À travers les grouins/Notes et additions

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P.-V. Stock, éditeur (p. 139-183).


NOTES
ET ADDITIONS


Page 17 : · · · · · · · · Dieu donne
Quelques dents à Barrès · · · ·


Le joli garçon que la Boulange enfourna dans le Nationalisme ; le dandie copain de Millevoye et porte-coton de Déroulède ; le Sganarelle de la rue Caroline, ami de Wyzéva et cunilingue de toute personne en vue ; le quadragénaire aux chicots mal odorant, Barrès enfin, puisqu’il faut l’appeler par son nom, s’est avisé récemment d’une manœuvre près de quoi la déglutition des étoupes enflammées n’est que petite bière et fruit de la Saint-Jean.

Le monde regorge d’éclopés. Les uns borgnes, les autres bancals. D’autres qui, rétrécis, comme Pappahydrargiropoulos, consument leurs heures lentes au fond de les lavacres, marquis de Rambuteau ! Quand il veut ouïr, — Maurras, tel qu’un mal blanc, présente sa narine d’où suinte maint faguenas : car, à l’imitation des fleurs, il expire d’étranges aromates : benjoin, civette et petit musc.

Barrès, le secoué de Bérénice, fait voir une autre spécificité. Cela est plus ostensif, plus gênant aussi que les bobos même répugnants. C’est le chancre huntérien, la pelade irrémissible d’un esprit voué par définition à la niaiserie autant qu’à la bassesse. Barrès est incommodé par la fièvre électorale, intoxiqué de manie politique. Il chahute, devant les urnes une pastourelle de Saint-Guy, débistroquant son échine en porte-manteau et faisant trêve, pour un jour, à l’incomparable ladrerie dont le sort le blasonna. Pour s’asseoir entre Drumont et Déroulède, il humerait des flots de boue ; on le verrait lamper — tel un chocolat magnanime — les plus nidoreuses déjections. Naturellement, son âme de chiffonnier vole aux tas d’ordures et telle est son aristocratie native qu’il y trouve fréquemment un rogaton, pour ses dents à pivots.

Une réclame d’éditeur nous a dévoilé sa plus récente vilenie. C’est sur la tombe de Guaita, close depuis près d’une année, qu’il vient d’exécuter la parade en question. Compagnons d’études au lycée de Nancy, Barrès et le pauvre Stanislas avaient entre eux un abîme infranchissable à la province. Envieux déjà, Barrès ne voyait point sans jaunisse l’héritier du marquis de Guaita frayer dans un monde où lui, marjolet sorti d’une maison infime en bourgeoisie, n’était admis que par dédaigneuse faveur. Guaita, généreux et débonnaire, comblait gracieusement le fossé. Mais son haineux condisciple n’en verdissait pas moins de rage contenue. Il le lui fit bleu voir aux heures où Guaita, confiant dans les souvenirs de jeunesse, voulut obtenir quelques bons offices de la plus banale catégorie : communication aux journaux, assistance dans les duels. Barrès refusait net, de cet air godiche et emprunté qui le caractérise.

À présent, il bat la caisse et prend orgueil de l’occultiste mort. Ceux qui aimèrent Guaita ont lieu de s’étonner. Barrès fréquentait peu chez ce parfait gentleman. Son manque de tenue aurait mis quelque froid. Devant les amies de Guaita, le délicieux auteur d’Un homme libre se vautrait dans les fauteuils et posait sur la cheminée ses pieds interminables, au point qu’on oublia toujours de le convier aux symposium cabalistiques de l’avenue Trudaine.

Mais, voilà que, neuf mois (le temps de perpétrer un gosse), après la fin douloureuse de son compagnon d’enfance, il lui consacre une émotion rétrospective, le filandreux honneur d’une chronique étoupeuse et bondieusarde. Étrange, n’est-ce pas ? comme dit Vascagat, suzerain des vieilles bêtes. Étrange ! pas le moins du monde.

Ayant donné tous les gages de servilisme que peut fournir un pied plat de sa sorte ; ayant emboité le pas au « général de cirque » et ramassé le crottin des vivelarmées, Barrès escompte déjà, pour sa future veste, le bon vouloir de l’aristocratie nancéenne. À ces causes, il flagorne les Guaita. Il retrouve les phrases dont, la veille d’Une journée parlementaire, il pourlécha Sarcey, « esprit net et judicieux ».

Il orne ces obsèques rétrospectives de courbettes aplaties, et, sur le tombeau même de celui que, par convenance ou pudeur, il devrait oublier, prostitue jusqu’au souvenir à ses ambitions de cuistre, à ses ambitions de misérable cancre, de gredin politique et de grimaud lettré.


Page 32 : Voilà donc quels vengeurs s’arment pour la querelle !

— Ce n’est pas sans motif que l’on se fait syndicataire, palabra mon ami l’esthète Purazur, mâchonnant son neuvième cigare à la porte du café.

Autour de nous Paris s’abêtissait devant la bière de mars et le bouillon d’onze heures, jetant de la fumée en proférant des sentences négligeables. Comme j’acquiesçais d’un air à la fois entendu et somnolent, il érigea, dans la buée aromatique, un poing démonstrateur. — C’est, dit-il, une question d’heure et de tempérament. Au lendemain de la dégradation, vinrent à nous les premiers dreyfusards sur une poussée d’égo-altruisme propre à leur faire honneur. Quoi ! n’était-ce pas assez d’avoir infligé à l’innocent une telle misère ? Fallait-il qu’un Talmeyr déchargeât sur lui son catarrhe et qu’Arthur Meyer lui lançât au visage le pied malpropre de ses bidets ? Plus d’une femme en repartit, émue, l’entendant crier : Vive la France ! » et plusieurs, hostiles au début, ne savaient que penser en revenant chez soi.

D’aucuns, mus par l’honnêteté du vieillard Scheurer, se firent une conviction indéracinable. Huguenots et doctrinaires, ils suivent les comportements de ces martyrs qu’Agrippa mit en vers.

Puis ce furent les savants qui cherchent à comprendre. L’École des Chartes, l’Académie des Sciences, les laboratoires de chimie nous valurent ces intellectuels disciplinés aux méthodes rigoureuses. Ils ont cherché et trouvé, en cherchant, la vérité. Ils démasquèrent Esterhazy le vieux galantin et le faussaire, cosmétiqué de noir depuis l’âme jusqu’au toupet.

