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Œuvres de Pierre Curie/24

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Texte établi par la Société Française de Physique, Gauthier-Villars (p. 339-342).

SUR UNE NOUVELLE SUBSTANCE FORTEMENT RADIOACTIVE, CONTENUE DANS LA PECHBLENDE[1].

En commun avec Mme CURIE et G. BÉMONT.



Comptes rendus de l’Académie des Sciences, t. CXXVII, p. 1215,
séance du 26 décembre 1898.


Deux d’entre nous ont montré que, par des procédés purement chimiques, on pouvait extraire de la pechblende une substance fortement radioactive. Cette substance est voisine du bismuth par ses propriétés analytiques. Nous avons émis l’opinion que la pechblende contenait peut-être un élément nouveau, pour lequel nous avons proposé le nom de polonium[2].

Les recherches que nous poursuivons actuellement sont en accord avec les premiers résultats obtenus ; mais, au courant de ces recherches, nous avons rencontré une deuxième substance fortement radioactive et entièrement différente de la première par ses propriétés chimiques. En effet, le polonium est précipité en solution acide par l’hydrogène sulfuré ; ses sels sont solubles dans les acides, et l’eau les précipite de ces dissolutions ; le polonium est complètement précipité par l’ammoniaque.

La nouvelle substance radioactive que nous venons de trouver a toutes les apparences chimiques du baryum presque pur : elle n’est précipitée ni par l’hydrogène sulfuré, ni par le sulfure d’ammonium, ni par l’ammoniaque ; le sulfate est insoluble dans l’eau et dans les acides ; le carbonate est insoluble dans l’eau ; le chlorure, très soluble dans l’eau, est insoluble dans l’acide chlorhydrique concentré et dans l’alcool. Enfin cette substance donne le spectre du baryum, facile à reconnaître.

Nous croyons néanmoins que cette substance, quoique constituée en majeure partie par le baryum, contient en plus un élément nouveau qui lui communique la radioactivité et qui, d’ailleurs, est très voisin du baryum par ses propriétés chimiques.

Voici les raisons qui plaident en faveur de cette manière de voir :


1° Le baryum et ses composés ne sont pas d’ordinaire radioactifs ; or, l’un de nous a montré que la radioactivité semblait être une propriété atomique, persistant dans tous les états chimiques et physiques de la matière[3]. Dans cette manière de voir, la radioactivité de notre substance n’étant pas due au baryum doit être attribuée à un autre élément.

2° Les premières substances que nous avons obtenues avaient, à l’état de chlorure hydraté, une radioactivité 60 fois plus forte que celle de l’uranium métallique (l’intensité radioactive étant évaluée par la grandeur de la conductibilité de l’air dans notre appareil à plateaux). En dissolvant ces chlorures dans l’eau et en en précipitant une partie par l’alcool, la partie précipitée est bien plus active que la partie restée dissoute. On peut, en se basant sur ce fait, opérer une série de fractionnements permettant d’obtenir des chlorures de plus en plus actifs. Nous avons obtenu ainsi des chlorures ayant une activité 900 fois plus grande que celle de l’uranium. Nous avons été arrêtés par le manque de substance, et, d’après la marche des opérations, il est à prévoir que l’activité aurait encore beaucoup augmenté, si nous avions pu continuer. Ces faits peuvent s’expliquer par la présence d’un élément radioactif, dont le chlorure serait moins soluble dans l’eau alcoolisée que celui de baryum.

3° M. Demarçay a bien voulu examiner le spectre de notre substance, avec une obligeance dont nous ne saurions trop le remercier. Les résultats de son examen sont exposés dans une Note spéciale à la suite de la nôtre. M. Demarçay a trouvé dans le spectre une raie qui ne semble due à aucun élément connu. Cette raie, à peine visible avec le chlorure 60 fois plus actif que l’uranium, est devenue notable avec le chlorure enrichi par fractionnement jusqu’à l’activité de 900 fois l’uranium. L’intensité de cette raie augmente donc en même temps que la radioactivité, et c’est là, pensons-nous, une raison très sérieuse pour l’attribuer à la partie radioactive de notre substance.


Les diverses raisons que nous venons d’énumérer nous portent à croire que la nouvelle substance radioactive renferme un élément nouveau, auquel nous proposons de donner le nom de radium.

Nous avons déterminé le poids atomique de notre baryum actif, en dosant le chlore dans le chlorure anhydre. Nous avons trouvé des nombres qui diffèrent fort peu de ceux obtenus parallèlement avec le chlorure de baryum inactif ; cependant les nombres pour le baryum actif sont toujours un peu plus forts, mais la différence est de l’ordre de grandeur des erreurs d’expérience.

La nouvelle substance radioactive renferme certainement une très forte proportion de baryum ; malgré cela, la radioactivité est considérable. La radioactivité du radium doit donc être énorme.

L’uranium, le thorium, le polonium, le radium et leurs composés rendent l’air conducteur de l’électricité et agissent photographiquement sur les plaques sensibles. À ces deux points de vue, le polonium et le radium sont considérablement plus actifs que l’uranium et le thorium. Sur les plaques photographiques on obtient de bonnes impressions avec le radium et le polonium en une demi-minute de pose ; il faut plusieurs heures pour obtenir le même résultat avec l’uranium et le thorium.

Les rayons émis par les composés du polonium et du radium rendent fluorescent le platinocyanure de baryum ; leur action, à ce point de vue, est analogue à celle des rayons de Röntgen, mais considérablement plus faible. Pour faire l’expérience, on pose sur la substance active une feuille très mince d’aluminium, sur laquelle est étalée une couche mince de platinocyanure de baryum ; dans l’obscurité, le platinocyanure apparaît faiblement lumineux en face de la substance active.

On réalise ainsi une source de lumière, à vrai dire très faible, mais qui fonctionne sans source d’énergie. Il y a là une contradiction, tout au moins apparente, avec le principe de Carnot.

L’uranium et le thorium ne donnent aucune lumière dans ces conditions, leur action étant probablement trop faible[4].





  1. Ce travail a été fait à l’École municipale de Physique et Chimie industrielles.
  2. M. P. Curie et Mme P. Curie, Comptes rendus, t. CXXVII, p. 175.
  3. Mme P. Curie, Comptes rendus, t. CXXVI, p. 1101.
  4. Qu’il nous soit permis de remercier ici M. Suess, correspondant de l’Institut, Professeur à l’Université de Vienne. Grâce à sa bienveillante intervention, nous avons obtenu du gouvernement autrichien l’envoi, à titre gracieux, de 100 kg d’un résidu de traitement de pechblende de Joachimsthal, ne contenant plus d’urane, mais contenant du polonium et du radium. Cet envoi facilitera beaucoup nos recherches.