À travers les cactus/Chapitre 6

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vi

le supplice de la mouche


Malgré l’épuisement que nous avait causé l’assaut de la chaleur, au cours du terrible après-midi dont j’ai essayé de donner une idée, les précautions hygiéniques ne devaient pas être négligées.

Après un soupir de satisfaction poussé sur nos chaises, on alla exécuter une opération qui devait nous être de plus en plus familière sous ce climat torride et qui, d’un seul coup, semble, en rafraichissant le corps, renouveler l’être entier : celle des ablutions et du changement de maillots. Et je prie de croire que nos maillots de laine contenus dans les sacoches n’avaient nul besoin, pour être secs, d’être placés aux environs d’un foyer quelconque ; circonstance assez remarquable, car, au dernier changement opéré à Perrégaux, on les avait pliés encore humides, puis enfermés et serrés fortement dans les sacoches de cuir, emprisonnement qui semblait rendre presque impossible une prompte dessiccation.

Deux minutes après nous étions de nouveau installés sous une tonnelle de verdure, en face d’apéritifs glacés. Mais, que le lecteur se rassure, nous absorbions toujours avec la lente précaution d’hommes parfaitement désireux de ne pas borner là leur existence aventureuse. Naturellement, notre présence avait attiré bon nombre d’habitants, parmi lesquels beaucoup d’Européens. Les gamins à boîtes de cirage ne pouvaient manquer de venir voleter autour de nous. Ils voulaient « nettoyer bicyclettes » et « cirer souliers », comme de juste.

Va pour les souliers. Ah ! pour le coup, ils avaient matière à exercer leur métier. Foi de Cendrillon ! nous étions blancs de la pointe des pieds jusqu’à la racine des cheveux, un peu moins sur ce dernier point depuis nos ablutions, mais c’est égal. Un bain maure seul eût eu raison de cette poussière ténue qui nous pénétrait.

Nous étions donc assis depuis quelques instants à peine, car tout ce que j’ai raconté fut exécuté en un clin d’œil, quand je vis un facteur s’avancer à travers la place centrale de Relizane, vers le café où nous nous trouvions. Il semblait, à sa démarche et à son attitude, s’approcher comme s’il était attiré par le groupe en stationnement autour de la terrasse et comme s’il voulait « voir ». Il arriva, fendit la haie de curieux, et s’adressant à moi, me dit :

— N’est-ce pas vous M. de Perrodil ?

— Parfaitement, c’est moi. Quoi ! vous auriez une lettre pour moi ?

— Non, monsieur, mais une dépêche.

— Une dépêche ? dis-je à Van Marke ; ah ! par exemple, voilà qui est singulier. Comment, il n’y a pas trois minutes que nous sommes ici et j’y reçois une dépêche !

Il me tardait, comme bien on pense, de lire l’adresse portée sur ce télégramme, arrivé si miraculeusement à son destinataire, car vous remarquerez que nous eussions pu rester dix minutes seulement dans cette noble cité algérienne, ce qui ne l’eût pas empêché de parvenir à son but.

L’adresse portait… Ah ! elle n’était pas compliquée « Perrodil, cycliste de passage. »

Eh ! mon Dieu, oui, c’était tout simple. Seulement tout s’expliquait un peu par l’énorme publicité que les journaux, avec une amabilité dont je tiens à les remercier du reste, nous avaient faite, et comme on connaissait notre passage probable au cours de l’après-midi, on était allé prévenir le télégraphe aussitôt qu’on nous avait aperçus.

Quant à l’auteur du télégramme, c’était le président du Club d’Orléansville, qui nous demandait l’heure probable de notre passage pour le lendemain.

Relizane était la fin prévue de notre première journée ; c’était là que nous devions dîner, puis nous abandonner dans les « bras de l’orfèvre », comme dit l’autre. Mais nous n’allions pas tarder à subir cette impression si généralement ressentie en pareille occurrence, et si curieuse, d’une résurrection physique tellement rapide que l’envie de continuer notre route allait s’emparer de nos personnes malgré leur actuel état de complet épuisement.

