mon ami le capitaine de zouaves, les troupes, une année, au cours des grandes manœuvres, avaient enduré un supplice intolérable par suite de la chaleur.

Dès la sortie, les bonds cahotiques sont prodigieux. En effet, les troupeaux sont innombrables aux environs d’Oran et chaque jour il en entre et il en sort des bandes interminables.

On croise des Arabes à dos de mulets. Les pauvres bêtes s’affolent, mais ce sont de rudes cavaliers, messieurs les Bédouins.

Les troupeaux commencent déjà.

On nous apprend, tout de suite et une fois pour toutes, le mot à employer pour faire ranger les indigènes : Balek ! Balek ! L’opération s’accomplit d’ailleurs sans trop d’encombre. L’Arabe berger fait entr’ouvrir le troupeau par l’arrière, puis les bicyclettes, comme des cavaliers dans la foule, font le vide. Mais quel ennui ! Ce sont tantôt des troupeaux de moutons, tantôt des bœufs ; les chameaux viendront plus tard !

La végétation est assez fournie encore ; ce sont, au milieu d’une flore européenne, des arbres à caoutchouc, des aloès, des jujubiers d’un vert bouteille chargés par endroits d’une couche épaisse de poussière.

L’escadron roule très vite, on est très dispos quand on part ; aidés vigoureusement par la brise du Nord-Ouest, une brise de mer doublement agréable, nous passons la Senja. À notre gauche, un campement de troupes françaises, amas grouillant autour des tentes, piqué de casques blancs.

Voici Valmy. Quelques maisons seulement, on passe ; mais déjà plusieurs compagnons nous abandonnent. Adieu, les amis !

À droite, voici le Grand Lac Salé ! Ô pauvre lac ! immense par son étendue, il est long de près de 40 kilomètres ; mais l’eau, où est-elle ? Nous voyons bien le commencement d’un vallon au sol grisâtre et uniforme comme un fond de rivière, mais l’eau ? Disparue en partie. Là-bas, tout là-bas seulement, aux extrêmes limites de l’horizon, on aperçoit une ligne brillante. C’est un peu d’eau.

Maintenant le sol est fortement mamelonné, tandis que les fondrières sont moins accentuées. On monte et on descend d’une manière continue.

Il est huit heures environ. Nos compagnons nous quittent, à l’exception des deux entraîneurs qu’on nous avait promis et qui devaient nous accompagner jusqu’à Perrégaux, MM. Allard et Mariani.

Le sol se dénude et l’horizon tend à s’aplanir.

Le soleil qui monte dans le ciel bleu chauffe déjà assez pour que je songe à poser mon couvre-nuque ; car je me suis muni d’une casquette d’officier, en toile blanche, où le couvre-nuque s’adapte à volonté.

La brise du Nord-Ouest nous fait filer à une allure extrêmement rapide. Le sol s’est amélioré. Voici un groupe de maisons dans une corbeille de végétation vivace.

Une femme est là, une sauvage, on dirait ; elle est horrible et sur sa face large au front carré on remarque des taches de couleurs vives en zébrures. Quoi, elle est tatouée, celle-là ?

On roule dans la poussière. Et le soleil donne sérieusement.

Dans la campagne, sur notre droite, une construction basse éclate aux regards par sa blancheur ; c’est le tombeau d’un marabout.

Bienfaisante brise du Nord-Ouest. Elle nous pousse vers Perrégaux, à larges envolées.

Il est neuf heures passées ; nous entrons dans un village assez important : Saint-Denis-du-Sig ; une nuée de burnous.

Des burnous ! Des burnous ! Ils encombrent la vaste place centrale. Ils sont tous bâtis sur le même modèle les villages algériens ; une vaste place rectangulaire, entourée de maisons proprettes très régulières et souvent élégantes, avec, au centre, une fontaine coulant en permanence dans un vaste abreuvoir de pierre. La place de Saint-Denis-du-Sig était blanche d’Arabes.

Dès notre apparition, ce fut, débouchant des groupes blancs, un vol sans fin de gamins moitié nus et toujours coiffés de la chechia ; et ils pirouettaient autour de nous, en criant : « Bicyclettes ! Bicyclettes ! Un sou, moussieu ! »

On s’arrêta pour s’humecter le gosier. La soif nous tenait déjà. On trouva de la glace, ce qui, par bonheur, nous arriva assez souvent, même dans les moindres villages, quand toutefois ils étaient desservis par la voie ferrée.

On se remit en selle. Il fallait gagner du terrain en profitant de la brise, d’autant que la chaleur s’accentuait d’une manière effrayante.

La campagne se dénudait complètement. Des contreforts apparaissaient encore dans le lointain, mais faibles, et rien devant nous.

Dans la campagne, à droite et à gauche, le sol était piqué de touffes de jujubiers sauvages. Dans le voisinage de la route, les asphodèles se dressaient, maigriots.

