L’affaire Dreyfus a commencé le 15 octobre 1894, jour où le capitaine, soupçonné, surveillé, fut arrêté.
Cette poursuite, menée avec discrétion, ne fut connue que quinze jours après, et encore fut-ce par une information imprécise. Sans donner de nom, sans détails, le journal la Libre Parole, assurément renseigné, mais incomplètement, dans son numéro du 1er novembre 1894, annonçait qu’une affaire d’espionnage était à la veille d’éclater, à la suite de fuites constatées dans les bureaux de l’État-Major.
Les événements se succédèrent rapidement dès cette révélation. Bientôt le nom de l’accusé était prononcé, imprimé, et le premier procès Dreyfus s’engageait devant le conseil de guerre. Zola ne prit aucune part à cet initial engagement.
N’écrivant ici qu’une histoire littéraire, je ne rappellerai de ce formidable et douloureux litige que ce qui est indispensable à l’éclaircissement des idées et des faits pour cette Étude impartiale sur Zola.
Bien qu’ayant été au nombre des militants, et à l’un des premiers rangs,
—je fus l’un des rares journalistes poursuivis à cette époque, ayant été
frappé d’une condamnation, qui parût énorme et disproportionnée, de cent
mille francs de dommages civils (après l’amnistie somme réduite en cour
d’appel à 20.000 francs), je ne veux ni récriminer ni recommencer de
rétrospectives escarmouches. Je n’ai gardé, de ce combat qui fut acharné,
sans merci, de part et d’autre, qu’un grand sentiment de tristesse. Le
pays ne fut pas seulement déchiré, le foyer domestique devint souvent une
annexe du champ de luttes, plus d’un cœur fut meurtri, et des inimitiés
surgirent qui se prolongèrent. Des vieux amis se sont séparés, et ne se
sont plus depuis retrouvés. De secrètes vendettas se produisirent. Il faut
déplorer cette maladie, ce cancer dont la France fut atteinte, et, à
présent que ces temps de souffrance sont lointains, les oublier, si faire
se peut, et ne plus appuyer sur les cicatrices de peur de les rouvrir. Je
vais me borner à signaler le rôle considérable de Zola dans ce grand et
ténébreux drame.
Sans être autrement troublé, il avait, comme tout le monde, appris et
accepté la condamnation de Dreyfus par le premier Conseil de guerre
siégeant au Cherche-Midi, à Paris, le 20 décembre 1894. Alfred Dreyfus,
sans que Zola protestât, subit la dégradation militaire et fut envoyé à
l’Île du Diable. Il y séjourna trois ans, soumis à un régime très sévère.
Il convient de constater que, soit dans la cour de l’École militaire,
pendant la terrible cérémonie de la dégradation, soit à l’Île du Diable,
soit encore en écrivant à sa femme, ou en adressant mémoires, requêtes et
recours au président de la République, aux magistrats et à ses défenseurs,
le condamné n’a cessé de protester de son innocence. Des confidences qu’on
dit avoir été faites au capitaine Lebrun-Renault n’ont pas été vérifiées.
Le procès-verbal rédigé par cet officier de gendarmerie, sa pénible
mission remplie, et transmis à ses chefs ne contient pas trace de ces
aveux. La chose était assez importante pour que l’officier n’eût pas
manqué de consigner les révélations que le dégradé, sous l’impression du
châtiment, et dans la dépression qui en était la conséquence, aurait été
amené à faire.
Après l’embarquement du condamné, et son isolement à l’Île du Diable, un
grand silence se fit. Personne, dans le monde politique, dans l’armée,
dans la presse, dans le gros public, ne semblait mettre en doute alors le
bien rendu de l’arrêt, la légitimité de la condamnation. Il est certain
que Zola, comme nous, admettait la culpabilité, et ne s’en préoccupait
pas plus qu’actuellement nous ne sommes impressionnés par le souvenir de
condamnations récentes, prononcées contre des individus que les journaux
nous ont signalés comme convaincus d’espionnage et qui furent ensuite
frappés par les tribunaux compétents. Il faut se rappeler que, durant les
trois années qui suivirent l’arrêt du conseil de guerre de 1894, on ne
désignait dans les journaux de toutes opinions le condamné qu’en le
qualifiant de « traître » . On ne donnait de ses nouvelles que pour affirmer
qu’il était toujours captif, et que, malgré certains bruits de bateaux
frétés à dessein, et de gardiens soudoyés par la famille, peut-être par
des membres importants de la communauté israélite, le prisonnier n’avait
pu même risquer une tentative d’évasion.
Comment Zola fut-il acquis à la cause de ce condamné, dont la femme et le
frère, Mathieu Dreyfus, poursuivaient la réhabilitation avec un dévouement
et une conviction inébranlables, faisant secrètement une lente et active
propagande ?
Il reçut probablement, comme moi, comme plusieurs journalistes et
écrivains, la visite suivante : Un matin d’avril 1897, si mes souvenirs
sont bien exacts, un homme de lettres, un confrère de la presse, se
présenta chez moi. Il venait de publier un volume, et comme j’étais alors
chargé de la critique littéraire à l’Écho de Paris, il m’apportait son
ouvrage, pensant qu’au lieu de le faire parvenir au journal il serait
préférable de me le remettre lui-même, sage précaution d’auteur. Je pris
le livre, intitulé les Porteurs de torches, et je causai amicalement
avec l’auteur, Bernard Lazare. Nous parlâmes des sujets analogues à celui
qu’il avait traité : des Derniers jours de Pompéi, de Bulwer Lytton, de
Fabiola du cardinal Wiseman, de Byzance et de l’Agonie de Lombard.
Il s’agissait d’une évocation de la société antique et des cruels jeux du
Cirque. La conversation, purement littéraire, s’épuisait, quand Bernard
Lazare, tirant des papiers de sa poche, aborda brusquement le motif
principal de sa visite. Il me parla de la condamnation de Dreyfus, qui
était, disait-il, le résultat d’une erreur et d’une machination. Il me
montra des fac-simile autographiés du fameux bordereau et la plupart
des pièces en fac-simile qui, depuis, ont été tant de fois cités et
reproduits. Bernard Lazare me demanda de m’intéresser à la cause de celui
qui, à ses yeux, était bien innocent, et, avec force compliments, il
m’incita à discuter favorablement dans la presse les documents qu’il me
soumettait. Nous nous quittâmes sur le ton de la plus parfaite cordialité.
Je dois déclarer que, dans cette conversation, dans cette tentative pour
obtenir mon concours, comme il me disait avoir déjà sollicité et obtenu
celui de plusieurs confrères, il n’était nullement question d’une campagne
violente à entamer contre l’armée en général, encore moins de faire appel
aux anti-militaristes.
Bernard Lazare a certainement fait semblable démarche auprès de Zola, et
lui a communiqué les documents. L’illustre romancier se laissa persuader.
Les partisans de l’innocence de Dreyfus s’étaient, sans bruit, groupés et
concertés. Des rumeurs se produisirent, des ballons d’essai furent lancés.
On fit des sondages dans la presse. Un soir, au syndicat de l’Association
des journalistes républicains, rue Vivienne, Ranc, notre président, nous
dit, après la séance : « —Vous ne savez pas la nouvelle ? Eh bien ! Dreyfus
est innocent ! Scheurer-Kestner en a la preuve ! On connaît le vrai coupable,
celui qui a fabriqué le bordereau ayant entraîné la condamnation du
capitaine. Scheurer-Kestner va porter l’affaire à la tribune, au Sénat… »
On accueillait avec étonnement, mais sans grand enthousiasme, cette
nouvelle, dans cette réunion de rédacteurs des principaux journaux
républicains. Quand je la transmis, quelques instants après, à l’Écho
de Paris, on la reçut avec incrédulité, et il fut convenu qu’on ne
publierait cette information assez extraordinaire qu’après de plus amples
renseignements.
Quelques jours après, elle était confirmée. M. Scheurer-Kestner,
vice-président du Sénat, écrivait une lettre mémorable, dans laquelle il
exprimait sa conviction que le condamné expiait le crime d’un autre.
