Évenor et Leucippe/Introduction/Le Paradis terrestre

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Garnier Frères (1p. 61-111).


Le Paradis terrestre.


Mais nous faisons-nous une idée bien logique de la création en adoptant la tradition mythique d’un premier homme, et en voyant naître à ses côtés une première femme qui va remplir à elle seule, avec lui seul, la terre de sa postérité ! Les traducteurs compétents trouvent, dans la Genèse même, un sens collectif au nom d’Adam. Mais nous n’avons pas à discuter les sources de la croyance générale sur le terrain de la théologie. D’autres l’ont fait avec tant de science, de grandeur et d’équité, que nous n’y saurions rien ajouter, et le sujet est trop vaste pour en rien extraire.

Contentons-nous de remonter, par la conscience, à la sagesse de l’œuvre divine. L’homme isolé de l’homme aurait-il pu vivre un jour ici-bas ? Les anachorètes portaient au désert la notion, le souvenir et la pensée incessante de l’humanité. C’était pour fuir ses égarements, pour pleurer sur ses douleurs, pour prier Dieu de lui pardonner, qu’ils se retiraient dans la solitude. Mais l’homme, enfermé dès sa naissance dans une solitude, même dans une solitude enchantée, l’homme ne faisant qu’un avec une compagne aussi dénuée que lui de la notion de l’humanité collective, eût-il pu reproduire des êtres intelligents et sociables ? Non, il n’eût pu donner la vie à des hommes, n’étant pas homme lui-même.

Les hommes, selon nous, ne sont donc pas entrés par un couple isolé dans la vie, comme des types dans une collection. Les mêmes conditions nécessaires d’existence venant à régner pour eux sur la terre, ou sur une notable portion de la terre, l’espèce y a été appelée par le vœu créateur en masses plus ou moins imposantes. Une seule graine peut bien envahir un champ, un seul nid peut bien peupler une forêt, mais l’homme n’est ni plante ni bête. Il a une âme plus étendue qui meurt quand un amour, plus étendu que celui qui a pour but unique la reproduction, ne vient pas la féconder.

Les hommes et les femmes ont donc dû éclore par groupes sur les sommets de la terre, aussitôt que le sol, l’air et les fruits se sont harmonisés avec les conditions de la vie humaine. Couronnement de la création, les premiers humains s’y sont trouvés répandus comme les fleurs d’une guirlande qu’une main divine rapproche pour les réunir.

Et cette main divine qui tressa la couronne, c’est l’attraction de l’amour réciproque qui appela à se rassembler en sociétés les groupes épars de la famille humaine.

Quelles furent ces sociétés primitives auxquelles, vu leur exiguité présumée, on donne le nom de familles ou de tribus ? L’homme d’aujourd’hui ignore leurs éléments, leurs formes et leur durée. Il ne les raconte que par des symboles bibliques ou mythologiques, qui tous leur attribuent une origine céleste placée dans le rêve d’un âge d’or.

L’âge d’or, disent les philosophes de notre temps, n’est par derrière nous, il est en avant de nous. Si, par âge d’or, ils entendent un état complet d’innocence sans civilisation suffisante, je crois qu’il est derrière nous, et que nous n’y retournerons jamais. S’ils entendent un état de vertu éclairée, une notion complète de la vie amenant les hommes au véritable amour, ils ont raison, l’âge d’or est en avant de nous. Nous avons pour mission de développer ces germes qui couvaient, sans secousse violente, dans l’enfance de l’humanité candide, et qui ont germé depuis sans périr, au milieu des orages des passions et des apparentes déviations du progrès moral.

Avouons d’ailleurs qu’il nous en coûterait à tous, du moins à tous ceux d’entre nous qui cultivent l’idéal dans le passé, dans le présent et dans l’avenir, de renoncer à ce beau jardin de la création, à ces mœurs paradisiaques du premier âge de notre race, à cet Éden enfin qui a été le rêve et comme le poëme de notre enfance, depuis la première rédaction des souvenirs de l’humanité jusqu’à nos jours.

