À la recherche du bonheur/Le Moujik Pakhom

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin et Cie (p. 189-228).

LE MOUJIK PAKHOM


Faut-il beaucoup de terre pour un homme ?


I


La sœur aînée est venue de la ville pour visiter la sœur cadette à la campagne. L’aînée est mariée à un marchand de la ville et la cadette à un moujik de la campagne. L’aînée se met à vanter son existence à la ville ; elle raconte comme elle y vit largement, comme elle est proprement mise, comme elle habille bien ses enfants, comme elle mange et boit de bonnes choses, et comme elle va aux promenades, aux théâtres.

La cadette en est vexée, et se met à rabaisser la vie d’un marchand et à rehausser la sienne, celle d’une paysanne.

— Je ne changerais pas, dit-elle, ma condition pour la tienne ; quoique notre vie soit sombre, à nous autres, nous ne connaissons pas la crainte. Vous vivez plus proprement que nous, mais tantôt vous gagnez beaucoup, tantôt vous perdez tout. Et le proverbe dit : la perte est au profit une grande sœur. Il arrive qu’aujourd’hui tu es riche, et que demain tu tendras la main. Notre existence de moujiks est plus sûre. Chez le moujik, le ventre est mince, mais long ; nous ne serons jamais riches, mais nous aurons toujours à manger.

L’aînée se mit à dire :

— Oui, mais en vivant avec des cochons et des veaux ! Pas de belles manières, ni de confort, malgré tout le travail de ton mari : comme vous demeurez dans l’ordure, vous y mourrez aussi, et le même sort attend vos enfants.

— Eh bien ! dit la cadette, c’est le métier qui l’exige. Mais par cela même notre vie est stable, quand nous avons des terres. Nous ne nous inclinons devant personne, nous ne craignons personne. Et vous, à la ville, vous êtes exposés à la tentation. Aujourd’hui, c’est bien ; mais demain viendra le diable qui tentera ton mari ou par les cartes, ou par le vin, ou par les maîtresses, et tout ira au pire. Avec cela que ça n’arrive pas ?

Pakhom, le mari, assis sur le poêle, écoutait le bavardage des babas.

— C’est la vérité vraie, dit-il. Quand nous autres nous remuons la terre nourricière, depuis notre enfance, nous ne songeons guère à des futilités. Le seul malheur, c’est d’avoir trop peu de terre. Mais si j’avais de la terre à volonté, alors je n’aurais peur de personne, pas même du diable.

Les babas, après avoir pris le thé, causèrent encore toilette, rangèrent la vaisselle, puis elles allèrent se coucher.

Et le diable était assis derrière le poêle, écoutant tout. Il se réjouit de ce que la femme du paysan eût amené son mari à le braver. Ne s’est-il pas vanté que, s’il avait de la terre, le diable lui-même ne le prendrait pas ?

— C’est bien, pensait-il, à nous deux ! je te donnerai beaucoup de terre. C’est par la terre que je te prendrai.


II


À côté du moujik demeurait une petite barinia. Elle avait cent vingt déciatines[1] de terre. Elle était en bons termes avec les moujiks et ne faisait de mal à personne, lorsqu’elle prit pour gérant un soldat retraité qui se mit à accabler les moujiks d’amendes.

Malgré toutes les précautions de Pakhom, tantôt c’est son cheval qui s’aventure dans l’avoine, tantôt c’est la vache qui pénètre dans le jardin, ou les veaux qui s’en vont dans la prairie : pour tout enfin, amende.

Pakhom payait et jurait, et frappait les siens. Et il eut beaucoup à souffrir du gérant pendant cet été. Ce fut avec plaisir qu’il vit revenir le temps de rentrer le bétail, quoiqu’il regrettât d’avoir à le nourrir : du moins il n’avait plus peur, il était plus tranquille.

Pendant l’hiver, le bruit courut que la barinia vendait sa terre, et que le dvornick de la grand’route voulait l’acheter.

Les moujiks en furent très affectés.

— Eh bien ! pensaient-ils, si la terre revient au dvornick, il nous accablera d’amendes plus que la barinia.