Dès le 30 octobre, ajoutait-il, dans un entretien officiel avec
le ministre de la Guerre, j’ai démontré, preuves en mains, que le
bordereau attribué au capitaine Dreyfus n’est pas de lui, mais d’un
autre.
Cet « autre » n’allait pas tarder à être désigné. M. Mathieu Dreyfus
écrivait bientôt au ministre de la Guerre que :
La seule base de l’accusation dirigée en 1894 contre son frère,
étant une lettre missive, non signée, non datée, établissant que des
documents militaires confidentiels avaient été livrés à un agent d’une
puissance étrangère, il avait l’honneur de lui faire connaître que
l’auteur de cette pièce était M. le comte Walsin-Esterhazy, commandant
d’infanterie, mis en non-activité pour infirmités temporaires.
L’écriture du commandant Walsin-Esterhazy était, ajoutait-il,
identique à cette pièce.
Sur les documents de Bernard Lazare était fondée cette dénonciation, et la
révision du procès en apparaissait comme l’inéluctable conséquence.
Alors se déroula cette douloureuse suite d’événements : Esterhazy, désigné
comme l’auteur du bordereau, fut déféré au Conseil de guerre. Le procès
eut lieu à huis clos. Il dura deux audiences. Esterhazy fut à l’unanimité
acquitté, le 12 janvier 1898.
Zola, avant le procès d’Esterhazy, était depuis plusieurs mois accaparé
par la défense de Dreyfus. Il avait abandonné ses travaux ordinaires.
Toutes ses habitudes régulières étaient interrompues, bouleversées. Il ne
s’appartenait plus. Il était possédé, comme eût dit un exorciste du moyen
âge.
Les raisons qui le firent se donner tout entier à cette entreprise
hasardeuse de la délivrance et de la réhabilitation de Dreyfus n’ont rien
d’étrange, rien de honteux. D’abord l’intérêt personnel, le lucre doivent
être écartés. La plume de Zola n’était pas à vendre. Il l’a apportée,
cette arme bien trempée, redoutable et fortement maniée, avec spontanéité,
généreusement, comme un soldat de la taille de Garibaldi, offrant son épée
à l’heure des défaites.
Assurément il ne fut pas indifférent à l’espoir de la victoire, et son
esprit ambitieux et dominateur fut hanté d’une vision de triomphe. Il se
vit, comme Voltaire défendant Calas, l’objet d’un enthousiasme général. Il
connaîtrait alors une autre célébrité que celle qui provient uniquement
des œuvres littéraires. Il entrerait ainsi dans la grande popularité. Le
peuple, envers qui jusque-là il avait témoigné une défiance dédaigneuse de
lettré, viendrait à lui, et il irait à lui. Il prendrait contact avec ces
masses profondes de la nation, à l’écart desquelles il s’était tenu. Tous
ces citoyens inconnus, dont il n’avait ni partagé les engouements ni
compris les haines, tendraient vers lui leurs mains noires et rudes. Son
nom connu, mais peu fêté dans les milieux républicains, serait acclamé
par la foule frémissante des meetings. Devenu l’égal des plus illustres
champions de la démocratie, il serait l’objet d’honneurs électifs. Il
pensa à son personnage d’Eugène Rougon. Qui pouvait savoir ? Il entrevit
peut-être, comme possible et proche, le Sénat, un Ministère, l’Élysée !
Victor Hugo avait dû à sa lutte opiniâtre contre l’empire, à sa
proscription, à sa superbe attitude sur son rocher, une auréole de gloire
que Notre-Dame de Paris, la Légende des Siècles et Marion Delorme
n’auraient pu faire rayonner aussi largement sur son front. Il éprouva le
désir vraisemblable, tout en servant la cause de Dreyfus, de jouer un rôle
important dans les affaires de son temps, d’être autre chose qu’un homme
de lettres, dans lequel il y a toujours de l’amuseur public et du conteur
de contes de chambrées. Il était attiré et flatté par la pensée de devenir
homme d’action, conducteur de foules, l’un des grands bergers du troupeau humain. Ambition légitime d’ailleurs et licite ascension, bien qu’en
réalité le calcul fût erroné, en admettant qu’il y eût calcul et non
simple emballement de méridional, froid à la surface, fièvre de ligurien
ardent et concentré, comme le fut Bonaparte. Zola, en tentant cette partie
aventureuse, sur le tapis de la gloire, jouait à qui gagne perd. Il a
malheureusement gagné.
Mais le grand mobile de son intervention dans l’affaire fut, comme je
l’ai indiqué en analysant les dernières pages de son livre Paris,
l’évolution profonde qui s’était produite en lui. L’initiation aux choses
du socialisme, la lecture des ouvrages des philosophes rénovateurs, des
saint-simoniens, fouriéristes, icariens, phalanstériens, l’inspiraient. Il
était charmé par le rêve humanitaire d’une société mieux organisée, où la
Vérité et la Justice régneraient. Il entrevoyait, il appelait l’âge d’or
démocratique, non dans le présent, mais au delà de nos temps de fer ;
il saluait l’avenir meilleur dont il voulait hâter la venue, et,
matérialisant son rêve, il entendait faire sortir Dreyfus de sa prison
insulaire, comme il souhaitait d’arracher l’humanité au bagne social
actuel, en fondant un monde nouveau, régénéré par l’amour, par la science
et par le travail.
Tout donc le préparait à sa nouvelle vocation. Et puis la poursuite contre
Dreyfus et sa condamnation avaient déchaîné des passions religieuses
régressives et ravivé des haines séculaires. L’antisémitisme, absurde
et féroce, nous reportait aux jours des persécutions religieuses. Les
anti-dreyfusards défendaient l’armée, le drapeau, la patrie, que les
révolutionnaires, sous le prétexte de faire réviser un arrêt de conseil de
guerre, attaquaient avec fureur. Parmi ces patriotes alarmés et exaspérés,
il se trouvait de très notoires républicains et même des républicains
des plus avancés, d’anciens membres et délégués de la Commune, mais ils
avaient pour alliés, malgré eux, les fils de Loyola et de Torquemada,
comme les républicains partisans de Dreyfus avaient pour auxiliaires les
sans-patrie et les anarchistes. Quel ténébreux gâchis ! On ne savait où
se diriger, pour demeurer dans la clarté, dans la vérité. Les violences
antisémites surtout entraînaient Zola au premier rang. Il courut au
secours de Dreyfus, oui, mais surtout il se précipita pour protéger la
liberté de conscience, qu’il voyait en danger et pour mettre en déroute
le fanatisme persécuteur, le cléricalisme, dont il redoutait le retour
offensif. Dans ce combat, où retentissaient, en un cliquetis étourdissant,
les grandes sonorités de langage, où, avec un fracas d’artillerie, les
adversaires se lançaient, comme des projectiles, les mots de vérité,
d’innocence, de justice, de patrie, de drapeau, où l’on parlait ici du
désarmement du sabre, de l’écrasement du goupillon, et là du salut du pays,
de la défense sacrée du sol et des institutions, de l’armée française à
sauver de la trahison et de la débandade, Zola, lyrique et polémiste, se
jeta à corps perdu. Tout son être, dont la combativité était l’essence,
ressentit une vibration délicieuse. Il s’enivra de ce tumulte, et il
s’abandonna, comme dans une orgie, à la débauche de mots, de phrases,
d’appels, d’invocations, d’anathèmes, d’invectives, de malédictions,
d’injustices, de violences et de méchancetés qui, des deux camps,
coulaient à pleins bords autour de lui.
Il fut extatique, et comme animé du délire des prophètes bibliques,
maudissant le siècle et appelant sur la tête des chefs, sur leurs palais,
sur leurs lois et leurs institutions des vengeances terribles. Comme
Jeanne d’Arc, il dut entendre des voix. Il se sentit investi d’une mission. Il délivrerait Dreyfus et conduirait la France au sacre
socialiste. Il brandirait l’étendard de la Liberté et l’épée de la Justice,
et sur les ténèbres environnantes il secouerait la torche de la Vérité.
Ce fut alors qu’il lança, comme un appel aux armes, sa fameuse Lettre au
président de la République, Félix Faure. Ce réquisitoire mémorable, connu
sous le nom de J’accuse ! parut dans l’Aurore, numéro du 13 janvier
1898, le lendemain même de l’acquittement d’Esterhazy.