Est-il bon de mépriser cette tradition, ce vague souvenir peut-être d’un paradis perdu, que notre imagination se représente sous l’aspect qui plaît à chaque nature d’esprit, et où l’âme s’attache instinctivement jusqu’à se sentir navrée d’un étrange et mystérieux regret ? La tradition est un des éléments de notre croyance ; elle répond au sentiment, qui est une des puissances de notre être. Admettons donc un âge d’or, rentrons par l’imagination dans la forêt primitive de Jean-Jacques Rousseau, dans l’Atlantide de Platon, dans ce jardin de délices des Orientaux, où l’homme conserva la pureté angélique, les uns disent cinq cents ans, les autres une demi-journée. Les traditions ont pris, chez les Orientaux surtout, des formes allégoriques si nombreuses et si variées dans leur unité de plan, que si l’on veut recomposer le poëme du Paradis perdu (Milton a puisé dans toutes ces sources), on n’a que l’embarras du choix.

Voulez-vous que les premiers ancêtres du genre humain s’appellent Évenor et Leucippe ? Écoutez Socrate, un récit très-peu vraisemblable et cependant très-vrai, s’il faut en croire Solon, le plus sage des sept sages : « L’Atlantide est une île enchantée, au centre de laquelle est une petite montagne habitée par un de ces hommes qu’on dit sortis du sein de la terre. » Neptune entoura de retranchements la colline d’Évenor, par jalousie sans doute, car il était épris de la belle Clyto, fille unique de ce fils de la terre. « L’île fournissait en abondance tout ce qui était nécessaire à la vie… Il y avait des mines d’oricalque, métal qu’on ne connaît plus aujourd’hui que de nom, et qui ne le cède pour le prix qu’à l’or. La terre nourrissait une foule d’animaux tant domestiques que sauvages… on y voyait jusqu’à des éléphants. » Les descendants d’Évenor, fils de Neptune par l’hymen de ce dieu avec Clyto, firent de l’Atlantide un royaume des Mille et une Nuits. « Le temple de Neptune (c’est toujours Platon qui parle), revêtu d’une couverture d’or, avait un stade de long. Sa hauteur était proportionnée à son étendue ; mais son architecture était d’un goût bizarre. On avait représenté, dans le sanctuaire, Neptune debout sur un char attelé de six chevaux ailés, d’une telle stature que la figure touchait à la voûte de l’édifice ; autour du char étaient cent Néreïdes assises sur des dauphins… Les Archontes furent, pendant un grand nombre de générations, justes, puissants et heureux. À la fin, le luxe amena la dépravation des mœurs et le despotisme… »
« Jupiter, indigné, et résolu à punir les crimes des Atlantes, convoqua les immortels au centre de l’univers, là où il contemple toutes les générations, et quand ils furent assemblés… »

Le reste du texte manque ; mais cette colère de Jupiter, père des humains, ne présage-t-elle pas l’exil de l’Éden, le paradis perdu ? D’après cette version, que Platon dit avoir été communiquée à Solon par un prêtre de Saïs, on ne voit pas que le premier homme ait perdu l’innocence céleste ; mais le dieu Neptune remplace le serpent tentateur ; il séduit, non pas la femme, mais la fille d’Évenor ; il élève ses enfants dans un paradis retranché qu’il peuple ensuite de sa descendance ; mais, en même temps qu’il a donné aux hommes nouveaux de sages lois et beaucoup de science, il les livre à la corruption des richesses et appelle ainsi sur leur tête les foudres de Jupiter.

Les thalmudistes ont une foule de variations sur le thème sacré de la Genèse. Les rabbins disent que le premier homme était si grand que sa tête touchait le ciel. C’est un symbole de la grandeur intellectuelle et de l’essence divine de la créature. Les anges en furent jaloux, et Dieu réduisit la taille de l’homme à mille coudées de haut. Il approchait encore de la nature des anges, il avait connaissance de Dieu et de ses attributs, « il n’ignorait même pas le nom incommunicable de Dieu, car Adam ayant imposé le nom à tous les animaux, Dieu lui demanda : Quel est mon nom ? Adam répondit : Jehovah, celui qui est[1]… »

« … Quelques-uns se sont imaginé qu’Ève était le fruit défendu auquel Adam ne pouvait toucher sans crime… » que Caïn était le fils du serpent… que les génies ou les esprits sont nés d’Adam et de sa première ou seconde femme, nommée Lilith.