Les moujiks — le mir[2] entier — se rendirent auprès de la barinia pour la prier de ne pas vendre au dvornick, mais à eux-mêmes. Ils promirent de payer plus cher. La barinia consentit. Alors les moujiks se concertèrent pour faire acheter la terre par le mir. On se réunit une fois, deux fois, et l’affaire n’avançait guère. Le diable les divisait : ils ne pouvaient s’entendre. Finalement, ils décidèrent d’acheter chacun sa part, dans la mesure de ses ressources. La barinia y consentit.

Pakhom apprit que son voisin avait acheté vingt déciatines chez la barinia, et qu’elle lui avait laissé la faculté de payer la moitié du prix par annuités. Pakhom en fut jaloux.

— On achètera, pensait-il, toute la terre, et moi je resterai sans rien.

Il se consulta avec sa femme.

— Les gens achètent ; il faut, dit-il, acheter aussi une dizaine de déciatines ; autrement nous ne pourrions pas vivre : ce gérant nous a ruinés par ses amendes.

Il réfléchit au moyen de faire l’achat.

Il avait cent roubles d’économies. En vendant le poulain et une moitié des abeilles, en louant son fils comme garçon de ferme, il put réunir la moitié de la somme.

Pakhom ramassa l’argent, choisit une quinzaine de déciatines de terre avec un petit bois, et alla chez la barinia pour faire l’affaire. Il acheta les quinze déciatines, on topa, et il laissa un acompte. On se rendit à la ville pour dresser l’acte de vente : il donnait la moitié de la somme comptant ; quant au reste, il s’engageait à le payer en deux ans. Et Pakhom revint maître de la terre.

Il emprunta encore de l’argent à son beau-frère pour acheter des grains. Il ensemença la terre qu’il venait d’acquérir, et tout poussa bien. En une seule année, il paya sa dette à la barinia et au beau-frère. Et il devint ainsi, lui, Pakhom, un vrai pomeschtchik[3]. C’était sa terre qu’il labourait et ensemençait, c’était sur sa terre qu’il coupait le foin, sur sa terre qu’il élevait son bétail, c’étaient les pieux de sa terre qu’il taillait.

Quand Pakhom va labourer sa terre à lui, quand il vient voir pousser son blé et ses prairies, il est transporté de joie. Et l’herbe lui parait tout autre, et les fleurs lui fleurissent tout autres. Il lui semblait jadis, quand il passait sur cette terre, qu’elle était ce qu’une terre doit être ; et à présent elle lui parait tout autre.


III


Ainsi vivait Pakhom dans le bonheur. Tout allait bien. Mais voilà que les moujiks se mirent à faire de fréquentes irruptions dans les blés et les prairies de Pakhom. Il les priait de cesser, eux continuaient. Tantôt les bergers laissaient les vaches entrer dans les prairies, tantôt c’étaient les chevaux qui allaient dans les blés. Et Pakhom les en chassait et pardonnait, et ne voulait pas aller en justice.

Puis il se fâcha, et alla se plaindre au tribunal de baillage. Il savait bien que les moujiks agissaient ainsi, non par mauvaise intention, mais parce qu’ils étaient à l’étroit, et il pensait en lui-même :

— Je ne dois pourtant pas pardonner toujours, autrement on me mangerait tout. Il faut faire un exemple.

Il fit un premier exemple, il fit un second exemple en traduisant en justice un autre moujik. Les moujiks voisins se fâchèrent contre Pakhom. Ils se mirent cette fois à envoyer paître exprès sur sa terre. Une nuit, quelqu’un vint dans le petit bois et coupa une dizaine de tilleuls pour faire des tilles. Comme il traversait la forêt, Pakhom voit quelque chose de blanc, il s’approche et aperçoit par terre des tilleuls écorcés. Il ne restait plus en terre que les souches. S’il n’avait abattu que les arbres de la lisière, s’il en avait au moins épargné un seul ! Mais le brigand avait tout coupé !

Pakhom s’indigna.

— Ah ! pensait-il, si je savais qui a fait cela, je me vengerais !

Il cherche, il cherche à qui s’en prendre : ce ne peut être que Siomka[4]. Il va voir dans la cour de Sémen, mais il ne trouve rien. Il se dispute avec Sémen, et se persuade encore plus que c’est lui qui a fait le coup. Il le cite en justice, on appelle la cause devant le tribunal. On juge, on juge, et le moujik est acquitté, faute de preuve.