Nos apéritifs à la glace ingurgités, on se rendit dans un hôtel voisin, très confortablement installé à l’instar des hôtels français de grande ville, et là on dîna, péniblement il est vrai ; mais, peu à peu, grâce à des gorgées savamment prises de liquide glacé, tout ce qui nous fut servi, ou à peu près, disparut dans les profondeurs de nos individus.

Il était six heures. Le jour baissait rapidement, mais nous sentions un retour de forces inouï. Van Marke parla le premier de continuer la route.

— Il n’est que six heures ; nous sommes en avance ; je crois qu’il serait sage de poursuivre son chemin. Inkermann est à une cinquantaine de kilomètres ; pourquoi n’irions-nous pas coucher dans cette ville ?

— Je veux bien, répondis-je, mais cinquante kilomètres c’est beaucoup. Pas de village où nous puissions coucher d’ici Inkermann, et si nous sommes éreintés, que ferons-nous ?

— Nous ne le serons pas au point de ne pouvoir continuer la route. Nous avons bien diné, nous sommes dispos ; cinquante kilomètres, avec le clair de lune, ce sera délicieux.

— Il est certain qu’en raison de la chaleur atroce que nous avons eue, il est préférable de passer de nuit la plaine du Chéliff qui ne fait que commencer ; mais tu remarqueras, mon brave, que demain, de très grand matin, l’atmosphère sera encore plus rafraîchie par la nuit. Puis, le matin, pas de vent, tu le sais ?

— Sans doute ; mais pourtant, puisque nous sommes bien en ce moment, pourquoi ne pas en profiter ? Ce sera une bonne avance de gagnée.

— Et la sécurité du chemin ? Tu sais ce qu’on nous a dit : « Le jour, rien à craindre des Arabes ; mais la nuit, la prudence exige que vous vous arrêtiez. » Avec ces farceurs-là, on ne sait jamais bien ce qui vous attend.

— Bah ! tu es armé, répondit l’obstiné petit Belge, puis la nuit est très claire. Ce serait de la malechance vraiment, sais-tu, d’être attaqué ici.

À vrai dire, je ne faisais d’objections que pour la forme, car j’étais disposé à céder. La lune allait briller, en effet ; la chaleur serait moindre, peut-être le vent qui à la fin nous heurtait de face allait-il tomber avec la nuit. On gagnerait une forte avance, c’était sûr. Toutefois, cinquante kilomètres, c’était beaucoup, et cela sans localité de quelque importance sur la route pour nous arrêter dans le cas d’une faiblesse subite.

Je cédai, mais non sans une assez vive inquiétude. Puis, je me rappelai une circonstance semblable, dans mon voyage en Espagne, durant la traversée des plaines de Castille. On voulut partir le soir, et on tomba d’épuisement sous les regards d’une lune splendide et moqueuse, qui n’éclairait, autour de nous, et là bas, tout là-bas, que le désert !

Enfin je me décidai : — Partons, dis-je à mon compagnon, advienne que pourra.

On boucla les sacoches et à sept heures nous roulions sur la place de Relizane, vers l’Est.

On l’a vu, la vaste plaine tant redoutée, qu’on nous avait défié de traverser en plein jour, ne commençait en réalité qu’au sortir de Relizane. Et nous pouvions alors nous faire une juste idée de sa température, d’après les degrés subis par nous au cours de l’après-midi.

Nous marchions depuis quelques instants à peine quand de nouveau la plaine immense apparut. Le crépuscule dure très peu en Algérie, comme dans toute contrée qui se rapproche de l’équateur. Voici que déjà la nuit était venue. La lune presque en son plein nous éclairait fort bien ; la route nous apparaissait très nette en sa blancheur, sous ses rayons éclatants.

