Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 3/3.4

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chapitre iv.


Arrivée de Polvérel et Sonthonax en France. — Décret qui suspend l’exécution de l’accusation portée contre eux et les met en liberté provisoire. — Décret sur l’élargissement des colons accusateurs. — Décret sur la formation d’une commission pour entendre les accusateurs et les accusés. — Conduite des colons antérieurement à l’accusation et depuis. — Les colons réfugiés aux États-Unis approuvent la liberté générale des noirs. — Ouverture des débats. — Acte d’accusation des colons. — Mort de Polvérel. — Fin des débats. — Rapport et arrêté de la commission des colonies sur l’accusation. — Décret de la convention nationale qui décharge Sonthonax de l’accusation. — Opinion générale de la commission.


Dans le deuxième livre, on a vu que Polvérel et Sonthonax étaient partis, le 13 juin 1794, pour se rendre en France sur la corvette l’Espérance. Ce bâtiment arriva à Rochefort le 9 thermidor de l’an ii (27 juillet), le même jour où le règne de la terreur finissait à Paris. Le comité révolutionnaire de Rochefort fit apposer les scellés sur leurs papiers, et ils furent bientôt transférés à Paris, où ils arrrivèrent le 16 thermidor (3 août).

Le lendemain, la convention nationale rendit un décret qui suspendit l’exécution de l’accusation portée contre eux par celui du 16 juillet 1793 ; ce décret les mit en liberté provisoire, mais en leur faisant défense de sortir de Paris jusqu’à nouvel ordre. Il décida en même temps que les comités de salut public, de marine et des colonies feraient dans un bref délai un rapport sur leur conduite.

En ce moment encore, les colons qui avaient provoqué le décret du 16 juillet étaient en état d’arrestation. Ils réclamèrent contre le décret de suspension, qui fut maintenu par la convention nationale. Cependant, cette assemblée, par un sentiment d’impartialité, finit par décréter, le 20 septembre, que les comités de sûreté générale, de salut public, de marine et des colonies, pourraient prononcer la liberté, ou provisoire ou définitive, des colons détenus. Page et Brulley étaient encore détenus eux mêmes, quand ils demandèrent des débats contradictoire entre les colons et les ex-commissaires civils.

Le 30 septembre, la convention nationale, sur le rapport de ses comités, rendit un nouveau décret qui ordonnait la formation d’une commission de neuf membres pris dans son sein, pour s’occuper de ces débats : tous pouvoirs à ce nécessaires lui furent accordés. Deux autres décrets ordonnèrent que ces débats commenceraient dans trois jours ; mais ils ne furent rendus que les 23 et 26 janvier 1795, quatre mois après la formation de la commission. Des sténographes furent chargés de recueillir les débats.

La commission fut originairement composée de Garran, de Lecointre-Puyraveau (des Deux-Sèvres), secrétaire ; Guyomard, Marc, Grégoire, Thibaudeau, Fouché (de Nantes), Mazade et Castillon : ils furent pris dans toutes les nuances d’opinion. Desremplacemens successifs eurent lieu parmi eux, et en définitive, il n’y resta plus que Garran, Fouché, Merlino, Grégoire, Dabray, Lanthenas, Mollevaut, Guyomard et Thibaudeau.

Nous avons dit comment, à force d’intrigues, Page, Brulley et consorts étaient parvenus à faire suspendre les décrets des 5 et 6 mars 1793, qui donnaient une grande latitude de pouvoir à Polvérel, Sonthonax et Delpech. Ces deux colons s’étaient fait recevoir au club des Jacobins, pour emprunter les couleurs de l’époque ; après la mort de Louis XVI, ils avaient vociféré contre cet infortuné, en feignant d’être alors les plus chauds patriotes. D’une capacité incontestable, revêtus du titre de commissaires de l’assemblée coloniale qui les avait envoyés en France auprès du roi, en 1792, quoique cette assemblée eût été dissoute par les commissaires civils, ils étaient parvenus à se maintenir dans cette position, au moyen du patriotisme exalté qu’ils affichaient auprès de tous les hommes influens de la convention et de ses comités. Ils faisaient de nombreux écrits, des pamphlets, dans l’intérêt de la cause coloniale. Quand les déportés du Cap arrivèrent en France, ils se les adjoignirent pour exciter l’opinion contre les commissaires civils. Ils entrèrent avec les déportés ou autres réfugiés aux États-Unis, dans une correspondance suivie, pour être au courant de ce qui se passait à Saint-Domingue. Page et Brulley devinrent enfin les coryphées de cette faction criminelle, en France.