Le sol était bon ici ; on roulait de plus en plus vite. Tous les bonheurs ! Le vent arrière nous aidait en tempérant les ardeurs du soleil. Puis nous étions déjà fort en avance.

Mais cette béatitude que procure la locomotion en de telles circonstances ne devait pas durer. D’ailleurs, à Oran, on nous avait prévenus : « Vous verrez, nous avait-on dit, le vent change presque toujours vers midi. Quand on se trouve dans une période de sirocco, et il est à craindre que nous y soyons, vu les orages de ces derniers temps, le vent est extrêmement modéré le matin et souffle du Nord ou Nord-Ouest ; puis à midi il passe au Sud, et voilà le sirocco qui se lève. »

Nous n’allions pas manquer le coup.

Pour le moment tout allait bien. Il était onze heures. Seule, la faim nous talonnait et il y eut un léger affaissement de la troupe.

Déjà un changement se devinait aisément dans les heureuses circonstances qui venaient de favoriser notre marche. La brise tombait. Le soleil sur nos têtes s’enflammait.

Un de nos compagnons nous montrant un amas de végétation dans le lointain nous dit : « Voici Perrégaux. »

Il se trompait. Cette erreur en nous énervant contribua à ralentir notre marche. Qu’est-ce que nous avions ? La faim nous étreignait sans doute.

On croisa une femme qui allait, l’air hébété, les bras ballants, ayant sur le dos son enfant accroupi et dormant. Elle allait comme une idiote, bravant la chaleur devenue intense.

Le vent du Nord-Ouest a cessé, maintenant, et des coups de vent, d’une direction mal déterminée, nous arrivent. Dieu ! que la marche, subitement, est devenue pénible ! Perrégaux n’arrivera donc pas !

Notre énervement s’accroît encore. Notre compagnon Allard nous annonce, en effet, que nous avons pris une route plus longue de cinq kilomètres environ, sur les conseils qu’on lui avait donnés à Oran, parce que cette route passait pour bien meilleure. Aussi, ayant marché vers le Nord-Est, voici que nous revenons vers le Sud, après un coude brusque. Un coup de vent qui nous arrive de face nous annonce, cette fois, que le sirocco se lève, et il nous heurte, si chaud, si violent, si assommant que notre compagnon, M. Mariani, dans un effort, saisi par une crampe, est contraint de s’arrêter.

— Allez, allez, nous dit-il, je vous rejoindrai à Perrégaux.

On continue, en proie à la fringale, quand la ville désirée se dresse devant nous, maisons blanches baignant dans un amas de verdure.

C’est bien Perrégaux où nous entrons, dans un décor d’où jaillissent les palmiers. Nous arrivons par une allée bordée d’arbres régulièrement plantés, formant dôme au-dessus de nos têtes.

Le petit Belge, mon compagnon, n’a pas employé la moindre seconde à jeter un coup d’œil sur le paysage environnant et l’entrelacement des feuillages en découpures sur le blanc vif des jolies maisons de Perrégaux ; le voici déjà dans la cour d’un hôtel, un seau d’eau devant lui et s’épongeant la face.

— Comment, déjà ! dis-je au jeune rejeton de ces braves bourgeois de Liège qui opposèrent une résistance si désespérée aux assauts furieux de Charles, duc de Bourgogne, dit le Téméraire.

— Je me rafraichis, moi, dit-il, sans s’émouvoir.

— C’est ce que je suis en train de constater, répliquai-je, en procédant aussitôt à la même opération rafraichissante.

— J’avais chaud, sais-tu ?

— Je le crois sans peine, et tu sais, mon garçon, que ce n’est rien encore. Tu as pu voir que le vent a tourné, c’est le Sud qui commence à souffler. Ah ! nous allons rire !

Heureusement, nous avons pris une forte avance et il ne nous reste guère que soixante-cinq à soixante-dix kilomètres à faire, pour arriver à Relizane.

— Nous y arriverons facilement, dit Van Marke, qui ne s’effrayait jamais de rien, quitte à déclarer ensuite sentencieusement : « C’est dur, sais-tu ? »

Mais si parfois il se plaignait avec persistance, et par réflexion murmurée d’une voix rentrée, à intervalles réguliers, il ne refusait jamais d’avancer, au contraire. Il allait toujours de l’avant, pressé d’arriver sans doute à la fin d’une trop pénible étape.

Mais, comme toujours, une fois descendu de machine, il reprenait sa lenteur mécanique.

— Allons, lui dis-je, assez d’eau sur la face. Mettons-nous à table.

Notre déjeuner était en effet servi. Je m’installe et me mets en devoir de faire disparaître rapidement les divers plats qui nous sont servis, mais je suis seul. MM. Allard et Mariani, qui vont céder la place à deux nouveaux compagnons, attendent notre départ pour déjeuner tranquillement ; quant à Van Marke, ne croyez pas qu’il soit encore là. Jamais.

