Évenor et Leucippe/VII/1

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Garnier Frères (2p. 123-165).


VII

Le Devoir.


La dive oppressée garda le silence. Leucippe pleurait, dominée par une incommensurable pitié. Évenor était profondément ému aussi. Ni l’un ni l’autre n’osait troubler le recueillement de Téleïa.

Elle fit un effort pour reprendre le cours de ses idées ; mais comme elle leur annonçait que c’était d’eux-mêmes qu’elle allait leur parler :

— Attends, lui dit Évenor ; j’ai cru que tu avais encore quelque chose à nous dire de toi. Si c’est à nous que tu songes dans ta douleur, laisse-nous te dire que nous la respectons et la plaignons, et que ce désespoir, ces souffrances, ces amours, ces faiblesses du cœur, en un mot ce mal dont tu t’accuses devant nous, te rend pour nous mille fois plus chère et plus sacrée.

— Oh oui ! s’écria Leucippe, embrassant les genoux de la dive : voilà ce que moi aussi je veux te dire, mère adorée, seule mère que je connaisse et que je veuille connaître ! Loin d’être indignée des pleurs que tu as versés, je t’aime et te comprends mieux que je n’ai jamais fait.

Ô mes enfants, répondit Téleïa en les pressant tous deux contre son cœur, est-ce vous qui me parlez ainsi ? Vous qui, sous la forme de dives, m’avez quittée pour retourner à Dieu, et qui êtes revenus me consoler sous la forme humaine ? Ah ! racontez-moi, maintenant que vous savez qui vous êtes, ce qui s’est passé en vous durant les jours de notre séparation ! Dans quelles contrées de délices vous avez voyagé ; quelles maternelles amours ont veillé sur vous, et quelles célestes joies vous avez goûtées jusqu’au moment où vous avez obtenu de Dieu la permission de revenir dans ce triste monde absoudre et consoler votre mère !

— Nous ignorons ce que tu nous demandes, répondit Évenor. Ce que tu nous as enseigné de la bonté, de la toute-puissance et de la sagesse infinie de la Divinité, nous fait accepter comme possibles les douces espérances qui te soutiennent. Mais, que nous soyons des dives déchus ou des êtres nouveaux dans le monde des esprits, nous ne pouvons lire avec certitude dans les secrets de la providence des esprits. Nous connaissons mieux celle qui protége les substances ; car, tu l’as dit, nous sommes une famille liée au monde terrestre, et nos affections y sont vives en raison du peu de durée de notre existence. C’est pourquoi nous comprenons mieux tes pleurs que la sérénité de tes pères, et ton cœur brisé que le cœur invulnérable de ton époux. Tu nous sembles plus grande, toi qui as souffert, que tous ces dives étrangers à la souffrance ; et, s’il nous faut souffrir un jour, le souvenir de tes luttes cruelles nous sera un meilleur enseignement que celui de l’impassible courage de ta race. L’esprit de l’homme est peut-être à jamais ouvert au doute en face de l’inconnu, mais sans doute son cœur sera éternellement accessible à la tendresse, et c’est par là, du moins, que je sens ma pensée capable de s’élever avec la tienne de la créature au créateur, de l’amour terrestre à l’amour divin.

— Pour moi, dit Leucippe, je sens aussi quelquefois, non pas le doute, mais comme un oubli du ciel et une indifférence de l’avenir qui me font comprendre combien j’appartiens à la terre, c’est-à-dire à mon frère, à toi et à cette belle nature qui est comme l’asile de notre bonheur. Je ne sais pas si nous avons été des dives avant d’être des hommes. Je n’oserais pas dire non, car, depuis que tu nous entretiens de votre passage sur la terre, je me rappelle combien de fois j’ai rêvé des choses mystérieuses dont tes paroles me semblent une sorte d’explication. Oui, j’ai rêvé souvent que je quittais le rocher et que, me soutenant dans l’espace, je volais, non pas à la manière des oiseaux, mais plutôt à la manière des nuages, dans un air plus subtil, vers des rivages encore plus beaux que celui-ci. Mais ces doux songes devenaient peu à peu inquiets et pénibles, car je me souvenais toujours de vous deux, et je vous cherchais avec angoisse, vous apercevant, vous perdant, vous retrouvant pour vous perdre encore, et enfin, au moment où, par un élan de toute mon âme et de tout mon vol, j’abordais la plage du ciel d’où vous m’appeliez, je me réveillais sur la terre, plus heureuse encore de vous y retrouver près de moi et de ne vous avoir pas réellement quittés. Et toi, Évenor, dis, n’as-tu jamais rêvé ainsi ?