Ils réussirent ainsi à changer les dispositions de la convention nationale, relativement à Saint-Domingue, précisément au moment où l’orage se formait dans son sein contre Brissot et les Girondins. Ces défenseurs des noirs et des hommes de couleur ayant été arrêtés le 31 mai 1793, les colons eurent plus de facilité pour inspirer leurs préventions, sinon leur haine, contre ceux que protégaient ces illustres victimes.

Dès l’arrivée de Blanchelande en France, ils se mirent à sa poursuite : sa mort fut leur premier triomphe. Ils s’acharnèrent successivement contre les autres contre-révolutionnaires, d’Esparbès, Cambefort, Touzard, etc. Ces derniers eurent le bonheur de se voir acquittés ou remis en liberté. Mais Page et Brulley contribuèrent puissamment à la mort de Brissot et des Girondins, de Barnave, de Milscent, de Grimouard. Ils firent arrêter et incarcérer Julien Raymond, Roume, Saint-Léger, Cambis, Leborgne, Louis Boisrond, Castaing, G.-H. Vergniaud, Dufay, Mills, J.-B. Belley, dans le cours de l’année 1793.

Enfin, c’est à leurs démarches que la convention nationale rendit le décret du 16 juillet contre Polvérel, Sonthonax et Delpech. Pour couronner leur œuvre odieuse, ils dénoncèrent Danton à Robespierre, à Couthon, à Saint-Just, pour avoir fait décréter la liberté générale dans les colonies françaises, et contribuèrent ainsi à sa mort.

Les colons réfugiés aux États-Unis, informés du décret d’accusation contre les commissaires civils, dressèrent une dénonciation contre eux, qui a servi de base à l’acte d’accusation dont nous allons parler. Elle était l’œuvre particulière de Tanguy Labossière. Ils députèrent plusieurs d’entre eux pour venir en France soutenir cette dénonciation. Mais dans leur conduite infâme envers Genet, ambassadeur français près les États-Unis, ce dernier avait fait saisir les papiers de Tanguy, de Galbaud et d’autres, et les avait expédiés en France ; ces documens servirent à éclairer la commission chargée d’entendre les accusateurs et les accusés.

Cependant, lorsque ces colons eurent appris aux États-Unis, que la convention nationale avait rendu le décret sur la liberté générale, ils lui firent une adresse pour y adhérer. Il est vraiment curieux de voir les colons dire à cette occasion : « L’affranchissement des nègres était prononcé à Saint-Domingue, depuis l’instant de leur révolte en 1791… C’est du gouvernement d’un seul, depuis 1790, que sont découlés tous les maux. On nous dira : mais la liberté générale était inévitable d’après les principes de la France. On peut répondre que les principes de la constitution monarchique n’allaient pas si loin ; que cependant on s’y est opposé dans la colonie même, et que ce sont ceux-là même qui s’y sont opposés, qui ont provoqué la liberté générale, en la rendant plus funeste qu’elle n’eût été, par la révolte impolitique à laquelle ils ont donné les mains, et dont est résultée la nécessité de l’exécution des principes de la France, principes auxquels elle ne peut plus se permettre de déroger. »

Il n’est pas moins curieux de lire ce qui suit, extrait d’un écrit de Page, publié au mois de mars 1793, alors que lui et Brulley entravaient l’envoi à Saint-Domingue du décret du 5 du même mois, par lequel les commissaires civils étaient autorisés à modifier le régime des ateliers d’esclaves. Page y dit :

« La convention nationale a consacré la liberté, l’égalité des hommes.

