Œdipe (Voltaire)/Préface

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 2 - Théâtre (1) (p. 47-58).


PRÉFACE

DE L’ÉDITION DE 1730[1]

L’Œdipe, dont on donne cette nouvelle édition, fut représenté, pour la première fois, à la fin de l’année 1718. Le public le reçut avec beaucoup d’indulgence. Depuis même, cette tragédie s’est toujours soutenue sur le théâtre, et on la revoit encore avec quelque plaisir, malgré ses défauts ; ce que j’attribue, en partie, à l’avantage qu’elle a toujours eu d’être très-bien représentée, et en partie à la pompe et au pathétique du spectacle même.

Le P. Folard, jésuite[2], et M. de Lamotte, de l’Académie française, ont depuis traité tous deux le même sujet, et tous deux ont évité les défauts dans lesquels je suis tombé. Il ne m’appartient pas de parler de leurs pièces ; mes critiques et même mes louanges paraîtraient également suspectes[3].

Je suis encore plus éloigné de prétendre donner une poétique à l’occasion de cette tragédie : je suis persuadé que tous ces raisonnements délicats, tant rebattus depuis quelques années, ne valent pas une scène de génie, et qu’il y a bien plus à apprendre dans Polyeucte et dans Cinna que dans tous les préceptes de l’abbé d’Aubignac : Sévère et Pauline sont les véritables maîtres de l’art. Tant de livres faits sur la peinture par des connaisseurs n’instruiront pas tant un élève que la seule vue d’une tête de Raphaël.

Les principes de tous les arts qui dépendent de l’imagination sont tous aisés et simples, tous puisés dans la nature et dans la raison. Les Pradon et les Boyer les ont connus aussi bien que les Corneille et les Racine : la différence n’a été et ne sera jamais que dans l’application. Les auteurs d’Armide et d’Issé[4], et les plus mauvais compositeurs, ont eu les mêmes règles de musique ; Le Poussin a travaillé sur les mêmes principes que Vignon. Il paraît donc aussi inutile de parler de règles à la tête d’une tragédie qu’il le serait à un peintre de prévenir le public par des dissertations sur ses tableaux, ou à un musicien de vouloir démontrer que sa musique doit plaire.

Mais, puisque M. de Lamotte veut établir des règles toutes contraires à celles qui ont guidé nos grands maîtres, il est juste de défendre ces anciennes lois, non pas parce qu’elles sont anciennes, mais parce qu’elles sont bonnes et nécessaires, et qu’elles pourraient avoir dans un homme de son mérite un adversaire redoutable.

DES TROIS UNITÉS.

M. de Lamotte veut d’abord proscrire l’unité d’action, de lieu, et de temps.

Les Français sont les premiers d’entre les nations modernes qui ont fait revivre ces sages règles du théâtre : les autres peuples ont été longtemps sans vouloir recevoir un joug qui paraissait si sévère ; mais comme ce joug était juste, et que la raison triomphe enfin de tout, ils s’y sont soumis avec le temps. Aujourd’hui même, en Angleterre, les auteurs affectent d’avertir au devant de leurs pièces que la durée de l’action est égale à celle de la représentation ; et ils vont plus loin que nous, qui en cela avons été leurs maîtres. Toutes les nations commencent à regarder comme barbares les temps où cette pratique était ignorée des plus grands génies, tels que don Lope de Véga[5] et Shakespeare : elles avouent même l’obligation qu’elles nous ont de les avoir retirées de cette barbarie : faut-il qu’un Français se serve aujourd’hui de tout son esprit pour nous y ramener ?

Quand je n’aurais autre chose à dire à M. de Lamotte, sinon que MM. Corneille, Racine, Molière, Addison, Congrève, Maffei, ont tous observé les lois du théâtre, c’en serait assez pour devoir arrêter quiconque voudrait les violer : mais M. de Lamotte mérite qu’on le combatte par des raisons plus que par des autorités.

Qu’est-ce qu’une pièce de théâtre ? La représentation d’une action. Pourquoi d’une seule, et non de deux ou trois ? C’est que l’esprit humain ne peut embrasser plusieurs objets à la fois ; c’est que l’intérêt qui se partage s’anéantit bientôt ; c’est que nous sommes choqués de voir, même dans un tableau, deux événements : c’est qu’enfin la nature seule nous a indiqué ce précepte, qui doit être invariable comme elle.