Mais je ne sais trop quelle vague sensation parcourait tout mon être : contrairement à ce qui se passait toujours après un dîner confortable, où les forces reconstituées vous permettent de pédaler à l’aise malgré la fatigue antérieures, je ne pouvais avancer. Un engourdissement étrange m’avait saisi. D’où venait-il ?

La chaleur, il est vrai, était intense.

Plus de soleil, mais la plaine était semblable au four dont le brasier a été retiré, et qui reste chauffé à blanc. C’était un souffle de four à chaux. La nuit même, par le contraste, rendait cette sensation de chaleur plus pénible encore, le rayonnement de la grande lumière jouant, semble-t-il, le rôle de dérivatif.

Nous étions là, côte à côte, solitaires en cette immensité, et respirant du feu.

Mais cet embrasement de l’atmosphère expliquait-il mon état d’engourdissement total ? Jamais, après un copieux dîner, je n’avais fait de pareils efforts sur mes pédales. Qu’avais-je donc ?

Je me décidai à faire part à mon compagnon de ce fâcheux détail. Qu’y pouvait-il, le malheureux ! Anxieux sur les conséquences de mon affaissement dans une pareille solitude, il m’encouragea désespérément.

Le silence planait sur cette mer. Seul un murmure singulier, dominant même le bruit de nos roues sur le sol, attira mon attention.

C’était un sifflotement monotone dont je ne pus tout d’abord m’expliquer la cause : chant langoureux, prolongé, parfois très faible, comme une plainte douloureuse et profonde d’âme errante dans ce désert.

Je ne tardai pas à comprendre d’où provenait cet étrange murmure : c’était le vent du sud dont le souffle chantait dans les rayons de nos machines.

Et pourtant nous n’éprouvions pas l’impression d’un grand vent sur nos personnes, mais voici qui éclairait mon esprit sur mon insurmontable affaissement.

— Regarde, dis-je, à quel point les objets environnants, même quand ils jouent un rôle indirect dans nos impressions, influent sur elles ; l’idée de l’ouragan nous est donnée par l’agitation des objets extérieurs, des feuillages, par exemple, et par le bruit qu’il fait sur ces objets ; ici, dans cette plaine, rien ne s’oppose à la marche du vent du Sud ; il parcourt ces espaces librement, sans rencontrer d’obstacles. Nul bruit ne le révèle. D’autre part, comme cette absence d’obstacles laisse au souffle du sirocco une grande régularité, aucun coup violent ne vient non plus, en nous heurtant plus fort, nous annoncer la présence de cet ennemi acharné. Mais la voilà, je le comprends, la cause de ma fatigue ; nous luttons contre un sirocco enragé.

Cette explication parut surprenante à l’ami Van Marke et il crut voir là une défaite. Il n’allait pas tarder à être détrompé. Lui aussi certes était obligé de faire des efforts évidemment extraordinaires, mais l’idée de ce vent mystérieux le laissait tout rêveur.

— Tu l’entends pourtant bien chanter dans nos rayons, lui dis-je ? Ce n’est pas, que diable, notre vitesse égale à celle d’un colimaçon qui provoque ce sifflotement-là.

Quoi qu’il en soit, je n’avançais plus.

L’engourdissement de mes articulations était général.

— Tu sais, j’en ai assez, ça ne va plus. Jamais, jamais je n’arriverai à Inkermann.

Nous n’avions parcouru que huit kilomètres à peine et Inkermann était à une quarantaine de kilomètres.

— Tu vois, nous avons eu tort de partir. Comment faire maintenant ?

— Du courage ; je suis fatigué aussi, moi, mais c’est une faiblesse qui va disparaître. Un petit effort et il n’y paraîtra plus.

— Inutile, je sens que c’est fini. Oh ! tu sais, si l’énervement me saisit, ça m’est égal, je descends de machine, je m’avance dans ces champs, et je me couche là, tranquillement. Nom d’un méari, ce n’est pas l’humidité ni le froid qui me donneront des rhumatismes !