La « Lettre au président » avait été précédée de deux autres brochures.
L’une « la Lettre à la jeunesse », l’autre « la Lettre à la France » .
Dans cette dernière lettre, Zola, avec éloquence, s’écriait :
Ceux de tes fils qui t’aiment et t’honorent, France, n’ont qu’un
devoir ardent, à cette heure grave, celui d’agir puissamment sur
l’opinion, de l’éclairer, de la ramener, de la sauver de l’erreur où
d’aveugles passions la poussent. Et il n’est pas de plus utile, de
plus sainte besogne.
Ah ! oui, de toute ma force, je leur parlerai, aux petits, aux humbles,
à ceux qu’on empoisonne et qu’on fait délirer. Je ne me donne pas
d’autre mission, je leur crierai où est vraiment l’âme de la patrie,
son énergie invincible et son triomphe certain.
Voyez où en sont les choses. Un nouveau pas vient d’être fait, le
commandant Esterhazy est déféré au Conseil de guerre. Comme je l’ai
dit dès le premier jour, la vérité est en marche, rien ne l’arrêtera
plus. Malgré les mauvais vouloirs, chaque pas en avant sera fait,
mathématiquement, à son heure. La vérité a en elle une puissance qui
emporte tous les obstacles…
La Lettre au président de la République répétait, plus violemment, cet
appel à la guerre civile des consciences et à l’insurrection des esprits :
Elle débutait ainsi :
Un conseil de guerre vient, par ordre, d’oser acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à toute justice, et c’est fini. La France a sur la joue cette souillure. L’Histoire écrira que c’est sous votre présidence qu’un tel crime social a pu être commis…
La Lettre, qui avait le tort de généraliser et de mettre en accusation l’armée, prise en général, se terminait par cette dénonciation analytique :
J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d’avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.
J’accuse le général Mercier de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle.
J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus, et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique, et pour sauver l’état-major compromis.
J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute par passion cléricale, l’autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l’arche sainte inattaquable.
J’accuse le général de Pellieux et le commandant Ravarin d’avoir fait une enquête scélérate, j’entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace.
J’accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d’avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu’un examen médical ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du jugement.
J’accuse les bureaux de la guerre d’avoir mené dans la presse, particulièrement dans l’Éclair et dans l’Écho de Paris, une campagne abominable, pour égarer l’opinion et couvrir leur faute.
J’accuse enfin le premier conseil de guerre d’avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j’accuse le
second conseil de guerre d’avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable.
En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose.
Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice.
Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises, et que l’enquête ait lieu au grand jour !
J’attends.
Cette lettre avait terriblement étendu le champ de bataille. L’affaire Dreyfus ne concernait désormais qu’indirectement Dreyfus. Le condamné
servait d’étiquette et de prétexte. Au fond, sauf peut-être pour Zola, qui était de bonne foi, et les membres de la famille du condamné, la personnalité même de celui qu’il s’agissait de tirer de l’Île du Diable, de ramener en France, de promener en triomphe après un arrêt de révision
et de réhabilitation, disparaissait. L’antisémitisme s’était dressé comme une bête fauve. Le monde israélite, de son côté, s’agitait, répandait l’or, confondait avec ostentation sa cause, qui était celle de l’influence juive dans la société, avec celle de la révolution. On faisait appel aux hordes anarchistes. D’un autre côté, les patriotes, les républicains et les libre-penseurs, qui d’abord étaient les plus nombreux parmi ceux qu’on dénommait les « anti-dreyfusards », se trouvèrent confondus avec les
cléricaux. Les réactionnaires les entourèrent, les paralysèrent, tout en
exploitant leur notoriété, en se couvrant de leur républicanisme. Les
modérés, les timorés du parti républicain prirent peur. Ils craignirent
d’être combattus aux élections comme ayant pactisé avec la réaction. Les
militants du parti socialiste se mettaient à la tête du mouvement, et
Clemenceau, effrayé à l’idée d’être dépassé, d’être laissé en arrière,
emboîtait le pas à Jaurès. L’armée fut donc violemment attaquée, sous
couleur de réhabiliter Dreyfus, et l’esprit anti-militariste se répandit
dans une portion du parti. Les instituteurs furent les premiers gangrenés.
Ils avaient été flattés de se ranger parmi les défenseurs de Dreyfus
à côté des intellectuels renommés et des libertaires de marque : ils
suivaient avec orgueil Anatole France, Monod, Psichari, Mirbeau, Sébastien
Faure et tant d’autres recrues inattendues. Pourquoi les maîtres d’école,
avec les maîtres de conférences, s’occupaient-ils d’un procès militaire ?
En réalité l’affaire Dreyfus n’aurait pas dû dépasser les limites d’une
action judiciaire. Dans le calme du prétoire, loin des réunions publiques,
sans pamphlets ni polémiques de presse, elle devait être circonscrite par
l’examen, attentif et impartial, d’une procédure plus ou moins régulière,
et d’une sentence plus ou moins révisable. On a révisé plus d’un arrêt
et proclamé l’erreur, ou tout au moins l’insuffisance de preuves, dans
plusieurs affaires criminelles, sans un pareil tumulte. La cause de
ces condamnés réputés innocents, présentée sans doute au début par un
journaliste apitoyé et convaincu mais sans éclat, sans outrages, un
simple appel à l’humanité et à la justice, fut uniquement plaidée par
des avocats, discutée par des magistrats. Ces révisions n’eurent que la
publicité légitime et désirable d’une décision judiciaire comportant la
réhabilitation d’un innocent.
Pourquoi donc la réhabilitation de cet israélite, qui semblait, durant
trois ans, avoir été à juste titre frappé, fut-elle si vigoureusement
tambourinée, et pourquoi, de tous les côtés, tant de volontaires
accoururent-ils battre la caisse ? C’est que Dreyfus n’était qu’un
prête-nom, l’homme de paille d’un syndicat de convoitises politiques,
d’intérêts de secte, de tapage réclamiste et d’appétits révolutionnaires.
Émile Zola, qui avait contribué le plus à déclarer et à patronner cette
guerre civile, en fut la victime. Il se trouva atteint dans son repos,
dans son travail, qui était sa vie même, dans sa fortune, dans sa
situation, dans les dignités qu’il avait acceptées, et qui lui plaisaient.
Il fut rayé des tableaux de la Légion d’honneur, condamné à un an de
prison avec trois mille francs d’amende, par la Cour d’assises de la
Seine, le 27 février 1898, enfin, après plusieurs péripéties judiciaires,
condamné derechef à Versailles, mais par défaut. Alors il quitta la France,
et se réfugia en Angleterre, où il séjourna plus d’une année.
On sait la suite des événements : le coup de théâtre du suicide du colonel
Henry, avouant le faux d’ailleurs inutile, et la série interminable des
procès à Rennes, à Paris, à la Cour de cassation ; Dreyfus ramené en France,
puis grâcié, finalement réhabilité et réintégré, avec avancement, dans
l’armée. Devenu commandant, il voulut obtenir un nouveau grade qui lui fut
refusé par son ex-défenseur Picquart, grâce à lui, de lieutenant-colonel
promu général et nommé ministre de la Guerre. Alfred Dreyfus alors donna
sa démission. Il est rentré dans la vie privée, où il se tient à l’écart.
La tentative homicide absurde d’un justicier, réclamiste ou toqué, lors
de la cérémonie au Panthéon, l’a fait, un moment, reparaître devant
l’opinion. Il est, depuis, retourné dans l’ombre qui lui plaît. Qui saura
jamais ce que dissimule, peut-être, cette apathie et ce qui couve sous
cette apparente quiétude ?
Zola est mort brusquement à la suite d’un stupide accident de ventilation,
sans avoir assisté au triomphe définitif de son client, au « couronnement
de son œuvre », comme dit l’un de ses biographes, M. Paul Brulat.
Celui-ci, dans son Histoire populaire d’Émile Zola, en manière de
conclusion sur l’affaire Dreyfus, donne le jugement suivant que je lui
emprunte, ayant été trop mêlé à la bataille, trop antagoniste de Zola,
pendant la lutte, pour me prononcer en cette circonstance :
Aujourd’hui que les passions se sont apaisées, dit M. Paul Brulat,
il est permis de porter un jugement impartial et modéré sur cette
affaire… Peut-être fûmes-nous injustes à l’égard les uns des autres.