Les hommes des colonies diffèrent entre eux par leurs formes ; mais ils naissent tous libres et égaux en droits.

La convention ne peut s’occuper de la législation des colonies, sans s’occuper des hommes qui les habitent.

Elle ne peut sans crime consacrer leur esclavage.

Elle ne peut même décréter leur affranchissement graduel ; car alors elle consacrerait implicitement ou explicitement l’esclavage… »

Mais on serait bien dans l’erreur, si on croyait Page de bonne foi. Son but était de parvenir, à l’aide de ces principes absolus, à capter la convention pour faire accorder aux colons le droit de se régir eux-mêmes, et de prendre des mesures d’humanité en faveur des esclaves.

Enfin, le 11 pluviôse an iii (30 janvier 1795), six mois après l’arrivée des commissaires civils, la première séance des débats eut lieu. Les accusateurs furent Page, Brulley, Thomas Millet, Verneuil, Senac, Duny, Clausson, Fondeviolle et Daubonneau. Larchevesque-Thibaud s’y joignit et abandonna l’accusation ensuite. Galbaud voulut prendre qualité à cet égard, et fut écarté par la commission pour avoir émigré au Canada.

Le 21 février, ils présentèrent l’acte contenant onze chefs d’accusation contre Polvérel et Sonthonax. Le voici :


Nous, soussignés, commissaires de Saint-Domingue, députés près la convention nationale, et les colons soussignés, accusons Polvérel et Sonthonax :

1er chef. De n’avoir pas exécuté la loi du 4 avril 1792, qui était l’objet de leur mission, et même de s’être opposés à son exécution.

2e chef. De s’être opposés à l’exécution du décret du 22 août 1792, relatif à la nomination des députés à la convention nationale.

3e chef. D’avoir usurpé le pouvoir législatif, et de s’être attribué les fonctions du pouvoir exécutif et administratif.

4e chef. D’avoir paralysé les forces de terre et de mer envoyées par la France pour rétablir l’ordre dans la colonie, et d’avoir tout tenté pour les détruire.

5e chef. D’avoir organisé la guerre civile dans la colonie et provoqué la rébellion contre l’assemblée nationale.

6e chef. D’avoir canonné la ville du Port-au-Prince, et incendié celle du Cap-Français.

7e chef. D’avoir délégué des pouvoirs, notamment le droit de vie et de mort, au commandant militaire de la ville du Cap.

8e chef. D’avoir ordonné, dans tous les ports de Saint-Domingue, de repousser à coup de canon tous les vaisseaux de l’État qui s’y présenteraient, sans distinction, quels que fussent leurs besoins.

9e chef. D’avoir préparé la conquête de Saint-Domingue aux ennemis de la France, et d’avoir livré aux Anglais la ville du Port-au-Prince avec tous les bâtimens du commerce français qui s’y trouvaient.

10e chef. D’avoir dilapidé le trésor public, et envahi les fortunes particulières.

11 e chef. D’avoir cherché à avilir la représentation nationale, en envoyant pour siéger dans son sein ceux de leurs complices qui s’y sont présentés avec des pouvoirs illégaux.


Les débats s’ouvrirent, comme la raison l’indiquait, par l’examen de la situation générale de Saint-Domingue au moment de l’arrivée des commissaires civils dans cette colonie, afin de constater l’esprit public et l’état des divers partis dans les différentes classes de la population. Mais cet examen même amenait naturellement les débats sur la question de l’état intérieur de la colonie, au moment où la révolution française y donnait son contre-coup : de là l’examen de la conduite des colons et des classes colorées durant tous les troubles survenus depuis 1789 jusqu’à septembre 1792, époque de l’arrivée des commissaires civils. C’est cet examen contradictoire entre les accusés et les accusateurs, qui a fait ressortir tout ce qu’il y avait d’odieux dans le régime colonial, de pervers de la part des colons, de criminel de leur part, dans leurs desseins de rendre la colonie indépendante de la France, pour la régir à leur manière, ou la soumettre au protectorat de la Grande-Bretagne. L’accusation tourna ainsi contre les colons eux-mêmes ; la France put alors être éclairée à leur égard. Les débats continuant sur l’administration des commissaires civils pendant leur séjour à Saint-Domingue, on eut ainsi l’histoire de cette série de faits durant une période de cinq années.