Par la même raison, l’unité de lieu est essentielle ; car une seule action ne peut se passer en plusieurs lieux à la fois. Si les personnages que je vois sont à Athènes au premier acte, comment peuvent-ils se trouver en Perse au second ? M. Le Brun a-t-il peint Alexandre à Arbelles et dans les Indes sur la même toile ? « Je ne serais pas étonné, dit adroitement M. de Lamotte, qu’une nation sensée, mais moins amie des règles, s’accommodât de voir Coriolan condamné à Rome au premier acte, reçu chez les Volsques au troisième, et assiégeant Rome au quatrième, etc. » Premièrement, je ne conçois point qu’un peuple sensé et éclairé ne fût pas ami de règles toutes puisées dans le bon sens, et toutes faites pour son plaisir. Secondement, qui ne sent que voilà trois tragédies, et qu’un pareil projet, fût-il exécuté même en beaux vers, ne serait jamais qu’une pièce de Jodelle ou de Hardy, versifiée par un moderne habile ?

L’unité de temps est jointe naturellement aux deux premières. En voici, je crois, une preuve bien sensible. J’assiste à une tragédie, c’est-à-dire à la représentation d’une action ; le sujet est l’accomplissement de cette action unique. On conspire contre Auguste dans Rome : je veux savoir ce qui va arriver d’Auguste et des conjurés. Si le poëte fait durer l’action quinze jours, il doit me rendre compte de ce qui se sera passé dans ces quinze jours ; car je suis là pour être informé de ce qui se passe, et rien ne doit arriver d’inutile. Or, s’il met devant mes yeux quinze jours d’événements, voilà au moins quinze actions différentes, quelque petites qu’elles puissent être. Ce n’est plus uniquement cet accomplissement de la conspiration, auquel il fallait marcher rapidement ; c’est une longue histoire, qui ne sera plus intéressante, parce qu’elle ne sera plus vive, parce que tout se sera écarté du moment de la décision, qui est le seul que j’attends. Je ne suis point venu à la comédie pour entendre l’histoire d’un héros, mais pour voir un seul événement de sa vie. Il y a plus : le spectateur n’est que trois heures à la comédie ; il ne faut donc pas que l’action dure plus de trois heures. Cinna, Andromaque, Bajazet, Œdipe, soit celui du grand Corneille, soit celui de M. de Lamotte, soit même le mien, si j’ose en parler, ne durent pas davantage. Si quelques autres pièces exigent plus de temps, c’est une licence qui n’est pardonnable qu’en faveur des beautés de l’ouvrage ; et plus cette licence est grande, plus elle est faute.

Nous étendons souvent l’unité de temps jusqu’à vingt-quatre heures, et l’unité de lieu à l’enceinte de tout un palais. Plus de sévérité rendrait quelquefois d’assez beaux sujets impraticables, et plus d’indulgence ouvrirait la carrière à de trop grands abus. Car s’il était une fois établi qu’une action théâtrale pût se passer en deux jours, bientôt quelque auteur y emploierait deux semaines, et un autre deux années ; et si l’on ne réduisait pas le lieu de la scène à un espace limité, nous verrions en peu de temps des pièces telles que l’ancien Jules César des Anglais[6], où Cassius et Brutus sont à Rome au premier acte, et en Thessalie dans le cinquième.

Ces lois observées, non-seulement servent à écarter les défauts, mais elles amènent de vraies beautés ; de même que les règles de la belle architecture, exactement suivies, composent nécessairement un bâtiment qui plaît à la vue. On voit qu’avec l’unité de temps, d’action et de lien, il est bien difficile qu’une pièce ne soit pas simple : aussi voilà le mérite de toutes les pièces de M. Racine, et celui que demandait Aristote. M. de Lamotte, en défendant une tragédie de sa composition, préfère à cette noble simplicité la multitude des événements : il croit son sentiment autorisé par le peu de cas qu’on fait de Bérénice, par l’estime où est encore le Cid. Il est vrai que le Cid est plus touchant que Bérénice ; mais Bérénice n’est condamnable que parce que c’est une élégie plutôt qu’une tragédie simple ; et le Cid, dont l’action est véritablement tragique, ne doit point son succès à la multiplicité des événements ; mais il plaît malgré cette multiplicité, comme il touche malgré l’Infante, et non pas à cause de l’Infante.