Pakhom n’en fut que plus irrité ; il se disputa avec le starschina[5] et avec le juge :

— Vous, disait-il, vous soutenez les voleurs. Si vous faisiez votre devoir, vous n’acquitteriez pas les voleurs.

Pakhom se fâcha ainsi avec ses voisins. On finit par le menacer du coq rouge. Pakhom pouvait alors vivre sur sa terre largement, mais mal vu des moujiks, il se sentait à l’étroit dans le mir.

Et le bruit courut en ce moment que le peuple émigrait.

— Ah ! moi, pensa Pakhom, je n’ai pas besoin de quitter ma terre ; mais si quelques-uns des nôtres s’en allaient, nous aurions ici plus de place. Je prendrais leur terre pour moi, je l’ajouterais à ma terre et je vivrais mieux, car je me sens toujours trop à l’étroit ici.

Un jour que Pakhom était à la maison, un passant, un moujik, entre chez lui. On le laisse passer la nuit, on lui donne à manger, puis on lui demande où Dieu le conduit. Il répond, le moujik, qu’il vient d’en bas, de la Volga, qu’il y a travaillé. De parole en parole, le moujik raconte comment le peuple y a émigré. Les siens s’y sont établis, se sont inscrits à la commune, et on leur a distribué dix déciatines pour chaque âme.

— Et la terre y est telle que, lorsqu’on a semé du seigle, les épis y viennent si hauts et si drus, qu’on ne voit plus les chevaux. Cinq poignées d’épis, et voilà une gerbe. Un moujik tout à fait pauvre, venu avec ses bras tout nus, laboure maintenant cinquante déciatines de froment. L’année dernière, il a vendu son froment seul cinq mille roubles.

Et Pakhom pensait, le cœur enflammé :

— Pourquoi alors demeurer ici à l’étroit, quand on peut bien vivre ailleurs ? Je vendrai terre et maison, et avec l’argent je bâtirai là-bas, et m’y établirai. Tandis qu’ici, à l’étroit, demeurer est un péché. Il faut seulement que j’aille me renseigner en personne.

Vers l’été, il se prépara et partit. Jusqu’à Samara, il descendit la Volga sur un bateau à vapeur ; puis il fit quatre cents verstes à pied. Il arriva au but. C’était bien cela.

Les moujiks y vivent à l’aise. La commune, très hospitalière, donne à chaque âme dix déciatines. Et qui vient avec de l’argent peut, en sus de la terre concédée à temps, acheter de la terre à perpétuité, à raison de trois roubles la déciatine, et de la meilleure terre encore. On peut en acheter tant qu’on veut.

Pakhom s’enquit de tout cela, retourna chez lui vers l’automne, et se mit à vendre tous ses biens. Il vendit avantageusement sa terre, il vendit sa maison, il vendit son bétail, se fit rayer de la commune, attendit le printemps, et s’en alla avec sa famille vers le nouveau pays.


IV


Pakhom est arrivé dans le nouveau pays avec sa famille, il s’est inscrit dans un grand village. Il a payé à boire aux anciens, il s’est mis en règle. On a reçu Pakhom, on lui a concédé, pour cinq âmes, cinquante déciatines de terre dans différents champs, sans compter le pâturage. Pakhom bâtit sa maison, il acquiert du bétail. Il possède maintenant, rien qu’en terres concédées, deux fois ce qu’il avait auparavant. Et sa terre est fertile. Sa vie, en comparaison de celle qu’il menait jadis, est dix fois plus belle : terres de labour et pâturage, il en a tant qu’il veut.

