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À travers l’Espagne/07

La bibliothèque libre.
À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 52-61).


vii

TOLÈDE

En route. — Le palais Galiana. — Tolède et son histoire. — Le Tage. — Les monuments. — L’Alcazar. — La cathédrale. — Les rues — San Juan de los Reys. — Ximénès. — Santa Maria la Blanca. — Don Quichotte.

La plus ravissante excursion que l’on puisse faire pendant un séjour à Madrid est d’aller visiter Tolède, qui est située en dehors des grandes lignes de chemins de fer. J’en arrive, et je suis dans l’enchantement. Nous sommes partis ce matin de très bonne heure.

La journée promettait d’être splendide, et pendant qu’un fiacre nous emportait rapidement dans l’avenue plantée d’arbres que les madrilènes ont si bien nommée las Delicias, nous vîmes le soleil s’élever lentement comme un ballon de feu dans les vapeurs du matin.

Il faisait froid, mais sec ; et dans l’immensité de l’azur céleste, de petits nuages roses flottaient légèrement, comme des épaves sur les flots bleus. La voie ferrée traversait une vaste plaine, bien cultivée mais sans arbres ni maisons, et l’on se serait cru dans un désert. Ce qui ajoutait à l’illusion, c’est que j’apercevais à l’horizon lointain de lourdes charrettes traînées par huit ou dix mulets, marchant à la file et ressemblant à des caravanes.

Le train cheminait assez lentement pour éprouver rudement notre patience. Mais voici qu’enfin il traverse un petit fleuve verdâtre, c’est le Tage. La campagne change un peu d’aspect. Quelques bouquets d’arbres apparaissent aux bords du fleuve, et sur notre droite se dessinent bientôt les ruines d’un vieux château, que l’on appelle encore le palais Graliana.

Qu’est-ce donc que cette ruine qui dresse encore aux bords du Tage deux tours couronnées de créneaux, et des murs jaunis que le temps a ébréchés ? Écoutez ce que répond la légende. Là vécut jadis le roi Galafro, avec sa fille Galiana, éblouissante de beauté. Charlemagne encore jeune y vint, et fut épris d’elle ; mais il rencontra un rival dans un roi maure géant qui le provoqua en duel. Charlemagne sortit vainqueur du combat, convertit Galiana au christianisme, et l’épousa. Les Tolédans croient à ce roman.

Encore quelques tours de roues, dans autant de minutes, et nous apercevrons Tolède, couronne monumentale placée sur une montagne de calcaire.

Sur le bord des rochers taillés à pic s’écroulent ses antiques fortifications et ses vieux châteaux. Toutes ces ruines sont suspendues sur nos têtes à une hauteur énorme, découpant sur le ciel bleu leurs silhouettes déchirées et leurs teintes brunes et fauves. Au temps de sa gloire, Tolède était la capitale du royaume des Goths, et comptait plus de 200 000 habitants.

Elle était une des villes les plus anciennes de l’Espagne, et fut le siège d’un grand nombre de Conciles pendant les sixième et septième siècles.

Un de ses rois les plus célèbres fût Recarède qui ramena à la foi catholique toute la nation des Visigoths, et les Suêves lombes dans l’erreur de l’arianisme.

Un des caractères les plus curieux de cette époque, c’est la part considérable que le roi prenait au gouvernement de l’Église, et l’influence que les évêques exerçaient dans le gouvernement du peuple.

La foi catholique est alors la loi fondamentale de l’État. L’Église prend une part directrice dans le gouvernement temporel, et les magistrats apprennent d’elle à bien administrer la chose publique. Les évêques « ont les inspecteurs constitutionnels des magistrats.

Dans un Concile, tenu à Tolède en six cent trente trois, dans lequel siégeant soixante deux évêques sous la présidence de saint Isidore de Séville, il fut réglé et statué : que quiconque violerait le serment de fidélité au roi, ou conspirerait contre lui serait anathème, banni de l’Église et de tout commerce avec les chrétiens. En même temps, il est réglé que lorsque le Prince sera mort en paix, les principaux de toute la nation, de concert avec les évêques, lui donneront un successeur.

Que cette législation semblerait étrange aujourd’hui !

Tout en rappelant ces souvenirs du passé, nous gravissons une rampe en pente douce qui longe les bords du fleuve, et je fredonne la vieille romance,

Fleuve du tage, etc, etc.

Comme il est joli, ce fleuve ! Quelle belle ceinture d’émeraude il fait à la vieille capitale des Castilles ! Il n’est pas large, mais il ne manque pas de profondeur, et ses flots qui ont la couleur de la malachite ne reculent devant aucun obstacle. C’est en vain que la montagne de calcaire se dresse devant eux, quand ils arrivent aux pieds de Tolède. Le fleuve charmant et charmé ne se détourne pas, il creuse son lit profond dans le roc déchiré, comme le Saguenay à travers les Laurentides, et, ne pouvant se détacher de sa ville bien-aimée, il en fait presqu’entièrement le tour. Il l’étreint dans ses bras, il la caresse, il reproduit son image dans le miroir de ses eaux, il l’abreuve, il la défend, il l’orne comme un bracelet ! Traversez la ville dans tous les sens, et vous arrivez toujours à un escarpement effrayant ; penchez-vous au bord de l’abîme, et vous apercevez au fond les eaux sereines du Tage.