— Dans mes premiers ans, répondit Évenor, on me parlait de ceux qui ont eu la terre avant nous. Voilà tout ce qui, dans l’absence d’une parole sublime comme celle de notre mère Téleïa, ébranlait mon esprit et l’agitait dans le sommeil. Je me souviens que je me représentais ces premiers maîtres de notre séjour, tantôt comme des monstres, tantôt comme des anges. J’appelais monstres des êtres énormes, superbes, menaçants, que je m’efforçais de fuir, et que je n’osais pas bien regarder. J’appelais anges des êtres plus subtils, plus doux, dont l’éblouissante beauté était comme inappréciable à mes sens ; car je m’efforçais en vain de les atteindre et de les contempler à travers les vapeurs d’or et de feu qui me les dérobaient à chaque instant. Voilà toutes les images dont je peux rendre compte. Je sais qu’à mon réveil, j’étais bien certain de n’avoir jamais rencontré ces êtres sur la terre ; mais, dans le rêve, il me semblait les avoir connus, ou du moins pressentis de tout temps.

— Pour nous autres dives, reprit Téleïa, les songes étaient des apparitions certaines ; nous les regardions comme des voyages de l’esprit dégagé de la matière vers les mondes de l’avenir et du passé. Nous pensions que l’âme pouvait emporter avec elle, dans ces régions d’où le corps est exclu, l’exercice des organes de la substance, par le moyen d’une sorte de mirage que l’on pourrait appeler le souvenir. Voilà pourquoi ces voyages intellectuels étaient courts, et les visions qu’ils présentaient étaient interrompues à chaque instant par la nécessité où était l’esprit de venir retremper sa lucidité aux organes du corps. De là ces lacunes dans le rêve, ces réveils violents causés par une lutte intérieure, ou ces anéantissements paisibles d’où le rêve repartait plus clair et plus beau.

» Mais dois-je vous enseigner ces choses comme articles de croyance ? Votre nature s’y prête-t-elle, et cette faculté accordée à des créatures opprimées, comme nous l’étions, par une lourde atmosphère et de molles quiétudes physiques, ne serait-elle pas inutile à des êtres dégagés, comme vous l’êtes, du poids des orages et susceptibles d’un grand esprit d’investigation ? Sans doute Dieu mesure la révélation de ses bienfaits aux besoins et aux forces de l’esprit des races, et il établit de magnifiques compensations dans la secourable jouissance des aptitudes diverses.

» Je dois donc, sans doute, mesurer mon enseignement à la puissance qui vous est donnée de l’accepter, et, sans vous décrire l’idéal de nos espérances, vous initier seulement à la notion générale de l’immortalité, sans laquelle l’homme serait l’esclave du néant. Évenor, tu as connu la mort parmi les hommes. Ils reconnaissent son empire, puisque déjà plusieurs d’entre eux l’ont subie sans savoir qu’elle n’était qu’une apparence et une transformation. Quand tu es entré ici, tu étais donc un être mortel, et à présent, tu as vaincu la mort, si tu acceptes la révélation que je te donne.

— Celle-là, nous l’acceptons tout entière, répondit le jeune homme, et, pour nous l’avoir donnée, tu es devenue notre mère véritable. C’est par là que tu peux dire en nous voyant : J’ai retrouvé les enfants de mon amour, et ceux que j’avais perdus sont remplacés.

— Oui, oui ! dit vivement Leucippe, et si nous sommes les mêmes esprits que ton amour redemande au ciel, pardonne-nous d’avoir la mémoire faible et de ne pouvoir te l’affirmer. Et si nous sommes d’autres esprits, aime-nous autant que tu aimais les enfants de ton hyménée, car, tu le vois bien, nous t’aimons mieux qu’ils n’ont su le faire ! Nous chérissons ce monde à cause de toi, et tant que tu y vivras, nous n’en désirerons pas d’autre. En te disant cela, nous ne nous croyons pas coupables, et nous ne craignons pas de déchoir. C’est Dieu qui a dû mettre dans nos seins ce respect de la vie, à cause du grand amour qu’il nous commande d’avoir pour nos compagnons dans la vie. »

En parlant ainsi, Leucippe caressait de ses lèvres les mains débiles de la dive ; mais ses regards plongeaient à son insu dans les yeux ardents du fils des hommes. Téleïa vit la passion qui embrasait ces deux âmes. Elle la voyait, depuis longtemps, dans le redoublement de tendresse qu’ils lui exprimaient, et qui semblait être comme le trop plein de leurs cœurs déversé sur elle.