« Certains hérétiques, dits ophites ou serpentins, croyaient que le serpent tentateur était Jésus-Christ, et ils nourrissaient un serpent sacré[2]. »

On sait le culte du serpent dans toute l’antiquité, et comme quoi il était le symbole, non du mal, mais de la science.

Les mythes Banians mènent les premiers fils d’Adam dans des contrées lointaines, et racontent d’une façon romanesque leurs mariages. Ils étaient quatre d’humeur différente. Bramon tenait de la terre : il était d’un esprit sérieux et mélancolique, Dieu lui confia le livre des lois divines et l’envoya vers l’Orient. Il y trouva une femme grave et pieuse comme lui, qui l’agréa pour époux et fut la mère d’un grand peuple. — Cuttery, second fils d’Adam, tenait du feu : il avait l’esprit martial et guerrier, Dieu lui donna une épée et l’envoya vers l’Occident. Il y rencontra l’épouse qui lui était prédestinée, mais elle ne se rendit point sans combattre, car elle était forte et armée comme lui.

Le troisième fils d’Adam était Schudderi ; il tenait de l’eau. Son esprit était doux et liant. Dieu lui donna des balances et un sac, et le destinant au commerce, l’envoya vers le Septentrion. En chemin, il ramassa des perles et des diamants, et c’est par là qu’il gagna le cœur de celle qui devait peupler le Nord avec lui.

Le quatrième fils d’Adam, Urise, tenait de l’air. Il avait l’esprit ingénieux, subtil et porté aux arts. Dieu lui donna des instruments de mécanique et l’envoya au Midi. Il y bâtit un palais magnifique au bord de la mer. La femme qu’il cherchait vint admirer cette merveille ; mais, pudique ou méfiante, elle se retira aussitôt qu’il descendit pour lui parler. Il la suivit et la persuada par de douces paroles.

Cette Genèse indienne doit être charmante dans l’original. On y voit les quatre types du prêtre, du guerrier, du commerçant et de l’artiste nettement dessinés, et j’imagine que les quatre types de femmes sont le symbole des quatre principaux types de nation qui reçurent, de la famille du premier législateur, la civilisation descendue peut-être des sommets bénis de l’Atlantide.

Le champ est donc ouvert à l’imagination, et il ne tient qu’à toi, Lecteur, de rêver ton Éden et ton poëme. Cherchons-le ensemble.

Et d’abord, serons-nous préadamites ? J’avoue que, pour mon compte, je me risquerai de bon cœur dans cette croyance de saint Clément d’Alexandrie, un des plus grands, des plus beaux et des plus charmants esprits qui aient honoré les lettres et la philosophie.

Tout le monde sait en quoi consiste l’hypothèse des préadamites. Selon eux, les Adams des diverses cosmogonies ne seraient ni le premier ni le dernier type de la race humaine. Plusieurs types analogues nous auraient devancés sur la terre. Plusieurs autres types seraient appelés à nous succéder. — En d’autres termes, avant que la terre fût un séjour approprié à l’existence de l’homme organisé tel que nous le connaissons, ce théâtre de la vie ayant déjà subi des modifications successives, la sagesse divine, aidant la vertu naturelle des choses, y aurait fait éclore des êtres non pas identiques, mais analogues à l’homme de nos jours : c’est-à-dire des serviteurs intelligents de la pensée divine, des espèces d’hommes, rois de la création particulière dont ils étaient environnés, agents débonnaires ou terribles du progrès éternel, habitants nécessaires de cette station sur la route des cieux que nous appelons notre monde.