Oh ! quelle ville merveilleuse et quel site enchanteur ! Tous les châteaux en Espagne que j’ai bâtis dans ma jeunesse, tous les rêves fantastiques auxquels mon imagination a donné des formes dans les vastes domaines de l’idéal ne sont pas illusoires. Ils existent, et je viens de les contempler.

Les voyages, les veilles, le travail, et — pourquoi ne l’avourais-je pas ? — les année, avaient un peu émoussé ma sensibilité, mais la vue de Tolède a ravivé toutes les fibres les plus délicates et les plus élastiques de mon être. Elle m’a rajeuni. Elle m’a donné plus d’émotions et d’enthousiasme que n’auraient pu le faire le plus mouvementé des drames, et le plus sublime des poèmes.

C’est qu’en réalité Tolède est une véritable épopée de pierre, où sont décrits trois âges de l’art, et qui chante le triomphe définitif du Christianisme sur l’Islamisme.

Nous traversons le Tage sur le fameux pont d’Alcantara, en admirant la belle porte arabe qui le surmonte, nous passons sous la Puerta del sol, élégant monument d’architecture mauresque, et nous arrivons enfin, après une rude ascension, en face de l’Alcazar qui domine la ville. Le Tage miroite sous nos pieds, et la vieille cité déroule sous nos yeux son écharpe de ruines, que le soleil a dorée.

L’Alcazar n’a de mauresque que le nom. C’est un palais du temps de Charles-Quint, formant un vaste quadrilatère, dont les angles sont couronnés de tours formidables. La façade est très élégamment ornée, et autour de la cour intérieure, sont suspendues deux rangées d’arcades, soutenues par deux colonnades gracieuses, et reliées entre elles par un magnifique escalier de marbre.

De l’Alcazar nous courons à la cathédrale. Quelle merveille ! On ne s’étonne plus quand on l’a visitée, qu’elle soit considérée comme une des plus belles du monde. L’extérieur n’a ni les proportions, ni l’élégance, ni les sculptures innombrables de la cathédrale de Burgos ; mais l’intérieur est plus orné, plus harmonieux, et rien n’égale l’admirable unité de ce monument.

Sa majesté étonne, sa beauté charme, et la richesse de ses ornements éblouit. L’œil ne se lasse pas de contempler, en se promenant du maître-autel au chœur, et du chœur aux chapelles. La magnificence s’allie à la beauté, l’élégance à la gravité, l’harmonie à la variété, et chaque détail est un chef-d’œuvre. Comme dit Théophile Gautier, le maître-autel seul passerait pour une église, et, quant au chœur, l’art gothique, sur les confins de la Renaissance, n’a rien produit de plus pur, de plus parfait, ni de mieux dessiné.

Une des portes latérales conduit au cloître, dont le promenoir à arcades entoure un jardin oriental, et dont les murs sont couverts de grandes fresques. Nous le parcourons rapidement, et nous revenons à l’église dont nous avons peine à nous arracher.

En sortant de la cathédrale, nous entrons dans un dédale de ruelles tortueuses dont vous ne sauriez vous faire une idée. C’est à se demander parfois si l’on circule dans une ville, ou dans des catacombes. Car les maisons très hautes se rejoignent presque au-dessus de notre tête, et la ruelle se change, tantôt en escaliers qui paraissent conduire sous terre, et tantôt en spirales qui ramènent au jour. Ici, c’est la ville mauresque avec ses maisons sans fenêtres et ses portes basses à arcades, là c’est la ville du Moyen-Âge, avec ses fossés, ses créneaux, ses écussons et ses légendes.

Enfin, nous arrivons en pleine lumière devant une église gothique et un cloître : c’est San Juan de los Reys. Aux murs extérieurs sont suspendues de longues chaînes de fer que portaient les prisonniers chrétiens délivrés par la prise de Grenade, en 1492. Les tribunes de l’église, les piliers, les arceaux et les voûtes présentent un admirable coup-d’œil. Mais le cloître est infiniment plus beau. C’est un joyau d’architecture et de sculpture à mettre dans un écrin. Aucune expression ne peut exagérer la beauté de ce monument qu’un écrivain proclame majestueux comme un temple, magnifique comme un palais de roi, délicat comme un joujou, gracieux comme un bouquet de fleurs.

C’est dans ce monastère de Cordeliers que vint se renfermer un jour un jeune homme qui devait être une des plus pures gloires de l’Espagne. Il se nommait, Gonzalez Ximénès de  Cisnéros.

Il avait étudié d’abord à Alcala, puis à l’Université de Salamanque, la théologie, la philosophie, le droit canon, le droit civil et les langues orientales. Après avoir professé le droit pendant quelque temps en Espagne, il était allé à Rome plaider les causes des Espagnols devant les tribunaux ecclésiastiques.