D’abord, pendant qu’il bâtissait et s’installait, tout lui paraissait beau ; mais, quand il eut vécu là quelque temps, il lui sembla être à l’étroit. Pakhom désirait, comme les autres, semer le froment blanc, le turc. Et de la terre à froment, il y en avait peu dans les concessions. On sème le froment dans la terre vierge, où pousse la stipe plumeuse, ou bien dans la terre en jachère. On la cultive un an ou deux, puis on la laisse de nouveau, jusqu’à ce que la stipe ait repoussé. De la terre meuble, tant que tu veux ; seulement, sur cette terre on ne peut semer que le seigle, et il faut au froment de la terre forte. Et pour la terre forte, il y a beaucoup d’amateurs ; il n’y en a pas pour tout le monde, et c’est matière à discussions. Les plus riches veulent la labourer eux-mêmes, et les plus pauvres, pour payer leurs contributions, la vendent aux marchands.

La première année, Pakhom sema du vieux froment sur sa concession, et il vint bien ; mais il voulait semer beaucoup de froment, et il avait peu de terre. Et celle qu’il avait n’était pas bonne pour cela, il voulait avoir mieux. Il alla chez le marchand louer de la terre pour une année. Il sema davantage, tout poussa bien, mais c’était loin du village. Il y avait une quinzaine de verstes à faire pour s’y rendre.

Pakhom s’aperçut qu’en ce pays les marchands moujiks avaient des maisons de campagne, qu’ils s’enrichissaient.

Voilà comment je serais, pensait-il, si j’avais pu acheter de la terre à perpétuité, et bâtir des maisons de campagne. J’aurais tout cela sous la main.

Et il songeait aux moyens d’avoir de la terre à perpétuité.

Pakhom vécut ainsi cinq ans. Il louait la terre et semait du blé. Les années étaient bonnes, le blé venait bien, et il gagnait de l’argent. Il n’avait qu’à se laisser vivre ; mais il était ennuyé de louer chaque année la terre ; c’est trop de souci : où il y a une bonne terre, le moujik accourt et la prend. S’il n’arrivait pas à temps, il n’avait plus où semer. Ou bien, une autre fois, il s’arrangeait avec des marchands pour louer un champ chez des moujiks ; déjà il l’avait labouré, quand les moujiks réclamèrent en justice et tout le travail fut perdu. S’il avait de la terre à lui, il ne s’inclinerait devant personne et tout irait bien.

Et Pakhom s’enquiert où l’on peut acheter de la terre à perpétuité. Et il trouve un moujik : le moujik avait cinq cents déciatines, il s’est ruiné, et vend bon marché. Pakhom s’abouche avec lui, il discute, discute, et ils s’entendent pour quinze cents roubles, dont moitié payable comptant, moitié à échéance. Ils étaient déjà tout à fait d’accord, lorsqu’un jour un passant, un marchand, s’arrêta chez Pakhom pour faire manger ses chevaux. On prit du thé, on causa, et le marchand raconta qu’il venait de chez les Baschkirs[6]. Là, disait-il, il avait acheté cinq mille déciatines de terre, et il n’avait payé que mille roubles.

Pakhom questionnait, le marchand répondait.

— Je n’ai eu pour cela, disait-il, qu’à amadouer les anciens. Je leur ai fait cadeau de robes, de tapis pour une certaine quantité de roubles, d’une caisse de thé, et j’ai offert à boire à qui voulait. Et j’ai acheté à vingt kopeks la déciatine.

Il montrait l’acte de vente.

La terre, continuait-il, est située auprès d’une petite rivière, et partout pousse la stipe plumeuse.

Pakhom ne se lassait pas de demander des pourquoi et des comment…

— De la terre, disait le marchand, à n’en pouvoir faire le tour en marchant pendant un an. Tout est aux Baschkirs, et ces gens-là sont simples comme des moutons : on pourrait même l’avoir pour rien.

— Ah ! pensa Pakhom, pourquoi acheter, pour mes mille roubles, cinq cents déciatines, et me mettre encore une dette sur le dos ; tandis que je puis, pour mille roubles, en avoir Dieu sait combien ?

V


Pakhom s’informa du chemin à prendre, et, dès qu’il eut reconduit le marchand, il se prépara à s’en aller aussi. Il laissa la maison à la garde de sa femme, et partit avec son domestique. Ils se rendirent d’abord à la ville, acheter une caisse de thé, des cadeaux, du vin, tout ce que le marchand lui avait dit.

