Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 1/1.1

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 1p. 109-132).

CHAPITRE I.

Révolution en France. — Ses premiers effets à Saint-Domingue. — Députation des colons à l’assemblée nationale constituante. — Club Massiac à Paris. — Commissaires des hommes de couleur à Paris. — Assassinats commis sur ceux de la colonie. — Tentative de résistance de leur part. — Assemblée générale de Saint-Marc et ses actes. — Autres assemblées des colons et leurs actes. — Décrets de l’assemblée nationale des 8 et 28 mars 1790. — Dissolution de l’assemblée de Saint-Marc par le gouverneur général, comte de Peinier.

Dans la première partie de cet ouvrage, nous avons suffisamment préparé nos lecteurs aux événemens qui vont surgir à Saint-Domingue, de la révolution opérée en France.

Ils ont vu quelle était la situation politique des diverses classes d’hommes qui composaient la population de cette belle et florissante colonie ; ils ont vu quelles étaient les dispositions de chacune d’elles à accepter tout ce qui tendrait à amener un changement dans l’état des choses.

Naturellement, la classe blanche, en général plus éclairée que les autres, plus riche et privilégiée, était et devait être la première à profiter des événemens survenus dans la métropole, pour réaliser les désirs qu’elle formait depuis longtemps de se soustraire au despotisme du gouvernement colonial. Mais, divisée dans ses prétentions comme dans ses intérêts, ainsi qu’on l’a vu, elle devait aussi, inévitablement, faciliter les prétentions des classes colorées, par les conflits qui naîtraient dans son sein, bien que son intérêt dominant fût de les contenir dans la sujétion au régime colonial.

Il était également naturel que la classe des affranchis, que nous désignerons désormais par la dénomination d’hommes de couleur, plus éclairée que celle des esclaves, ayant un intérêt matériel distinct par l’effet de ce régime odieux, cherchât à profiter de la révolution de la mère-patrie pour améliorer sa position sociale et politique, trop humiliante, trop avilissante, pour des hommes qui possédaient des lumières, des capitaux et des propriétés.

Quant aux malheureux esclaves, courbés sous le joug des maîtres de toutes couleurs qui profitaient de leur labeur, plongés dans une profonde ignorance, ils n’avaient en quelque sorte à attendre que de la Providence une amélioration à leur sort affreux, quoique des actes réitérés, mais isolés, individuels, eussent prouvé en maintes occasions que de leur sein pouvaient sortir des chefs audacieux, énergiques, pour les diriger dans la conquête des droits qu’ils tenaient de la nature, comme leurs maîtres.

Ce secours providentiel ne leur manqua point ; il fut le résultat de la lutte des passions orgueilleuses et des intérêts égoïstes qui animèrent la classe supérieure de la société coloniale. En vain a-t-elle essayé de profiter seule de la grande commotion produite par les lumières du xviiie siècle ; cette révolution qui a régénéré l’empire français en appelant les masses en Europe, au partage de tous les droits, de tous les biens conquis par elle, cette révolution a produit les mêmes effets à Saint-Domingue que dans sa métropole.

Ainsi procède l’humanité dans sa marche ascendante vers la civilisation. Lorsque les nations se fatiguent des abus de leurs gouvernemens, ce sont toujours les classes supérieures qui, les premières, se mettent au premier rang pour les attaquer et les réformer. Souvent insuffisantes pour obtenir la victoire, elles ne tardent pas à appeler à leur aide les classes inférieures de la société : celles-ci posent alors leurs conditions de concours, ou agissent le plus souvent comme si elles n’avaient aucune arrière-pensée ; et en définitive, elles profitent également de la victoire obtenue, si elles ne se substituent pas, par leur force et leur nombre, par l’effet de la désorganisation momentanée de l’autorité, à la position sociale des classes qui espéraient leur imprimer une direction arbitraire.

Tel a été l’heureux résultat des diverses révolutions opérées dans l’ancienne Reine des Antilles, en dépit des prétentions contraires de la race blanche, trop orgueilleuse, trop préoccupée du maintien de l’oppression séculaire qu’elle avait établie au détriment de la race noire.


Quoique la nouvelle de la convocation des États généraux, en France, eût produit une grande fermentation dans les esprits à Saint-Domingue, principalement dans la classe des grands planteurs, ce fut surtout en apprenant la prise de la Bastille par la population parisienne, que toutes les têtes s’enflammèrent. La révolution était faite en France ; elle commença dès lors dans sa colonie.

Mais, déjà en 1788, les grands planteurs résidans en France avaient fait des tentatives auprès du gouvernement royal, pour obtenir la représentation de la colonie aux États généraux : en même temps, ceux de Saint-Domingue sollicitaient du gouvernement colonial la permission de s’assembler pour y nommer des députés[1]. Désappointés des deux côtés, ceux de la colonie ne persistèrent pas moins dans leur projet. Ils se réunirent en secret et nommèrent dix-huit députés pris dans leur sein : presque tous étaient nobles, comme ceux qui agissaient en France ; ils furent chargés de cahiers contenant leurs doléances, à l’instar de ce qui s’était fait dans la métropole pour les trois ordres qui devaient former les États généraux. Ces cahiers résumaient leurs prétentions aristocratiques : d’accord avec ceux qui résidaient en France, ils aspiraient à siéger dans l’ordre de la noblesse. Ils tenaient peu compte des autres blancs de la colonie.