M. de Lamotte croit qu’on peut se mettre au-dessus de toutes ces règles, en s’en tenant à l’unité d’intérêt, qu’il dit avoir inventée et qu’il appelle un paradoxe : mais cette unité d’intérêt ne me paraît autre chose que celle de l’action. « Si plusieurs personnages, dit-il, sont diversement intéressés dans le même événement, et s’ils sont tous dignes que j’entre dans leurs passions, il y a alors unité d’action, et non pas unité d’intérêt[7]. »

Depuis que j’ai pris la liberté de disputer contre M. de Lamotte sur cette petite question, j’ai relu le discours du grand Corneille sur les trois unités : il vaut mieux consulter ce grand maître que moi. Voici comme il s’exprime : « Je tiens donc, et je l’ai déjà dit, que l’unité d’action consiste en l’unité d’intrigue et en l’unité de péril. » Que le lecteur lise cet endroit de Corneille, et il décidera bien vite entre M. de Lamotte et moi ; et, quand je ne serais pas fort de l’autorité de ce grand homme, n’ai-je pas encore une raison plus convaincante ? C’est l’expérience. Qu’on lise nos meilleures tragédies françaises, on trouvera toujours les personnages principaux diversement intéressés ; mais ces intérêts divers se rapportent tous à celui du personnage principal, et alors il y a unité d’action. Si, au contraire, tous ces intérêts différents ne se rapportent pas au principal acteur, si ce ne sont pas des lignes qui aboutissent à un centre commun, l’intérêt est double ; et ce qu’on appelle action au théâtre l’est aussi. Tenons-nous-en donc, comme le grand Corneille, aux trois unités dans lesquelles les autres règles, c’est-à-dire les autres beautés, se trouvent renfermées.

M. de Lamotte les appelle des principes de fantaisie, et prétend qu’on peut fort bien s’en passer dans nos tragédies, parce qu’elles sont négligées dans nos opéras : c’est, ce me semble, vouloir réformer un gouvernement régulier sur l’exemple d’une anarchie.

DE L OPÉRA.

L’opéra est un spectacle aussi bizarre que magnifique, où les yeux et les oreilles sont plus satisfaits que l’esprit, où l’asservissement à la musique rend nécessaires les fautes les plus ridicules, où il faut chanter des ariettes dans la destruction d’une ville, et danser autour d’un tombeau : où l’on voit le palais de Pluton et celui du Soleil ; des dieux, des démons, des magiciens, des prestiges, des monstres, des palais formés et détruits en un clin d’œil. On tolère ces extravagances, on les aime même, parce qu’on est là dans le pays des fées ; et, pourvu qu’il y ait du spectacle, de belles danses, une belle musique, quelques scènes intéressantes, on est content. Il serait aussi ridicule d’exiger dans Alceste l’unité d’action, de lieu et de temps, que de vouloir introduire des danses et des démons dans Cinna et dans Rodogune.

Cependant, quoique les opéras soient dispensés de ces trois règles, les meilleurs sont encore ceux où elles sont le moins violées : on les retrouve même, si je ne me trompe, dans plusieurs, tant elles sont nécessaires et naturelles, et tant elles servent à intéresser le spectateur. Comment donc M. de Lamotte peut-il reprocher à notre nation la légèreté de condamner dans un spectacle les mêmes choses que nous approuvons dans un autre ? Il n’y a personne qui ne pût répondre à M. de Lamotte : « J’exige avec raison beaucoup plus de perfection d’une tragédie que d’un opéra, parce qu’à une tragédie mon attention n’est point partagée, que ce n’est ni d’une sarabande, ni d’un pas de deux que dépend mon plaisir, et que c’est à mon âme uniquement qu’il faut plaire. J’admire qu’un homme ait su amener et conduire dans un seul lieu et dans un seul jour un seul événement que mon esprit conçoit sans fatigue, et où mon cœur s’intéresse par degrés. Plus je vois combien cette simplicité est difficile, plus elle me charme ; et si je veux ensuite me rendre raison de mon plaisir, je trouve que je suis de l’avis de M. Despréaux, qui dit (Art poét., III, 45) :

« Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. »

« J’ai pour moi, pourrait-il dire, l’autorité du grand Corneille : j’ai plus encore ; j’ai son exemple, et le plaisir que me font ses ouvrages à proportion qu’il a plus ou moins obéi à cette règle. »

M. de Lamotte ne s’est pas contenté de vouloir ôter du théâtre ses principales règles, il veut encore lui ôter la poésie, et nous donner des tragédies en prose.

