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À travers les cactus/Chapitre 8

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Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 119-130).

viii

bono ! bono !


Après une nuit réparatrice, on se mit en route aux aurores. Temps toujours merveilleux.

Le pays bientôt allait changer de nature et d’aspect.

Voici, à notre sortie de Duperré, quelle était notre position géographique :

L’Algérie dans toute son étendue est, on le sait, coupée de deux longues chaînes, parallèles à la côte ; la plus éloignée et la plus forte est celle du Grand, la plus rapprochée celle du Petit Atlas ; double chaîne, dont les ramifications tendent à se rapprocher dans la partie Est de l’Algérie, et en font une région aux plateaux extrêmement élevés. Dans la partie Ouest, les deux chaînes sont parfaitement distinctes, et c’est entre les deux que coule le grand fleuve du Chéliff, dont voici l’exacte direction.

Le Chéliff prend naissance dans les hautes régions du Grand Atlas, dans le Djebel-Amour ; il coule aussitôt et directement vers le Nord, et coupe même une petite chaîne près de Boghar ; mais d’après la configuration du sol que je viens d’indiquer, en coulant toujours vers le Nord il vient se heurter contre le massif élevé du Petit Atlas. Alors force d’abandonner cette direction, il file vers l’Ouest pour aller contourner le Petit Atlas, traversant alors la plaine brûlante à laquelle il a donné son nom.

En sortant de Duperré, nous autres, nous nous trouvions près de l’endroit où le Chéliff vient heurter le Petit Atlas pour filer vers l’Ouest. Ce fleuve, qui jusqu’alors avait coulé à notre gauche, nous allions donc le franchir à quelques kilomètres de Duperré, pour le laisser remonter, en amont, vers le Sud, tandis que nous, accomplissant avec nos machines ce que le fleuve n’avait pu faire, nous allions, par un coude brusque vers le Nord, passer le Petit Atlas.

C’est à Affreville que le changement de direction allait s’exécuter, Affreville, où nous avions un moment espéré arriver la veille, et qui est située au pied de la montagne.

Il était nuit quand on quitta Duperré, mais l’aurore allait apparaître. Le sol de la route était rocailleux. On passa le Chéliff. Pauvre grand fleuve ! du sable, du sable, un fleuve de sable, balafré sur un des côtés par une rigole.

Comme nous marchions directement vers l’Est, on put voir se lever le soleil ; même il devint tout de suite affreusement aveuglant ; pour peu de temps heureusement. On croisa tout un bataillon de turcos. Avaient-ils l’air éreintés, les malheureux !

Voici le village de Lavarande. Impossibilité complète de trouver du lait. Patience, il y en aura à Affreville.

Nous y arrivons. Petite ville fort coquette ; elles le sont toutes décidément.

Du lait ! Pas la moindre trace, du moins dans les premiers établissements où nous nous adressons. Comme la fin du village approche, nous interrogeons un brigadier de gendarmerie sur le devant de sa porte : « Pas de lait, brigadier, dans toute la ville ? Nous mourons de faim et de soif ! »

— Oh ! le laitier est passé. Vous n’en trouverez pas. Mais il doit nous en rester un peu ; je vais vous le chercher, répond-il.

Et fraternellement, ce bon brigadier de gendarmerie nous revient et nous présentant un grand bol de lait :

— Voilà tout ce qui nous reste, dit-il.

— Grand merci, c’est déjà quelque chose. Sapristi, je ne croyais pas trouver, dis-je en souriant, du lait à la gendarmerie. C’est original.

Le tableau l’était à coup sûr. On se partagea, mon compagnon et moi, cette bienfaisante boisson, et on se remit en route, après avoir comblé de remerciements ce modèle des brigadiers qui se refusa à tout remboursement.

Je dois ajouter que sans regretter cette aubaine inespérée, nous avions désespéré trop tôt d’Affreville. Quelques pas plus loin, en effet, un petit hôtel, où déjà une foule d’Arabes étaient rassemblés, nous servit du lait à foison. Le patron de l’établissement nous dit :

— On vous attend depuis hier soir ici.

— Oh ! oh ! dis-je à mon compagnon, il paraît que la presse algérienne a fait son œuvre dans cette noble ville.

Les Arabes se poussaient, voulaient voir ; ils palpaient, en faisant entendre des glouglous bizarres, nos machines abandonnées sur le devant de la porte.

Au moment de partir, le patron nous dit :

— Ah ! vous allez avoir à grimper dur ; la côte commence bientôt, vous en avez pour onze kilomètres. Vous ne vous ennuierez pas, allez !

On se mit en route. La côte commençait en effet, et la chaleur avec elle.

J’avais souvent entendu dire : Le sol de l’Algérie est prodigieusement fertile, mais l’eau manque, hélas ! et la terre, naturellement, ne peut produire les fruits dont elle est susceptible. Aussi, dès qu’une propriété peut facilement s’approvisionner d’eau, sa fertilité est inouïe.

Nous allions en avoir un éblouissant exemple.

On commença donc à gravir la montagne, et l’on rencontra beaucoup d’Arabes à pied ou à dos de bourriquets, car la route conduisait à Milianah, ville importante, mais que nous ne devions pas voir, cette route se divisant plus haut et parvenant à Milianah par un embranchement.

Bientôt il fallut aller à pied et on recommença à subir les terribles assauts d’un soleil sénégalien. Il n’en fallait pas tant pour exciter notre soif jusqu’à la fièvre.

Mais voici qu’à mesure que nous montions, la végétation allait se multipliant. Les haies s’épaississaient à vue d’œil, puis les arbres, en touffes sombres, s’étageaient sur la montagne. Bientôt un petit viaduc de bois se dressa à notre droite ; l’eau en pleuvait de partout. Aussitôt ce viaduc dépassé, un ruisseau coulant avec force se fit entendre sur le rebord du chemin. Il était en maçonnerie et l’eau y coulait, d’une attirante limpidité.