Les députés nommés à Saint-Domingue dans ces assemblées privées parvinrent à se faire admettre à l’assemblée nationale, dans sa réunion au Jeu de paume ; c’est-à-dire qu’ils furent admis d’abord au nombre de douze, puis à six, les autres étant considérés comme suppléans, à raison de deux pour chacune des trois provinces de la colonie.

Toutefois, d’autres grands propriétaires résidans aussi en France, et qui n’avaient point concouru à ces nominations, se réunirent en une société qui tenait ses séances à l’hôtel Massiac, à Paris, d’où lui est venue ensuite la désignation de Club Massiac. Cette association, dès son origine, fut divisée de vues avec la députation admise à l’assemblée nationale.

La députation considérait la colonie comme représentée dans cette assemblée, par cela seul que ses membres en faisaient partie.

Le club Massiac, au contraire, aspirant à l’indépendance de la colonie, ne voulait d’aucune représentation dans le sein de l’assemblée souveraine, dont les principes libéraux lui paraissaient dangereux pour la colonie. Il voulait bien des députés auprès de l’assemblée, et non pas des députés à l’assemblée. Ces colons pensaient ainsi, pour pouvoir mieux agir dans leur projet du maintien absolu du régime colonial, quant à la servitude de la race africaine, sauf à introduire dans ce régime les modifications qui conviendraient aux vues des habitans blancs, pour le gouvernement et l’administration de la colonie et relativement aux rapports commerciaux à établir désormais entre la France et Saint-Domingue. Les colons, en général, étaient endettés envers le commerce français dont le monopole les écrasait ; ils voulaient en secouer le joug.

Si le gouvernement royal fut aise de cette diversité de vues, de cette division entre la haute aristocratie coloniale, qui lui laissaient la perspective du maintien de son despotisme à Saint-Domingue, il s’entendait néanmoins avec elle pour la continuation de l’avilissement de tous les hommes qui tenaient à la race noire par la couleur, par les liens du sang. Ses agens dans la colonie dirigèrent leur conduite dans le même sens : ils s’entendirent avec tous les blancs pour maintenir cet état de choses.

Après avoir secrètement nommé des députés aux États généraux, les colons formèrent des municipalités dans chaque paroisse, des assemblées provinciales dans le Nord, dans l’Ouest et dans le Sud, et résolurent enfin de former une assemblée coloniale.

Tandis que les grands propriétaires se faisaient admettre à l’assemblée nationale, des hommes de couleur qui se trouvaient en France, se constituèrent commissaires de leur classe, et essayèrent de s’y faire admettre aussi ; mais ils ne purent y réussir, les intrigues de leurs adversaires naturels les ayant fait écarter. Le préjugé les repoussa.

Parmi ces commissaires, on distinguait Julien Raymond qui, comme on l’a vu, demeurait à Paris depuis 1784, et Vincent Ogé qui s’était rendu en France au commencement de 1789. Ils s’étaient adjoint un blanc nommé Dejoly, avocat au conseil du roi, qui leur prêta toute l’assistance d’un esprit éclairé et d’un cœur généreux. Ils étaient encore soutenus des avis, des conseils de la société des Amis des noirs, formée à Paris depuis 1787 : ses principaux membres étaient Brissot, Grégoire, Clavière, Mirabeau, Lafayette, Pétion, Condorcet, Robespierre, etc.

Ces commissaires se présentèrent vainement au club Massiac, pour essayer de gagner les sympathies des grands planteurs et les porter, par la raison, par la justice, par la prudence enfin, à ne pas entraver leurs démarches.

Dans une des séances de ce club où ils furent admis, le 7 septembre 1789, Vincent Ogé, s’adressant à ces aristocrates, leur dit ces paroles :

« Ce mot de liberté qu’on ne prononce pas sans enthousiasme,… cette liberté, le plus grand, le premier des biens, est-elle faite pour tous les hommes ? Je le crois. Faut-il la donner à tous les hommes ? Je le crois encore. Mais comment faut-il la donner ? Quelles en doivent être les conditions ?… »

Il n’hésita pas à déclarer tout ce qu’il prévoyait de funeste pour l’avenir de Saint-Domingue, si les colons persistaient à maintenir le régime colonial, tel que le temps l’avait fait ; et en cela, il plaidait la cause des noirs, dans l’esclavage, contre tous les maîtres sans distinction de couleur. Mais cet aveu loyal, cette déclaration franche des droits de toutes les races à la jouissance de la liberté, échappés de la bouche de ce jeune homme ardent, qui fut presque le seul colon qui daigna jeter un œil de pitié sur les esclaves noirs[2], loin de persuader les membres du club Massiac, furent au contraire ce qui porta ces colons encroûtés de préjugés, à résister davantage aux réclamations des hommes de couleur, parce qu’ils reconnurent dès lors qu’il était impossible que ces hommes ne fussent pas amenés à agir en faveur des esclaves, dès que leurs propres prétentions auraient été reconnues fondées.


En même temps que ces commissaires agissaient en Europe en faveur de leur classe, les hommes de couleur, à Saint-Domingue, faisaient également des efforts pour être admis aux assemblées qui furent formées par les blancs.