— Enfants, leur dit-elle, vous avez en vous une sagesse que je ne puis méconnaître, et, en même temps que je vous enseignais, je recevais de vous la lumière d’une révélation nouvelle. Je ne l’ai pas repoussée, et c’est sans doute pour cela que, seule parmi les dives, j’ai pu vivre jusqu’à ce jour. J’avais une mission à remplir et Dieu m’en a donné la force ; mais elle touche peut-être à sa fin, c’est pourquoi je dois me hâter de vous dire tout ce que vous devez savoir de vous-mêmes.

— Parle, dit Évenor ; apprends-nous comment Leucippe est venue dans cette solitude. Je savais de toi-même qu’elle n’était pas née de toi. En la voyant seule au monde avec nous deux, je me suis imaginé souvent qu’elle était née du plus suave parfum des fleurs et du plus pur rayon du soleil.

Téleïa répondit : « Je croirais plutôt, si j’acceptais ton symbole, que Leucippe est née de l’écume des flots et de la brise maritime. Mais, quel que soit le mystère de la naissance des premiers hommes, Leucippe eut des parents, et son arrivée ici m’a révélé, dans la race humaine, une puissance sur les éléments dont les dives n’ont jamais eu l’idée. Le récit que je vais vous faire vous délie de ma domination maternelle, ô mes bien-aimés, car il vous ouvre la porte du monde des hommes que, jusqu’à ce jour, ma sollicitude maternelle a dû vous tenir fermée.

» Un matin que, plaintive et brisée, mais résignée à l’épouvantable idée de l’immortalité sur la terre, j’errais le long de ce rivage, j’entendis, au milieu du clapotement des vagues et des cris des mouettes, le vagissement d’un petit enfant. Ce ne pouvait pas être la voix d’un enfant de ma race, les dives n’avaient ni larmes, ni plaintes dans leurs berceaux. C’était le timbre de la voix humaine que j’avais écouté souvent avec une inquiète avidité, lorsque j’errais, la nuit, autour de vos demeures fermées.

» L’aurore commençait à rougir le ciel, et les vagues, encore émues après une nuit d’orage, se teignaient de pourpre. Les mouettes tournoyaient avec obstination sur une petite anse dont les roches me cachaient le fond. J’avais observé le naturel curieux de ces oiseaux de la mer. Ils se rassemblent en troupes et poussent des cris d’une douceur triste et pénétrante, quand un objet inusité flottant sur les eaux éveille leur attention craintive. Je me décidai à pénétrer dans la petite baie en marchant dans l’eau, et, au milieu d’un essaim de ces blancs oiseaux que mon approche éloignait à peine, je trouvai, sur les varecs du rivage, un objet étrange et d’abord inexplicable. C’était comme un grand lit, capable de contenir plusieurs hommes, formé de troncs d’arbres creusés et assujétis ensemble avec des branches si solidement entrelacées que l’eau n’y pouvait pénétrer à moins d’y tomber en lames soulevées par le vent. C’est ce qui était arrivé ; car, bien que ce lit flottant ne fût point brisé et qu’il continuât à surnager sur les dernières ondes, il était à moitié rempli d’eau, et une femme était là, livide, insensible, morte, servant de lit à un enfant à peine âgé de quelques mois, qui gémissait froid et mouillé, étendu sur son cadavre. Et pourtant, dans cette horrible détresse, cet enfant sourit en me voyant. Il étendit vers moi ses petites mains roses, et jamais regard plus caressant et plus pur ne trouva le chemin de mon cœur. À quelques pas, sur la grève, gisait le corps d’un homme, brisé par les rochers.