Dans le feu du combat, les passions s’exaspérèrent de part et d’autre.
On se jeta à la face d’abominables outrages, et il sembla un moment
que la vie sociale était suspendue en France. En réalité, chaque camp
se battait pour un grand idéal. Sur le drapeau de l’un était écrit :
Tradition et Patrie, sur le drapeau de l’autre : Justice et Vérité.
Reconnaissons maintenant que de telles luttes, loin de diminuer un
peuple, démontrent sa noblesse et sa vitalité.
Zola, ayant fait défaut, le lundi 18 juillet 1898, jour fixé pour son
second procès de Versailles, quitta le palais de justice de cette ville,
dans un coupé qu’il avait loué. Il était accompagné de son défenseur, Me
Labori. Il se rendit à Paris, chez son éditeur et ami, Georges Charpentier,
avenue du Bois de Boulogne. Là il fut rejoint par M. Clemenceau, par Mme
Zola et quelques amis.
On délibéra sur la conduite à tenir. L’avis de Labori, appuyé par
Clemenceau, fut que le condamné devait partir pour éviter d’être touché
par la signification « parlant à la personne » du jugement rendu par défaut.
S’il recevait cette signification, elle faisait tomber le défaut, et
rendait un jugement définitif certain, dans le plus bref délai ; il n’y
aurait plus alors aucun recours judiciaire. Donc la fuite s’imposait.
L’Angleterre fut choisie comme terre de refuge. On fit en hâte les
derniers préparatifs. Zola ne voulut pas être accompagné. Il monta dans
l’express de Calais de neuf heures, et débarqua à Londres, à Victoria
Station, le 19 juillet, à cinq heures 40 du matin, sans avoir été reconnu
ni inquiété.
Il se fit inscrire à l’hôtel Grosvenor, que lui avait indiqué Clemenceau,
sous le nom de M. Pascal, venant de Paris. Il fut rejoint, le lendemain,
par son ami le graveur Desmoulins.
Zola eut quelques aventures, durant les premiers jours de son séjour à
Londres. Il les a lui-même plaisamment racontées.
Il ne savait pas un mot d’anglais, et il manquait de linge.
Figurez-vous, dit-il par la suite, en contant cette anecdote, que je
n’avais rien emporté avec moi, que ce que j’avais sur ma personne.
En conséquence, hier matin, en sortant, je voulus m’acheter
l’indispensable, et j’entrai dans un magasin où, à la devanture,
il y avait des quantités de chemises. J’entre, mais comme je ne sais
pas un mot d’anglais, je suis obligé de me faire comprendre par
gestes. J’enlève mon col et je me tape sur le cou.
Le boutiquier sourit et comprend. Il me prend mesure, il me montre
une chemise et des cols. Pour les chaussettes, ce fut un peu plus
difficile. Je dus enlever mon pantalon. Le boutiquier comprit encore,
mais il ne comprit jamais que les chaussettes étaient trop grandes.
À la fin, impatienté, je fermai le poing et je le lui tendis comme on
fait à Paris pour qu’il prenne la dimension. Mais le boutiquier ne
saisit pas. Il crut que je voulais le boxer, et il se réfugia derrière
ses cartons.
J’allongeai alors la jambe, le boutiquier eut encore plus peur et
se figura que la boxe allait dégénérer en séance de savate. Mais
tout finit par s’arranger et le marchand comprit que mes poings et
mes pieds n’en voulaient aucunement à lui, mais simplement à ses
chaussettes.
Il fallait prendre quelques précautions, à Grosvenor-Hôtel, où la
clientèle était nombreuse, élégante, et pouvait connaître, de vue au moins,
l’auteur de l’Assommoir. Zola, d’ailleurs, dans les premiers jours,
était imprudent. Il se promenait avec un chapeau mou gris, inusité à
Londres, une grosse chaîne de montre, des bagues aux doigts, et une
rosette de la Légion d’honneur à sa boutonnière. Tout cet attirail le
désignait comme un étranger, un Français. Dans le salon-bar de l’hôtel
d’York, fréquenté par les chanteurs et artistes de music-halls en
quête d’engagements, on le prit pour un Barnum, pour le directeur des
Folies-Bergères ou de l’Olympia, de Paris, venu en remonte à Londres, et
des cabotins sans emploi lui firent de pressantes offres de service, qu’il
eut grand’peine à décliner. On le suppliait d’accorder des auditions et
tout un cortège de M’as-tu-vu se disposait à le suivre à son hôtel. Il fut
obligé de sauter dans un cab, et de fuir en donnant au cocher une fausse
adresse.
Un journaliste anglais, M. Vizitelly, qu’il connaissait de longue date et
qu’il avait averti de son arrivée, lui servit de truchement et lui procura
une chambre, à Wimbledon, aux environs de Londres, chez un solicitor, un M. Wareham. Là, Zola ne parut pas en sûreté. Le restaurateur chez lequel
il prenait ses repas, un Italien nommé Genoni l’avait reconnu, mais ne le
trahit point. Un coiffeur, qui avait travaillé à Paris, un journaliste
venu pour interviewer firent savoir discrètement à Wareham et à Vizitelly
qu’ils savaient que Zola était à Wimbledon. Il fallut déménager de peur
qu’un huissier français, accompagné de détectives et sous la garantie d’un
notaire anglais, ne vînt lui signifier, parlant à sa personne, l’arrêt par
défaut. Ce fut dans un village, à Oatlands, où le roi Louis-Philippe avait
cherché asile, cinquante ans auparavant, après la révolution de février,
que Zola rencontra un abri plus sûr.
À Oatlands, Zola reprit son existence de travailleur. Il semblait se
détacher même des événements qui se passaient à Paris.
M. Vizitelly a donné, dans l’Evening News, sur son séjour à Oatlands,
les curieux détails suivants :
À cette époque, M. Zola ne paraissait pas se soucier beaucoup de lire
les journaux. Chaque fois que j’allais en ville, je me procurais
quelques journaux français et me hâtais de les expédier par la poste,
à Oatlands. M. Desmoulins, dont la fièvre dreyfusarde était alors plus
forte que jamais, les dévorait d’un bout à l’autre. Mais M. Zola n’y
jetait même pas un coup d’œil, et se contentait des nouvelles que lui
rapportait son compagnon d’exil.
Tous les soirs, M. Zola descendait dîner à table d’hôte, et il
trouvait occasion d’y exercer ses facultés d’observation. C’est ainsi
qu’il fut profondément étonné de la facilité et de la fréquence avec
laquelle certaines jeunes filles anglaises approchaient leur verre de
leurs lèvres. Il demeurait abasourdi en les voyant sabler, de la façon
la plus naturelle du monde, du moselle, du Champagne ou du porto,
alors qu’en France les jeunes filles boivent de l’eau, à peine rougie
par un peu de Bordeaux. Son étonnement se changea en ahurissement,
lorsqu’il vit des messieurs, laissant à leurs femmes et à leurs filles le vin, boire à pleines gorgées du whisky pendant leurs repas.
Une autre observation, que put faire M. Zola, fut relative aux
chemises anglaises. Il en avait acheté quelques-unes à Weybridge, dans
les environs d’Oatlands, et il ne tarda pas à se plaindre de leurs
proportions exiguës. Le Français, qui aime en général ses aises, et
fait des gestes en parlant, est en effet habitué aux chemises amples.
Il n’en est pas de même de l’Anglais, dont le chemisier semble avoir
toujours peur de gaspiller quelques millimètres de toile, et qui vous
taille votre linge pour ainsi dire sur mesure. En conséquence, M.
Zola tonnait contre la chemise anglaise qui, disait-il, « était non
seulement inconfortable, mais même indécente » .
