À travers l’Espagne/05

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À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 39-43).


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À MADRID

La capitale de l’Espagne. — La Puerta del Sol et ses flâneurs. — Les fumeurs en Espagne. — Le Musée du Roi. — Le Buen Retiro. — L’Armeria. — Le réveil de l’Espagne.

La capitale de l’Espagne est la moins espagnole de toutes ses villes, et ce qu’on appelle le progrès moderne l’assimile de plus en plus aux autres villes européennes.

Sa population dépasse 600 000 habitants, ses rues s’élargissent pour y installer des tramways, ses maisons se multiplient, sa cuisine se perfectionne ; elle a son Hôtel de Paris et son Grand Café de Paris. Mais on chercherait en vain dans toute son étendue un seul édifice vraiment monumental.

Je ne vous décrirai donc pas ses églises : aucune n’est remarquable. Je ne puis pas vanter son palais : il n’est qu’un vaste bloc carré sans style.

Ses boutiques sont assez pauvres, ses hôtels ne sont guère bons, son climat est détestable, en décembre.

La Puerta del Sol, où se trouve mon hôtel, et qui est le vrai centre de Madrid, est une place irrégulière, entourée d’édifices sans architecture, de cafés sans luxe, et de vitrines de province. Elle mérite cependant son nom, parcequ’elle est bien la porte par laquelle le soleil entre dans Madrid.

Ce qui est vraiment étonnant sur cette place, et dans la rue d’Alcala qui l’unit au Prado, c’est le mouvement. Un pareil rassemblement défie toute description. Ni Broadway, de New-York, ni Cheapside, de Londres, ni les boulevards de Paris ne présentent ce spectacle ; et cela dure tout le jour, et presque toute la nuit.

Ce qui distingue tout particulièrement cette multitude de la foule américaine, c’est qu’elle n’est jamais pressée. Tout le monde paraît flâner, et se chauffer au soleil. Le millionnaire et le mendiant, le politicien et l’artiste, l’homme d’affaires et le rentier, semblent n’avoir d’autre occupation que le far niente. Tous marchent à pas lents, majestueusement drapés dans leurs manteaux ; et le pauvre n’y met pas moins de forme et d’élégance que le riche. C’est ici que Victor Hugo pourrait parler de torchons radieux : il y en a.

Après cela, vous ne serez pas surpris d’apprendre que l’Espagnol est un fumeur infatigable. Il fume toujours, et partout. À l’opéra, et dans les hôtels, il n’y a pas de salon pour les dames, mais il y a un fumoir. Le soleil d’Espagne, si radieux, ne perce pas sans peine les nuages de fumée de tabac qui s’élèvent de Madrid. J’attribue au besoin de fumer des conducteurs la lenteur des chemins de fer espagnols. Il faut bien que le chef du train et le chef de gare allument de temps en temps la pipe, ou fument leurs cigares.

J’ai passé huit jours à Madrid, dont quatre au Musée du roi. C’est qu’en réalité Madrid ne possède guère autre chose que son admirable galerie de peinture, la plus belle du monde peut-être. Comment vous exprimer dans une simple lettre écrite à la hâte, sur un coin de table d’une chambre d’hôtel, toute mon admiration pour les nombreux chefs d’œuvre entassés dans cet immense musée ? Comment vous dire ce que l’on éprouve, quand on a devant soi les œuvres immortelles de génies tels que Murillo et Raphaël, Velasquez et Rubens, Ribera et Titien ? Car ici toutes les écoles sont représentées, les écoles de Rome, de Venise et des Flandres, comme celles de l’Espagne. Non, je ne puis pas même effleurer les contours d’une pareille étude.

Après le musée, deux choses m’ont plu à Madrid, ce sont les promenades publiques et l’Armeria.

Le Prado, le Buen Retiro, et les jardins du Palais renferment des parterres, des massifs de verdure, des charmilles et des pièces d’eau très bien entretenues. Le grand étang du Buen Retiro offre tous les charmes d’une navigation paisible, à la rame, à la voile et même à la vapeur ; car deux bateaux-mouches à hélices le sillonnent.

Mais ce qui m’a charmé, je puis dire ému, c’est le musée des armes. Il est beaucoup moins grand que celui de la Tour de Londres, mais bien plus intéressant. On ne saurait regarder d’un œil froid les armures de Charles-Quint et de Gonzalve de Cordoue. Il y a là des épées qui jettent des éclairs, et qui réveillent dans l’âme tous les plus nobles sentiments.

Voyez cette lame pesante et large, enrichie de pierreries ; c’est celle du Cid ! Regardez cette autre qui se repose maintenant sur un coussin de velours : elle faisait jadis un dur travail dans les mains de Roland !

Et ces deux fines épées qui se ressemblent comme deux sœurs jumelles, et qui se racontent peut-être leurs exploits et leurs voyages lointains ; il fut un temps où ceux qui les portaient se nommaient Fernand Cortez et Pizarre ! Voici la rapière de Don Juan d’Autriche, et celle de Dom Jaime ! Sur ce lit de camp a souvent dormi Charles-Quint ! Et ce drapeau déchiré, dont les lambeaux pendent dans cette vitrine, vénérez-le comme une sainte relique ; car il fut vainqueur à la bataille de Lépante.

Ô noble Espagne ! Quand on a ton glorieux passé, il est bien permis de se reposer sur ses lauriers, mais il ne faut pas s’y endormir.

Pour qu’une nation soit vraiment puissante et glorieuse, il ne suffit pas qu’elle vive selon les vrais principes sociaux et religieux ; il faut qu’elle ne perde pas de vue les principes économiques et les intérêts matériels.

Sans doute les premiers sont plus importants, plus essentiels à la vie nationale ; mais les seconds ne doivent pas non plus être négligés.

C’est pour avoir mis en oubli cette doctrine, que l’Espagne a vu décroître sa grandeur et sa puissance, de Charles Quint à Charles ii, l’Augustule de sa race, dit Donoso Cortès.

Mais cette belle nation s’est réveillée depuis, et ses nobles enfants travaillent à l’agrandissement de sa prospérité, de sa puissance et de sa gloire.

Sans doute elle n’a plus les preux chevaliers, les illustres marins, et les grands conquérants d’autrefois. Mais les temps sont changés, et il ne reste plus de Maures à expulser, ni de continents à découvrir.

Il lui suffit maintenant de produire des hommes d’État, des théologiens, d’illustres évêques, des écrivains, des orateurs, des poètes ; et il y en a parmi les contemporains dont elle a droit d’être fière.