DES TRAGÉDIES EN PROSE.

Cet auteur ingénieux et fécond, qui n’a fait que des vers en sa vie, ou des ouvrages de prose à l’occasion de ses vers, écrit contre son art même, et le traite avec le même mépris qu’il a traité Homère, que pourtant il a traduit[8]. Jamais Virgile, ni le Tasse, ni M. Despréaux, ni M. Racine, ni M. Pope, ne se sont avisés d’écrire contre l’harmonie des vers : ni M. de Lulli contre la musique ; ni M. Newton contre les mathématiques. On a vu des hommes qui ont eu quelquefois la faiblesse de se croire supérieurs à leur profession, ce qui est le sûr moyen d’être au-dessous ; mais on n’en avait pas encore vu qui voulussent l’avilir. Il n’y a que trop de personnes qui méprisent la poésie, faute de la connaître. Paris est plein de gens de bon sens, nés avec des organes insensibles à toute harmonie, pour qui de la musique n’est que du bruit, et à qui la poésie ne paraît qu’une folie ingénieuse. Si ces personnes apprennent qu’un homme de mérite, qui a fait cinq ou six volumes de vers, est de leur avis, ne se croiront-elles pas en droit de regarder tous les autres poëtes comme des fous, et celui-là comme le seul à qui la raison est revenue ? Il est donc nécessaire de lui répondre, pour l’honneur de l’art, et, j’ose dire, pour l’honneur d’un pays qui doit une partie de sa gloire, chez les étrangers, à la perfection de cet art même.

M. de Lamotte avance que la rime est un usage barbare inventé depuis peu.

Cependant tous les peuples de la terre, excepté les anciens Romains et les Grecs, ont rimé et riment encore. Le retour des mêmes sons est si naturel à l’homme, qu’on a trouvé la rime établie chez les sauvages, comme elle l’est à Rome, à Paris, à Londres, et à Madrid. Il y a dans Montaigne une chanson en rimes américaines traduite en français ; on trouve dans un des Spectateurs de M. Addison une traduction d’une ode laponne rimée, qui est pleine de sentiment.

Les Grecs, quibus dedit ore rotundo Musa loqui[9], nés sous un ciel plus heureux, et favorisés par la nature d’organes plus délicats que les autres nations, formèrent une langue dont toutes les syllabes pouvaient, par leur longueur ou leur brièveté, exprimer les sentiments lents ou impétueux de l’âme. De cette variété de syllabes et d’intonations résultait dans leurs vers, et même aussi dans leur prose, une harmonie que les anciens Italiens sentirent, qu’ils imitèrent, et qu’aucune nation n’a pu saisir après eux. Mais, soit rime, soit syllabes cadencées, la poésie, contre laquelle M. de Lamotte se révolte, a été et sera toujours cultivée par tous les peuples.

Avant Hérodote, l’histoire même ne s’écrivait qu’en vers chez les Grecs, qui avaient pris cette coutume des anciens Égyptiens, le peuple le plus sage de la terre, le mieux policé, et le plus savant. Cette coutume était très-raisonnable, car le but de l’histoire était de conserver à la postérité la mémoire du petit nombre de grands hommes qui lui devait servir d’exempe. On ne s’était point encore avisé de donner l’histoire d’un couvent, ou d’une petite ville, en plusieurs volumes in-folio ; on n’écrivait que ce qui en était digne, que ce que les hommes devaient retenir par cœur. Voilà pourquoi on se servait de l’harmonie des vers pour aider la mémoire. C’est pour cette raison que les premiers philosophes, les législateurs, les fondateurs des religions, et les historiens, étaient tous poëtes.