La science géologique se croit fondée à donner un démenti formel à cette supposition. Son grand argument n’est pas l’impossibilité où l’homme serait de vivre dans les conditions antérieures à son existence actuelle, puisque avec un léger effort d’induction elle peut supposer des habitants dans les autres astres où les conditions de la vie sont très-différentes, et que, pour admettre des hommes antérieurs à nous, il faut faire un effort d’imagination beaucoup moindre. Supposez, par exemple, une modification nullement monstrueuse, peu apparente, peut-être, dans les organes respiratoires, dans le système nerveux, dans la nature des tissus, dans la qualité du sang. Mais la science est positive, ce qui la rend très-bornée, aussi bornée que le témoignage des sens, devant les questions philosophiques. Elle veut, elle doit (il faut lui tenir compte de ses devoirs) retrouver des preuves matérielles, palpables, de tout ce qu’elle avance. La preuve par le fait lui manquerait donc jusqu’ici pour accepter l’hypothèse du préadamisme, la preuve par le vestige. Elle trouve, dans les couches superposées de l’écorce du globe, les ossements fossiles des animaux dont les traces ont disparu. Elle n’y retrouve pas ceux de l’homme, ni d’aucun être qui semble avoir pu occuper sa place et remplir sa mission dans les âges antérieurs à son apparition sur la terre[3].

Serons-nous donc arrêtés par l’absence de la preuve par le squelette, quand la terre entière nous raconte la preuve par l’esprit ? quand toutes les traditions nous parlent de nos ancêtres mystérieux et nous transmettent leurs révélations, leurs influences, leurs noms et leurs figures symboliques ?

Ne pourrions-nous pas dire que la science géologique est encore dans l’enfance, puisque nous voyons ses plus grands révélateurs avouer leurs incertitudes et n’obtenir de véritables progrès que par la voie de l’induction ? Sait-elle dans quelles profondeurs du globe, des révolutions dont elle ignore le détail exact et rigoureux, ont pu faire pénétrer la dépouille des races humaines antérieures ? Ne découvre-t-elle pas tous les jours des empreintes dont elle n’a pas encore pu reconstruire la cause organique, ou n’en découvrira-t-elle plus ?

Et d’ailleurs, a-t-elle saisi, prévu et reconstruit, dans des calculs sans appel, les causes de dissolution de certaines poussières, à des moments donnés de la tourmente atmosphérique, ou de la fusion minéralogique ? Quand, du sein des profondeurs inconnues de l’abîme sont sorties, à l’état de pâte, les chaînes de granit et de calcaire qui ont élevé jusqu’aux nuages, jusqu’au séjour des neiges, leurs incroyables mélanges d’agrégats et de combinaisons diverses, que n’ont-elles pas broyé, dissous, englouti, anéanti ou transformé, ces opérations chimiques et physiques de la création successive ?

Nous ne posons pas de bornes à la science dans l’avenir. Nous croyons qu’elle viendra, par un admirable accord de preuves, expliquer un jour les prétendues rêveries que nous regardons comme les mythes profonds de l’origine de l’être intelligent. Jusque-là, nous n’avons pas le droit de mépriser les fables que les esprits les plus sérieux ont tant méditées, et que l’on ne peut aborder sans vertige, sans terreur ou sans ivresse, à moins que, comme au siècle dernier, on ne prenne le parti d’en rire, ce qui est plus facile que concluant.

Le récit que nous allons offrir au public n’a pas la prétention d’être autre chose qu’une œuvre de notre imagination. Ce n’est pas à nous qu’il aurait bonne grâce à demander autre chose. Cependant l’imagination a sa limite dans un certain cercle d’inductions admissibles, et l’on peut même dire qu’elle ne se sent à l’aise dans le roman que quand elle a pu bâtir d’avance un mur protecteur entre elle et la folie. C’est à cette seule condition que le lecteur, personnage éminemment raisonnable, puisqu’il représente le bon sens général, veut bien consentir à la suivre.

Il est bien entendu qu’en présentant à travers notre fiction personnelle un certain ordre de faits, nous ne prétendons pas le faire admettre sous la forme où il nous est apparu ; mais nous rappellerons au lecteur quelques-unes des formes que lui donne l’antiquité.

Une des plus frappantes, parce qu’elle répond, pour ainsi dire, à un besoin de la raison, est la notion traditionnelle de la race antélunaire, appelée ainsi parce que, selon ceux qui prenaient la lettre des croyances, elle avait précédé l’apparition de la lune dans les cieux ; parce que, suivant ceux qui s’attachaient à l’esprit, elle avait occupé la terre à l’époque où sa surface n’était qu’une vaste forêt impénétrable aux rayons des astres. Cette race, née du chêne, mère ou aïeule de celle qui était née du rocher, a porté les noms de géants, de fils de dieu ou des dieux, de demi-dieux, de titans, d’anges, de démons, de gnômes, de fées, de dews, d’égrégores, de dives, etc. Comme il nous faut prendre un de ces noms pour la désigner, acceptons le dernier comme le moins fantastique de tous, et comme indiquant une origine commune à tous les êtres intelligents émanés du sein de Dieu.