Survint Zola, survint la généreuse diatribe « J’accuse ». Devant ces mots de flammes, les artistes, les rêveurs se sont dressés, les uns pour la beauté de l’œuvre, d’autres pour son audace, tous, enivrés du souffle véhément qui gonfle ces pages immortelles. »

J’en connais qui se rallièrent par hygiène. Ceux-là craignent l’odeur du ruisseau et la vase du Jour. Ils trouvent Possien trop ignoble, Déroulède imbécile, Drumont anthropophage et torcheculatif notre vieil « Oison d’or ». Le Beau-frère les incommode, Millevoye les écœure. Ils redoutent ces boueux dont la plume époussette l’égout et récure le charnier. Toutes les crapules hors d’âge prennent leurs invalides en ces papiers qu’ils font, du cannibale Guérin au père Vascagat. Ainsi est-on dreyfusard par élégance, loin des clairières maudites où les vieilles patriotes, Gyp, Bovet ou Lucie Faure marmitonnent la cuisine du drapeau.

Votre camarade Tybalt prend ses raisons de la Bible italique dont il fait — c’est Ledrain qui l’atteste — son livre de chevet : Exortum est in tenebris lumen rectis, dit-il avec cette émotion véhémente que vous lui connaissez.

Il faut, en outre, recenser les gens qui, mystifiés d’abord, se targuaient de clairvoyance. La déposition des experts les éclaira. La tenue des officiers dégoûta les personnes bien apprises. Tels ont frémi à la pensée de Cavaignac dictateur. Le suicide obligatoire d’Henry ouvrit les yeux du plus grand nombre. L’ignominie antisémite fit le reste. Je ne parle point du Syndicat, ne l’ayant jamais rencontré dans mes caravanes, de quoi vous me voyez tout à fait marri.

Son regard s’éplora vers le hanap quasi étanche. Il vida la coupe de houblon, rêva, puis brusquement :

— Et vous, dit-il, comment l’êtes-vous devenu ? — Moi ! C’est bien simple. Je le suis du moment où je connus que Barrès avait pris du service dans le camp opposé. »




Page 42 : Villanelle.

Si j’avais l’honneur de fréquenter avec M. Vervoort, je m’affublerais sur-le-champ d’un scaphandre. Plongeant, comme Aristée, dans les humides royaumes, j’aborderais le candidat icthyomorphe des Grandes-Carrières et lui dirais ceci :

— Vervoort, mon cher ami, vous fûtes heureux, jusqu’à présent, comme un poisson dans l’eau (c’est le terme propre). La Fortune, qui aime les audacieux, accumula, sur votre dos couleur d’espoir, les meilleurs de ses dons.

Fils d’un gratte-papier à la mairie du Sixième, vous connûtes, dès le foyer, d’inappréciables avantages : une famille sans préjugés, une sœur laborieuse et dévouée à son grand frère, tout ce qui crée, ici-bas, le bonheur domestique, et la richesse et l’éclat social. Votre règle de vie fut immuable, dès la première barbe. Il ne fallait, pour l’inventer, la lecture de Kant ni celle de Hegel. L’ascèse n’en impliquait pas le moindre effort ; le programme en pourrait tenir dans un couplet seul d’Aristide Bruant :

Ma sœur est avec Éloi
Dont la sœur est avec moi.
Chaque soir, je la refile,
À Belleville ;
Comm’ça j’gagne pas mal d’braise :
Mon beau-frère en gagne autant
Qui refile ma sœur Thérèse,
À Ménilmontant.

De plus, comme le sort vous a traité en enfant chéri, ce n’est pas dans les quartiers marécageux du Père-Lachaise que vous « refilez » mais dans le Jour, trottoir aussi bien famé que le Casino de Paris, avec, pour beau-frère, non pas un Éloi quelconque, mais bien le marquis lui-même, Henri de Rochefort-Luçay.

Moitié chantage, moitié escroquerie, vous passâtes confortablement les dix années tumultueuses de la jeunesse, buvant frais, mangeant du meilleur et délectant vos reins pour un juste salaire. Vous atteignez à présent, s’il en faut croire vos affiches, la trente-quatrième année, point culminant de la vie humaine ; vous avez, pour parler comme une danseuse de mes amies, « l’aze dou bon Diou ».

Eh bien, souffrez qu’on vous le die, vous manquez, dans cet instant climatérique, de mesure et d’intuition. Est-ce votre gloire pendant l’affaire Zola qui vous grise de la sorte, les poignées de mains de l’État Major ou bien l’odeur exhalée par le dernier chicot de « l’Homme Libre » ? Toujours est-il que vous déviez quelque peu de cette conduite miraculeuse qui fit de vous un estafier si magistral. Quelle tarentule vous a mordu que vous affrontiez ainsi les pugilats électoraux et quittiez votre bain de beurre pour les gravats de la terre ferme ? L’ovation que vous ont faite, dimanche, les électeurs montmartrois aura, sans doute, éclairé votre esprit et dessillé vos yeux.

Vous comprendrez combien dangereuse l’illusion qui vous tient de ne distinguer pas les fonctions d’avec les filles publiques, de se croire idoine aux unes parce que l’on a séché le bas des autres. Donc, revenez à vos chères études que ne déséquilibre aucune préoccupation d’intellectualité ; car vous n’êtes pas de ceux qui perdent leur temps à Bayreuth, dans les musées ou dans les bibliothèques. Préservez avec soin Mademoiselle votre peau des horions et des amendes fluviatiles. Gardez que nulle avarie n’entame un capital si précieux.

Vos affiches tricolores donnent au pont Caulaincourt un faux air de porcelaine, divertissent, depuis assez longtemps, les macchabées du cimetière. Voici l’heure de suspendre les frais et d’assumer derechef votre nuance quidditive. L’azur seul, mon cher Vervoort, l’azur et l’outre-mer glacés d’un peu de rose avec beaucoup d’argent, d’après la formule que donnent ceux de Dieppe, les plus généralement estimés.




Page 44 : Villanelle.

M. Vervoort, candidat ichtyomorphe, en même temps que journaliste pisciforme, nous procure aujourd’hui l’humidité de sa fréquentation. L’époque est bien choisie, car voici le beau temps et la saison des bains de mer. Il sied d’avoir des amis partout.