Il semble que la poésie dût manquer communément, dans de pareils sujets, ou de précision ou d’harmonie : mais, depuis que Virgile et Horace ont réuni ces deux grands mérites, qui paraissent si incompatibles, depuis que MM. Despréaux et Racine ont écrit comme Virgile et Horace, un homme qui les a lus, et qui sait qu’ils sont traduits dans presque toutes les langues de l’Europe, peut-il avilir à ce point un talent qui lui a fait tant d’honneur à lui-même ? Je placerai nos Despréaux et nos Racine à côté de Virgile pour le mérite de la versification, parce que si l’auteur de l’Enéide était né à Paris, il aurait rimé comme eux ; et si ces deux Français avaient vécu du temps d’Auguste, ils auraient fait le même usage que Virgile de la mesure des vers latins. Quand donc M. de Lamotte appelle la versification un travail mécanique et ridicule, c’est charger de ce ridicule, non-seulement nos grands poëtes, mais tous ceux de l’antiquité.

Virgile et Horace se sont asservis à un travail aussi mécanique que nos auteurs : un arrangement heureux de spondées et de dactyles était aussi pénible que nos rimes et nos hémistiches. Il fallait que ce travail fût bien laborieux, puisque l’Enéide, après onze années, n’était pas encore dans sa perfection.

M. de Lamotte prétend qu’au moins une scène de tragédie mise en prose ne perd rien de sa grâce ni de sa force. Pour le prouver, il tourne en prose la première scène de Mithridate, et personne ne peut la lire. Il ne songe pas que le grand mérite des vers est qu’ils soient aussi corrects que la prose ; c’est cette extrême difficulté surmontée qui charme les connaisseurs : réduisez les vers en prose, il n’y a plus ni mérite ni plaisir.

« Mais, dit-il, nos voisins ne riment point dans leurs tragédies. » Cela est vrai ; mais ces pièces sont en vers, parce qu’il faut de l’harmonie à tous les peuples de la terre. Il ne s’agit donc plus que de savoir si nos vers doivent être rimés ou non. MM. Corneille et Racine ont employé la rime ; craignons que si nous voulons ouvrir une autre carrière, ce soit plutôt par l’impuissance de marcher dans celle de ces grands hommes que par le désir de la nouveauté. Les Italiens et les Anglais peuvent se passer de rimes, parce que leur langue a des inversions, et leur poésie mille libertés qui nous manquent. Chaque langue a son génie déterminé par la nature de la construction de ses phrases, par la fréquence de ses voyelles ou de ses consonnes, ses inversions, ses verbes auxiliaires, etc. Le génie de notre langue est la clarté et l’élégance ; nous ne permettons nulle licence à notre poésie, qui doit marcher, comme notre prose, dans l’ordre précis de nos idées. Nous avons donc un besoin essentiel du retour des mêmes sons pour que notre poésie ne soit pas confondue avec la prose. Tout le monde connaît ces vers[10] :

Où me cacher ? fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je ? mon père y tient l’urne fatale ;
Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles humains.

Mettez à la place :

Où me cacher ? fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je ? mon père y tient l’urne funeste ;
Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles mortels.

Quelque poétique que soit ce morceau, fera-t-il le même plaisir, dépouillé de l’agrément de la rime ? Les Anglais et les Italiens diraient également, après les Grecs et les Romains, Les pâles humains Minos aux enfers juge, et enjamberaient avec grâce sur l’autre vers ; la manière même de réciter des vers en italien et en anglais fait sentir des syllabes longues et brèves, qui soutiennent encore l’harmonie sans besoin de rimes : nous, qui n’avons aucun de ces avantages, pourquoi voudrions-nous abandonner ceux que la nature de notre langue nous laisse ?

M. de Lamotte compare nos poëtes, c’est-à-dire nos Corneille, nos Racine, nos Despréaux, à des faiseurs d’acrostiches, et à un charlatan qui fait passer des grains de millet par le trou d’une aiguille ; il ajoute que toutes ces puérilités n’ont d’autre mérite que celui de la difficulté surmontée. J’avoue que les mauvais vers sont à peu près dans ce cas ; ils ne diffèrent de la mauvaise prose que par la rime : la rime seule ne fait ni le mérite du poëte, ni le plaisir du lecteur. Ce ne sont point seulement des dactyles et des spondées qui plaisent dans Homère et dans Virgile : ce qui enchante toute la terre, c’est l’harmonie charmante qui naît de cette mesure difficile. Quiconque se borne à vaincre une difficulté pour le mérite seul de la vaincre est un fou ; mais celui qui tire du fond de ces obstacles mêmes des beautés qui plaisent à tout le monde est un homme très-sage et presque unique. Il est très-difficile de faire de beaux tableaux, de belles statues, de bonne musique, de bons vers : aussi les noms des hommes supérieurs qui ont vaincu ces obstacles dureront-ils beaucoup plus peut-être que les royaumes où ils sont nés.