Ils allaient, ils allaient. Ils avaient déjà fait cinq cents verstes. Le septième jour, ils arrivent à un campement de Baschkirs. Tout est comme a dit le marchand. Ils demeurent tous dans la steppe, près de la petite rivière, dans des kibitki[7] de laine. Ils ne cultivent pas, ils ne mangent pas de pain, mais ils promènent dans la steppe leurs chevaux et leur bétail.

Derrière les kibitki sont attachés les poulains ; on leur amène leurs mères deux fois par jour ; on trait les juments, de leur lait on fait le koumiss. Les babas battent le koumiss et en font du fromage. Les moujiks ne savent que boire du koumiss et du thé, manger du mouton et jouer de la flûte. Tous sont luisants de graisse, gais, et tout l’été en fête ; ce peuple est tout à fait ignorant, il ne connaît pas le russe, mais il est très affable.

À la vue de Pakhom, les Baschkirs sortirent de leurs kibitki et entourèrent l’étranger. Ils avaient parmi eux un interprète, et Pakhom leur apprit qu’il venait pour avoir de la terre. Les Baschkirs lui firent fête, ils le prirent et l’emmenèrent dans une jolie kibitka. Ils l’installèrent sur des tapis, étendirent sur lui des coussins de plume, et l’engagèrent à boire du thé et du koumiss. On tua un mouton et on lui donna à manger.

Pakhom prit les cadeaux dans son tarantass[8], et les distribua aux Baschkirs. Il leur donna les cadeaux et leur partagea le thé. Les Baschkirs s’en réjouirent. Ils baragouinaient, baragouinaient entre eux ; puis ils ordonnèrent à l’interprète de traduire.

— On m’ordonne de dire, fit l’interprète, qu’ils t’ont pris en affection, et que nous avons coutume de traiter un hôte de notre mieux, et de rendre cadeaux pour cadeaux. Tu nous as fait des présents, dis-nous maintenant ce qui te plaît ; nous te le donnerons en échange.

— C’est votre terre, répondit Pakhom, qui me plaît par-dessus tout. Chez nous, nous sommes à l’étroit pour la terre, et la terre est épuisée, tandis qu’il y a chez vous beaucoup de terre, et de la bonne terre. Jamais je n’en ai encore vu de pareille.

L’interprète traduit. Les Baschkirs parlent, parlent. Pakhom ne comprend pas ce qu’ils disent : il voit qu’ils sont gais, qu’ils crient quelque chose et rient. Puis ils se taisent, ils regardent Pakhom, et l’interprète dit :

— On m’ordonne de te dire que, pour ta générosité, on est content de te donner des terres autant que tu en veux. Montre seulement du doigt laquelle ; elle sera à toi.

Ils recommencèrent à parler, à discuter entre eux. Et Pakhom demanda : « De quoi parlent-ils ? » Et l’interprète répondit :

— Les uns disent qu’il faut en référer au starschina, car sans lui la chose n’est pas possible, et les autres disent qu’on peut se passer de lui.


VI


Comme les Baschkirs discutaient, tout à coup parut un homme en bonnet de peau de renard. Tous se turent et se levèrent.

— C’est le starschina, dit l’interprète. Pakhom prit aussitôt sa plus belle robe et la présenta au starschina, ainsi que cinq livres de thé. Le starschina accepta, et se mit à la première place. Aussitôt les Baschkirs lui soumirent l’affaire. Le starschina écoutait, écoutait. Il sourit et se mit à parler russe.

— Eh bien ! dit-il, soit ! Il y a beaucoup de terre : choisis où tu voudras.

— Comment donc prendre autant que je veux ? pensait Pakhom. Il faut que ce soit régulier, car autrement on dirait : « C’est à toi ! » et puis on le reprendra.

Et il dit au starschina :

— Je vous remercie de vos bonnes paroles. Vous avez beaucoup de terres, et moi, il ne m’en faut pas beaucoup. Il s’agit seulement de savoir quelle terre sera à moi. Il faut, d’une façon ou d’une autre, la délimiter, et régulariser la cession. Car nous sommes tous mortels. Vous, bonnes gens, vous la donnez, mais il peut arriver que vos enfants la reprennent.

Le starschina se mit à rire.

— Soit, dit-il. Nous ferons de manière que rien ne soit plus régulier.