Toutefois, bien des particularités sont restées ignorées, quant aux faits survenus dans les provinces de l’Ouest et du Sud, parce que la mort surprit Polvérel qui aurait pu les faire connaître et les expliquer, ayant eu l’administration particulière de ces provinces. Il mourut à Paris, le 6 avril 1795, de la maladie qu’il avait contractée dans la colonie et dont il parlait à Sonthonax, dans une de ses lettres que nous avons citée au deuxième livre. Malgré ses souffrances physiques, il assista aux débats jusqu’au 1er avril. Verneuil, un de ses accusateurs, eut l’infamie de requérir un officier de police, de faire exhumer son cadavre pour en faire l’autopsie, sous le prétexte d’examiner s’il ne s’était pas empoisonné, par crainte du résultat de l’accusation. On avait vu ce pervers oser contrefaire indécemment la voix faible et épuisée de Polvérel, dans les derniers jours où il assista aux débats. Cette conduite de la part d’un colon de Saint-Domingue suffirait seule à faire apprécier les sentimens qui animaient ces hommes cruels, si l’histoire n’avait pas à constater d’autres faits encore plus blâmables de leur part.

Pour nous, qui les recueillons, afin d’écrire notre histoire nationale sur des bases certaines, nous ne pouvons que nous féliciter de l’idée qu’ont eue les colons d’accuser Polvérel et Sonthonax. Sans cette accusation, notre postérité ne pourrait savoir tout ce qu’il y a eu de détestable dans le système qui régissait notre pays ; elle ignorerait toutes les turpitudes signalées à chaque page de ces débats, tous les mauvais sentimens que nourrissaient les colons de Saint-Domingue contre les hommes de la race africaine, qu’ils subjuguèrent par l’abus de leurs lumières et de leur force. Notre postérité, enfin, pourra mieux apprécier le généreux dévouement de nos devanciers qui luttèrent contre le régime oppressif qu’ils détruisirent par leur courage, leur valeur sur le champ de bataille et leur expérience acquise dans la science politique.

Ainsi, les passions des méchans finissent toujours par tourner contre eux-mêmes. C’est là la justice divine, souvent lente à se manifester, mais infaillible comme Dieu lui-même.

La mauvaise foi des colons, leurs divagations perpétuelles depuis le commencement des débats, obligèrent la commission qui les écoutait, à leur intimer une marche sûre pour terminer ces débats. C’était de préciser les faits qui se rattachaient aux chefs d’accusation posés par eux. Ils le firent le 10 mai, dans un acte supplémentaire contenant le développement de cette accusation. Nous n’avons pas besoin de le donner ici. La convention nationale elle-même, sur l’information que lui transmit la commission, finit par rendre deux décrets, le 30 juin et le 7 juillet, pour circonscrire les débats. Il fut accordé aux accusateurs cinq décades ou cinquante jours, pour arriver à leur terme. Sonthonax, resté seul après la mort de son collègue, dut soutenir la défense contre les colons. Il montra beaucoup de capacité dans sa tâche : ce fut heureux pour lui d’être un avocat distingué ; car il avait affaire à des hommes d’une grande capacité eux-mêmes, Page, Brulley et Thomas Millet surtout.

Mettons ici l’appréciation de la commission, relativement à la mort de Polvérel : « Sa mort, dit-elle dans son rapport, fut une perte irréparable pour les débats. Il joignait à beaucoup de mémoire une grande netteté dans les idées et dans les expressions. Plus maître de lui-même dans la discussion que Sonthonax, il savait ne pas se laisser écarter du but par les interruptions et les injures artificieusement combinées de ses adversaires. »

Un autre événement nuisit à l’éclaircissement de bien des faits passés dans l’Ouest et le Sud : ce fut la capture par les Anglais, d’un bâtiment sur lequel Rigaud avait expédié un grand nombre de papiers des archives de la commission civile. Si la commission des colonies les avait eus sous les yeux, son intelligent rapporteur eût pu suppléer en partie au manque d’explications résultant de la mort de Polvérel.