Au Cap, un mulâtre nommé Lacombe, fut pendu par eux, pour avoir présenté une humble supplique où il réclamait l’application du principe des droits de l’homme en faveur de sa classe. Cette pétition fut jugée incendiaire, parce qu’elle commençait par ces mots : Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi, cette formule religieuse que cet infortuné imagina pour les toucher, pour leur rappeler qu’aux yeux de la Divinité tous les hommes sont égaux, cette formule fut son crime ; car les blancs, devenus les dieux de Saint-Domingue, n’admettaient pas cette égalité proclamée par la religion du Christ.

Au Petit-Goave, un blanc doué de sentimens généreux, de principes libéraux, Ferrand de Baudières enfin, ancien sénéchal du lieu, vieillard respectable, eut la tête tranchée par des énergumènes, blancs comme lui, pour avoir rédigé une pétition pour les hommes de couleur de cette ville. Cette pétition ne demandait pas même l’égalité de droits avec leurs oppresseurs ; le crime de ce magistrat était d’avoir compati au sort de cette classe !

À Aquin, huit jours après le meurtre de Ferrand de Baudières, sous le prétexte que G. Labadie avait une copie de cette pétition, une troupe de blancs cernèrent sa maison pendant la nuit : ils l’appellent, et au moment où il ouvre sa porte, ces forcenés font une décharge de coups de fusil. Un jeune esclave de Labadie est tué à ses côtés, lui-même reçoit trois blessures : en cet état, ce septuagénaire, cet homme vénérable est attaché à la queue d’un cheval et traîné à une longue distance !

Ainsi, dans le Nord, dans l’Ouest, dans le Sud, la fureur des blancs se signale par des assassinats. Sur tous les points de la colonie, d’autres faits vexatoires, inhumains, prouvèrent la haine de la classe blanche contre les hommes de couleur. Ces faits eurent lieu sur la fin de 1789.


L’année 1790 avait vu commencer de nouvelles atrocités contre eux.

Ceux des Vérettes, réunis au mois de janvier à Plassac, dans l’Artibonite, subirent des humiliations pour avoir refusé de prêter le serment civique, auquel on avait ajouté la formule du respect envers les blancs. Le comte de Peinier, gouverneur général, fit marcher contre eux un détachement du régiment du Port-au-Prince, qui en arrêta plusieurs ; ils furent mis à bord des vaisseaux de l’État, ou emprisonnés. Dans presque toutes les autres localités, ce serment exigé des hommes de couleur leur attira des vexations, des outrages inouïs.

Cependant, quelques actes isolés vinrent révéler à ces dominateurs superbes, qu’il suffirait d’une volonté énergique de la part de cette classe, pour arrêter leurs brigandages.

À Plaisance, un mulâtre, nommé Atrel, fut le premier à faire résistance à une troupe de forcenés qui voulaient l’arrêter pendant la nuit ; il en blessa plusieurs, mais il fut tué. Son crime était d’être riche et d’avoir osé accepter une créance sur le président du comité de ce bourg.

Au Fond-Parisien, une nombreuse famille de mulâtres, les Desmares, les Poisson, les Renaud, propriétaires de belles habitations sucreries, fut contrainte aussi de résister aux vexations des blancs, à leur injustice ; mais après en avoir tué plusieurs et blessé d’autres, ces hommes résolus furent forcés de se réfugier dans la colonie espagnole. Les blancs incendièrent leurs habitations. Ils donnèrent ainsi le signal de la destruction des propriétés, leur haine les empêchant de prévoir qu’ils seraient bientôt imités dans cette aveugle fureur.

À la nouvelle de la résistance de ces mulâtres du Fond-Parisien, il ne fut question, à l’assemblée de Saint-Marc, que d’une proscription générale contre cette classe tout entière.

« Il est des individus coupables dans cette classe, dit le colon Suire ; mais je ne me serais jamais consolé d’une abomination de cette espèce, ordonnée par un tribunal de sang, dont j’aurais eu le malheur d’être membre[3]. »

Presqu’en même temps, l’assemblée provinciale du Sud faisait comparaître par-devant elle, les hommes de couleur des Cayes. Son président leur adressa un discours hautain, qu’il termina ainsi :

« Gardez-vous de faire des demandes qui seraient incompatibles avec l’état de subordination dans lequel vous devez rester et persévérer avec les blancs, et de la déférence respectueuse que vous leur devez ; et n’ayez pas l’orgueil ni le délire de croire que vous puissiez jamais marcher l’égal de vos patrons, de vos bienfaiteurs, vos anciens maîtres, ni de participer à toutes les charges publiques et tous les droits politiques… »

De quel côté étaient l’orgueil et le délire ?

De nouvelles vexations exercées contre ceux de l’Artibonite, les portèrent à se réunir de nouveau à Plassac, dans le voisinage de la ville de Saint-Marc. On déploya des forces considérables contre ce rassemblement : la plupart des mulâtres étaient sans armes. Dispersés, ils s’enfuirent, les uns dans les bois, d’autres dans la colonie espagnole, sans avoir tenté de résister à leurs persécuteurs, qui coupèrent la tête à tous ceux qu’ils atteignirent. Et cependant, ces hommes de couleur ne s’étaient réunis à Plassac, que pour délibérer entre eux sur les outrages qu’on leur faisait subir de toutes parts, et sur l’emprisonnement récent de l’un d’eux qui avait refusé de prêter un nouveau serment de soumission, de respect aux blancs, et de verser pour eux jusqu’à la dernière goutte de son sang[4].