J’ai eu le temps de m’inonder à plusieurs reprises, mais lui, prend son temps !

J’en suis aux trois quarts de mon déjeuner quand il apparaît, tranquille, souriant et satisfait, dans l’entre-bâillement de la porte.

— Allons ! Albert de mon cœur, ne te presse pas, tu sais, nous partons. Oh ! je n’ignore pas que la Belgique n’est jamais pressée.

Van Marke, toujours souriant, s’assoit en disant : « Je me lavais la figure. »

— Ah ! tu te lavais la figure ; mais je l’ai bien vu, ô sujet impassible et glacé du bon roi Léopold II ; oui, seulement nous allons partir, il est midi et demi. Allons ! ouste ! absorbe !

Si on s’imagine que mon objurgation produisit le moindre effet sur mon excellent compagnon Albert Van Marke, le meilleur garçon de la terre, du reste, ce serait mal connaître la pâte dont sont pétris les modernes descendants des bons bourgeois de Liège.

Il eut, je dois le reconnaitre, le temps d’envoyer au fond de son estomac tous les comestibles nécessaires à la réparation de ses tissus, car on vint nous annoncer que nos deux nouveaux compagnons, surpris par notre arrivée inopinée, ne seraient pas prêts avant un quart d’heure.

Sur ces entrefaites se présenta à nous, la serviette sous le bras, un des brillants avocats d’Oran, qui est en même temps président d’honneur du Club Oranais. On avait regretté son absence au cours de la réception qui nous avait été offerte, absence dont on ignorait l’objet. Or, il était à Perrégaux et, calculant l’heure de notre passage, il était venu. Il arrivait à temps.

Toujours de plus en plus inquiet de la chaleur dont nous sommes menacés, je presse le départ, mais nos nouveaux compagnons ne sont pas là. Allons ! bon, nous allons perdre tout le bénéfice de notre avance. Ma foi, je me décide à saluer tout le monde, en disant à Van Marke : « Je pars tout doucement, vous me rejoindrez tout à l’heure ! »

J’étais frémissant à l’idée d’affronter cette horrible chaleur.

Au moment où, par un croisement de route à angle droit, je débouchai de Perrégaux, un spectacle frappa mes regards : c’était à une soixantaine de mètres devant moi, sur la route, une colonne de poussière qui s’élevait, en tourbillon.

Van Marke et les jeunes cyclistes de Perrégaux ne devaient pas tarder à arriver. En quelques instants j’étais rejoint par eux. On était sérieusement reconstitué, on marcha bien. Un de nos deux nouveaux amis nous quitta presque tout de suite, déclarant que sa machine avait une avarie ; le second devait nous quitter bientôt après aussi, soit que le temps lui fit défaut, soit que la chaleur l’incommodât trop fort.

Toute irrégularité du terrain tendait à disparaître, mais des vallonnements existaient cependant quelque peu encore à l’horizon. Quant à la végétation, elle se raréfiait rapidement à droite et à gauche de la route, les haies de cactus dressaient leurs épaisses feuilles vert bouteille ; devant nous, la route blanche.

Le sirocco souffle assez fort déjà, mais il nous prend à revers et nous gêne peu. On arrive sans trop de peine au village de Bouguirat.

Ici, nous nous arrêtons pour nous rafraichir. Pas de café : une petite épicerie seulement, doublée d’un débit de vins.

L’eau est chaude, hélas ! Triste rafraîchissant.

Sur le devant des portes, au milieu de la route, dans tous les coins, des Arabes vautrés. On repart. Quelques accidents de terrain se présentent encore. Il est deux heures de l’après-midi ; la chaleur augmente de minute en minute. Le vent qui nous heurte par le flanc, en rafales impétueuses, nous dessèche l’épiderme ; puis, dans les accalmies, une transpiration soudaine envahit le corps entier : succession d’états épuisante à l’excès.

La soif devient à présent suraiguë ; elle est accrue par la poussière que le vent soulève et qui fort heureusement ne nous vient que par intervalles assez longs, le sirocco continuant à balayer la route par le travers. Encore plusieurs mamelons qui nous favorisent un peu ; les quelques faibles montées et descentes, en variant la marche, nous font supporter l’écrasante chaleur qu’il fait en ce moment.

Voici un village, bonheur suprême : c’est l’Hillil. Nous ne sommes plus qu’à une trentaine de kilomètres à peine de Relizane. Des burnous en tas, comme toujours.

Nous sautons de nos machines que nous jetons à terre et nous nous précipitons vers la fontaine située au centre de la place. Je m’inonde la face rapidement, mais quand je relève la tête, le spectacle le plus singulier frappe ma vue.