Pendant tout ce temps, Mme Zola était restée seule à Paris, dans sa
maison de la rue de Bruxelles, à la porte de laquelle des agents de la
Sûreté continuaient à monter la garde. Mme Zola était suivie partout
où elle allait, l’idée étant qu’elle ne tarderait pas à suivre son
mari à l’étranger. Mais Mme Zola avait bien d’autres occupations à
Paris, quand ce n’eût été que d’expédier à son mari les vêtements dont
il pouvait avoir besoin et les matériaux qu’il avait recueillis pour
son nouveau livre, et qu’il avait dû abandonner dans sa fuite.
M. Zola avait, en effet, résolu de tromper les ennuis de son exil en
travaillant à sa nouvelle œuvre, Fécondité. Il ne se doutait pas,
alors, que toute l’œuvre serait écrite en Angleterre, que son exil
durerait des mois et des mois, que l’hiver succéderait à l’été, le
printemps à l’hiver, et qu’il verrait encore une fois l’été.
Nous lui disions sans cesse : « Dans quinze jours ce sera fini ; dans un
mois au plus. » Et les chapitres s’ajoutèrent aux chapitres ; il finit
par y en avoir une trentaine ; l’œuvre était terminée.
C’est M. Desmoulins qui apporta les matériaux nécessaires : notes,
coupures, œuvres scientifiques, etc. Il apporta, en même temps, une
malle pleine de vêtements. On avait dû les sortir un à un de la maison
de M. Zola, par petits paquets, pour ne pas éveiller l’attention,
et on avait dû les emporter chez un ami, où ils furent un peu plus
convenablement emballés dans une malle.
Ce fut donc à Londres que Zola écrivit ce volumineux roman de Fécondité,
—titre du premier de ses Quatre Évangiles sociaux, dont il avait conçu
l’idée en terminant Paris. La transition était indiquée dans la dernière
page de ce livre, où il montre Pierre Froment, l’époux de Marie, debout
sur la terrasse de la maison de la Butte Montmartre, prenant son fils,
le petit Jean, et l’offrant à Paris, dont le soleil oblique noyait d’une
poussière d’or l’immensité, et disant, en montrant au bébé inconscient
encore, mais ébloui, la ville du travail et de la pensée :
— « Tiens, Jean ! tiens, mon petit, c’est toi qui moissonneras tout ça, et
qui mettras la récolte en grange ! »
Zola considérait cet ouvrage, poème en quatre volumes, comme le résumé de
son œuvre, de sa philosophie, une sorte de testament, où il formulerait
les conseils de son expérience et de son amour paternel pour tous ceux qui
travaillent et qui souffrent. Déjà, les titres étaient choisis : Travail,
Vérité, Justice et Fécondité, avec les noms des personnages principaux,
menant l’action et personnifiant la pensée de l’auteur. Ces noms étaient
ceux des quatre évangélistes, adaptation un peu puérile : Luc était désigné
pour Travail, Marc pour Vérité, Jean pour Justice, Mathieu, étant
l’apôtre du premier livre : Fécondité. Ils devaient tous les quatre
prêcher et pratiquer l’évangile nouveau, la religion de la maternité, du
travail, du vrai et du juste.
Zola définissait ainsi la conception et la portée de cette œuvre
d’évangélisation socialiste, que la mort laissa incomplète :
La société actuelle est dans une décadence irrémédiable, le vieil
édifice craque de tous côtés. Chacun le reconnaît, non pas seulement
les théoriciens du socialisme, mais aussi les défenseurs du régime
bourgeois. Le christianisme a fait une révolution qui a bouleversé
le monde romain, en supprimant l’esclavage, et en y substituant le
salariat. C’était un progrès immense, car il élevait le plus grand
nombre à la dignité d’hommes libres. Dans les conflits quotidiens du
capital et du travail, le définitif triomphe appartiendra au travail.
Mais dans quelle voie s’engagera le peuple ? quelle parole il écoutera ?
celle de Guesde ou de Jaurès ? Je l’ignore.
Mes visions, à moi, d’un avenir meilleur, où les hommes vivront
dans une solidarité étroite et parfaite, n’ont pas la rigueur d’une
doctrine. C’est une utopie.
Maintenant on a dit que les utopies étaient souvent les vérités
du lendemain. Pour écrire Travail, je demanderais à Jaurès de
m’expliquer sa conception du socialisme.
Fécondité est l’enfant de la douleur. Je l’ai écrit en exil. Ce
livre m’a coûté beaucoup de peine et de temps. J’ai l’habitude
d’entasser les matériaux avant de me mettre à écrire. J’avais donc
réuni toute une bibliothèque de brochures spéciales, et ce coup de
sonde dans les mystères abominables de la vie parisienne m’a révélé
de telles choses que mon ardeur s’en est accrue pour jeter à mon tour
le cri d’alarme. Quand mes lectures sont terminées, mes informations
prises, je fais mon canevas. C’est le gros morceau de ma tâche, et
si les personnages, dont les silhouettes défilent de mon livre,
sont nombreux, —c’est bien le cas de Fécondité, —cela devient un
casse-tête chinois. J’ai dû établir une centaine de généalogies,
donner des noms différents à chacun, un trait personnel, puisqu’il
n’y a pas deux êtres qui se ressemblent complètement dans la nature,
et leur attribuer, pour ne pas les confondre, une fiche, comme au
service d’anthropométrie. C’est un labeur énorme, mais qui, une fois
achevé, me facilite grandement l’exécution de mon roman.
Je travaille, en effet, chaque jour, depuis trente années, un nombre
d’heures déterminé. Mon canevas m’a rationné ma besogne, que j’appelle
mon pain quotidien. Je n’ai pas besoin de me souvenir de ce que j’ai
écrit la veille, et je ne me préoccupe pas de ce que je devrai faire
le lendemain. Le chaînon se soude de lui-même, et la chaîne se déroule
et s’allonge.
Mes recherches étaient terminées, toutes mes notes en ordre, lorsque
le second procès de Versailles m’obligea à précipitamment Paris. Je
pris le train de Calais avec un très léger bagage, composé d’une
chemise de nuit, d’une flanelle, et d’un chiffon de papier sur lequel
Clemenceau avait tracé quatre mots d’anglais. Et dans le train qui
m’emportait loin des rumeurs de mort et aussi, hélas ! loin de mon
foyer, je répétais ces mots, m’efforçant de les retenir pour pouvoir
guider mes premiers pas dans la ville de Londres.
Je débarquai en Angleterre le 19 juillet, au matin. Je ne m’arrêtai
pas dans l’énorme ville bourdonnante, recherchant la solitude et le
silence. Mon bagage, je le répète, était celui de l’exilé, qui
n’emporte que quelques hardes au bout de son bâton.
J’écrivis bientôt à ma femme pour lui demander de me faire parvenir
les documents qui se rapportaient à mon livre, et qui attendaient dans
un coin de mon cabinet de travail, à Médan. Les indications précises
de ma lettre lui permirent de les découvrir, et, par un chemin
détourné, ils m’arrivèrent enfin au lieu de ma retraite.
Il me sera permis de dire ici que mon exil ne fut pas volontaire.
J’avais accepté ma condamnation, et je m’étais préparé à subir mon
année de captivité. La perspective de la prison n’effraye à la longue
que les coupables. Je n’avais pas à craindre le remords d’une action
qui m’avait été imposée par ma conscience, et dont la rançon était la
perte de mon repos, de ma liberté, et de ma popularité fondée sur un
labeur obstiné. Je pouvais me dire : l’honneur est sauf, et peupler
ma cellule de douces visions. Mais j’obéis aux raisons de tactique
invoquées par les hommes de mon parti, en qui j’avais placé toute ma
confiance, et puisque l’intérêt d’une cause, à qui j’avais fait déjà
tant de sacrifices, commandait mon départ, j’obéis en soldat.
Le 4 août, j’écrivis la première ligne du premier chapitre, et le
15 octobre, sept chapitres étaient composés. À cette date, je
transportai mes pénates à Upper-Norwood. Mon visage m’avait trahi
dans es auberges que j’habitais. Or, mon désir ardent était de me
soustraire à toute importunité. Malgré l’urbanité anglaise, je me
sentais comme enveloppé de curiosités, sympathiques mais gênantes,
et je choisis, au milieu de prés verts et sous de grands ombrages,
une demeure inviolable. Je pris des domestiques anglais qui ne me
connaissaient pas, et ne parlaient pas un mot de notre langue. La
lecture des journaux anglais m’avait familiarisé avec quelques
expressions dont je me servais pour me faire comprendre.