À la Petite-Rivière de l’Artibonite, non loin de Plassac, un détachement de vingt-cinq blancs poursuivait un mulâtre : ne le trouvant pas, ils assassinent ses deux enfans en bas âge. Chez un autre, ils massacrent sans pitié et le père et les enfans.

Dans le même quartier, un frère de Vincent Ogé réfugié chez une de ses parentes, parce qu’il a été proscrit et que sa tête a été mise à prix dans sa paroisse, est lâchement assassiné par un blanc à qui cette femme avait donné l’hospitalité. C’est dans cet asile même où il est traité avec bonté et générosité par la veuve Bigeon et par sa victime, que cet ingrat commet ce crime horrible ! Il a la cruauté encore de trancher la tête du cadavre, et se fait un mérite de la porter à ceux qui avaient promis une récompense pour de tels actes[5] !

Dans un autre lieu, un nègre libre qui prenait soin d’une vieille négresse, sa mère adoptive, revenant de la pêche qui l’aidait à remplir ce pieux devoir, est assassiné par des blancs qui le rencontrent fortuitement. Interrogé avant de mourir, il honora sa fin si triste par ces seules paroles, expression de ses pénibles sentimens : « Si je ne laissais pas dans la misère cette pauvre vieille que je faisais vivre par ma pêche, je mourrais sans regret. »

Dans la ville du Cap, à propos d’une injuste attaque contre un autre nègre libre, enrôlé, comme tous les autres affranchis de cette ville, sous les ordres des blancs, parce que ce nègre courageux met en fuite ses bourreaux, un massacre général a lieu immédiatement de tous les nègres et mulâtres libres, par les blancs qui les rencontrent dans les rues ou qui les atteignent dans leurs demeures.

Ces actes injustes et barbares, commis par des hommes qui se disaient civilisés, qui se croyaient supérieurs en intelligence et en vertus morales à ceux de la race noire, ces actes servent de signal à de nouveaux forfaits, sur tous les points de la colonie, contre les hommes de couleur : partout on met leurs têtes à prix ; et des assassins s’empressent de gagner cette honteuse récompense ! Le sang humain devient une sorte de marchandise qui est payée au poids de l’or !… La traite des noirs n’était-elle pas déjà un trafic de chair humaine ?


Nous avons parlé du club Massiac. Les planteurs qui le composaient étaient parvenus à s’entendre avec M. de la Luzerne, ministre de la marine, et à obtenir du gouvernement royal l’autorisation de former une assemblée à Saint-Domingue : elle devait se borner à émettre des vœux et à faire connaître les besoins de la colonie. Mais, en s’établissant, elle arbora le drapeau de toutes les prétentions des colons à se gouverner eux-mêmes. Réunie à Saint-Marc le 25 mars 1790, elle se constitua, le 15 avril suivant, en assemblée générale de la partie française de Saint-Domingue.

Ce titre avait été suggéré par l’assemblée provinciale du Nord, siégeant au Cap, dans une lettre adressée aux comités de l’Ouest et du Sud, en date du 24 décembre 1789. On y lit :

« Aujourd’hui, Messieurs, que vos vues et les nôtres s’accordent pour avoir une assemblée coloniale, nous devons entrer dans de plus grands détails sur le mode de convocation prescrit par le ministre aux administrateurs, et vous faire connaître nos principes, et, en quelque sorte, notre profession de foi, sur l’organisation et les pouvoirs de cette assemblée.

» Il faut une assemblée générale de la colonie, et cette tenue doit avoir lieu le plus tôt possible. Voilà le mot. Il faut donner aux colons une représentation parfaitement libre, pour qu’ils puissent proposer sans contrainte, et avec la plus entière confiance, ce qui leur paraîtra le plus avantageux aux intérêts de l’île ; et en conséquence, cette assemblée doit être uniquement composée de représentans des différentes paroisses et sénéchaussées librement élus. Voilà quel en est l’esprit.

» La colonie fait sans doute partie de la confédération qui unit toutes les provinces de l’empire français ; c’est donc comme alliée, et non comme sujette, qu’elle figure dans l’assemblée de la grande famille…

» La colonie a donc le droit de faire elle-même sa constitution, en tout ce qui regarde son régime intérieur : ce n’est que dans ses rapports avec la métropole, soit en ce qui touche les impositions, soit en ce qui concerne le commerce, ou enfin en tout ce qui tient à l’union commune et générale, que son droit se borne à des propositions qu’il dépendra de la métropole d’accepter ou de refuser : et à cet égard, on doit tout espérer, tout attendre de l’esprit de justice qui dirige l’assemblée nationale.

» Qu’importe, en effet, à la métropole que la colonie ait un régime différent de celui de toutes les autres provinces du royaume, pourvu qu’elle contribue comme elles à l’utilité générale ? C’est là tout ce que la France peut exiger, parce qu’elle n’a pas intérêt d’exiger autre chose ; car l’intérêt est la mesure des droits de société à société, comme il est la mesure des actions de particulier à particulier. »

Tels furent les principes qui guidaient les colons. Nous prions le lecteur d’en prendre note, à cause des remarques que nous aurons à faire, lorsqu’il s’agira de la constitution de Saint-Domingue, en 1801.