Je pourrais prendre encore la liberté de disputer avec M. de Lamotte sur quelques autres points ; mais ce serait peut-être marquer un dessein de l’attaquer personnellement, et faire soupçonner une malignité dont je suis aussi éloigné que de ses sentiments. J’aime beaucoup mieux profiter des réflexions judicieuses et fines qu’il a répandues dans son livre que de m’engager à en réfuter quelques-unes, qui me paraissent moins vraies que les autres. C’est assez pour moi d’avoir tâché de défendre un art que j’aime, et qu’il eût dû défendre lui-même.

Je dirai seulement un mot, si M. de La Faye veut bien me le permettre, à l’occasion de l’ode en faveur de l’harmonie, dans laquelle il combat en beaux vers le système de M. de Lamotte, et à laquelle ce dernier n’a répondu qu’en prose. Voici une stance dans laquelle M. de La Faye a rassemblé en vers harmonieux et pleins d’imagination presque toutes les raisons que j’ai alléguées :

De la contrainte rigoureuse
Où l’esprit semble resserré
Il reçoit cette force heureuse
Qui l’élève au plus haut degré.
Telle, dans des canaux pressée,
Avec plus de force élancée,
L’onde s’élève dans les airs ;
Et la règle, qui semble austère,
N’est qu’un art plus certain de plaire,
Inséparable des beaux vers.

Je n’ai jamais vu de comparaison plus juste, plus gracieuse, ni mieux exprimée. M. de Lamotte, qui n’eût dû y répondre qu’en l’imitant seulement, examine si ce sont les canaux qui font que l’eau s’élève, ou si c’est la hauteur dont elle tombe qui fait la mesure de son élévation. « Or où trouvera-t-on, continue-t-il, dans les vers plutôt que dans la prose, cette première hauteur de pensées ? etc. »

Je crois que M. de Lamotte se trompe comme physicien, puisqu’il est certain que, sans la gêne des canaux dont il s’agit, l’eau ne s’élèverait point du tout, de quelque hauteur qu’elle tombât. Mais ne se trompe-t-il pas encore plus comme poëte ? Comment n’a-t-il pas senti que, comme la gêne de la mesure des vers produit une harmonie agréable à l’oreille, ainsi cette prison où l’eau coule renfermée produit un jet d’eau qui plaît à la vue ? La comparaison n’est-elle pas aussi juste que riante ? M. de La Faye a pris sans doute un meilleur parti que moi ; il s’est conduit comme ce philosophe qui, pour toute réponse à un sophiste qui niait le mouvement, se contenta de marcher en sa présence. M. de Lamotte nie l’harmonie des vers ; M. de La Faye lui envoie des vers harmonieux : cela seul doit m’avertir de finir ma prose.