Mais quels coups de tonnerre traversèrent ma vie ! Le suicide du
colonel Henry, l’arrestation de Picquart, tous ces épisodes de la
bataille d’idées que j’avais engagée surgissaient à mes yeux, et mon
âme en était toute bouleversée. Ces jours-là, la reprise de ma tâche
était plus difficile. Les mots ne venaient pas. Je me prenais la
tête dans mes mains agitées par la fièvre, et m’épuisais en vains
efforts pour retrouver le fil de ma pensée. Je sortais enfin de mon
découragement, et un bienfaisant équilibre que j’obtenais pour le
reste de ma journée était ma récompense.
Le 27 mai 1899, j’écrivais le mot : « Fin » au bas du trentième et
dernier chapitre. Et le 4 juin, une semaine après, mon manuscrit sous
le bras, je rentrais en France.
Pendant que mes ennemis s’acharnaient à ma perte, moi, je donnais
à mon pays les meilleurs, les plus sages conseils. Je lui faisais
toucher du doigt ses plaies pour qu’il put les guérir. Et, avec
la Fécondité qui assure l’existence et la grandeur de mon pays,
j’exaltais la Beauté. Le bouton de fleur est joli ; la fleur épanouie
est belle. La vierge est moins belle que la mère. La femme exhale
son parfum, montre toute son âme, acquiert toute sa beauté dans
l’accomplissement de ses fins naturelles. C’était une vérité utile
à propager comme celle dont Jean-Jacques Rousseau se fit l’ardent
apôtre.
Ces explications de Zola lui-même, et qui pourraient servir de préface à
son livre, sont intéressantes, véridiques et justes. Elles ne demandent
que quelques lignes de critique complémentaire.
Fécondité est un livre d’une lecture assez pénible. D’abord, le sujet
est plutôt dépourvu de charme, et les deux personnages principaux, Mathieu,
l’étalon toujours en rut, et sa femme Marianne, toujours le ventre gros
ou les pis chargés, n’ont rien des poétiques héros de romans, ni même de
personnages réels, dans notre pays du moins. Ils sont loin d’être
sympathiques, comme les a voulus pourtant l’auteur. On éprouve même une
sorte de répugnance à voir, à chaque chapitre, cette mère gigogne vêler,
ou donner le sein à un nouveau petit. Elle en a quatorze d’affilée. C’est
une incontinence génératrice. La mort, qui d’ailleurs sévit normalement
dans son étable, lui prend quatre de ces produits ; il lui en reste un
stock de dix. Tous ces bambins se suivent en flûte de Pan, donnant
l’apparence, quand on les promène, d’une petite classe de pensionnat en
sortie. Tous joufflus et robustes. Ils sont laborieux, comme le père de
Fécondité. Tous font fortune. Tous sont des étalons vigoureux, se
mariant avec des filles qui sont toutes fécondes, capables de peupler
une île déserte en quelques années. Ils exercent tous des professions
avantageuses et bourgeoises, sauf deux, cultivateurs comme leur père.
Pas un n’est soldat.
Zola ne s’est d’ailleurs nullement préoccupé de la vraisemblance dans son
manuel de puériculture intensive. Il fait de son taureau Mathieu, d’abord
dessinateur dans une usine, un paysan par vocation, rude défricheur de
bois, de marécages et de landes incultes, acquérant rapidement la fortune
terrienne, devenant un grand propriétaire, quelque chose comme le roi du
blé, de l’avoine et du seigle dans son département. Tout lui réussit : soit
qu’il ensemence la terre, soit qu’il laboure son épouse. Tout crève et se
désagrège autour de lui, chez les gens de la ville, banquiers, usiniers,
grandes dames, boutiquiers, employés, même la ruine vient au moulin de
son voisin, un rural pourtant, parce que tous ces gens-là sont avares de
semailles humaines, et ne font qu’un ou deux enfants à leurs femmes. Ils
souffrent, tous ces malthusiens, et se trouvent justement punis, quand la
mort frappe à leur porte et vient frôler les berceaux, n’ayant pas, comme
Mathieu et Marianne, des bébés de rechange.
Des pages puissantes, et d’une haute portée sociale sur les louches
maisons d’accouchements, où l’on pratique l’avortement à seringue continue,
et surtout sur les bureaux de nourrice, et les meneuses, ces grands
pourvoyeurs de la mortalité infantile, sur le trafic abominable des
nourrissons qu’on envoie au loin dans des villages meurtriers, qui ne sont
que des cimetières de petits Parisiens, donnent de l’intérêt, et une haute
portée moraliste à ce livre, dont la thèse principale est juste, mais
exagérée et rendue presque insupportable. Zola a aussi très vivement
dénoncé la fâcheuse manie de l’opération chirurgicale, mettant la femme à
l’abri des charges de la maternité, opération si légèrement consentie, et
recommandée avec tant de désinvolture par les praticiens à leurs belles et
inquiètes clientes. C’était devenu une fureur, une manie, cette ablation
sexuelle. « Mais les ovaires, ça ne se porte plus, ma chère ! » disait une
de ces opérées à une bonne amie, qu’elle s’efforçait de conduire chez le
châtreur à la mode. La peur de l’enfant, beaucoup plus que le souci de la
guérison d’un kyste tenace, guide la plupart de ces femmes, qui vont prier
un médecin de les débarrasser du chou sous lequel on récolte les bébés. Il
y a là en effet un mal social, et le blâme de l’écrivain, compliqué de la
terreur qu’il inspire en faisant de la décrépitude prématurée, ou de la
mort soudaine, la punition de l’opérée, peut être d’un salutaire effet.
Zola a donc rempli une bonne besogne de moraliste, d’hygiéniste et
d’éducateur social, quand il a montré, avec quelque exagération sans doute,
mais en des tableaux violents et véridiques les ravages de l’infécondité
artificielle due à l’intervention chirurgicale, les inconvénients de la
fraude conjugale au point de vue de la santé, la perte que ces pratiques,
et aussi l’allaitement mercenaire et l’envoi des nourrissons au loin,
dans des repaires d’ogresses cupides, faisaient courir à la société. La
surveillance des nourrices campagnardes, plus sérieuse et plus efficace,
et l’exhortation aux mamans de nourrir elles-mêmes leurs poupons, voilà
des pages excellentes. Les législateurs, les philosophes, les économistes
et tous ceux qui se montrent inquiets de la lente dépopulation observée,
en France, depuis de nombreuses années, ne peuvent qu’approuver le
principe de la doctrine et de l’enseignement de Fécondité.
On peut toutefois contester, au moins tant que l’ordre social et
économique actuel subsistera, non seulement en France, mais parmi les
nations avec lesquelles notre pays est en concurrence productive et
commerciale, les avantages de la fécondité invoqués par Zola. Ils sont
exceptionnels, et généralement improbables. Dans le monde imaginaire,
où il place ses personnages, et où il les favorise, les exemptant des
malchances, des désastres, les comblant de réussite et de bonheur, avec sa
baguette de magicien conteur, l’avantage et le bienfait de la fécondité
peuvent être admis. Dans la réalité, dans les conditions présentes de
la production, de la consommation, de l’acquisition du sol et de la
possession des instruments de travail, en présence de la cherté des
subsistances, de la difficulté de l’habitation spacieuse à bon marché, de
la compétition des emplois, et de la dispute des salaires, la fécondité
est plutôt funeste, c’est comme une maladie pour l’individu, et c’est bien
près d’être un fléau pour la collectivité.
Zola a pour lui le sénateur Piot, et aussi les économistes à courte vue,
tablant sur le maintien indéfini de l’ordre des choses contemporaines. Le
romancier nous montre les désordres et les désastres de l’infécondité,
mais la surproduction n’est-elle pas chargée de méfaits aussi ? La
fécondité déréglée serait la pire catastrophe. Pour la France notamment,
où l’homme est casanier, rebelle à l’émigration, s’il y avait beaucoup de
ces Mathieu et de ces Marianne du roman de Zola, ce serait une désolation :
l’inondation humaine causerait autant de ruines que les débordements de la
Loire et de la Garonne.