Dans toutes les théogonies, cette race, ou plutôt ces races, car on en supposait plusieurs successivement créées et disparues, ont laissé l’impression d’une puissance terrible, surnaturelle, finissant dans la rage des combats, sous l’implacable main, non des faibles mortels, mais des dieux vengeurs. Selon les poëtes antiques, qui tous furent des théologues, ces races étaient nées de divers éléments. Les unes étaient filles du feu, les autres de l’air, etc. Il était de la nature de l’imagination humaine, toujours si logique dans ses aberrations et si pénétrante dans son ignorance, de reconstruire un monde intellectuel organisé, présidant à toutes les phases de la création terrestre ; et si l’on peut supposer que les formes données à ces intelligences furent des rêveries poétiques, il est cependant impossible de nier quoi que ce soit d’un passé où nul n’a pu pénétrer, que par les yeux de l’esprit.

Laissons donc à Dieu seul la claire vision du secret des siècles comme de celui de l’éternité. Nous ne serons ni impies, ni insensés, ni adonnés à la magie, en établissant simplement quelques inductions tirées du principe même de la raison dans la foi.

Dieu, présidant à toutes les créations de l’univers infini, ne dut jamais en abandonner aucune aux simples évolutions de la matière. La matière, privée du souffle de la vie spirituelle, n’existe en aucun temps, en aucun lieu. Pierres et ossements sont encore des dépôts de vie organique qui n’attendent que les combinaisons nécessaires (l’hymen divin) pour servir de sanctuaires ou de foyers à l’éclosion d’une vie nouvelle. Là où la vie est inerte, elle n’a pas cessé d’être. Elle sommeille, ou elle attend ; et que la vie repose ou s’arrête, qu’elle s’agite mécaniquement ou qu’elle ait conscience de sa volonté, qu’elle rêve ou qu’elle pense, qu’elle engendre ou qu’elle aime, toujours l’amour divin plane sur elle, la résout, la remanie, la protége et la perpétue.

Mais si l’amour divin préside sans cesse à ces évolutions de la substance, il est difficile de concevoir que, dans une création déjà formée, déjà plantureuse, déjà occupée par la vie organique, le type supérieur, le type qui pense et agit librement, soit longtemps absent. L’apparition tardive de l’homme sur la terre riche, belle et parée d’animaux et de plantes, ne s’expliquerait que par une occupation d’hommes antérieurs ressemblant à l’homme par les traits essentiels du corps et de l’âme, mais appartenant cependant à une organisation dont la force vitale se puiserait dans une autre atmosphère, dans un autre genre d’alimentation, d’habitudes et de besoins. C’est probablement ce que pensait saint Clément d’Alexandrie ; c’est ce que pensèrent beaucoup de savants rabbins. Enfin, c’est une croyance générale qui, raisonnée, devint une opinion chez quelques Orientaux. Quand on leur demandait si Dieu créerait encore des hommes nouveaux avant la fin du monde, ils répondaient : Voulez-vous donc que le royaume de Dieu reste vide, et sa puissance oisive ? Dieu est créateur dans toute son éternité.

L’erreur des poëtes théogoniques de l’antiquité fut, dira-t-on, de supposer le règne de la vie humaine contemporain des cataclysmes de la création, durant lesquels aucune vie organique ne pouvait subsister ici-bas. Ils ne furent pas si insensés, ils placèrent ces êtres dans le chaos des éléments et en firent des dieux.

Ils n’en firent pourtant pas de purs esprits[4] ; ils leur supposèrent une vie organique, corporelle, et par conséquent des passions. Leur imagination se prêta donc à une supposition que la raison moderne, éclairée par le progrès des sciences, ne peut pas rejeter : c’est que les diverses combinaisons de la substance des mondes doivent produire, dans ces mondes qui peuplent le ciel, des combinaisons variées d’organismes et une foule d’êtres appropriés à la foule des milieux qu’elles occupent.