L’assemblée générale entra bientôt en lutte avec le gouvernement colonial, en rendant une foule de décrets pour réformer les abus de ce gouvernement ; et sous le prétexte de ces réformes, prévoyant ou craignant que la déclaration des droits de l’homme, en France, amènerait tôt ou tard des modifications au régime colonial, en faveur de la race noire ; agissant d’ailleurs suivant les inspirations du club Massiac, elle prit une attitude d’indépendance vis-à-vis de l’assemblée nationale constituante, en ne paraissant soumise qu’à l’autorité royale. Enfin, le 28 mai, elle décréta les bases de la constitution qu’elle prétendait donner à Saint-Domingue, en soumettant seulement cet acte à l’acceptation de l’assemblée nationale et du roi.


Dès le 20 avril, elle avait eu connaissance du décret dont nous parlerons bientôt, rendu le 8 mars par l’assemblée nationale ; mais elle rusa, en ne l’enregistrant que le 10 juin, après avoir rendu son décret du 28 mai que voici :


L’assemblée générale, considérant que les droits de la partie française de Saint-Domingue, pour avoir été longtemps méconnus et oubliés, n’en sont pas moins demeurés dans toute leur intégrité ;


Considérant que l’époque d’une régénération générale dans l’empire français, est la seule où l’on puisse déterminer, d’une manière juste et invariable, tous ses droits, dont les uns sont particuliers, et les autres relatifs ;

Considérant que le droit de statuer sur son régime intérieur appartient essentiellement et nécessairement à la partie française de Saint-Domingue, trop peu connue de la France, dont elle est séparée par un immense intervalle ;

Considérant que les représentans de Saint-Domingue ne peuvent renoncer à ce droit imprescriptible, sans manquer à leur devoir le plus sacré, qui est de procurer à leurs constituans des lois sages et bienfaisantes ;

Considérant que de telles lois ne peuvent être faites qu’au sein même de cette île, d’abord en raison de la différence du climat, du genre de population, des mœurs, des habitudes, et ensuite, parce que ceux-là seulement qui ont intérêt à la loi peuvent la délibérer et la consentir ;

Considérant que l’assemblée nationale ne pourrait décréter les lois concernant le régime intérieur de Saint-Domingue, sans renverser les principes qu’elle a consacrés par ses premiers décrets, et notamment par la déclaration des droite de l’homme ;

Considérant que les décrets émanés de l’assemblée des représentans de Saint-Domingue ne peuvent être soumis à d’autre sanction qu’à celle du roi, parce qu’à lui seul appartient cette prérogative inhérente au trône, et que nul autre, suivant la constitution française, ne peut en être dépositaire ; que conséquemment, le droit de sanctionner ne peut être accordé au gouverneur général, étranger à cette contrée, et n’y exerçant qu’une autorité précaire et subordonnée ;

Considérant qu’en ce qui concerne les rapports commerciaux et les autres rapports communs entre Saint-Domingue et la France, le nouveau contrat doit être formé d’après les vœux, les besoins, et le consentement des deux parties contractantes ;

Considérant que tout décret qui aurait pu être rendu par l’assemblée nationale, et qui contrarierait les principes qui viennent d’être exposés, ne saurait lier Saint-Domingue, qui n’a point été consulté, et n’a point consenti à ces mêmes décrets ;

Considérant enfin que l’assemblée nationale, si constamment attachée aux principes de justice, et qui vient de manifester le dessein d’assurer la prospérité des îles françaises de l’Amérique, n’hésitera pas à reconnaître les droits de Saint-Domingue par un décret solennel et authentique ;


Après avoir délibéré dans ses séances des 22, 26, 27, et dans celle de ce jour, a décrété et décrète à l’unanimité ce qui suit :

Article 1er. Le pouvoir législatif, en ce qui concerne le régime intérieur de Saint-Domingue, réside dans l’assemblée de ses représentans, constitués en assemblée générale de la partie française de Saint-Domingue.

2. Aucun acte du corps législatif, en ce qui concerne le régime intérieur, ne pourra être considéré comme loi définitive, s’il n’est fait par les représentans de la partie française de Saint-Domingue, librement et légalement élus, et s’il n’est sanctionné par le roi.

3. Tout acte législatif, fait par l’assemblée générale dans le cas de nécessité urgente, et en ce qui concerne le régime intérieur, sera considéré comme loi provisoire ; et dans ce cas, ce décret sera notifié au gouverneur général qui, dans les dix jours de la notification, le fera promulguer et tiendra la main à son exécution, ou remettra à l’assemblée générale ses observations sur le contenu audit décret.

4. L’urgence qui déterminera l’exécution provisoire, sera décidée par un décret séparé qui ne pourra être rendu qu’à la majorité des deux tiers des voix prises par l’appel nominal.

5. Si le gouverneur général remet des observations, elles seront aussitôt inscrites sur le registre de l’assemblée générale. Il sera alors procédé à la révision du décret d’après ces observations. Le décret et les observations seront livrés à la discussion dans trois différentes séances ; les voix seront données par oui ou par non, pour maintenir ou annuler le décret. Le procès-verbal de la délibération sera signé par tous les membres présens, et désignera la quantité de voix qui auront été pour l’une ou pour l’autre opinion. Si les deux tiers des voix maintiennent le décret, il sera promulgué par le gouverneur général, et exécuté sur-le-champ.