À cette idée inouïe, le bon Belge est saisi d’effroi et redouble ses encouragements, quand brusquement un incident aussi inatendu que rapide se produit, et vient, d’un seul trait, ranimer follement toutes nos ardeurs locomotrices.

À une certaine distance devant nous, une centaine de mètres peut-être, une barrière coupe la route.

— Hein ? regarde donc ? Van Marke ! Attention ! Qu’est-ce que c’est ?

— Ce sont des Arabes, répond froidement le fils des placides Liégeois.

— Des Arabes ? Fort bien, avertis-les, surtout.

Mais Van Marke est jeune et il faut bien que sa jeunesse reprenne ses droits sur le sang de sa race ; au lieu de leur crier tranquillement : « Balek ! balek ! » il fonce en avant en poussant des cris aigus : « Ohé ! ohé ! attention là ! les arbicots ! »

C’étaient bien des Arabes, en effet, quatre immenses gaillards qui occupaient la largeur de la route.

Aux cris poussés derrière eux ils s’écartent et très vite nous passons. Mais à peine se sont-ils aperçus de notre nombre, voici qu’ils s’élancent en avant en jetant à leur tour des hurlements assourdissants.

Comme je n’ai pas le moindre doute, d’après leur manière de s’élancer ainsi à notre poursuite, sur leurs intentions peu sympathiques à notre égard, je me saisis de mon revolver, avec l’intention parfaitement arrêtée de viser et de faire feu, si par malheur nos forces sont trahies et si les quatre Arabes, gagnant du terrain, nous arrivent sur les talons ; je le fais avec d’autant plus de conviction que j’ai tout naturellement la bourse forcément bien garnie et qu’en présence d’une somme d’argent, l’Arabe voit rouge, nous avait-on dit.

Mais, le plus effrayé en l’occurrence, c’est mon compagnon, à la vue de mon revolver.

— Ne tire pas, supplie-t-il !

— Ne tire pas, tu es bon, toi, excellent Belge ; tu agis comme un enfant que tu es, et tu es effrayé des conséquences. Laisse-les arriver, et tu juges si je vais me gêner.

Mais nous n’avions rien à craindre, très heureusement. Un coup de fouet nous cinglant l’échine n’eût pas réveillé notre sang avec plus de vigueur que ne le firent les croassements de ces Arabes jetés à notre poursuite. Ils ne purent nous rejoindre.

Quand notre émotion fut calmée, ma décision était prise.

— Écoute, dis-je à Van Marke, cette pérégrination nocturne ne me dit rien qui vaille. Je ne veux pas faire de ce désert mon lit de repos ; au plus petit hameau rencontré sur la route, fût-ce un misérable gourbi, je m’arrête et je me couche, dussé-je m’étendre sur le chemin, en plein air.

Cela dit sur un ton qui ne pouvait provoquer la moindre réplique chez mon jeune second, fort marri de la petite équipée racontée plus haut.

À treize kilomètres de Relizane, le petit village existait ; quelques maisons à droite et à gauche de la route apparurent, toutes noires, sous la lumière blanche de la lune.

— J’y suis, j’y reste ! cette fois ; nous allons coucher ici, tu entends !

Ce raccourci de hameau se nommait les Salines ; près de lui, en effet, sur notre gauche, s’étendait un lac salé. Desséché, sans doute, le lac. Nous ne pouvions songer à l’aller voir à pareil moment. Une fois descendu de machine, et en arrêt, je dis au jeune Albert :

— Écoute un peu maintenant !

On prêta l’oreille. Un bruissement immense, comme celui de la mer, nous arrivait.

— Hein ? tu l’entends souffler, le sirocco, dans les arbres qui environnent les Salines. Il ronfle maintenant.