De cette hypothèse à celle des habitants célestes du feu, du vent et des eaux, à la fable des cyclopes, des tritons et des fils d’Éole, il n’y a qu’un pas. Seulement l’imagination se charge d’habiller à sa guise la conséquence du principe admis par la raison. Nul astronome ne peut affirmer que l’atmosphère embrasée du soleil soit un empêchement absolu à l’existence d’êtres organisés vivants sur la face du soleil ; seulement ils nous disent que cette organisation ne peut être semblable à la nôtre, et nous n’en doutons pas.

Pourquoi donc notre planète en fusion n’aurait-elle pas eu, comme les autres astres brillants ou transparents de l’Éther, ses hommes, ses animaux, ses anges, ou ses démons, puisque la langue humaine n’a pas d’autres noms à donner aux Uraniens inconnus de la patrie universelle ? Pourquoi la loi du progrès, que nous avons admise relativement à notre monde, nous ferait-elle conclure que s’il y a eu des hommes avant nous, ils devaient nous être inférieurs ? Dans l’ensemble des choses, nos progrès ne sont que relatifs, et il n’est pas prouvé que nos âmes, en changeant d’habitat, ne seront pas momentanément châtiées de leurs égarements par quelques pas en arrière sur l’échelle des êtres.

Je n’admets pas que nous retournions dans le corps des animaux, mais j’admets que nous pouvons, par notre faute, descendre dans la hiérarchie des mondes, et subir notre expiation dans le chaos douloureux de quelque création en travail. La formation ignée de notre globe a pu être un séjour de tumulte et d’angoisses pour d’autres Uraniens déchus et frappés d’une peine temporaire. (Je n’en conçois pas d’éternelle dans les desseins de la Providence.)

Quant à notre destinée ici-bas, il y a longtemps qu’on l’a comparée à un purgatoire, et il est fort possible qu’elle ne soit pas autre chose.

Il est pourtant possible encore, car tout est possible, que l’âge du feu, que nous avons appelé l’âge de Pluton, ait été fort brillant au moral comme au physique, et que ces minéraux, qui sont peut-être en partie le résidu calciné des dépouilles et des monuments des générations évanouies, aient été les organes et les effets d’une vie splendide, donnée en récompense à des âmes heureuses. Si le soleil est un monde en fusion, cette terrible idée d’une éternelle combustion nous a-t-elle empêchés d’y élancer nos désirs et nos rêves ? Les anciennes théogonies n’en ont-elles pas fait le séjour de légions séraphiques, et Milton n’y a-t-il pas placé un ange fidèle et resplendissant, chargé d’entretenir la fournaise céleste ?

Nous n’irons pas si loin dans nos hypothèses ; nous arracherons le voile qui couvre la face de ces anges ou démons antérieurs à l’homme sur la terre, hommes eux-mêmes, selon nous, et, fidèles à notre plan, nous ne leur donnerons aucun aspect trop fantastique.

Nous ne ferons donc apparaître ni les Titans à cent bras, ni les hommes au corps d’airain enflammé de l’île de Crète, ni les gorgones d’Hésiode, ni les monstres à plusieurs têtes ou à têtes d’animaux des musulmans, ni même les archanges ailés du mysticisme. Nous nous tiendrons dans de plus humbles données, prenant l’époque où la dernière race ancienne et la race humaine nouvelle purent se donner la main, l’une prenant possession de la terre et de la vie, l’autre abdiquant ces deux royautés pour l’empire céleste.

Nous serons donc préadamites ? Oui, et même sans hérésie, parce que nous supposerons qu’Adam n’est pas le premier homme, mais seulement un des premiers hommes. L’isolerons-nous dans le Paradis terrestre ? Oui, par accident et momentanément, parce que le sentiment de l’âme humaine dans la solitude est une des faces de sa puissance ou de sa faiblesse. Supposerons-nous, avec certains vieux chrétiens, qu’il avait reçu la science infuse sous forme de livres tombés du ciel ? Non, car en lui accordant le don complet de la parole, nous faisons déjà beaucoup pour le conserver dans l’état de parfaite innocence.