L’on connaît combien, depuis Amphion, les hommes doivent de secours aux hôtes écailleux et dévoués de l’antique Océan. Je rêve, non sans quelque vanité, que, grâce à la présentation de maître Désiré Bourgoint, Vervoort m’extraira, peut-être, d’un bain malencontreux, me ramènera, cet été, vers la baie de Douarnenez ou la côte d’Hendaye, entre le ciel d’azur et l’onde cérulée, à califourchon sur sa croupe de myosotis.

Le blacboulé des Grandes-Carrières — Vervoort qui fit la sienne d’avoir une cadette bien en chair — montre peu de philosophie devant les rigueurs du suffrage universel. Renonçant au mutisme spécifique, il confabule ou du moins invite à fabuler, en son lieu, maints huissiers de Paris. Philippe Dubois, Le Pic, Ibels et moi-même, messieurs, sans nulle vanité, ceux que divertirent ses ébats maritimes, ceux qui lui donnèrent une place dans leurs vers, leur prose ou leurs croquis, ont éprouvé le phénomène. Oui Vervoort a proféré des sons et voilà un miracle bien idoine à déprécier l’ânesse de Balaam.

Et pour comble d’horreur les [lape]reaux parlèrent !

Nous l’avions ouï, déjà, pousser maintes bulles et donner des nageoires devant l’autel de Domrémy. Jeanne d’Arc l’aguiche énormément. Entrepreneur, comme il est, de travaux féminins, il souffre de voir si longtemps inemployé ce capital historique.

Volontiers, il épouserait Jeanne et fonderait, avec son aide, une maison de rapport.

Hélas ! les gens de Clignancourt n’ont pas compris ces choses. Ils apportaient des cannes à pêche aux symposium tricolores du bel André. Vervoort criait : « Vive l’armée ! » les assistants répondaient en chœur : « Il arrive ! » tant le respect réussit mal aux pieds du Sacré-Cœur. Le joli gars fut interloqué. Il en ronchonne même encore, si j’ose m’exprimer, n’ayant pas la haine adroite et scrofuleuse de son compère de Nancy. Barrès, dont le torse pareil à un bec de gaz, l’estomac dyspeptique et la tête de châtré ne font pas un Roméo, distille intérieurement sa bile ; mais Wervoort, Greluchon irrésistible, le seul homme qui, d’après un mot connu, doive le Jour à sa sœur, n’a point cette fermeté d’âme, ni la suppuration intérieure, ni le fiel résorbé qui fait l’Intellectuel empereur des envieux.

Il nous traîne devant cette vieille Thémis qu’il prendrait volontiers pour sous-maitresse. Espérons que cela réussira ! Grâce aux libéralités du Syndicat, aux galions que le Traître nous envoie hebdomadairement de son île, nous paierons volontiers les vingt sols qu’il réclame.

Les curés de Tarbes, moins discrets, sollicitaient mille francs par grouin. Or, ils étaient quatre cents, tant il est vrai que le plus marécageux des laïques l’emporte encore sur le meilleur des clercs !




Page 61 : Et monsieur Deschanel à les servir est prompt.

On voudrait, pour la raison comme pour la pudeur, médire ici de M. Paul Deschanel : mais la chose ne se peut. Il n’est, sur son compte, ni bien ni mal à exprimer. C’est le néant sans phrase, le vide absolu. Il préside la Chambre où nul de ses prédécesseurs n’aura incarné au même degré la médiocrité des Assemblées délibérantes. Il a tout ce qu’il faut pour complaire à Judet, éblouir Arthur Meyer et délecter la rue Saint-Dominique. Imaginez une tête de cire à la moustache grotesquement troussée, un gamin défraîchi qui muguette, caracole, bavarde et politiquaille, un dadais folâtre, nonobstant la quarantaine plus que sonnée, lequel, tout en folie, descend de sa cravate blanche pour histrionner dans les « salons ». J’eus, il y a quelque six ans, l’incomparable amusement de dîner à ses côtés. Soit que Mme Gauthereau, plus surhumaine (est-il possible ?) qu’à l’accoutumée, eût, ce jour-là, multiplié sa verve, soit que, de janvier à décembre, il caracole de même, le garçon déploya tous ses moyens. Impossible d’être plus fade, plus griset et de compagnie plus boutiquière. Le pédantisme hilare du Sorbonnard avec je ne sais quoi du perruquier en belle humeur, tel se fait voir le Deschanel quand il pommade.

On le tient pour « extrêmement distingué » dans les milieux qui ne le sont point. c’est un dandie manufacturé par son tailleur.

L’écrivain, l’orateur sont de même envergure. Articlier pour revues académiques, il a médiocrement approfondi les études faciles qui lui permirent de devenir un sous-Hanotaux. Comme Prévost-Paradol (qui, du moins, avait une âme et de l’esprit), il publiera sans trêve, des Mélanges d’abord, puis de nouveaux Mélanges, dont un éditeur posthume fera, seul, paraître les derniers.

Fils d’un proscrit, M. Paul Deschanel vint au monde (en 1856, l’adolescent !) pour y tenir l’emploi de fils à son père. Ce père, brave homme, dit-on, mais le plus inepte qui soit, rabâcha toute sa vie d’effroyables sornettes. Les collégiens lisent encore son Histoire de l’amour dans l’antiquité, heureux d’apprendre que la sodomie n’est point un apanage exclusif de Jean Lorrain et de Pierre Loti.

Paul Deschanel fut un des cent mille jeunes gens qui, sous couleur d’études libérales, se destinent au pouvoir. Tout d’abord il exerça la verve à ras du sol qu’il tient de la nature, une faconde bête de calicot fashionable, dans ce qu’il convient de nommer l’autopédagogie gouvernementale.

« Être médiocre avec éclat » : le mot des Goncourt semble la devise toute faite de cette catégorie d’ambitieux. La plupart, sortis de maisons ultra-bourgeoises, apportent dans le maniement des élégances l’air agréable de cet émigré, vu par Chateaubriand, qui s’était fait maître à danser chez les Iroquois. M Deschanel a étudié la rhétorique parlementaire. Il ne sait même que cela, car ses lectures n’ont jamais eu la connaissance pour objet. Il n’a jamais ouvert un bouquin par curiosité, par besoin de savoir. C’est un scholar qui hante les bibliothèques, y cherche des citations oratoires, des textes propres à coller Jules Guesde ou Karl Marx. S’il avait été capable de lire autrement, s’il n’était pas le produit synthétique et représentatif du néant fomenté par les grandes Écoles — un navet pour tout dire, et de la moins savoureuse espèce — il ne méconnaîtrait pas les origines françaises du socialisme qui, par Vauban, Quesuay, l’abbé de Saint-Pierre, Mably, Rousseau et tous les philosophes du xviiie siècle, sans omettre Voltaire ni Montesquieu, ni Louis XVI lui-même, qui parlait aussi bien que Marat de sa « vive sensibilité », nous arriva dans les gloses de Saint-Simon, d’Auguste Comte, de Fourrier, — de tous les rationalistes contemporains.