6. La loi devant être le résultat du consentement de tous ceux pour qui elle est faite, la partie française de Saint-Domingue proposera les plans concernant les rapports commerciaux et autres rapports communs ; et les décrets qui seront rendus à cet égard par l’assemblée nationale, ne seront exécutés dans la partie française de Saint-Domingue, que lorsqu’ils auront été consentis par l’assemblée générale de ses représentans.

7. Ne seront point compris dans la classe des rapports communs de Saint-Domingue avec la France, les objets de subsistance que la nécessité forcera d’introduire ; mais les décrets qui seront rendus à cet égard par l’assemblée générale, seront aussi soumis à la révision, si le gouverneur général présente des observations sur le contenu auxdits décrets, dans le délai fixé par l’article 3 ; et seront au surplus observées toutes les formalités prescrites par l’article 5.

8. Tout acte fait par l’assemblée générale et exécuté provisoirement dans le cas de nécessité urgente, n’en sera pas moins envoyé sur-le-cbamp à la sanction royale ; et si le roi refuse son consentement audit acte, l’exécution en sera suspendue aussitôt que ce refus sera légalement manifesté à l’assemblée générale.

9. Chaque législature de l’assemblée générale sera de deux ans, et le renouvellement des membres de chaque législature sera fait en totalité.

10. L’assemblée générale décrète que les articles ci-dessus, comme faisant partie de la constitution de la partie française de Saint-Domingue, seront incessamment envoyés en France, pour être présentés à l’acceptation de l’assemblée nationale et du roi ; ils seront en outre envoyés à toutes les paroisses et districts de ta partie française de Saint-Domingue.

Seront au surplus lesdits articles notifiés au gouverneur général[6].


L’esprit comme la lettre de ce décret, de même que tous ceux qui le précédèrent ou le suivirent, notamment celui qui suspendait les affranchissemens, celui qui ouvrait les ports au commerce étranger, celui qui licenciait les troupes de ligne, prouvèrent évidemment l’intention des colons grands propriétaires, de rendre Saint-Domingue indépendant de la métropole, et de ne lui conserver tout au plus qu’une apparence de suzeraineté à l’égard du pouvoir royal. Tous ces actes révélèrent la volonté de maintenir l’esclavage des noirs et la condition humiliante de la classe des hommes de couleur.

À l’exemple de l’assemblée générale de Saint-Marc, les assemblées provinciales des trois parties de la colonie, les municipalités formées dans les paroisses, redoublèrent de fureur contre les esclaves, contre les hommes de couleur surtout : elles se distinguèrent à l’envi l’une del’autre dans cette haine aveugle et imprévoyante. La classe des petits blancs se manifesta en tous lieux par son acharnement, empreint de toute la brutalité de ces hommes pour la plupart illettrés.

Habitués à cette domination tyrannique que depuis un siècle et demi ils exerçaient sur les hommes de la race africaine, les blancs ne se rappellent plus les prédictions des philosophes qui les avaient avertis des dangers qu’ils couraient ; ils ne pouvaient croire à ces paroles de l’orateur éminent de la révolution française : Habitans des Antilles, vous dormez au pied du Vésuve !

L’éruption du volcan a justifié les prévisions de Mirabeau ; mais elle n’a eu lieu que par les divisions entre les blancs eux-mêmes, les différentes catégories de cette classe ayant des intérêts distincts, ainsi que nous l’avons vu. Elle a eu lieu par l’injustice persévérante, et du gouvernement royal, et de ses agens à Saint-Domingue, et des assemblées des blancs, contre les affranchis ; car, s’ils avaient voulu reconnaître à ces derniers les droits à l’égalité politique, il est à présumer que l’esclavage des noirs eût été maintenu longtemps encore, par la coalition des intérêts de tous les hommes libres. Sans doute, un adoucissement eût été porté au sort des masses, les hommes de couleur ayant prouvé leurs désirs et leur intention à cet égard ; mais on n’y aurait procédé qu’avec lenteur.

La liberté et l’humanité doivent donc se féliciter de cette injustice qui a accéléré l’émancipation des noirs. La Providence veillait pour eux.

Cependant, l’assemblée nationale avait rendu son décret du 8 mars, par lequel elle définissait les pouvoirs qu’elle accordait aux assemblées coloniales dans toutes les possessions françaises. Ce décret avait été concerté entre les colons, à Paris, et le fameux Barnave qu’ils gagnèrent à leur cause et qui influença le comité colonial dont il était un membre distingué par ses talens.

Voici ce décret :


L’assemblée nationale déclare que, considérant les colonies comme une partie de l’empire français, et désirant les faire jouir des fruits de l’heureuse régénération qui s’y est opérée, elle n’a cependant jamais entendu les comprendre dans la constitution qu’elle a décrétée pour le royaume, et les assujettir à des lois qui pourraient être incompatibles avec leurs convenances locales et particulières[7].