Fécondité, ce serait bien vite un vice, déguisé sous un nom de vertu. Dans
le langage cru des victimes de la faiblesse prolifique, de l’imprévoyance
génésique, c’est sous un autre terme plus brutal qu’on désigne cette
diarrhée créatrice : le lapinisme. Les socialistes préoccupés du devenir
de l’ouvrier, les économistes, soucieux du maintien de l’équilibre des
classes moyennes, les grands industriels, les fondateurs de puissants
établissements financiers et commerciaux, redoutant le morcellement
continu des capitaux, l’éparpillement des ressources du pays, la
disparition, par les partages et les liquidations, après succession, des
usines, des exploitations agricoles, des maisons de banque et de commerce,
tous ces facteurs différents, séparés et souvent antagonistes, de la
prospérité de la France, considèrent le nombre des enfants comme une
diminution de richesse, un affaiblissement pour les familles aisées, une
calamité pour les pauvres.
Toutes les classes sont menacées par cette fécondité préconisée par
Zola. La beauté des femmes saccagée, la maison troublée, les habitudes
modifiées, les plaisirs, les réceptions dérangés : voilà un ennui assez
sensible pour les riches ; le souci des enfants à élever, à soigner, à
caser, et l’émiettement des biens lors du mariage ou de l’établissement
des héritiers, c’est une grave anxiété pour la bourgeoisie. Pour le
travailleur, dont l’imprévoyance est irrémédiable, qui procrée au hasard
des lundis et des soirs de saoulerie, la fécondité est l’équivalent d’une
infirmité, d’une chute. La grossesse de la femme l’empêche de trouver du
travail régulier, les patrons ne conservant pas les ouvrières toujours
enceintes ou allaitant. La naissance d’un enfant, sans parler des
inquiétudes, des soins à donner, des précautions, des veilles et des
dérangements à toute heure de nuit, quand le repos est si nécessaire au
travailleur, restreint l’espace déjà si mesuré du logis. Il faut souvent
déménager, prendre un logement plus cher. Dans certaines maisons, on
refuse un locataire qui a trop d’enfants à raison du bruit pour les
voisins. L’homme se trouve comme séparé et privé de sa femme
perpétuellement en gésine. Il prend en dégoût sa maison. Le cabaret le
retient plus facilement. Il se sent aussi plus disposé, les samedis de
paie, à écouter les appels des sirènes du trottoir, et il a son excuse
dans l’attitude de sa compagne, peu disposée aux plaisirs du lit, et
redoutant d’être de nouveau « prise » . Le lapinisme engendre la misère,
alimente la prostitution. La main d’œuvre, déjà restreinte par les
appareils scientifiques de plus en plus perfectionnés, s’avilit par
l’abondance de bras vacants. Les salaires baissent, et cependant le prix
des denrées augmente. En même temps, le niveau intellectuel et moral
diminue. Les meurt-de-faim, les déclassés, les délinquants se multiplient
selon la progression de la population. Le peuple tend de plus en plus à
devenir une populace. Ces masses sont, tour à tour, entraînées vers la
violence émeutière, et vers la soumission servile. L’excès de population
est assurément un pire danger que la natalité restreinte. Il n’y a qu’au
point de vue du recrutement des armées et des forces à amener sur les
champs de bataille que la fécondité est une vertu civique, et peut
présenter un avantage pour l’État.
Si l’on admet que les guerres doivent se perpétuer entre peuples européens,
évidemment la France est en danger, avec sa natalité stationnaire,
bientôt décroissante. Mais cette probabilité de grands conflits entre
nations civilisées, commerçantes, sourdement travaillées toutes par le
socialisme pacifique, va en diminuant. D’ailleurs, en tenant compte de la
nécessité d’être prêt, et armé suffisamment pour repousser une agression
injuste, ou pour maintenir des droits légitimes, est-il absolument
indispensable de disposer de masses considérables ? Dans le passé, les
grandes victoires ont été remportées par de petites armées, mais bien
commandées et bien organisées. Et puis, les moyens scientifiques nouveaux,
les engins perfectionnés, les explosifs, les ballons dirigeables, les
sous-marins, ne peuvent-ils diminuer les tentations belliqueuses des
souverains ? La guerre, malgré tout survenant, le patriotisme debout,
l’élan, le courage et le sacrifice pourraient compenser l’infériorité du
nombre. Si toute la nation se levait, avec des troupes d’élite, de bons
chefs, une discipline de fer, le peloton d’exécution pour tout général
vaincu, pour tout officier convaincu de n’avoir pas fait tout son
devoir, pour le soldat désobéissant ou lâchant pied, on suppléerait
à l’insuffisance des effectifs. Il est curieux de trouver, dans le
socialisme de Zola, un argument pour la perpétuité des guerres étrangères
et aussi des guerres civiles, car c’est surtout à ces catastrophes
qu’aboutit l’excès de population. Si le rêve de Zola se réalisait, il
faudrait souhaiter, comme contre-poids au pullulement humain, la fréquence
des batailles et la permanence des épidémies. Mais il ne faut envisager
le livre de Fécondité que comme la rêverie optimiste d’un écrivain
humanitaire, influencé par la satisfaction d’une paternité effective et
récente.
Travail est un autre conte de fées, qui a beaucoup d’analogie avec
Fécondité. Un petit ingénieur, Luc Froment, tandis que Mathieu Froment
faisait fortune avec des terrains incultes et pierreux, s’enrichit
en transformant une mine mal outillée, imparfaitement exploitée. Les
théories de Fourier sur le travail attrayant et celles de Gabet, de
Victor Considérant, de Saint-Simon et des adeptes du père Enfantin, à
Ménilmontant, sont de nouveau mises sous les yeux du lecteur, comme
réalisables et pratiques. Il y a de très fortes scènes de la vie ouvrière,
dans Travail, et des descriptions colorées, comme la fonte du minerai,
la fabrication des rails et des charpentes d’acier, aussi superbes que
celles de Germinal. Des contrastes entre les hommes du passé, et ceux
qui sont des pionniers de l’avenir, un drame domestique terrible avec
une catastrophe mélodramatique, un mari mettant le feu à sa maison pour
s’engloutir, avec la femme coupable, dans le brasier, des tableaux de
fêtes ouvrières, des mariages, beaucoup de mariages, une longévité
exceptionnelle pour Luc, l’ingénieur fécondant l’usine, créant toute une ville, toute une société nouvelle, comme le cultivateur Mathieu remplaçant
des landes et des marais par une campagne luxuriante, font de ce volume un
ouvrage de socialisme fantastique. Zola semble un Jules Verne fouriériste
et humanitaire, et ce sont des voyages extraordinaires au pays du travail
qu’il nous raconte, dans une langue poétique et pittoresque, comme
toujours.
Vérité, c’est l’affaire Dreyfus. Comme dans un roman à clef, l’auteur a
déplacé les situations, modifié les milieux et changé les noms et les
qualités des personnages. Mais l’allusion est d’une compréhension aisée,
et l’allégorique récit est l’histoire dramatisée du célèbre procès.
Au lieu d’une affaire d’espionnage, il s’agit d’une assez répugnante
aventure de viol et de meurtre, rappelant le crime où fut mêlé le célèbre
frère Flamidien. Un jeune écolier est trouvé étranglé et souillé, un
matin, dans un bourg imaginaire, Maillebois, proche la ville cléricale de
Beaumont, également supposée. On accuse un malheureux instituteur laïque,
Simon, uniquement parce qu’il est juif. On saisit déjà l’analogie avec
l’Affaire. Simon est injustement condamné, poursuivi par les huées
populaires. La conviction des jurés a été décidée par la production en
chambre de délibérations d’une pièce secrète, non communiquée à la défense,
par le président, tout acquis à la faction cléricale acharnée à la perte
du juif. Simon est envoyé au bagne. L’instituteur Marc Froment, un des
quatre évangélistes sociaux de Zola, se multiplie pour faire reconnaître
l’innocence de la victime. Il y parvient, après une longue lutte et des
incertitudes de procédure, de mouvements d’opinion, de passions politiques
et religieuses. L’instituteur est enfin réhabilité, et l’auteur du crime,
un certain frère Gorgias, se dénonce et se fait justice. Une grande fête
civique et laïque célèbre le retour de la victime dans la bourgade,
au milieu de ses partisans, vainqueurs de la coalition cléricale et
réactionnaire.