  1. On a, jusqu’à ce jour, donné cette préface comme étant d’une édition de 1720. Elle est de l’édition de 1730. L’approbation du censeur est du 17 janvier 1730. Voici cette approbation dont Voltaire parle dans son Mémoire sur la satire : « J’ai lu, par ordre de monseigneur le garde des sceaux, la Préface d’Œdipe, où M. de Voltaire fait plusieurs observations contre mes sentiments : elles m’ont paru polies et même obligeantes par les égards personnels ; agréables et spécieuses par les raisons ; je me réserve d’en examiner la force devant le public, et, s’il est possible, comme si j’étais hors d’intérêt. Fait à Paris, ce 17 janvier 1730. Boudard de Lamotte. » Il ne faut pas croire toutefois que cette préface, telle qu’on la lit aujourd’hui, soit de 1730. L’auteur y fit des changements en 1736, et de plus grands encore en 1738, date des sous-divisions qu’il y mit ; et quelques additions sont plus récentes. (B.)
  2. L’Œdipe du P. Folard avait été représenté par des écoliers du collége de Lyon. L’édition porte le millésime 1722. mais peut être de la fin de 1721. (B.)
  3. M. de Lamotte donna deux Œdipes en 1726, l’un en rimes, et l’autre en prose non rimée. L’Œdipe en rimes fut représenté quatre fois, l’autre n’a jamais été joué. (Note de l’auteur.)
  4. Armide, de Quinault, musique de Lulli ; Issé, de Lamotte, musique de Destouches.
  5. On appelle trop communément en France Lopez de Véga le célèbre poëte dramatique espagnol. C’est une erreur. Lopez, ou plutôt Lopès, est un nom de famille. Le prénom de Vega est Lope, qui veut dire Loup. Toutes les éditions d’Œdipe données du vivant de l’auteur, et beaucoup d’autres, portent : Lopez. C’est encore Lopez que Voltaire a écrit ou laissé imprimer dans la XVIIIe de ses Lettres philosophiques (1734) ; dans l’Appel aux nations (1761) ; dans les Questions sur l’Encyclopédie, au mot Art dramatique (1770} ; dans sa Dissertation sur l’Héraclius de Calderon ; dans sa Lettre à l’Académie française (du 25 auguste 1776), seconde partie ; mais dans la dédicace de l’Orphelin de la Chine (1755), on lit : Lope : c’est donc d’après Voltaire lui-même qu’au lieu de Lopez j’écris ici correctement Lope de Vega. (B.)
  6. La tragédie de Shakespeare que Voltaire a traduite.
  7. « Je soupçonne qu’il y a erreur dans cette proposition, qui m’avait paru d’abord très-plausible ; je supplie M. de Lamotte de l’examiner avec moi. N’y a-t-il pas dans Rodogune plusieurs personnages principaux diversement intéressés ? Cependant il n’y a réellement qu’un seul intérêt dans la pièce, qui est celui de l’amour de Rodogune et d’Antiochus. Dans Britannicus, Agrippine, Néron, Narcisse, Britannicus, Junie, n’ont-ils pas tous des intérêts séparés ? ne méritent-ils pas tous mon attention ? Cependant ce n’est qu’à l’amour de Britannicus et de Junie que le public prend une part intéressante. Il est donc très-ordinaire qu’un seul et unique intérêt résulte de diverses passions bien ménagées. C’est un centre où plusieurs lignes différentes aboutissent ; c’est la principale figure du tableau, que les autres font paraître sans se dérober à la vue. Le défaut n’est pas d’amener sur la scène plusieurs personnages avec des désirs et des desseins différents ; le défaut est de ne savoir pas fixer notre intérêt sur un seul objet, lorsqu’on en présente plusieurs. C’est alors qu’il n’y a plus unité d’intérêt ; et c’est alors aussi qu’il n’y a plus unité d’action.

    « La tragédie de Pompée en est un exemple : César vient en Égypte pour voir Cléopâtre ; Pompée, pour s’y réfugier ; Cléopâtre veut être aimée, et régner ; Cornélie veut se venger sans savoir comment ; Ptolémée songe à conserver sa couronne. Toutes ces parties désassemblées ne composent point un tout ; aussi l’action est double et même triple, et le spectateur ne s’intéresse pour personne.

    « Si ce n’est point une témérité d’oser mêler mes défauts avec ceux du grand Corneille, j’ajouterai que mon Œdipe est encore une preuve que des intérêts très-divers, et, si je puis user de ce mot, mal assortis, font nécessairement une duplicité d’action. L’amour de Philoctète n’est point lié à la situation d’Œdipe, et dès là cette pièce est double. Il faut donc, je crois, s’en tenir aux trois unités d’action, de lieu et de temps, dans lesquelles presque toutes les autres règles, c’est-à-dire, etc. »

    Ce passage, ajouté en 1736, fut, en 1738, remplacé par ce qu’on lit aujourd’hui. (B.)

  8. L’Iliade, poëme en vers français, avec un Discours sur Homère, par M. de Lamotte, 1714, in-8o, est en douze livres ; le poëme grec en a vingt-quatre. (B.)
  9. Graiis ingenium, Graiis dedit ore rotundo
    Musa loqui.
    nium Hor. Art. poet., 323-24.

  10. Racine, Phèdre, IV, vi. (B.)