Ajoutez à cette culture l’âme la plus servile, une déférence nègre pour l’ordre établi, et, brochant là-dessus, l’infatuation du quidam, généralisée comme un eczéma le long de sa personne.

M. Paul Deschanel est un sot. Mais la politique, dont il est certes le plus mince infusoire, ne manque ni d’assises ni de gravité. C’est une île de corail, encombrante et dangereuse, un récif mortel aggloméré par des poux. Retirer le pouvoir du peuple aux assemblées, des assemblées aux cabinets, c’est toute leur méthode, leur machiavélisme. La parole, en ce cas, n’est plus qu’un narcotique, un stupéfiant que rêvent d’administrer à la France, par l’entremise de tels jeunes faiseurs, les vieux partis ralliés sous le drapeau des intérêts matériels. La turpitude contemporaine a, dans M. Paul Deschanel, sa plus récente et caractéristique épiphanie.

Que représente en effet ce Benjamin du Deux-Décembre, ce fils de proscrit acclamé par tous les rétrogrades, sinon les capitalistes du blé, la tyrannie agraire ? Il sera le Lycurgue d’une loi inique, la surtaxe de sept francs.

Voilà bien, d’ailleurs, la seule chance qu’il ait d’entrer jamais au Temple de Mémoire. Le mépris et la haine conservent leurs élus, tandis que le secret diplomatique, les intrigues de couloir, les ignominies judiciaires, et sa manie oratoire et son éloquence pour distributions de prix ne pourraient exonérer M. Paul Deschanel de la platitude congénitale. Mais, comme il le dirait lui-même en style prudhommesque, le parlementarisme est une arène où se viennent tour à tour exercer les gredins et les pieds-plats. Heureux qui se distingue par quelque maladresse inouïe ! Heureux qui détériore la justice et met un deuil nouveau parmi les hommes.il connaîtra le renom de Montgommery, qui, sans fiel ni traîtrise, bouhourda son adversaire, transperça d’une écharde le front aimé de son protecteur et de son roi. À moins que désenchanté par la soixantaine et les rides approfondies, M. Paul Deschanel, après dix ou douze ans, ne reprenne un métier congruant à ses aptitudes : coiffeur pour dames, par exemple, ou régisseur d’un théâtre enfantin.




Page 55 : Ballade pour magnifier le cerveau chef.

Le premier vers du poème ci-dessus donna lieu à un envoi de témoins à l’auteur par M. Ernest Lajeunesse Et motiva la rencontre enregistrée dans les procès-verbaux suivants :

« La main droite de M. Laurent Tailhade n’étant pas encore complètement guérie, les témoins de celui-ci ont déclaré à MM. Joseph-Renaud et Jean de Mitty que leur client désirait se battre de la main gauche.

« Après en avoir référé à leur client, MM. Joseph-Renaud et Jean de Mitty ont accepté.

« Ils ont d’ailleurs informé MM. Ph. Dubois et Le Pic que, par courtoisie, M. La Jeunesse tirerait aussi de la main gauche.

« Le combat sera dirigé par M. Joseph-Renaud.

Pour M. Laurent Tailhade : Pour M. E. La Jeunesse :
Ph. Dubois. Joseph-Renaud.
Le Pic. Jean de Mitty.

De Paris, le 18 de janvier.

« Le combat eut lieu conformément aux conditions ci-dessus.

« Quatre balles ont été échangées sans résultat.

« Les docteurs Edmond Vidal et Jacomet assistaient les adversaires.

Pour M. E. La Jeunesse : Pour M. Laurent Tailliade :
Joseph-Renaud. Ph. Dubois.
Jean de Mitty. Le Pic.

« À la fin du combat, d’un mouvement spontané, M. Laurent Tailhade et M. Ernest La Jeunesse se sont offert la main. »

Le Journal, 24 janvier 1899.




Page 64 : Pour toi, Guérin frappe, Thiébaud nasille.

Un petit homme, épais moins que bouffi, avec, dans toute son allure, quelque chose de ces grotesques en baudruche par quoi les aéronautes éprouvent l’atmosphère. Les yeux étroits, d’un noir sans flammes et sans larmes, ont l’air découpés dans les matières les plus inertes. Une face poupine d’adolescent monté en graine, la voix d’un diseur de riens et les façons d’un commis, tel d’abord apparaît Georges Thiébaud. De la tête aux pieds, la vulgarité l’estampille. Ce serait le « Monsieur Quelconque » d’Herman Paul, si le néant qu’il représente ne l’avait fait à son image et, par l’accumulation des négatives, doué d’une espèce de physionomie.

Ce n’est pas, comme l’ex-député de Nancy, un avorton malsain, un fœtus arraché avant terme, il n’a pas le dos voûté, l’eunuchisme, l’indigence pileuse de Barrès. Il n’en a pas non plus la méchanceté froide, l’élégance rastaquouère, le manège, l’impudent égoïsme, — l’ambition forcenée inhérente aux castrats. Si sa vie publique est celle d’un marchand de contre-marques.

Il semble à qui l’approche capable de sentiments humains, d’une bonté sans élévation, de modiste ou de bureaucrate. Ses gestes d’un collégien que fatigue la croissance ne manquent de rondeur ni de cordialité. Chose inconnue à l’Ennemi des lois, Thiébaud a de la barbe avec de belles dents.

Ce n’est pas un monstre, c’est un inachevé. Le nez petit, mollasse trop loin de la bouche, surprend par sa candeur, par son indécision. Le fashionable d’Edgard Poë eût ajouté, pour ce nez-là, un chapitre à sa Naséaulogie. C’est le nez badaud, élastique, insurrectionnel du gavroche parisien, le nez du mitron suiveur d’émeutes. Les cartilages en sont restés mous. Nulle volonté ne l’ossifie. Il est le trait essentiel, la marque physiognomonique d’un subalterne que nul cataclysme ne saurait affranchir. Thiébaud, négligé dans sa mise, est vraiment l’homme à tout faire qui prend ses nippes chez la Belle Jardinière et ses idées chez le fruitier du coin.