Dans les deux pays, il s’était fait une grande réputation, et l’on avait la plus haute opinion de son génie.

Quant il revint à Tolède, il se rendit bientôt célèbre comme prédicateur et directeur des âmes. Mais sa popularité croissante lui ayant suscité des envieux, il se retira au couvent de Castagnar dans la plus complète solitude. Plus tard dans sa plus haute fortune il a souvent regretté cette paisible retraite de Castagnar.

Un jour, il dût céder aux instances réitérées de la reine Isabelle de Castille, qui le choisit pour confesseur ; il revint chez les Cordeliers de Tolède, qui l’élirent Provincial.

Deux ans après, sur les pressantes sollicitations de la reine Isabelle, le Souverain Pontife le nommait archevêque de Tolède, et comme il refusait de quitter ce cloître, le Pape lui envoya six mois après l’ordre formel d’accepter la dignité épiscopale.

Ce n’était pas alors une dignité de mince importance ; car l’archevêque de Tolède était le seigneur temporel d’une quinzaine de villes, qu’il devait administrer et dont il nommait les gouverneurs et les magistrats ; et c’est ainsi que l’illustre religieux eut à promouvoir, à la fois, les intérêts de son ordre, ceux de son diocèse, et ceux du royaume.

Mais des travaux plus importants encore réclamèrent bientôt sa rare activité et son vaste génie.

Ferdinand et Isabelle avaient enfin conquis le royaume de Grenade par les armes de Gonzalve de Cordone, le grand Capitaine. Mais il fallait affermir cette conquête, et ce n’était pas une œuvre facile, puisque la capitale même du royaume comptait encore plus de deux cent mille musulmans.

Ximénès conseilla au roi et à la reine d’aller fixer leur résidence à Grenade, et il dut les y accompagner ; car il était devenu l’homme d’État indispensable dans les circonstances difficiles que faisaient à l’Espagne ses récentes conquêtes.

C’est donc à Grenade que nous retrouverons le grand homme.

À quelques pas du couvent des Cordeliers, nous traversons un petit jardin, et nous nous heurtons à un mur blanchi à la chaux. Une vieille femme nous ouvre une porte basse, et sous nos yeux s’allongent cinq nefs étroites, avec un beau pavé en mosaïque, et séparées par des colonnes et des arceaux mauresques.

Qu’est-ce donc que cet édifice étrange que rien à l’extérieur ne fait soupçonner ? Est-ce une synagogue, une mosquée, ou une église ? C’est tout cela, à la fois ; ou plutôt c’est bien un temple du Dieu vivant, mais qui a appartenu au judaïsme et à l’islamisme, avant sa conversion et son baptême. — Il est dédié a la Sainte Vierge, sous le vocable de Santa Maria la Blanca.

Cette course rapide à travers Tolède m’a jeté dans l’enthousiasme, et en redescendant vers la gare, je rêve du Cid et de Don Quichotte, et je les admire tous les deux, comme si le dernier avait été vraiment un preux chevalier.

Ô mon vieux Don Quichotte, je te demande pardon d’avoir ri jadis de tes aspirations et de tes utopies. Aujourd’hui je te comprends mieux, et je te plains. Ce merveilleux pays devait nécessairement enflammer ton imagination, et pousser à des actions extravagantes tous tes instincts généreux. Si Cervantes t’a si bien peint, c’est non seulement parce qu’il te connaissait, mais parce qu’il te ressemblait. Lui aussi était chevalier, et il avait formé bien des rêves impossibles. Tous les cœurs généreux, toutes les intelligences d’élite s’élèvent de terre, et cherchent dans des sphères imaginaires un idéal que la réalité ne peut leur offrir.

En te ridiculisant, ô Don Quichotte, Cervantes s’est moqué de l’humanité tout entière ; mais il ne riait que pour s’empêcher de pleurer, et s’il revenait aujourd’hui sur terre, peut-être conjurerait-il notre siècle de s’arracher à la matière, et de revenir un peu à cet idéal que cherchait la chevalerie, et dont l’on se moque aujourd’hui.

Pendant que je me parlais ainsi à moi-même, le train se traînait paresseusement le long du Tage comme une salamandre monstrueuse. C’était Rossinante, et les voyageurs ressemblaient tous au chevalier de la Triste Figure.

Ah ! c’est ici que j’exècre les chemins de fer. Je les trouve laids partout, mais au moins dans les autres pays du monde ils sont commodes, et ils vont vite. En Espagne, ils n’ont pas même cet avantage.

Ailleurs l’on peut dire que le progrès moderne fait des choses bonnes et utiles ; mais de belles choses, non. Le Beau est en décadence partout, et les voyages ont pour objet d’en contempler les ruines. Sans doute, on réussit encore à atteindre le joli, mais il vaut ce qu’il coûte, c’est-à-dire peu. Tout est à bon marché, parce que tout est faux. En fait de sentiments, comme en fait de bijoux, c’est le plaqué qui domine.