Et où placerons-nous son Atlantide, son bosquet primitif, son jardin de l’Éden ou des Hespérides ? Absolument où vous voudrez ; car on a écrit beaucoup de volumes pour promener le berceau de notre race du pôle nord au centre de l’Afrique, de la mer Blanche à la Méditerranée, des rives de la mer Caspienne à celles de l’Irlande, des cimes du Caucase à celles de la Sardaigne, etc.

Or, comme ce n’est ni d’un Esquimau ni d’un Cafre que nous recherchons la trace dans ce premier âge ; comme c’est à un homme blanc, ou tout au plus doré par un bienfaisant soleil, que nous voulons nous intéresser, il nous faut admettre que cet homme, semblable à nous, est né sous une latitude où nous pourrions naître et nous développer sans souffrance, par conséquent dans une atmosphère souple, pure et tempérée. Ce peut être aussi bien en Sardaigne, comme le veulent quelques-uns, que sur les flancs des montagnes de l’Himalaya. Ce peut être aussi dans les prairies éternelles de la Lombardie, ou sur les croupes de l’Apennin, ou encore sous les ombrages du Latium. Qu’importe ? Comme nous admettons plusieurs berceaux différents et plusieurs groupes épars, que chacun de nous cherche dans ces souvenirs d’avant la naissance et dans ces souvenirs de la vie présente qui semblent s’enchaîner les uns aux autres par je ne sais quel incompréhensible mirage.

Il nous est arrivé à tous d’être saisis, à la vue de certaines personnes, de certaines demeures et de certains paysages, d’une vague réminiscence impossible à expliquer, comme si un abîme de ténèbres nous séparait du moment où nous sommes et de celui où nous avons déjà été dans des circonstances analogues. Deux amis, deux époux qui parcourent ensemble un lieu enchanté, se demandent et se persuadent aisément qu’ils l’ont déjà vu et déjà parcouru ensemble, qu’ils se sont déjà aimés en ce lieu, dans un temps que leur mémoire ne peut préciser, mais dont elle leur retrace les images fugitives et les délicieuses émotions. Oui, nous avons tous cru reconnaître, quelque part ou auprès de quelqu’un, notre paradis terrestre et l’objet de notre premier amour.

Ce fut donc dans un beau climat, sous un beau ciel, que le fier et doux enfant se trouva seul, un matin, au premier sourire de l’aube nouvelle. Il avait dix ou douze ans, et il n’était pas nu, car il avait une mère qui garantissait sa peau délicate de la morsure des abeilles ou du déchirement des ronces. Sans doute il arrivait de quelque pays un peu plus froid que celui où sa course venait de l’emporter, car il avait le corps protégé par des peaux soyeuses de chevreaux blancs comme la neige. Quel nom lui donnerons-nous ? Alorus, Adam, Kaioumaratz, Protogonos ou cent autres ? Pour ne pas choquer les personnes qui prennent la Genèse de Moïse au pied de la lettre, appelons ce bel enfant du doux nom d’Évenor, qui fut révélé à Platon, puisque aussi bien nous voici dans une Atlantide quelconque.

  1. Dom Calmet.
  2. En somme, le révérend Dom Calmet ayant rapporté le chapitre de la Genèse, dit : « Voilà tout ce que Moïse nous apprend de ce premier père ; mais les interprètes n’en sont pas demeurés là. Ils ont formé mille questions sur son sujet. Il est vrai qu’il n’y a aucune histoire qui fournisse un plus beau champ aux questions sérieuses et intéressantes. »
  3. On trouve cependant des crânes fossiles de peaux rouges et de nègres éthiopiens.
  4. Le mythe des Hébreux que nous avons soudé au christianisme, ne fait pas non plus de ses géants, enfants de Dieu, des essences éthérées, puisqu’il les unit aux filles des hommes. Nous ne faisons cette remarque que pour les personnes qui prennent le mot de géant à la lettre dans les livres sacrés. Il est fort contestable que ce mot ait le sens matériel qu’on lui a longtemps attribué. L’apparition de ces géants dans la Bible est postérieure à la création de l’homme ; elle arrive, par voie de génération, entre l’ange et la femme ; elle constitue une légende tout à fait en dehors de notre sujet.