Les hasards l’ont fait politicien. Il pourrait, avec la même gloire, exercer n’importe quelle fonction d’ordre misérable. Clerc d’avoué, pédicure, intendant de prince nègre ou, comme disait Hervé, « surveillant du gaz dans une riche famille péruvienne » — colleur d’affiches ou candidat, on ne l’imagine point hors de l’office, des potins et de la domesticité.

Ce fut proprement l’innéité ancillaire qui détermina son orientation vers le boulangisme. Il se vante à présent d’avoir créé le « Prétorien de cirque ». Mais cette gasconnade funèbre n’en saurait imposer à quiconque. Il a suivi en larbin, non précédé en éclaireur, la grande mascarade.

Napoléon III fut le César des riches propriétaires, de l’armée et du clergé ; Gambetta le dictateur des ronds de-cuir, des marchands de vins et des officiers d’académie. Boulanger, à son tour, connut l’omnipotence. Il régna sur les camelots de l’une et l’autre rive. Georges Thiébaud, qu’entraînait son penchant naturel, suivit éperdument ce roi des Halles. Chassé par le comité boulangiste, il échappa au krack dernier, à la tragédie, au cimetière d’Ixelles, à toute cette fin de roman, si touchante qu’elle efface presque les hontes du général « Sapoire ».

Et voici où l’instinct de Thiébaud le sert miraculeusement : un flair de mercanti le poussant aux besognes sordides, il revendique pour autrui l’ergastule, son habitacle naturel. Ses articles chez Arthur Meyer — Meyer qui connut aussi l’état de chambrière et rinça les porcelaines nocturnes de Blanche d’Antigny — ses articles du Gaulois montrent bien les deux tendances du pâtissier révolutionnaire et du larbin soumis qui se partagent l’intellect embryonnaire de Thiébaud.

Comme tous les minus habentes, le candidat patriotard de Vaucluse regorge de vénération pour l’uniforme, de sentiments grandiloques et de chrétienté. À nous qui travaillons, cherchant, d’une âme infatigable à penser juste, à vouloir haut, il reproche le scepticisme, le manque de croyance et tout ce qu’il vous plaira. Or Thiébaud qui est un genre, Thiébaud pareil, en cela, comme en toute chose, à la caste invertébrée qu’il représente, Thiébaud ne croit et ne peut croire à rien. Il vénère les galonnés, sous le dolman du sabreur ou la chappe de l’évêque. Il salut et s’aplatit. Il défère aux superstitions mais ne saurait connaître ce que Michelet nomma la « foi profonde ».

Quand il incrimine le scepticisme libertaire il semble qu’on entende un visage de cire, maquillé, fardé et raccrocheur, alléguer que le sang rouge et libre colore insuffisamment la peau — que la vie est bien inférieure à l’art des perruquiers.




Page 71 : Quatorzain d’hiver.

M. Jean Rameau, poète, nous fit tenir à l’Aurore le message que voici :

Monsieur le directeur,

Ce m’est toujours une grande joie de constater que mon brave ami, Laurent Tailhade, ne m’oublie pas. Jadis, il m’écrivait des lettres inquiétantes, où il me donnait du « cher confrère en Apollo » et me dédiait ainsi des livres :

« Au poète Jean Rameau, hommage de sympathie et d’estime artistique. »

J’aime autant, à vrai dire, qu’il m’accuse de ne pas être « joli, joli » et même de « monter en omnibus ».

M. Tailhade, si j’ai bonne mémoire, n’avait pas alors grand’chose de commun avec l’Antinoüs ; mais depuis, heureuse victime d’un beau geste, son visage s’est arrangé sans doute, et c’est ce qui lui donne le droit de nous écraser de sa plastique. Proclamons donc sa beauté de bonne grâce.

Une autre de ses amabilités consiste à me reprocher les écus que me vaudrait la récitation de mes épodes. Cette légende me flatte trop pour que je la détruise moi-même.

Remerciez, je vous prie, M. Tailhade de l’avoir accréditée et dites-lui que je reste

Son très reconnaissant
Jean Rameau.

En présence d’une protestation si courtoise et spirituelle, nous offrîmes des excuses au poète, spontanément.

Il a parlé, le gens irritable, Rameau,
Plus notoire que Géraudel ou que Momo.
Pour m’habiller d’opprobre et me faire la nique
Il a de son esprit mû la pyrotechnique,
Et cela fait penser à Champcenetz. Or, donc
J’en tiens au flanc : car il me conteste le don,
Cher à Loti, cher à Cypris, cher à Liane,
D’être beau comme Ernest la Jeunesse ou la cane
De Montesquieu. Pourquoi mes parents m’ont-ils fait
Bancroche, nasitord, punais et contrefait
(Cela est bon pour vous induire en parricide)
Jusqu’au point que Claudicator — combien acide,
M’incrimine pour un défaut de vénusté.

En vers simples, en vers confits d’humilité,
J’éloignerai de moi cet exemple funeste.
Adonc, je me rétracte et, fuyant comme peste
Les concetti, les agudas, le calembour,
Je déclare que, de Nante à Christmas-Harbour,
Rameau tient le record des beautés familières.

S’il boite, c’est à la façon de La Vallière :
Et le dernier morceau, gloire d’un tel cerveau,
Son billet est si beau que l’on dirait du veau.






Page 75 : Candidats à l’immortalité.

« Les poètes, disait Rivarol, sont pour la plupart comme les rossignols : ils ont reçu leur cerveau en gosier. »

Ceux d’aujourd’hui, les poètes qui débitent le macaroni des rimes riches ou le fromage mou du vers libre ; les sexagénaires du Parnasse et les petits vieux du décadisme, n’ayant plus ni cerveau ni gosier, semblent avoir substitué à ces organes un moignon qui les remplace : de même le proboscide éléphantin joue, en même temps, la bouche et les dix doigts. C’est le goût de la réclame ; c’est la trompe de la renommée, une trompe qui jamais n’éprouva de salpyngite et où bavent sans relâche les plus éhontés nigauds.

