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À travers les cactus/Chapitre 9

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Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 131-140).

ix

incendie dans les brousses


Ainsi qu’il arrive fréquemment lorsqu’on gravit une élévation, et à plus forte raison une haute montagne, au fur et à mesure que l’on approche du sommet les pays environnants se découvrent peu à peu. Quand nous avions gravi la côte du Petit Atlas, la végétation, partout épanouie, nous avait quelque peu masqué les lointains ; mais par un brusque changement, sur la crête de la montagne, voici que les arbres s’éclaircissaient. Beaucoup même nous apparurent rabougris, affaissés, tordus, comme victimes d’ouragans terribles.

— Regarde donc, me fit même remarquer mon compagnon, ces tronçons d’arbres. Ce sont des cyclones qui ont soufflé ici.

— En effet, seuls des coups de vent peuvent expliquer cet état-là. Mais le fait n’est guère surprenant. Vois un peu si les tempêtes doivent s’en donner ici, dans ces montagnes.

Bientôt le rideau de verdure acheva de se déchirer, et à notre droite, dans la direction du Sud, se déroula soudain l’amas des montagnes ramifiées à la chaîne principale au sommet de laquelle nous nous trouvions en ce moment. L’Oued-Djev coulait au pied de notre massif, au fond de la vallée où se dressait le village d’Oued-Zeboudj. Par delà s’étageait la série des hauts mamelons dénudés du Djondel, aux teintes jaunâtres tachetées de gris. C’étaient des escarpements de hautes falaises par endroits, et la vue, plongeant dans la vallée de l’Oued-Djev, donnait des impressions d’abîmes.

Il était dix heures bientôt, et, par cette journée africaine de septembre, on avait, partout un intense rayonnement de lumière. Ce panorama, peint de couleurs vives, où les jaillissements de verdure de la montagne de Milianah faisaient vis-à-vis aux reflets dorés du Djendel, sous l’intense bleu céleste, se déroulait sur une étendue que l’abondance du ruissellement lumineux permettait d’admirer tout entière.

Le vent était faible. La chaleur avait repris toute sa violence étouffante, malgré l’altitude.

Nous étions fort en retard, mais aussi quelle côte à gravir ! Nous avions compté déjeuner à Blidah à midi pour arriver à Alger vers cinq heures de l’après-midi. Mais il fallait dès à présent y renoncer.

Bien heureux si nous pouvions déjeuner à Bourkika, pour passer vers trois heures à Blidah et arriver à Alger à sept heures.

En tout plus de 100 kilomètres à parcourir.

Maintenant, nous commencions à descendre, heureusement. Une descente de 15 kilomètres, contre le flanc de la montagne. Nous allions directement vers la mer. Bourkika est, en effet, situé à un angle droit de la route, qui se dirige vers le Nord pour tourner brusquement vers l’Est parallèlement à la côte. Nous descendions, nous descendions ; la route était bonne, sauf quelques amas de cailloux semés dans la poussière, mais par places seulement.

La haute végétation s’éclaircissait de plus en plus et faisait place de nouveau aux amas touffus rencontrés avant le Chéliff. On descendait, descendait, descendait. Cette fois, Van Marke se tenait derrière. Par une singularité curieuse, mon compagnon, fort adroit sur sa machine et plutôt téméraire en toute autre circonstance, était craintif dans les descentes et, dès qu’une pente descendante commençait, mon Belge se tenait prudemment à l’arrière.

Plusieurs fois je me retournai, je ne l’aperçus plus. À un tournant cependant, tout là-haut, derrière moi, un point noir glissant le long de la montagne me révéla qu’aucun accident n’était arrivé. Le compagnon était bien là. On descendait, descendait toujours, roulant à toute allure. On croisait des Arabes sur leurs bourriquets et c’est à peine si leur ahurissement avait le temps de se manifester.

Voilà certes qui devait achever de les convaincre sur leur idée : les Français sont devenus fous.

On croisait des charrettes, chargées parfois : « Balek ! Balek ! » et on continuait la vertigineuse descente de quinze kilomètres.

On contournait la montagne et à chaque instant il était à croire qu’on allait s’arrêter. On dégringolait toujours ! La campagne se dénudait. Partout des brousses, maintenant. Nous descendions, nous descendions.