Zola, avec une grande abondance de détails, a peint le monde
ecclésiastique et la société aristocratique décidés à perdre le malheureux
juif pour sauver le prestige de l’école congréganiste. Quant au frère
Gorgias, il est l’Esterhazy de cette affaire fictive. Tous, même ceux qui
se servent de lui, et qui l’ont couvert de leurs robes de prêtres ou de
magistrats, l’abandonnent et le livrent à la misère et au désespoir, ce
qui fait qu’il se décide à manger le morceau, à produire le fait nouveau.
Il existe au débat un papier rappelant le fameux bordereau. C’est un
modèle d’écriture, importante pièce à conviction, qui a été truqué,
escamoté, contesté, au cours de la première instruction, avec des
manigances de juges et des intimidations de témoins. Vérité a donc
le caractère d’une seconde mouture de l’affaire Dreyfus.
Zola a dessiné, plutôt de chic, quelques types d’ecclésiastiques, qui
ont toute la naïve scélératesse des traîtres de l’Ambigu, des jésuites
traditionnels des feuilletons et le Rodin du Juif-Errant est reproduit
sous le nom de père Grabet. Les instituteurs tiennent tous les rôles
sympathiques dans ce livre, et sont encensés, portés au pinacle de la
hiérarchie sociale. Là aussi, il y a un peu, beaucoup d’exagération. On a
trop couvert de fleurs nos instituteurs. On les a encouragés à marcher sur
les traces de leurs collègues allemands, qui ont, prétend-on, donné la
victoire à leurs compatriotes. La comparaison a été mal comprise, mal
suivie. C’est en se montrant des chauvins injustes, et souvent absurdes,
que les instituteurs allemands se sont surtout révélés les auxiliaires de
leurs soldats. Nos maîtres d’école ont cru que c’était en se proclamant
devant leurs élèves, pacifistes, anti-militaristes, et en enseignant qu’il
n’y avait nul besoin d’une patrie, qu’ils égaleraient les disciples de
Fichte et de Kœrner. Ce n’est pas du tout cela.
Ce roman, ayant le grand défaut d’être à clef et de reproduire un débat
déjà éloigné, et dont le recul s’accentuera, ne paraît pas devoir garder
une place importante dans l’œuvre de Zola. Il ne survivra pas à cette
Affaire, qui, heureusement, commence à n’être plus pour nous qu’un de ces
cauchemars dont on garde seulement le mauvais souvenir, quand le réveil
est venu, avec le soulagement de l’angoisse disparue.
Le quatrième évangile, qui devait s’appeler Justice, n’a pu être écrit,
et je ne crois pas que Zola, surpris par la mort, ait eu le temps de
préparer le dossier de ce roman, ni de colliger les notes qui lui étaient
nécessaires pour le mettre en train.
Les trois romans subsistants ne sont pas inférieurs, comme on l’a dit, aux
autres ouvrages de Zola ; ils sont autres. Ce sont des rêveries délayées en
des chapitres interminables, des visions d’avenir combiné et arrangé, des
chimères saisies au vol de l’imagination et du désir optimiste.
Excepté Vérité, qui a trop d’actualité, les deux évangiles restants
seront lus et consultés avec intérêt par tous ceux que les études sociales
passionnent, et qui cherchent à établir, au moins dans les livres, dans
les discours, dans les projets, les fondations d’un édifice humain
nouveau. Ce temple social aura pour pierres d’assises, le Travail, non
plus mercenaire et forcé, mais volontaire et gratuit, puis le partage,
comme au foyer familial actuel entre tous les enfants égaux, de la table,
du logement, des vêtements, des plaisirs aussi ; l’amour, l’amitié, la
concorde régneront parmi les habitants de la planète pacifiée, et mieux
aménagée pour les besoins et les satisfactions de tous. Ce sont de bien
beaux rêves ! La crédulité socialiste, adéquate à celle des croyances
religieuses, se berce par ces agréables sornettes et croit au paradis
collectiviste, comme on a cru au ciel d’Indra, au walhalla d’Odin, au
harem céleste de Mahomet, au séjour des bienheureux chrétiens, où le
Très-Haut préside sur son siège de nuées, entouré de sa cour de Trônes
et de Dominations. Il faut à l’humanité, toujours enfantine, des contes
fantastiques, des légendes, des miracles, et on lui promet toujours
le même paradis ; il n’y a que le décor et le nom des bienheureux qui
changent. Le paradis socialiste, qu’on nous annonce, est tout autant
séduisant, et tout aussi fantastique que celui des péris, des valkyries,
des houris et des archanges androgynes, commandés par le porte-glaive
Michel, et notre confiance naïve est toujours la même.
Il est doux, cependant, de s’imaginer un instant, en lisant Travail,
Vérité, Fécondité, ces Bibles optimistes et fallacieuses comme les Védas,
les Corans et les autres livres religieux, que nos descendants connaîtront
toutes ces jouissances, et vivront de l’existence idéale et triomphale
annoncée, préparée, léguée par Luc, Marc et Mathieu Froment. L’auteur, qui
a conçu et exécuté ces programmes merveilleux, était décidément un brave
homme, souhaitant le bonheur pour tous. Il avait l’âme d’un saint Vincent
de Paul, le seul Saint dont le peuple ait raison de garder la mémoire.
Sa philosophie peut paraître enfantine, mais elle est plutôt consolante.
Heureux ceux qui peuvent espérer le paradis socialiste décrit et promis
par Zola, le paradis de Fécondité, de Travail et de Vérité !
Malheureusement, pour beaucoup d’entre nous, après avoir déposé ces livres
fabuleux, ces contes des mille et une nuits démocratiques, un seul paradis
est certain, de tous ceux qu’a conçus l’imagination des hommes, et qu’a
acceptés la superstition des foules dans son horreur du vide final, dans
l’instinctif effroi de la suppression de tout, c’est le Nirvâna divin, le
Nirvâna bouddhiste absolu.
Zola, vaste et puissant esprit, ouvert à tout ce qu’il y a dans l’univers
de bon, dans la nature de fécondant, repoussait comme un mensonge éternel
la seule vérité vraie : le Néant. Il ne concevait pas la possibilité
de l’oméga de l’alphabet humain, pas plus que la fin de l’alphabet de
l’univers, dont les lettres, hasardeusement assemblées, doivent pourtant
un jour fatalement se disperser, et ne plus offrir aucun sens, aucune
forme. La matière sans doute demeurera éternelle, mais elle retournera à
son amalgame primitif et chaotique, sauf à subir, dans l’Incommensurable,
de nouvelles décompositions, et à façonner à l’aventure des univers neufs
et semblablement périssables, dont nous ne pouvons ni connaître, ni même
soupçonner la composition et la destinée. Là seulement est la vérité ; tout
s’anéantira de ce que nous voyons, de ce que nous faisons, de ce que nous
savons. Quant au bonheur, il ne saurait être que relatif, et le Socialisme,
comme les autres religions, ne peut que promettre, et non tenir. C’est
tout de même une bonne action que de chercher à persuader, comme l’a fait
l’auteur de Travail, avec une éloquence admirable et une assurance qui
en impose, qu’un jour viendra où les travailleurs seront tous heureux.
Cette foi mensongère aide, comme autrefois la croyance à la vie
paradisiaque, à la justice de Vichnou, d’Allah, du bon Dieu, à supporter
la misère présente, la fatalité quotidienne du malheur. « Ceux qui pleurent
seront consolés, ceux qui ont faim seront rassasiés… » voilà ce que
promet à la pauvre humanité la philosophie des évangélistes anciens.
C’est la même promesse que font les évangiles de Zola. Il n’y a que sur
l’endroit où s’accompliront ces merveilles, que les synoptiques et les
apôtres zolistes ne sont pas d’accord : les uns désignent l’avenir, comme
les autres le ciel. C’est bien lointain, bien vague aussi. Enfin, si la
foi ne sauve pas toujours, la crédulité prévient le désespoir, et c’est là
le meilleur et le plus clair de l’évangélisation nouvelle.