Un mercanti de littérature industrielle, négociant en contremarques, et gargotier en chef d’une revue sans nom, M. Léon Deschamps (si j’ose m’exprimer ainsi) Deschamps le vrai, le seul, le Géraudel ; celui qui, sous couleur de banquets esthétiques, vendait, naguère, pour dix francs, aux gens de lettres, un dîner de trente sols, partageant la plus-value avec un cafetier du boulevard Michel ; Deschamps qui vécut — telle une ptomaïne — du cercueil de Baudelaire, s’ingénia, voici quelques années, d’une invention merveilleuse.

Paul Verlaine traînait encore, dans les estaminets de la rive gauche, sa gloire, ses douleurs et sa déréliction. Touché par le démon de l’ivrognerie, le pauvre Choulette agonisait. Déjà, les acarus du poème et les sarcoptes de la chronique choisissaient leur morceau du cadavre futur, préludant à cette curée de vermines où le comte Robert de Montesquieu embrassa Bibi-la-Purée.

Deschamps alors imagina de faire consacrer la gloire de Paul Verlaine par les chansonniers qui batifolaient nuitamment au Soleil d’Or.

Joseph Cauquetau sacra « Lélian » prince des Poètes sur l’air du Père la Victoire. Buffalo voua au maître quelques hymnes délicieux orchestrés à la manière de Polin.

Ovations plutôt modestes. Les lampes Popp du caboulot seules éclairèrent ce triomphe ; les pipes grésillantes servirent d’encensoir au nouveau Pétrarque. Cazals même fut l’unique Cimabuë qui, pour les âges à venir, consigna l’apothéose.

Verlaine mort, l’invention fit tache d’huile. Deschamps avec sa Plume interrogea les volailles dont elle était sortie. Moréas, le marchand de kakaouëts, perruche de Ronsard et sansonnet de Malherbe, offrit sa pacotille aux peuples ébaubis, héritier, avec son ami Maurras, de la gloire Vendômoise, l’un en ayant pris les vocables, l’autre la surdité.

Ces Bornibus de la chose rimée imposèrent à l’auteur d’Hérodiade un pavois métaphorique dont ils pensaient bien, quelque jour, faire leur chaise percée. Maurras entend par le nez ; Moréas ne rime que sur cahiers de bonnes expressions ; mais ils ont pour eux Barrès, Barrès de la tribu des édentés, Barrès qui, n’ayant ni la barbe ni les dons qu’elle implique, aime servir de duègne aux plus notoires fausses-couches.

Si hâtif, le deuil de Mallarmé revêt de crêpe nos mémoires et nos cœurs : les histrions de cimetière reprennent déjà sur son tombeau leurs pantalonnades sacrilèges. On interviewe quiconque tient une plume, un crayon, pour connaître son avis touchant les mérites comparés des gentilshommes à hémistiches. Les jeunes poètes de quarante ans éprouvent de rechef les sensations du premier rendez-vous. Leurs cœurs palpitent comme une tourterelle malade à l’imagination de se voir élus.

Pensée inégalable de Deschamps ! Nous avions déjà la première encre, le plus éminent charcutier, les meilleurs journalistes et la plus sévère proxénète de Paris. Vexilla regis prodeunt ! voici venir aussi le Prince des poètes, garanti sur facture par une demi-douzaine de banquistes, par un escadron inégalable d’idiots !




Page 76 : Et ceux dont les neurasthéniqnes mucilages

Pour monsieur de Voguë sont emplis d’agrément


C’est vraiment un joli garçon — patron de modes néo-chrétiennes, de bafouillage salonnier, que Melchior de Vogüé, académicien départemental, journaliste à la guimauve et commis voyageur pour Tolstoï, dans les milieux distingués. Hobereau, parti de son Ardèche à la conquête des intelligences, il a couru le vaste monde. Les paysages, les mœurs, les cités et les plaines, les golfes et les cimes ont défilé à ses yeux. Il a promené, du couchant au ponant, sa cervelle d’oiseau, ses doctrines de collège, ses élégances de coiffeur, sans que tant de milieux divers, de spectacles inouïs aient conféré à son écriture le moindre vestige de couleur ou de passion.

Une tête embryonnaire, un fœtus de dandie échoué dans le figarisme, la littérature slave et autres balivernes ; un de ces confesseurs laïques préposés à la direction des vieilles dames qui, « pour se consoler de leurs flueurs blanches, font de la musique religieuse », tel apparaît le sieur Vogüé. Il se targue d’avoir initié la France aux beautés de l’alliance russe : nul, en effet, n’a plus tartiné, plus bêtifié que lui sur Gogol et sur Pouskine, sur Pisemski et Goncharoff. C’est la mouche du traîneau, le hanneton de la Néva, le dwornik de Dostoiewsky.

L’Académie a consacré tant d’élégance. Pour jouer Renan dans les châteaux de province, Melchior affecte des airs penchés, une grâce élégiaque de blonde romantique. Dans le monde spécial, où son confrère Loti recrute des frèryves, on ne manquerait pas de lui infliger des surnoms tels que La Fleur fauchée ou la Môme cold-cream.

Un personnage de cette onction ne peut manquer d’offrir quelques dragées aux caporaux qui nous gouvernent. Hier, il sucrait, dans le Figaro, une tartine vermineuse à la louange des armées. Incroyable effet du pantalon rouge sur les vieilles lymphatiques ; Vogüé peuple deux colonnes et demie avec tant d’aisance qu’il continuerait jusqu’au lendemain si les nécessités du tirage n’enrayaient sa faconde.

Il a une parole émue, un verbe enthousiaste, un « continuez » pour chaque nègre de l’État-Major. Les officiers, dit-il, sont « astreints à des travaux savants ». Il entend par là, sans doute, les patenôtres de Boisdeffre, les revues d’astiquage, les tables tournantes du Paty de Clam, les mensonges de Pellieux et l’espionnage teuton d’Estherazy.

« La règle de ces moines » qu’il admire, avec « le public de Coppée », autre bonnet à poil flanqué de palmes vertes, l’attendrit jusqu’aux rognons. De fait, cette règle qui comprend la vie de café, l’alcoolisme, le baccarat, le lieu d’honneur pour les roturiers, la sottise et les intrigues mondaines pour les vicomtes de Saint-Cyr, imprime un caractère indélébile à quiconque l’exerça pendant un lustre ou deux. C’est à vrai dire une ascèse merveilleuse d’ignorance et de brutalité.