» Sans prendre le temps d’examiner ces malheureuses créatures privées de vie, et l’étrange ouvrage auquel elles avaient confié leur existence sur les abîmes de la mer, j’emportai l’enfant et lui fis boire le lait de la première chèvre que je rencontrai. Puis je le réchauffai dans la grotte, et, le confiant à la garde de mes chiens apprivoisés, je revins au rivage pour voir si d’autres hommes ne viendraient pas s’enquérir de leurs infortunés compagnons ; mais je n’en revis jamais un seul, et, de ces montagnes bleuâtres que vous apercevez à l’horizon et qui doivent être des terres semblables à celles-ci, aucun ne tenta sans doute plus vers nos rivages la périlleuse traversée à laquelle je devais Leucippe. La mer me déroba les restes de ses parents. Ils étaient déjà entraînés au loin par un vent contraire quand je revins les chercher, et la machine flottante s’éloignait aussi. Elle revint pourtant s’échouer de nouveau ici près, le lendemain, et j’y pus poser les pieds et comprendre comment, par un temps calme, de simples mortels avaient osé faire ainsi un long trajet sur les eaux. J’y trouvai des débris de vases qui avaient pu servir à transporter de l’eau douce, vases grossiers qui semblaient être faits de terre durcie au feu, et des outils formés d’une pierre tranchante enchâssée dans du bois, comme les haches et les couteaux de métal dont se servaient les dives. Ce sont les rudes instruments de travail que je conserve dans ma grotte comme le seul indice qui puisse faire retrouver à Leucippe la trace de son peuple, si jamais son peuple envoie à sa recherche ou si elle-même… ô Dieu ! aidez-moi à supporter cette pensée ! se confie à la perfide mer qui l’a apportée ici.

« — Jamais ! s’écria Leucippe épouvantée, en regardant la mer qui était devenue houleuse et mugissante. Je me souviens du temps où, sur toute cette côte, les flots venaient mourir doucement. Mais, depuis qu’ils ont envahi nos rochers, et que la vague furieuse s’y engouffre… oh ! jamais, jure-le moi, Évenor, jamais tu n’essaieras de franchir sur des arbres flottants l’espace qui conduit à d’autres rivages ! »

Chaque premier mouvement de Leucippe trahissait son unique sollicitude. Elle qui n’avait jamais connu la crainte pour elle-même et qui avait ri du premier effroi d’Évenor à la vue des vagues, elle tremblait maintenant à l’idée qu’il pouvait être tenté de construire une barque pour aller revoir sa famille.

Mais Évenor avait si résolument renoncé à tout ce qui n’était pas Leucippe, il avait si bien étouffé en lui le souvenir de sa famille, qu’il sourit des terreurs de sa bien-aimée et dit, s’adressant à la dive :

« Pourquoi Leucippe ferait-elle cette chose insensée de vouloir marcher sur la mer ? Et comment peux-tu craindre que tes enfants aillent chercher un autre amour que le tien ? »

Leucippe, rassurée et reconnaissante, jeta ses bras autour du cou de son frère ; mais au moment de baiser ses cheveux avec la sauvage énergie d’une joie enfantine, elle s’arrêta tremblante, et, confuse d’elle-même, donna des lèvres à sa mère le baiser que, dans son cœur, elle donnait à Évenor.

— Hélas ! hélas ! dit Téleïa en lui rendant ses caresses, il faut que j’afflige ces cœurs si saintement unis. Écoutez-moi, enfants, et si mes paroles sont vraies, il faudra bien qu’elles persuadent vos esprits.

« Je vois et je sais l’ardeur de vos affections, ô enfants des hommes, et je me suis assez assimilée à vous, moi qui suis une dive transformée, pour comprendre qu’au lieu de combattre en vous cette ardeur comme une faiblesse, je dois la développer comme une puissance. Oui, tout me le prouve, et tout en vous le proclame. L’amour terrestre est la vie en vous-mêmes, et ce sentiment que les dives angéliques refoulaient dans leur sein pour l’offrir entier à Dieu seul, il est chez vous la source même de l’amour divin. L’homme est ainsi fait, je le vois, que, pour s’élever à l’idée de l’infini, il lui faut d’abord passer par les flammes saintes de l’amour conjugal, foyer brûlant de toutes les affections terrestres.

» C’est donc pour raviver votre amour et non pour l’éteindre, que je vais vous effrayer peut-être, ô mes enfants bénis ! en vous montrant l’hyménée comme la pratique de la perfection ici-bas. Ah ! s’il est le bien suprême, combien ne faut-il pas être pur pour l’atteindre !