Mais il fallait songer au repos. « Trouver à coucher ici, voilà, dis-je, qui ne va pas être commode. Mettons-nous en campagne. » Il était huit heures et demie environ, pas davantage, heureusement sans quoi c’était la nuit à la belle étoile, hélas ! ce peut-être eût mieux valu pour nous !

Comment faire ? Nous nous saisissons des machines, et en avant vers la première maison qui nous offrirait un aspect catholique.

On frappe. Un brave homme d’Européen nous ouvre.

— Pardon, monsieur, nous sommes deux vélocipédistes très fatigués. Nous arrivons d’Oran, jugez un peu ! Et, ma foi, nous ne voulons pas continuer notre route, nous voudrions coucher ici. Y a-t-il moyen ?

L’excellent homme ne paraît pas surpris de l’aventure ; il est fort aimable et nous répond :

— Vous venez d’Oran ? Vous devez être fatigués, en effet ; mais je ne puis vous coucher, moi ; toutefois, si vous voulez bien, je vais vous conduire à la seule auberge qui puisse vous recevoir. Ce sont des Français, là.

En route ! Oh ! les courses ne sont pas longues, aux Salines. Quelques secondes et nous voici rendus.

Notre mentor ouvre la porte de l’auberge. Dans la grande salle où du coup nous pénétrons, nous trouvons toute la famille installée à table. Cette salle est exactement semblable à celle des cafés français de la campagne : vaste, rectangulaire et carrelée ; un comptoir avec, derrière, des bouteilles rangées ; sur la moitié du pourtour, des tables longues avec bancs aux deux côtés.

Dans la seconde partie de la salle, devant l’une des deux fenêtres, un billard. Enfin, faisant face à l’autre fenêtre, une porte vitrée, porte conduisant à l’intérieur.

Notre brave homme, à peine en présence de nos hôtes, prend la parole : « Je vous amène deux clients, dit-il, qui voudraient bien passer la nuit. Ils sont fatigués et ne peuvent aller plus loin. »

Mais, à cette entrée en matière, le « patron » qui lentement ingurgite son diner du soir, reste muet, comme jadis le prophète quand l’âne de Balaam parla ; il nous toise et ne semble nullement rassuré sur la nature de ces clients arrivant comme des trombes dans son malheureux village. Il se décide enfin à articuler un son, non sans avoir jeté un coup d’œil d’intelligence à la « patronne ».

— Nous ne pouvons pas vous coucher, nous n’avons pas de lits, nous dit-il. Nous en sommes fort désolés.

Comprenant parfaitement bien les sentiments divers qui agitent les esprits de ces « Salinois », je m’efforce de le prendre sur un ton de franchise catégorique et à la fois très résolu, tant je suis décidé à ne pas quitter la place, coûte que coûte.

— Vous n’avez pas de lits ? Ce détail-là, dis-je, nous est, en vérité, fort, indifférent ! Nous sommes absolument éreintés et nous serons bien dans n’importe quel recoin. Vous savez, mon brave, il ne faut pas nous prendre pour des bandits de grand chemin. Nous en avons bien un peu l’air, mais nous n’avons que ça du brigand. Nous sommes deux vélocipédistes venus de Paris, pour nous rendre d’Oran jusqu’à Tunis, si faire se peut. Pas ordinaire, hein ? ça ! Nous ne connaissons pas vos routes d’Algérie et nous ne sommes nullement rassurés sur les façons nocturnes des Bédouins que nous pourrions rencontrer. Vous ne voulez pas, je suppose, nous faire coucher au milieu des champs ? Allons ! allons vous avez bien une grange ici. Nous y dormirons, soyez tranquille.

Le patron était ébranlé par mon flot de paroles.

J’achevai de le décider par un petit truc qui rate rarement son effet : saisissant mon porte-monnaie, je lui tendis une pièce en lui disant : Tenez, servez-nous un verre de ce que vous aurez de bon et payez-vous tout de suite.