Vogüé en proclame les résultats :

« Par cela seul (l’Armée) nous avons chance de vivre, de continuer nous et nos enfants, se dit le peuple. »

Le peuple a bien raison, instruit, comme il fut et par les conseils de guerre où l’on canarde ses enfants, lorsque, entre deux vins, ils protestent contre la tyrannie du dernier sous-off, et par Fourmies, et par les insurgés de Milan que canardaient, hier encore, les miliciens d’Humberto, cependant que le souverain festoyait avec placidité devant son peuple expirant de famine.

Ces jolies choses plaisent aux belles mondaines, aux casernes et aux séminaires. M. de Vogüé ne l’ignore pas. Être un sot n’empêche pas qu’on soit un aigrefin. De là ce dithyrambe académique, cette courbette servile du langoureux Melchior, qui connaît à quel point sont utiles, honorifiques et rémunératoires la reptation devant le sabre, l’aplatissement devant les galonnés.

Aux premiers jours de mai, Rome célébrait jadis — avant l’infection chrétienne — une Vigile de Vénus. Ainsi, Melchior de Vogüé solennise à sa manière, par surcroît de bassesse, la Vigile du procès Zola.




Page 113 : « Vive l’armée ! » exclama Déroulède.

Si l’ingénuité se mesure à l’aune, M. Paul Déroulède représentant des trois couleurs et de la ville d’Angoulême — est digne qu’on l’immatricule parmi les plus grands bêtas du dix-neuvième siècle. Long comme un jour sans pain, maigre comme un aztèque, avec ses yeux ronds, ses yeux de pruneau cuit, sa bouche déhiscente, l’auteur de l’Hetmann porte sur son visage l’expression hébétée d’une candeur que cinquante ans n’ont pu réduire. Il bée naturellement, comme la grenouille au jeu de tonneau. Il gobe les mouches de toute sa lèvre inférieure que surplombe un nez extravagant. Ce nez lamentable, pharamineux et truculent contraste avec le chef exigu, la tête d’oiseau sans cervelle — dindon ou canari. Des ailes noires pendent au corps, achèvent la ressemblance. L’on ne saurait imaginer Déroulède sans sa redingue plus que Charles XII sans ses bottes.

Ce n’est pas un méchant homme. S’il éructe des métaphores sanguinaires, des tropes aussi guerriers que mal bâtis, la faute en est aux dieux qui le firent si bête. Il brait, comme un roussin, des âneries anthropophages parce que nulle autre virtuosité n’est dans son registre. Le patriotisme est un refuge suprême où les ratés, les grimauds, sans cœur, esprit ni orthographe peuvent suspendre, comme une guirlande, leur imbécillité.

Déroulède ne crie pas : « Vive l’armée ! » comme Barrès pour fréquenter chez des personnes titrées, ni, comme Judet, pour suborner les cuisinières, ni, comme Drumont, pour crocheter les serrures. L’éléphant barit, le baudet renâcle ; ainsi Déroulède vocifère, tendant le poing du côté des Vosges.

C’est un « mirliton d’alarme », ainsi qu’on l’avait surnommé, un orgue de Barbarie qui moud naturellement tous les poncifs, toutes les sottises du chauvinisme le plus abject.

Bourgeois cossu, paisible et de mœurs douillettes, il aime les soldats. Il rythme la mesure à l’escadron en marche. C’est une bonne d’enfant — une sorte de Germinie Lacerteux, bafouilleuse et militaire. Il s’attendrit sur l’uniforme. « Tambours, clairons, musique en tête », il suit le régiment et dégaine avec héroïsme un sabre de bois. Coppée, lui, adore les officiers, les panaches, les bourreaux galonnés qu’il sait capables d’égorger, un beau matin, quiconque pense avec hauteur.

Les sympathies de Déroulède vont de préférence aux troubades, aux pousse-cailloux, aux culs terreux de la Grande Muette, qu’il endimanche de solécismes éperdus : car on ne saurait trop le répéter, c’est le plus bénin des hommes.

Ses vers à qui Thérésa prêtait une âme tragique au point de faire illusion sur leur néant, ses vers dépassent l’imaginable. Les Intimités, en comparaison, semblent une œuvre d’art.

Et gloire à ceux que rien n’épouvante,
Qui, tombés vainqueurs, sont morts, réjouis,
Leur perte qu’on pleure est un deuil qu’on chante,
Ô grands cœurs, ils sont l’âme d’un pays.

En vérité, le capitaine Lucien Imbard lui-même ne saurait faire mieux !

Et certes, il est juste que M. Déroulède figure à la Chambre, seul lieu adéquat à sa mentalité. Avec le talent qu’il possède et l’esprit qu’on lui voit, il peut bien légiférer, mais non rimer des poèmes pour le chocolat Menier ou les savons du Congo.




Page 114 : Humbert écumant, furieux, épileptique.

Ce n’est point certes une savate ordinaire que M. Alphonse Humbert, ex-président du Conseil municipal, député majoritard et larbin chez Sabathier la Buse, ainsi qu’Ajalbert surnomma le grand Chef de l’Éclair. Ancien membre de la Commune, condamné à mort par les cannibales de Versailles, puis expédié vers Nouméa, le boulet aux pieds, il est de ces martyrs que Proudhon jugeait presque aussi odieux que les tyrans.

Les jours passés à La Nouvelle firent éclore son génie, le rendirent au monde civilisé prêt à n’importe quelle besogne pour conquérir l’assiette au beurre. Tel Mahomet après l’Hégire. Les caractéristiques de M. Humbert manquent de complexité ; nul n’est plus simple que lui, plus naïf dans ses manifestations. L’ingénuité de ce sexagénaire tient le milieu entre la phanérogamie des grands singes et le retroussis violent des diarrhétiques. États d’âme peu variés, il est atteint par la folie des grandeurs, il a toujours besoin de cinquante centimes.

Ces deux formes de cérébralité parvinrent à leur maximun de gloire pendant la visite de l’amiral Avellan, premier numéro du cabotinage franco-russe. En qualité de prévôt des bourgeois, Humbert promena le Moscove dans les carrosses officiels, à travers « la capitale» et le « tapa » de quelques francs sous la custode. Humbert excelle dans le geste d’emprunter un petit écu. Malgré l’appellation glorieuse de père Pot-de-vin dont le blasonnèrent ses ronds-de-cuir, la nécessité chronique de palper quelque billon lui est un empêchement rédhibitoire à fomenter les plus juteuses affaires.