Article 1er. Chaque colonie est autorisée à faire connaître son vœu sur la constitution, la législation et l’administration qui conviennent à sa prospérité et au bonheur de ses habitans, à la charge de se conformer aux principes généraux qui lient les colonies à la métropole, et qui assurent la conservation de leurs intérêts respectifs.

2. Dans les colonies où il existe des assemblées coloniales, librement élues par les citoyens, et avouées par eux, ces assemblées seront admises à exprimer le vœu de la colonie ; dans celles où il n’existe pas d’assemblées semblables, il en sera formé incessamment pour remplir les mêmes fonctions.

3. Le roi sera supplié de faire parvenir, dans chaque colonie, une instruction de l’assemblée nationale, renfermant : 1o les moyens de parvenir à la formation des assemblées coloniales, dans les colonies où il n’en existe pas ; 2o les bases générales auxquelles les assemblées coloniales devront se conformer, dans les plans de constitution qu’elles présenteront.

4. Les plans préparés dans les dites assemblées coloniales, seront soumis à l’assemblée nationale, pour être examinés, décrétés par elle, et présentés à l’acceptation et à la sanction du roi.

5. Les décrets de l’assemblée nationale sur l’organisation des municipalités et des assemblées administratives seront envoyés auxdites assemblées coloniales, avec pouvoir de mettre à exécution la partie desdits décrets qui peut s’adapter aux convenances locales, sauf la décision définitive de l’assemblée nationale et du roi, sur les modifications qui auraient pu y être apportées, et la sanction provisoire du gouverneur pour l’exécution des arrêtés qui seront pris par les assemblées administratives.

6. Les mêmes assemblées coloniales énonceront leur vœu sur les modifications qui pourraient être apportées au régime prohibitif du commerce entre les colonies et la métropole, pour être, sur leurs pétitions, et après avoir entendu les représentations du commerce français, statué par l’assemblée nationale, ainsi qu’il appartiendra.

Au surplus, l’assemblée nationale déclare qu’elle n’a entendu rien innover dans aucune des branches du commerce soit direct, soit indirect de la France avec ses colonies ; met les colons et leurs propriétés sous la sauvegarde spéciale de la nation ; déclare criminel, envers la nation, quiconque travaillerait à exciter des soulèvemens contre eux : jugeant favorablement des motifs qui ont animé les citoyens desdites colonies, elle déclare qu’il n’y a lieu contre eux à aucune inculpation ; elle attend de leur patriotisme le maintien de la tranquillité, et une fidélité inviolable à la nation, à la loi et au roi.


C’était implicitement reconnaître à l’assemblée coloniale de Saint-Domingue, comme à celles des autres colonies, le droit d’écarter les hommes de couleur de toutes les assemblées administratives, de toutes les municipalités, à plus forte raison des assemblées coloniales. La sanction provisoire réservée au gouverneur, agent du pouvoir exécutif, pour les arrêtés des assemblées administratives, donnait une nouvelle force à cette disposition, puisque cet agent suivait les instructions du roi qui voulait, selon les antécédens, le maintien du préjugé de la couleur, qui était, de même que l’esclavage, dans les convenances locales.


Les commissaires des hommes de couleur, alarmés de ces dispositions du décret du 8 mars, adressèrent des réclamations à l’assemblée nationale et à son comité colonial. Alors Barnave prépara les instructions qui devaient accompagner le décret : ces instructions furent décrétées le 28 mars. Leur article 4 portait :

« Immédiatement après la proclamation du décret et de l’instruction, toutes les personnes âgées de 25 ans accomplis, propriétaires d’immeubles, ou, à défaut d’une telle propriété, domiciliées dans la paroisse depuis deux ans, et payant une contribution, se réuniront pour former l’assemblée coloniale. »

Lors de la discussion de ces instructions dans l’assemblée nationale, le colon Cocherel, membre de la députation de Saint-Domingue, proposa d’exclure formellement les hommes de couleur, de la classe des citoyens actifs. Sa couleur équivoque lui dictait cette injure.

Mais, quoique les termes de l’article 4 ci-dessus eussent pu largement favoriser les prétentions de ces hommes, Grégoire, après avoir vu repousser la proposition de Cocherel, demanda au contraire l’insertion d’un amendement formel à cet égard, se défiant de la ruse et de l’injustice des colons et du gouvernement. Barnave et les députés de Saint-Domingue eurent la mauvaise foi de lui répondre que c’était le résultat nécessaire de l’article 4, et qu’on ne devait pas y mettre une énonciation qui pourrait faire supposer que le droit des hommes de couleur était contestable et contesté. Sur cette déclaration publique, faite en présence de toute l’assemblée, Grégoire retira son amendement.

Or, dans les colonies françaises, le régime qui avait prévalu ne considérait pas les mulâtres et les nègres libres comme des personnes : à peine leur reconnaissait-on la qualité d’hommes, puisque, dans tous les actes qui pouvaient produire des effets civils, on employait toujours la désignation de mulâtre, de quarteron libre, de nègre libre. L’édit de 1685, non abrogé, leur reconnaissait certainement la qualité de personnes, mais depuis longtemps il était foulé aux pieds.

Aussi la députation des colonies, dans l’assemblée nationale, et les colons du club Massiac, combinant leurs intrigues avec le gouvernement royal, écrivirent-ils aux colons de Saint-Domingue de se prévaloir des usages établis et des termes ambigus des deux décrets du mois de mars, pour ne pas exécuter celui du 28 à l’égard des hommes de couleur.