L’argument était irrésistible. Notre hôte méfiant regarda la patronne qui nous dit alors :

— Écoutez, vous allez coucher ici, dans cette salle. On va vous étendre un matelas à terre contre le billard et vous dormirez là.

— Entendu !

Un quart d’heure après, l’arrangement était terminé. La famille avait vidé la place, et notre lit primitif était installé ; il avait été purement et simplement posé sur le sol avec, au bout, un traversin.

Notre situation était donc la suivante : à droite, le billard ; à gauche, à portée de la main, le banc collé au mur ; au-dessus du banc, une fenêtre. En un clin d’œil on fut allégé de ses vêtements, sauf le maillot ! Oh ! par simple convenance, foi de sirocco ! Puis on se jeta sur le matelas, côte à côte, il le fallait bien, Van Marke contre le billard, moi contre la banquette.

J’avais auparavant pris la précaution de me faire délivrer une bouteille en terre cuite pleine d’eau, récipient d’un usage universel en Algérie et dénommé gargoulette. Je prévoyais un peu la nuit terrible que nous allions passer dans ce village planté au milieu du « Chéliff ». Hélas ! elle dépassa de beaucoup ce que je redoutais, et je m’étais dit qu’une bouteille d’eau à notre disposition ne serait pas de trop. Cette bienheureuse gargoulette était placée sur le banc, à portée de ma main.

Au moment de nous étendre, on avait laissé les battants de la croisée ouverts, après avoir toutefois à peu près fermé les contrevents. Notre salle de rez-de-chaussée était, en effet, située en plein sud et le vent venait heurter la maison de face.

Ce bruit du sirocco fut, d’ailleurs, le premier qui nous frappa !

— Hein ? je crois qu’il s’en paye le vent du Sud ; l’entends-tu, qui hurle dans la plaine ?

— Oui, c’est curieux, dit Van Marke, on ne l’entendait pas quand nous marchions.

— Tu vois bien, insondable jeune homme, que c’était lui qui nous barrait la route. Dormons, tiens, il n’est que temps.

Dans les villes, villages et campagnes du Midi, il est un animal, fort connu, du reste, dans toute l’Europe, mais là particulièrement répandu durant la saison d’été : la mouche. Un mortel ennemi de l’homme semble avoir inventé cet animal minuscule dont l’acharnement devenu proverbial dépasse tout ce que l’entêtement humain pourrait atteindre en fait de limite.

Or, sur le territoire africain, le nombre de ces insectes dépasse celui de leurs « frères » de France dans la même proportion que les grains de sable de l’Atlantique ceux d’une pauvre rivière de l’une des cinq parties du monde.

Nous en avions souffert déjà, car si les mouches sont particulièrement massées dans les centres habités, elles existent partout, tant leur nombre est incalculable et vous suivent, en pleine marche, au milieu des campagnes.

Même c’était parfois un spectacle à mourir de rire, pour celui de nous qui roulait derrière, quand il voyait les mouvements mécaniques et convulsifs faits par les bras de son compagnon pour chasser les mouches, spectacle d’ailleurs que nous nous offrions mutuellement et à tour de rôle.

Ici, aux Salines, dans cette salle de rez-de-chaussée, c’étaient des nuées tourbillonnantes ; on entendait leur vol permanent, assommant, énervant, puis surtout, c’était, sur la figure, sur les bras, sur les jambes, un éternel petit chatouillement qui provoquait tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, un soubresaut épileptique.

Van Marke semblait souffrir de ce chatouillement d’une manière intense, car il disait toutes les vingt secondes au plus, avec un accent lamentable et en se retournant : « Oh ! ces mouches ! » Mais ces mots étaient prononcés sur le même ton ; ainsi le voulait le sang belge.

Bientôt les moustiques s’en mêlèrent. Ce fut plus pénible encore, car si les mouches chatouillent, les moustiques font de douloureuses piqûres, puis leur zou-ou-ou-ou ! laisse bien loin derrière lui, comme irritant concert, le bruit d’ailes des autres insectes.

