Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 4/4.7

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 4p. 224-229).

chapitre vii.

Conduite de J.-M. Borgella dans la guerre civile du Sud.


À la fin de notre 3e livre, nous avons vu que Borgella était devenu chef d’escadron commandant les dragons de l’escorte de Rigaud : il reçut ce grade et ce commandement, le 25 novembre 1798.

Durant les dissensions de Rigaud et de T. Louverture, il était placé à suivre son général partout où il se portait. Partageant ses sentimens et ses idées, comme homme du même parti politique, il ne pouvait encore, en qualité de militaire, que suivre sa destinée à la guerre. Il se trouva auprès de lui dans presque tous les combats où il prit part personnellement.

Lorsque Rigaud vint près de Jacmel pour tenter une diversion en faveur de cette place assiégée, Borgella se distingua dans l’affaire de la Porte. Nous avons déjà dit que ce fut à la résolution du chef de son escorte, que Rigaud dut de ne pas être fait prisonnier par les troupes de Charles Bélair. Après l’avoir contraint, avec Moulite, à se placer sur son cheval et à se retirer à quelque distance, Borgella revint sur le champ de bataille pour sauver deux petites pièces de faible calibre. Aidé du lieutenant Desmoulins et d’un chasseur, ils en portèrent une sur leurs épaules : l’autre resta au pouvoir de l’ennemi.

En ralliant sa troupe sur l’habitation Desnoyers, Rigaud, retournant dans le Sud, envoya Borgella prendre le commandement du bourg de Baynet. Là, il s’occupa de faire des envois de vivres aux assiégés de Jacmel, malgré les difficultés qu’offrait au passage des embarcations, la flotille que commandait Boisblanc. De temps en temps, d’autres embarcations venaient de ce port avec des blessés : il leur prodigua tous les secours dont il pouvait disposer. Le chef de bataillon Bazelais, blessé à la défense du fort de Léogane, dans la nuit du 5 au 6 janvier, et venu aussi à Baynet, fut l’objet d’attentions et de soins particuliers de sa part.

Peu de jours avant l’évacuation de Jacmel, Borgella tomba dangereusement malade. Rigaud ayant appris cette circonstance, lui envoya l’ordre de retourner aux Cayes, dès qu’il le pourrait : il refusa d’abord d’obtempérer à cet ordre, et ne quitta Baynet que le 15 avril, aux ordres de Lacole, son adjudant de place, qui l’évacua en l’incendiant, huit jours après.

Au lieu de se rendre aux Cayes, Borgella se porta dans les hauteurs de Saint-Michel où il apprit par Renaud Ferrier, la mort de Renaud Desruisseaux, son frère, de Cochin et de plusieurs autres de ses amis. Apprenant alors l’évacuation du Grand-Goave, il se rendit au Petit-Goave où il arriva au moment que Pétion évacuait cette place. Borgella rencontra Rigaud à l’Acul, et reçut l’ordre de se transporter de suite au Pont-de-Miragoane pour arrêter les fuyards. De là, Rigaud l’envoya aux Cayes, afin de réunir tous les dragons disponibles et de revenir avec eux à l’armée.

À son retour, il trouva Rigaud sur l’habitation Cadillac : il y fut laissé avec les dragons, pendant que ce général se portait à Aquin pour faire avancer des troupes. Il prit part aux combats qui eurent lieu dans la plaine du Fond-des-Nègres ; secondé par Brice Noailles, il protégea avec ses dragons la fuite des troupes du Sud vaincues dans ces combats. Il sauva la vie au chef de bataillon Jean Poisson, de la 5e demi-brigade, qui, blessé, avait été abandonné par ses soldats : il le prit en croupe de son cheval. Après l’avoir remis à ces soldats, il revint en arrière et sauva encore de la fureur de l’ennemi, Corbé qui, par la suite, devint adjudant de place à Jérémie.

Borgella combattit de nouveau sur les habitations Tropenas et Dufrétey ou Trémé, et au vieux bourg d’Aquin : montrant toujours sa bravoure accoutumée, il fut blessé dans cette dernière journée et dut se rendre aux Cayes avec Renaud Ferrier qui l’était plus dangereusement et qui mourut dans ses bras, le 16 juillet.