Le gouverneur général, qui n’avait pas reçu officiellement ces décrets[8], ou qui, probablement, les reçut du ministre avec injonction de ne pas les exécuter en faveur de cette classe, en les promulguant, n’admit pas non plus les hommes de couleur à faire partie des assemblées. Il écrivit aux marguilliers des paroisses, chargés de les convoquer : « À l’égard de l’interprétation que l’on donne à l’article 4 des instructions qui accompagnent le décret du 8 mars, elle est sans fondement ; et si les gens de couleur se présentaient à l’assemblée de paroisse, vous êtes en droit de ne les y pas recevoir. »

Comment l’assemblée coloniale, à qui l’on donnait le pouvoir de mettre à exécution la partie des décrets qui pouvait s’adapter aux convenances locales, aurait-elle admis les hommes de couleur dans les municipalités et les assemblées administratives, lorsque le gouvernement lui-même les repoussait ?

Comment ces colons, imbus des injustes préjugés de la couleur, auraient-ils pu être justes envers les mulâtres et les nègres libres, puisque ces préjugés les portèrent à refuser, même aux blancs mésalliés, la qualité de citoyens actifs[9] ?

Et l’assemblée nationale elle-même, cette constituante souveraine, en mettant, par l’article 6 du décret du 8 mars, les colons et leurs propriétés sous la sauvegarde spéciale de la nation, en déclarant criminel, envers la nation, quiconque travaillerait à exciter des soulèvemens contre eux, l’assemblée nationale ne maintenait-elle pas le régime colonial dans toute son intégrité ? Cette disposition comminatoire n’avait-elle pas pour but d’effrayer les hommes de couleur, s’ils avaient l’intention de s’armer contre les blancs ou d’unir leur cause à celle des noirs ? N’était-elle pas encore à l’adresse de la société des Amis des noirs, accusée par les colons de rêver au soulèvement des esclaves ? La secrète intention de cette assemblée n’était donc pas de favoriser les justes prétentions des hommes de couleur.

Les colons se voyaient ainsi rassurés contre toute entreprise de leur part. Ils recevaient alors un bill d’indemnité pour tous les excès, pour tous les forfaits commis par eux, depuis plusieurs mois, contre les esclaves et contre les hommes de couleur. Placés désormais sous la sauvegarde spéciale de la nation, ils n’avaient plus de ménagement à garder envers les opprimés.

En vertu de ce décret, l’assemblée générale appela les habitans blancs à confirmer ses pouvoirs. Son propre décret du 28 mai flattait trop leurs prétentions, pour qu’ils ne cédassent pas à ce vœu. Le 13 juillet, il reçut sa sanction dans les assemblées paroissiales.

Mais le comte de Peinier, irrité par les actes orgueilleux de l’assemblée générale, qui annulaient son autorité, prononça sa dissolution le 27 juillet. L’assemblée provinciale de l’Ouest et le comité du Port-au-Prince, s’agitant contre cette proclamation de dissolution, le gouverneur ordonna à Mauduit, colonel du régiment de cette ville, de dissoudre le comité par la force des armes. Cet événement eut lieu dans la nuit du 29 au 30. Mauduit y enleva les drapeaux de la garde civique des blancs, qu’il fit porter chez lui. Cet outrage, fait aux blancs du Port-au-Prince, dont plusieurs périrent dans l’action, lui valut une haine implacable de leur part. Nous verrons ce qu’il en recueillit.

Le gouverneur et Mauduit avaient imaginé déjà la formation d’un corps de contre-révolutionnaires, composé principalement des fonctionnaires publics. Ils lui donnèrent un signe de ralliement, en faisant porter à ses membres un pompon blanc. Les partisans de l’assembléede Saint-Marc se distinguèrent par un pompon rouge, comme signe de la révolution coloniale. La cocarde tricolore fut dès lors négligée.

  1. Le marquis Du Chilleau était alors gouverneur général. Il partit de la colonie en juillet 1789, et fut remplacé deux mois après par le comte de Peinier.
  2. Rapport de Garran, t. 4, p. 20, Ogé avait 33 ans alors.
  3. Débats, t. 3, p. 101. Suire était membre de l’assemblée générale de Saint-Marc et colon du Sud.
  4. Dans son rapport, Garran ne porte ce rassemblement qu’à 80 hommes, tandis que Rigaud, dans un Mémoire publié en 1797, dit qu’ils étaient 300. L’un et l’autre conviennent qu’ils ne firent aucune résistance.
  5. Mémoire susdit de Rigaud, p. 6.
  6. Ce décret fut rédigé principalement par Daugy et Larchevesque Thibaud, deux colons du Nord, où ils jouissaient d’une grande considération. Cette rédaction prouve leur capacité. Ils ont joué un rôle important dans les premiers temps de la révolution.
  7. C’est-à-dire, en d’autres termes, que les principes de la déclaration des droits de l’homme n’étaient pas applicables aux hommes de la race noire.
  8. Rapport de Garran sur J. Raymond, en 1795, pages 14 et 20. — Rapport de Tarbé, en 1791, page 9.
  9. Rapport de Garran, tome 2, pages 29 et 30.