Alors, à nos convulsions destinées à chasser les mouches, se joignit un frétillement général de nos deux individus, indiquant que nos épidermes commençaient à durement souffrir.

On juge si nous dormions. Brochant sur le tout une chaleur atroce, et au dehors, le hurlement du sirocco. De temps à autre, pour calmer nos souffrances respectives, je saisissais la gargoulette et, prenant un peu d’eau dans le creux de la main, j’arrosais mon compagnon et moi-même ensuite.

Hélas ! cette cérémonie nous soulageait pour combien de temps ? Quelques minutes à peine.

Ainsi qu’il arrive si souvent, dans les campagnes, où, sans qu’on sache pourquoi, par le fait de la nuit, simplement, les chiens se livrent à des aboiements furieux, ceux des Salines ne pouvaient manquer de donner leur note. Et comme ils sont nombreux, les chiens, en Algérie, ce fut un autre genre de vacarme qui, mêlé au bruit du vent, vint se joindre au sabbat des moustiques et des mouches.

Me voici saisissant à nouveau la gargoulette pour recommencer l’aspersion.

Soudain, dans un soubresaut, je m’aperçois que la place de mon voisin est vide.

— Tiens tiens ! où est-il ? Ceci est un peu fort.

J’allonge les bras, mais ils errent dans le vide et, circonstance qui me stupéfie, j’entends à mon oreille la lamentation du bon Belge : « Oh ! ces mouches ! » Ah ! çà, pensai-je, mais je suis devenu fou. Comment ! il s’est évanoui ! Mais où est-il ?

— Mais où es-tu donc ? hurlai-je à mon tour.

— Je suis, répondit froidement le Liégeois, sur le billard. J’ai senti quelque chose qui me mordait ; je crois que c’est un rat. Je n’ose plus rester à terre ; je me suis mis sur le billard.

— Ho ! ho ! voilà qui commence à atteindre la zone du comique, m’écriai-je en riant. Ah ! si les rats s’en mêlent.

Van Marke ne riait pas ; il se lamentait par intervalles, toujours réguliers, et il se retournait sur son billard, à chaque seconde.

Ce que je redoutais arriva : mon compagnon, dans un mouvement d’une ampleur exagérée, dépassa les frontières du billard et vint s’effondrer sur moi. Notre nuit prenait décidément de fantastiques proportions. Pour la première, c’était encourageant. Et le sabbat se poursuivait. Le crépitement des rafales, les hululements lugubres et prolongés des chiens, le vol strident des mouches et le zou-ou-ou-ou des moustiques, le tout dans une atmosphère de fournaise : c’était superbe.

Était-ce fini ? Non. Cet infernal vacarme vint s’accroître encore. Un coq chanta, un autre lui répondit. Il ne manquait plus qu’un canon chargé à mitraille.

Et nous cuisions. Toujours j’allais à la gargoulette. À la fin, exaspéré, je me levai, repoussai complètement les contrevents et, saisissant la gargoulette, je répandis sur nous le reste de son contenu. Un coup de vent du Sud s’engouffrant aussitôt dans la pièce vint ébranler les bouteilles rangées derrière le comptoir, et un moment je craignis de voir notre nuit se terminer par une catastrophe.

Il n’en fut rien. Je pus laisser la fenêtre entièrement ouverte et les coups de vent nous soulagèrent un peu. Mais on ne dormit pas.

Van Marke, réellement indisposé par une nuit pareille, finit par se lever, il était trois heures et demie du matin environ, et proposa de partir.

— Nous ne dormons pas, dit-il, et nous ne prenons aucun repos ; mieux vaut décamper.

La proposition fut acceptée. Avec le matin, le vent allait se calmer. On se remit en selle et on s’éloigna sans regret du village des Salines, dont nous ne devions plus oublier la nuit horrible et, pour nous désormais, légendaire.