Nous regrettons que ce commissaire n’ait pas eu le temps d’arriver au chef d’accusation, où la conduite des hommes de couleur de l’Ouest et du Sud a été examinée. Nous aurions aimé à trouver cette appréciation de la part de Polvérel, surtout lorsque survinrent les trahisons de beaucoup d’entre eux, tant envers la cause de la France qu’envers celle de la liberté générale. Sonthonax a peut-être assez dit à ce sujet pour fixer l’opinion de la postérité, et nous avons déjà cité la sienne propre en divers endroits du deuxième livre. Nous avons même pris acte de ses aveux à cet égard. Nous ne les répéterons pas ici, même au moment que nous allons bientôt parler de son retour à Saint-Domingue, où il a agi à l’égard des hommes de couleur d’une manière que nous examinerons, pour reconnaître s’il ne fut pas en contradiction avec lui même.

Quoi qu’il en soit, disons que les débats se terminèren à la fin du mois d’août 1795. Garran de Coulon, président de la commission, fut chargé de la rédaction du rapport qu’elle présenta à la convention nationale. Déjà ce procès, recueilli en neuf volumes par les sténographes, imprimés successivement et livrés à la convention et au public, avaient préparé l’opinion sur le jugement à porter dans l’accusation des colons. Le rapport contenu en quatre volumes, est un modèle d’impartialité entre les accusateurs et les accusés, de jugement raisonné sur la conduite des différentes classes d’hommes qui formaient la population de Saint-Domingue, sur celle des individus qui marquèrent dans le cours de la révolution de cette colonie, sur les partis qui se dessinèrent à cette occasion. Il prouve la haute sagacité, le talent, la justice du rapporteur lui-même, l’un des hommes les plus honorables parmi ceux qui siégèrent dans l’assemblée nationale législative et dans la convention nationale.

Le 23 octobre, après avoir entendu la lecture de ce rapport durant plusieurs séances, la commission rendit l’arrêté suivant :

« La commission des colonies, réunie aux commissaires des comités de salut public, de législation et de marine ;

Après avoir entendu durant plusieurs séances, le rapport sur les troubles de Saint-Domingue, fait par Jean-Philippe Garran, l’adopte dans tout son contenu, charge Garran d’en surveiller l’impression, et d’en revoir les détails avec tous les soins qui dépendront de lui.

Arrête qu’Étienne Mollevaut, un autre de ses membres, en présentera le résultat à la convention nationale, et ; qu’il lui proposera de déclarer qu’il n’y a pas lieu à inculpation contre Sonthonax, et d’ordonner que sa mise en liberté provisoire sera définitive.

Signé, J. Ph. Garran, président ; Mollevaut, Debray, Merlino, Grégoire, F. Lanthenas, secrétaire. »

Enfin, la convention nationale rendit le décret suivant, le 25 octobre :

« La convention nationale, après avoir ouï le rapport de la commission des colonies, laquelle a déclaré qu’il n’y avait lieu à inculpation contre Léger-Félicité Sonthonax, ex-commissaire civil à Saint-Domingue,

Décrète que ledit Léger-Félicité Sonthonax, ex-commissaire à Saint-Domingue, est définitivement mis en liberté. »

Il n’est pas question de Polvérel dans ces actes : le rapport de Garran va nous en dire les motifs :

« Le fils de Polvérel (après la mort de son père) a demandé instamment à être admis aux débats pour y défendre la mémoire de son père ; mais la commission, tout en rendant hommage à sa piété filiale, n’a pu accueillir cette demande. Elle a considéré que — nul ne pouvait représenter un accusé dans les procédures criminelles ; que les citoyens ne peuvent être traduits en justice après leur mort, pour y être condamnés ou justifiés ; leur mémoire appartenant au jugement de la postérité. »