Il n’est bas employé à l’hôtel de ville, concierge, balayeur, dont il ne soutire la monnaie, sous couleur de prendre un fiacre ou d’acquérir un melon. Encore qu’il soit plutôt d’une malpropreté nauséabonde ; encore qu’il ne porte point le maquillage de ma tante Loti, un même goût théâtral induit le vieux communard et l’académicien d’urinoir à thuribuler devant les puissances militaires. Son voyage à Toulon, pour flagorner l’escadre russe, pour intenter le lèchement de pieds qui fit baver les âmes tricolores, comptera dans les fastes de la pitrerie nationale et de la servilité française. Humbert qui, pareil à Bilboquet, connaî toutes les banques, hormis la Banque de France, ne manqua pas, sitôt débarque dans Toulon,

Ville que l’infamie et la gloire ensemencent
Où, du forçat pensif, le fer tond les cheveux,


d’aller rendre visite au serrurier qui, avant son départ pour le bagne, l’avait ferré, de ces bienheureuses chaînes qu’au retour il exhiba, pendant plus de dix ans, à travers les réunions publiques. Ce fut beau comme le De Viris, la Morale en actions et les Vies de Plutarque.

La chose pourrait fournir un sujet au concours de peinture pour les candidats chez qui respirent encore les saines traditions. Cela ferait suite au combat des Horaces, à Brutus immolant ses fils, à Ximènes recevant la pourpre dans l’ergastule d’un couvent.

Entré à la Chambre, Humbert s’est abondamment placé du côté du manche. Ses votes furent toujours empreints de la domesticité la plus irréductible. À présent, il injurie, sept fois par semaine, les honnêtes personnes que dégoûtent encore le prêtre ou le soldat. Il aboie aux Juifs d’après la recette drumontale et tire sur les indépendants ses vieilles flèches canaques rapportées de Nouméa.




Page 114 : Marie Anne de Keroubim.

Keroubim = Bovet alias petit bœuf, comme chacun sait.




Page 121 : Les pasteurs de la contrée venus en foule.

Le soleil froid, dans un ciel bleu de lin, aux horizons de perle, flambe sans chaleur comme une inerte pierrerie. Une buée couleur d’ardoise, où meurent, çà et là, des roses défaillantes, confond les avenues sous ses troubles réseaux. Le sol, d’un jaune impénétrable — silex et terre cuite — résonne sous les pas, ainsi qu’une dalle funèbre. Tout en haut, les étoiles rèches de décembre fulgurent peu à peu, tandis que, vers l’Orient, s’affirme une lune blême, aiguë et pâle comme un couteau d’acier.

La rue a mis sa bêtise des jours carillonnés, les passants, leur hideur du dimanche. C’est un vomissement des arrière-boutiques, une mise au jour de tous les batraciens que cachent, en semaine, les bureaux. Les voyous nationalistes et antisémites font trêve aux clameurs assassines pour offrir aux chalands des jouets scatologiques ou du poil à gratter. Urbanité française ! Les échoppes des camelots encombrent la chaussée de mille inventions abjectes, depuis les cartes pornographiques jusqu’aux Bons Dieux en chromo. Et ce sont des toupies bombinantes, des flageolets aux sons aigus, des musiques térébrant le cerveau.

Les cathédrales font au boulevard une déloyale concurrence. Messieurs les archiprêtres organisent, dans leurs édifices réciproques, de funestes beuglants, annoncent Mme de Trédern pour les pince-chose et la messe de minuit. Car le monde civilisé se conjouit présentement. Voici le jour natal, voici l’heure solennelle du « Rédempteur » à qui nous devons la Saint-Barthélémy, l’Inquisition, les Dragonnades et le R. P. Dulac. Chacun célèbre à sa manière le « gluant » de Bethléem : les ânes patriotes et les bœufs cléricaux et le Joseph de la villa Dupont. L’adoration des mages s’effectue comme par le passé. Le roi nègre Cassagnac offre l’encens — thus et myrrham — de sa copie ; Melchior Drumont, l’or chapardé aux juifs de la rue Bab-Azoun, tandis qu’Arthur Meyer, descendu de chameau, fait agréer l’oliban de ses hautes manières. Les personnes enclines à la mysticité s’indigèrent de sacrements à l’heure où d’autres bedeaux tortorent de la charcuterie à s’en faire crever. Le boudin, cette nuit, devient eucharistique ; le pain des anges assume un petit goût d’oignon ; les pochards, attendris par un mélange de vinasse et de chrétienté, barytonnent des Noëls en contre-point de leurs indigestions :

De notre foi que la lumière ardente
Nous mène tous au berceau de l’enfant.

Il n’est pas jusques aux vieilles dames dont quelque espoir ne passemente les souliers avachis. Ma tante Viaud se délecte pour un songe qui redresse en fuseaux ses rotules cagneuses. Jean Lorrain imagine qu’il centralise enfin, dans sa belle patrie, l’amour unisexuel et que, sous une chape d’améthyste et d’or, il devient pape des Urniens.

Mais les triomphateurs de cette nuit charmante sont Messieurs les épiciers, prestidigitateurs de la mélasse, illusionnistes du saindoux. Les abricots au navet, les pralines d’arachide et les marrons placés au sucre diabétique battent leur plein au sein du réveillon. Noël à tous et Merry Christmas ! Le gui pend aux solives des bistros : mais la poix qu’on en sort agglutine les puddings. Ma concierge offre aux enfants de l’emballeur un escarpin en sucre avec Jésus dedans.

Sur les ottomanes des gargotes, la Vénus vulgivague prépare au pharmacien des matinées heureuses. Car c’est un fait de notoriété : le réveillon conduit ses officiants chez l’apothicaire, demain, pour l’Hunyadi-Janos et, dans huit jours, pour le proto-iodure. Les journaux à images fourmillent d’histoires dévotes, accommodées en « Christ mascards ». C’est une crise aiguë de romances — genre éminemment national — et de laideur et d’imbécillité.

Qu’il fera bon, ce soir, dans la chambre fermée, au coin du feu qui s’alanguit. Quelle joie de tirer les verrous et d’éteindre la lampe avant l’heure où marguillers et poivrots, sur l’arène convomie, renouvelleront aux yeux froids de constellations, le tourment de Saint-Godepin qui fut, ainsi que chacun sait, « martyrisé de pommes cuites ».

21 décembre 1897.