Lorsque la députation envoyée par T. Louverture eut décidé Rigaud à quitter la colonie, il fit distribuer le peu d’argent qui restait dans la caisse publique, à quelquesuns de ses officiers supérieurs qui allaient se retirer aussi à l’étranger. Borgella, qui avait la même intention, fut oublié dans ce partage. Cet oubli était un tort de la part de Rigaud ; car son chef d’escorte n’avait pas un sou pour affronter la misère sur la terre d’exil, et il lui avait donné des témoignages de son dévouement. Borgella ne voulut rien réclamer de son général ; mais Madame Marthe Bolos, qu’il respectait comme une seconde mère, à cause de son ancienne intimité avec sa tante Fillette La Mahautière qui l’avait élevé et qui était venue se fixer aux Cayes, crut devoir aller réclamer de Rigaud qu’il accordât quelques secours à Borgella. Rigaud lui déclara ne pouvoir plus en donner, ayant épuisé les sommes qui étaient dans la caisse publique. Mécontent de cette réponse, Borgella, qui songeait déjà à ne plus partir, résolut de rester dans son pays et de subir toutes les vicissitudes qui s’offriraient à son sort. Néanmoins, il considéra comme un devoir pour lui, de donner à Rigaud une nouvelle preuve de son dévouement, en l’accompagnant jusqu’à Tiburon. Il fit partager ses sentimens à Lamarre et à Jean Langevin, deux autres officiers de l’escorte, qui remplirent avec lui cette obligation de la fidélité militaire.

Après que Rigaud fut parti de Tiburon, ces trois officiers reprirent la route des Cayes. Résolu à tout braver, Borgella persuada à ses camarades de se présenter à T. Louverture lui-même. En rentrant dans la ville, ils furent directement chez le général en chef à qui ils demandèrent à être présentés, et qui leur fit les questions suivantes auxquelles Borgella répondit :

« D’où venez-vous ? leur dit T. Louverture. — De Tiburon, général, où nous avons accompagné le général Rigaud. — Quand s’est-il embarqué ? — Le 29 juillet. — Il n’a donc pas reçu ma lettre ? — Non, général, elle est arrivée après son départ. — Pétion, Bellegarde, Dupont et Millet, sont-ils partis aussi ? — Oui, général. — Ils ont bienfait, car ils étaient exceptés de l’amnistie que j’ai proclamée. Comment vous nommez-vous ? — Borgella. — Êtes-vous le fils de M. Borgella ? — Oui, général. — Vous êtes le fils de mon ami, et vous me faisiez la guerre ? — Général, je vous la faisais en obéissant aux ordres de mon chef ; et je pense que si j’avais trahi sa cause, vous m’eussiez méprisé. — C’est vrai ! »

Cette franchise et ce raisonnement d’un officier qui prouvait qu’il comprenait ce qu’impose le devoir politique, durent plaire effectivement au général en chef qui voulait l’exiger de ses subordonnés. En reprochant à Pétion et aux trois autres officiers de l’avoir abandonné, il n’eût pu en vouloir à ceux qui se présentaient devant lui, sans se mettre en contradiction avec ses principes. Quant à Borgella personnellement, il n’y a nul doute que l’amitié qui liait T. Louverture à son père dut contribuer aussi à lui inspirer quelque considération pour ce jeune officier. Enfin, on se rappelle que lorsque Borgella passa de Léogane dans le Sud, avec David-Troy, Lamarre et quelques autres officiers de dragons, ils avaient adressé une lettre à T. Louverture, général en chef de l’armée, pour lui exposer les motifs de plainte qu’ils formaient contre Bauvais ; c’était alors un témoignage de déférence et de respect à son autorité : cette réminiscence dut venir en aide au bon accueil qu’il leur fît. Il les congédia poliment.

Trois ou quatre jours après, l’ordre fut donné à tous les officiers qui servaient dans l’armée du Sud, comme aux citoyens qui n’étaient pas de ce département, de retourner dans leur lieu natal. Borgella était de ce nombre ; mais voulant rester aux Cayes, dont l’arrondissement venait d’être confié au commandement du général Laplume, ayant connu ce général à Léogane, il lui témoigna le désir d’être employé à son état-major. Laplume obtint facilement cette autorisation du général en chef qui, en dérogeant ainsi à ses dispositions, accorda une véritable a veur à Borgella.

Il avait agi différemment envers l’adjudant-général Toureaux qui fit sa soumission à Saint-Louis. Toureaux avait laissé croître sa barbe depuis longtemps, elle était fort longue. S’étant présenté devant T. Louverture, il lui dit en se prosternant à ses pieds : « Je vais maintenant couper ma barbe ; car j’avais fait vœu de ne l’ôter qu’après le triomphe de vos armes. » Le général en chef s’honora, en lui répondant avec mépris : « Vous m’en avez trop dit, M. Toureaux : sortez de ma présence ! »

Ces deux traits prouvent la dignité que T. Louverture mettait dans sa haute position : il respecta la fidélité au devoir en Borgella, il accabla de son juste mépris la bassesse en Toureaux.