Nous montions lentement, écrasés de chaleur. Voici que l’eau coulait à gauche maintenant, dans les cailloux ; puis commencèrent de petites cascades, qui se précipitaient de la montagne. On put boire, mais difficilement, vu notre manque total de tout récipient. Ces petites gorgées prises dans le creux de la main ne parvenaient qu’à suraiguiser notre soif. La verdure, s’augmentait de plus en plus, autour de nous.

Ce n’étaient plus maintenant les pauvres cactus, jaunes de poussière, qui bordaient la route dans le Chéliff ; les touffes vertes, d’un vert tantôt clair, tantôt foncé, couvraient la terre et les grands arbres jaillissaient de ce tapis d’éclatante verdure. Pas le moindre jaunissement automnal dans ces vagues de feuillages. Il y avait les eucalyptus, dont la feuille très longue se pose toujours perpendiculaire au sol, comme si elle voulait faire admirer au passant son tissu délicat ; l’eucalyptus dont l’écorce soulevée laisse voir des taches d’un rose tendre. Les lentisques projetaient aussi leurs feuilles d’un vert sombre.

Les chênes larges s’y multipliaient. De temps à autre venaient aux alentours des habitations les citronniers, les palmiers, ces arbres merveilleux d’élégance, déployés en éventail ; les aloès, les figuiers, les oliviers, les arbres à caoutchouc, aux rameaux éternellement verts, mêlaient leurs branches aux feuilles des mûriers. Les graines rouges des faux poivriers émergeaient, piquant de taches sanglantes cet amas de verdure. On voyait aussi les feuilles composées, légères et tremblotantes des acacias, les caroubiers aux gousses vermeilles. Puis dominant cet océan, les peupliers. Ils bruissaient à la brise du Nord-Ouest, balançant, leurs crêtes majestueuses. Quel jardin enchanté nous traversions ! Et, tous les cent mètres, l’eau descendant de la montagne chantait en tombant dans le ruisseau ; de l’eau, de l’eau partout. Des osiers même poussaient en petites forêts, le long de la route ; des roseaux aussi y entremêlaient harmonieusement leurs feuilles filandreuses.

Nous voulions étancher notre soif, impossible ! La vue de cette eau coulant de partout était un supplice de Tantale. Bien loin de calmer notre gorge, nous l’irritions.

Le sommet de la montagne semblait plus vert encore que le flanc que nous gravissions en un long éblouissement. Dans la direction de Milianah, on eût dit des corbeilles de grands arbres dont les tiges enserrées s’en iraient en bouquet d’artifice, repoussées à leurs faîtes par l’épaisseur de leur feuillage.

Enfin, on trouva une petite fontaine : filet d’eau projeté en avant avec assez de force pour permettre de se désaltérer à pleines gorgées.

Mais voici qu’à la vue de cette fontaine un scrupule me saisit et fut partagé par mon compagnon, scrupule extraordinaire, inouï, incompréhensible, et qui parvint pourtant à nous arrêter, malgré notre soif devenue affreuse.

— On nous a dit que certaines eaux étaient malsaines et donnaient la fièvre, dis-je à mon compagnon.

— Oui, répondit Van Marke, et c’est justement dans la montagne.

— Diable, si nous allions, dans l’état où nous sommes, nous donner quelque fièvre maligne. Comment faire ?

— Qui pourrait nous renseigner ? Il n’y a personne ici, dit Van Marke, comme moi arrêté par cette crainte ridicule.

— Et puis, repris-je, comment nous faire comprendre ? Les Arabes répondent bien à une demande appuyée d’un geste clair. Mais ici.

Justement, un Arabe gravissait lentement la côte et s’avançait vers nous.

Quand il fut arrivé, on l’accabla de gestes naturellement, pantomime qui dut lui paraître du plus haut comique et qui l’eût amusé beaucoup plus encore s’il avait compris tout de suite notre embarras mortel. Et on se démenait comme de beaux diables en présence de cette fontaine et en présence de l’Arabe qui ne comprenait absolument rien à cette singerie.

Enfin, il comprit, le bon disciple de Mahomet et, soudain, une lueur vive se faisant dans son esprit, son visage s’éclaira et il nous dit en riant : Bono ! Bono ! Ce que nous traduisîmes aussitôt par ces mots : Bonne eau ! Bonne eau !

Inutile de dire si on se précipita alors, la bouche ouverte, vers cette bienheureuse fontaine rencontrée dans la montagne et qui avait été de notre part l’objet d’un scrupule d’autant plus étrange que cette idée même ne nous était pas venue en buvant de l’eau des petits torrents trouvés le long du chemin.

Avant de parvenir au sommet de la longue côte, nous allons nous livrer à un plus sérieux rafraichissement. Au croisement de la route nationale et de la route de Milianah, une sorte de vasque de pierre avait été placée au-dessous d’une violente chute d’eau, qui, avant de disparaître dans une conduite, rejaillissait en écume blanche jusque sur le rebord de la vasque.

Prendre une douche jusqu’à la ceinture fut aussi rapide que délicieux. Le même Arabe, qui nous avait dit : « Bono ! Bono ! » passait à ce moment, car nous l’avions devancé avec nos bicyclettes. Cet homme, en apercevant nos deux bustes barbotant dans la vasque remplie d’eau, dut évidemment se dire : « Ces gaillards-là ont du feu dans les veines. »

Alors nous, tout inondés, jetant un coup d’œil sur notre brave Bédouin, nous lui criâmes en manifestant notre bien-être : « Bono ! Bono ! ».

Quelques instants après, la côte était finie et la descente allait commencer.