» Examinons donc ensemble la nature et le but de ce sentiment sublime. Je l’ai porté et nourri sans défaillance dans mon sein, jusqu’au jour où ma tendresse exaltée pour mes enfants se sentit froissée par le calme stoïque de leur père. Je vis alors que nous étions dissemblables, lui et moi, et que la religion du devoir ne s’était pas identifiée, chez les dives, à la religion de l’amour tel qu’il doit être dans ces âges nouveaux. C’est par cette terrible découverte et par ces luttes amères de ma propre expérience que je suis devenue capable de vous comprendre et de vous instruire.

» Tout devoir, mes enfants, porte en lui-même sa récompense, et plus cette récompense est délicieuse, plus le devoir qu’elle implique est austère. Leucippe, l’amour est comme cette fleur de ciste que froissent tes doigts distraits tandis que tu m’écoutes. Cette charmante rose du désert est la plus délicate qui existe. Portée sur une tige solide, environnée de feuillages résistants, la plante se plaît aux ardeurs du soleil sur la roche brûlante. Sous les feux du jour, le bouton s’ouvre frais et riant, mais fragile. Un souffle d’air le dérange, le vol d’une mouche l’effeuille, le plus léger contact le macule ; et c’est en vain que tu as souvent essayé de placer ces fleurs dans ta chevelure. À peine cueillies, elles perdent leur couleur et leur forme. Telle est la foi dans l’amour. Un souffle l’altère, un doute la souille et la flétrit. Le cœur de la femme est un autel d’une exquise pureté, où ne doivent brûler que des parfums choisis. Tu vivras parmi les hommes, ô douce fleur du désert, et tu allumeras chez eux, je le prévois, des flammes dont ils n’ont pas encore senti les atteintes et qu’ils ne soupçonnent même pas. Ils vivent encore dans l’innocence tranquille, parce que leurs douces compagnes n’ayant été initiées à aucun idéal, ne sont pour eux que des femelles amies, de même qu’ils ne sont pour elles que des frères chargés de les rendre mères. Ils n’observent les lois de l’ordre dans la famille que parce que ces lois sont les plus faciles et les plus naturelles. À mesure que ces êtres purs, mais incomplets, se développeront dans la connaissance des choses de l’esprit, ils éprouveront le trouble des préférences, des jalousies et des passions ; et peut-être alors tomberont-ils dans le désordre et dans le mal, si la force de leur désir n’est pas dirigée vers le vrai bonheur. Peut-être, hélas ! confondront-ils la possession des sens avec celle de l’âme et réduiront-ils la femme en esclavage, croyant ainsi la posséder véritablement. Sache donc leur faire comprendre d’avance que l’hyménée qui n’engage pas l’âme n’est pas l’hyménée, et si ta parole inspirée les transporte dans de nouveaux rêves de délices, garde-toi de te glorifier dans le culte idolâtrique qu’ils voudraient te rendre. C’est Dieu, c’est l’amour que tu dois enseigner ; mais tu n’auras plus de véritable inspiration si l’orgueil t’aveugle et si tu te complais dans l’adoration de toi-même. Alors, loin d’être une divinité bienfaisante, tu deviendrais un sujet de scandale et de perdition parmi les fils des hommes ; et ce don de la beauté divinisée par l’intelligence serait une malédiction pour ta race et pour toi-même.

» Prépare donc ton esprit à être invulnérable à la louange des hommes. La femme idéale que tu dois être n’aime que la louange de celui qu’elle aime. Elle renvoie à Dieu toutes les autres et ne sent épanouir sa fierté que sous le regard de son bien-aimé.

Oui, Évenor, les hommes tes frères voudront te disputer l’amour de Leucippe. Elle sera la première Ève, c’est-à-dire la première science qui méritera dans leurs souvenirs le nom de femme. Elle te sera fidèle, elle se préservera sans trouble et sans colère de tout ce qui ne sera pas ton amour. Mais il lui faut ton aide, car l’amour est une vertu à deux, et quand une des deux âmes le méconnaît et le brise, l’autre n’est plus que la moitié d’un ange.

Toi aussi, mon fils, tu seras le premier homme que l’on nommera vie et force, car tu as reçu l’initiation, et ta beauté, comme celle de Leucippe, a pris un éclat supérieur qui n’avait point encore brillé sur la face humaine. Toi aussi, seras parmi les femmes de ta race un fils du ciel, un messager de l’inconnu : mais si tes désirs s’émeuvent dans une vaine curiosité, dans les tentations de l’orgueil et de la convoitise sensuelle, tu manqueras ta mission, et, indigne de la foi de Leucippe, là où tu n’auras semé que le trouble, tu ne recueilleras que le doute.