Van Marke a, en partie, disparu. Je n’aperçois, de lui, que la partie la moins noble qui semble flotter sur l’eau dont l’abreuvoir est plein. Retirant son dolman et son maillot, il a plongé la tête et les bras dans l’eau froide, puis, peu à peu, il a enfoncé le tout jusqu’à la ceinture, à la façon des canards qui, plongeant tout à coup, ne laissent bientôt plus apercevoir que l’extrémité de leur queue menaçant le ciel.

— Diable, diable, dis-je à mon compagnon, quand il eut repris la position normale, se rafraîchir c’est bien, mais tu y vas un peu trop carrément, toi.

— Ah ! c’est bon, cela, répondit le doux Albert, rouge comme un coquelicot, en remettant son maillot et son dolman.

— Allons, eh bien ! si c’est bon, il ne nous reste qu’à partir.

— Je te suis, répondit le plus belge des Liégeois.

On repartit. Il était trois heures de l’après-midi.

Devant nous maintenant, une route en ligne droite. L’horizon s’est définitivement aplani, et plus aucune élévation n’apparaît nulle part ; c’est une plaine immense qui n’a pour borne là-bas que la ligne du ciel bleu.

L’un près de l’autre, la tête inclinée, l’allure sensiblement ralentie, nous suivons cette route dont le ruban se déroule jusqu’aux dernières limites où la vue puisse atteindre. Plus rien, ni à droite, ni à gauche, plus rien nulle part ! Le ciel bleu sur nos têtes et l’immensité grisâtre à nos pieds. Seules les tristes asphodèles, grêles et longs, tremblotent au souffle embrasé du Sud. Un ruissellement de feu nous arrive et nous brûle, par bouffées.

Maintenant le vent tourne et passe au Sud-Est. Triste affaire : il nous heurte presque de face et nous gêne affreusement, sans nous servir de ventilateur rafraîchissant, tant il semble porter du feu.

Le sol surchauffé nous renvoie des haleines suffocantes, comme des courants de fournaise. La nature semble en travail de silencieuse fermentation sous ce brasier que rien ne tempère. Tout dort ou plutôt tout a fui cette plaine brûlée. Nul arbre, nul animal, nul passant. Le soleil seul règne dans ce désert.

Notre marche ne cesse de se ralentir. Pour ma part, je me sens épuisé par cette chaleur intense, et je n’avance plus que par une suite d’immenses efforts. Van Marke, plus gaillard, marche un peu en avant. Il m’encourage même en déclarant que Relizane ne saurait être éloignée ; mais, devant nous, la route blanche se perd toujours à l’horizon. Et la poussière nous enveloppe à chaque coup de sirocco : nuage aveuglant et qui prend à la gorge.

Qu’inventer pour calmer notre soif ? Mon gosier est à ce point irrité que la salivation ne se produit plus ; circonstance atrocement pénible et qui rend la soif intolérable.

Voici quelques figues de Barbarie sur le bord du chemin, mais nous n’osons y toucher, tant la pelure remplie de piquants en est dangereuse quand on ne connaît bien la façon de la séparer du fruit.

Je pousse sur mes pédales comme une mécanique dont le moteur n’aurait plus d’aliment.

Tout à coup un murmure d’eau courante se fait entendre. Est-ce, grand Dieu ! possible ? Je crie à mon compagnon de s’arrêter, et, lâchant ma machine, je vais au bord du chemin où un ruisseau a été creusé ; en bordure la terre forme remblai.

Hélas ! ce n’est pas de l’eau, c’est de la vase mouvante. Pourtant, à bout de forces, je me laisse choir contre le remblai et je plonge les deux bras dans cette eau repoussante. Elle est chaude !

Un instant, je reste là, affalé. Van Marke revient sur ses pas et me dit : « Voici Relizane. »

Nous en étions à trois kilomètres. Avant de nous remettre en route, j’examinai attentivement la carte et, stupéfié, je désignai du doigt à mon compagnon la ville de Relizane.

— Examine bien, lui dis-je, tu vois, là, le point qui marque la ville de Relizane. Eh bien ! regarde ce qui est désigné ensuite.

En effet, après le point désignant Relizane, je dis « après », se dessinaient en caractères très apparents ces mots : « Plaine du Chéliff. »

— Ainsi, dis je à mon compagnon, et nous sûmes bientôt que le thermomètre avait marqué 44° à Relizane, nous venons de subir un pareil assaut et nous ne sommes qu’au seuil de la plaine du Chéliff ! Oh ! oh ! je commence à comprendre.

À cinq heures, après un effort suprême, tant l’épuisement était complet, on entrait dans la ville et on se laissait tomber sur la terrasse d’un café où, après quelques minutes à peine, allait se produire un petit incident assez original mais qu’on me permettra de ne rapporter qu’au chapitre suivant.