Ce lumineux rapport a d’ailleurs examiné la conduite respective des accusateurs et des accusés durant les débats ; il a flétri celle des premiers qui montrèrent tant de haine et de passions de toutes sortes, en rendant justice aux derniers. Il a examiné chacun des chefs d’accusation en particulier, excepté le dernier concernant l’élection des députés du Nord à la convention nationale, par la raison qu’à cette dernière seule il appartenait d’y statuer, et qu’elle l’avait fait en les admettant dans son sein, le jour même où elle prononça et confirma la liberté générale. Il a examiné, enfin, une foule de documens outre les dires contradictoires, pour former le jugement de la commission. Nous y remarquons ce passage :

« C’est l’ensemble de l’administration des commissaires civils que doivent juger les représentans de la nation, et qu’ils ont à juger en hommes d’État. Ils ne peuvent pas ignorer qu’au milieu de la tourmente d’une révolution bien plus grande encore dans les colonies que dans la métropole, il était impossible que des administrateurs ne commissent pas beaucoup de fautes ; que les commissaires civils, forcés de prendre rapidement leur parti dans des événemens imprévus, n’ont pas eu le plus souvent le choix des moyens ; qu’ils ont été réduits dans plus d’une circonstance à prendre, en connaissance de cause, de deux maux le moindre, et que plus d’une fois ils ont dû être égarés par ceux qui les entouraient. »

On ne pouvait pas porter un jugement plus éclairé sur la conduite de Polvérel et de Sonthonax : c’est, en effet, par les grands résultats d’une administration quelconque, qu’il faut juger les hommes politiques. Lorsque ces résultats profitent à la grande majorité d’un peuple, la postérité passe volontiers condamnation sur les faits particuliers, quoique la morale ait toujours le droit de réclamer contre les abus de pouvoir qui blessent ses principes, et que la saine politique qui en est inséparable, ait aussi le droit d’examiner si une faute commise n’exerce pas ensuite une influence désastreuse sur des faits postérieurs. Mais, où trouver un seul homme infaillible dans l’exercice du pouvoir ?

Peut-être cet acquittement, ou cette absolution donnée à ses actes, influa-t-elle sur la conduite de Sonthonax dans sa seconde mission. C’est ce que nous allons examiner bientôt, afin de reconnaître s’il doit être seul responsable de ses actes, ou si le Directoire exécutif ne doit pas en partager la responsabilité.

Nous remarquons que si les débats recueillis furent successivement imprimés et livrés au public, le rapport lui-même n’a été imprimé et distribué au corps législatif qu’au mois de ventôse an v, c’est-à-dire, en février ou mars 1797. Ainsi, le public n’a pu en avoir connaissance entière, que seize mois après sa présentation à la convention nationale. L’opinion de la commission sur les diverses causes des troubles de Saint-Domingue et sur les individus qui y prirent une grande part, n’a pu être connue dans cette île que dans le courant de 1797. Nous ne pouvons savoir à qui ou à quoi attribuer cette espèce de réticence, dans la manifestation de vérités qu’il eût été si convenable d’y propager.

Une autre observation est à faire au sujet de la publicité donnée aux débats. C’est que, s’ils servirent à justifier les commissaires civils, ils ne prouvèrent pas moins qu’en prononçant la liberté générale, ils avaient été contraints à cet acte par les événemens, et qu’ils n’en avaient pas l’autorisation de la part de la métropole, dont les assemblées ne voulaient pas d’une telle émancipation pour les esclaves, du moins subitement. Or, comme la convention nationale elle-même y avait été contrainte pour pouvoir conserver Saint-Domingue à la France, la faction coloniale s’en prévalut pour provoquer une réaction dans l’opinion publique, dans celle du corps législatif et du Directoire exécutif : elle y réussit en partie, car les actes que nous avons à relater de la part de ce gouvernement, prouveront que s’il ne voulait pas revenir entièrement sur la liberté générale, du moins il avait conçu un système politique pour la modifier : afin d’arriver à son plan, il prescrivit des mesures contre la classe des anciens libres. Cette vérité ressortira dans les chapitres qui conduiront à la fin de ce volume.