Voici que tout à coup, sur la route, devant moi, erre en liberté un jeune cheval arabe. Je n’ai pas le temps de m’arrêter. D’ailleurs, avant que je sois arrivé sur lui, il a bondi de côté, fait volte-face et pris la fuite. Comme je marche à toute allure, l’animal s’élance aussi, au galop de course, et l’on dirait une poursuite échevelée d’un jeune cheval arabe par un cycliste. Lui, de temps à autre, regarde en arrière, puis, me voyant arriver, bond par bond, s’élance de nouveau en avant.

Quelle course infernale dans cette descente de l’Atlas ! Il va, frotte, galope, bondit, la crinière au vent ; il s’arrête, repart, et je roule toujours sans fatigue, dans une impression de délire, à la vue de ce fantastique animal, tandis que se développent les escarpements de la montagne.

Des troupeaux de bœufs, aussi rencontrés paissant sur les côtés de la route, épouvantés, s’écartent par sauts brusques ; puis quelques-uns d’entre eux se retournent, comme pour voir quel être fantasmagorique vient troubler leur solitude. Lui, le cheval, bondit toujours devant moi, continuant sa course échevelée. Et on descendait, descendait ; les bornes kilométriques semblaient passer avec une incroyable fréquence ; les brousses tapissaient la montagne.

Soudain, la descente cessa et, comme il arrive si souvent en pareille circonstance, une côte apparut.

Van Marke, qui avait continué à dégringoler derrière moi, m’avait rejoint en un clin d’œil, tandis que le cheval, faisant un brusque saut de côté, s’éclipsait dans la montagne. La côte était faible, mais elle eut le temps de nous faire éprouver par réaction, à la suite de notre course vertigineuse, une chaleur atroce. Il était onze heures. Chaleur tellement intense que mon compagnon dut descendre de machine un instant, ne pouvant supporter la brûlure ressentie au visage.

Mais la descente recommençait bientôt. On repartit à toute allure, alors que maintenant la plaine commençait là-bas à se découvrir.

Tout à coup une odeur âcre et suffocante nous arriva, odeur de fumée qui nous prit à la gorge. Que se passait-il ?

La pente s’adoucissait, et notre marche se ralentit d’autant plus que de ce côté de la montagne, et surtout avant l’heure de midi, le vent soufflait très fort du Nord, le vent de la mer. Il nous envoyait de face cette fumée affreuse, aggravant le désagrément de la chaleur.

La cause de cette invasion fumeuse, nous allions, sans tarder, la connaître.

Un de nos amis oranais nous avait avertis, au cours d’une petite conférence sur les mœurs et habitudes des Arabes : « Dans le but de trouver des pâturages pour leurs troupeaux, nous avait-il dit, au lieu de défricher les terres, ils mettent le feu aux brousses : c’est plus commode. En été, quand ces incendies se produisent près des villages, vous jugez de l’état de l’atmosphère alors. C’est à fuir sans regarder derrière soi. »

C’est ce qui était arrivé. Après quelques minutes, en effet, on aperçut non loin de la route, tout là-bas, devant nous, une nuée d’une épaisseur à trancher au couteau ; elle s’élevait en planant au-dessus des brousses et, poussée par le vent, coupait la route. Puis les flammes nous apparurent sur un espace de trente mètres environ ; elles restaient basses, crépitaient violemment, produisant une épaisseur de fumée qui masquait l’horizon.

La chaleur nous arriva apportée par la brise du Nord. Le passage n’allait pas être bien difficile, aucun danger n’existant sur la route envahie seulement par la fumée ; il serait pour le moins original.

On se dit que le moyen le plus naturellement indiqué était de se précipiter en avant, en doublant momentanément notre vitesse, procédé que n’eût pas désavoué l’illustre Monsieur Vieuxbois, héros dont l’habileté suprême consistait, comme système le plus simple pour dépendre un pendu, à couper la corde.

D’ailleurs, précipiter notre marche était d’autant plus commode que la route se trouvait encore en pente assez rapide. On y alla, résolument.

L’un suivant l’autre, on traversa le nuage épais, ce qui fut accompli en quelques secondes, sans aucun dommage pour nos personnes, pas même pour nos gorges pourtant fort endommagées, tant fut rapide cette originale traversée.

C’est à midi trente seulement que nous allions arriver au village de Bourkika, situé, je l’ai dit, au sommet d’un angle droit, presque aigu, formé par la route nationale, qui était la nôtre.