Et Pakhom dit :

— Moi, j’ai ouï dire qu’il est venu chez vous un marchand. Vous lui avez donné aussi de la terre, vous lui avez passé un acte, eh bien ! vous m’en passerez un aussi.

Le starschina comprit.

— Soit ! dit-il ; nous avons un pissar[9]. Nous irons à la ville dresser l’acte et y apposer tous les sceaux nécessaires.

— Et quel sera le prix ? dit Pakhom.

— Notre prix est unique : mille roubles pour une journée.

Pakhom ne comprenait pas cette façon de compter par journées.

— Mais combien, dit-il, cela fera-t-il de déciatines ?

— Nous ne pouvons préciser. Mais nous vendons une journée de terre. Tout ce dont tu feras le tour en marchant pendant une journée, tout cela sera à toi. Et le prix de la journée est de mille roubles.

Pakhom s’étonna.

— Mais, dit-il, on peut dans une journée faire le tour de beaucoup de terre !

Le starschina se mit à rire.

— Tout sera à toi, mais à une condition. Si tu ne reviens pas en une journée à ton point de départ, ton argent est perdu.

— Et comment, dit Pakhom, jalonner partout où je passerai ?

— Nous nous mettrons à la place qui te plaira, tu choisiras. Nous y resterons ; et toi, va, fais le tour. Nos garçons te suivront à cheval et, là où tu l’ordonneras, planteront des jalons. Puis, d’un jalon à l’autre, nous tracerons un sillon avec la charrue. Tu peux faire un tour aussi grand que tu voudras. Seulement, avant le coucher du soleil, sois revenu à ton point de départ. Tout ce que tu engloberas sera à toi.

Pakhom consentit. On décida de partir le lendemain, dès l’aube. On causa encore un peu, on but du koumiss, on mangea du mouton, on reprit du thé. On fit coucher Pakhom sur un matelas de plume, puis les Baschkirs se retirèrent après avoir promis de se réunir le lendemain, au point du jour, et de se rendre à l’endroit avant le lever du soleil.

VII


Pakhom se met sur le matelas de plumes, mais il ne peut dormir. Il a toujours la terre en tête.

— Que de choses j’ai faites ici, pensait-il ! Je vais me tailler une grande Palestine. Dans une journée, je ferai bien une cinquantaine de verstes : la journée, en cette saison, est longue comme une année. Cinquante verstes, cela fera une dizaine de mille de déciatines. Je n’aurai plus à m’incliner devant personne. Je me procurerai des bœufs pour deux charrues. Je veux louer des domestiques. Je cultiverai la partie qu’il me plaira, et sur le reste je laisserai paître le bétail.

Pakhom ne put s’endormir de la nuit. Ayant l’aube seulement il s’assoupit un peu. À peine assoupi, il fait un rêve.

Il se voit couché dans la même kibitka, il entend quelqu’un rire au dehors et s’esclaffer. Voulant savoir qui rit ainsi, il se lève et sort de la kibitka ; et il voit le même starschina des Baschkirs assis devant la kibitka, se tenant le ventre des deux mains et riant à gorge déployée. Il s’approche et demande : « Pourquoi ris-tu ? » Et il voit que ce n’est plus le starschina baschkir, mais le marchand qui vint chez lui l’autre fois lui parler de la terre. Il demande aussitôt au marchand s’il est ici depuis longtemps : et ce n’était déjà plus le marchand, mais ce même moujik qui était venu le voir. Et Pakhom s’aperçoit que ce n’est déjà plus le moujik, mais le diable lui-même avec des cornes et des pieds fourchus, s’esclaffant et regardant quelque chose. Et Pakhom pense : « Qu’est-ce qu’il regarde ? pourquoi rit-il ? » Il va de ce côté pour voir, et il voit qu’un homme est couché pieds nus, en chemise et en caleçon, le nez en l’air et blanc comme un linge. Et il regarde, Pakhom, plus fixement quel est cet homme, et il voit que c’est lui-même.

Pakhom fait : Ah ! et se réveille.

Il se réveille et pense : « Il y a tant de rêves ! » Il se retourne et voit qu’il fait déjà clair.

— Il faut réveiller les autres et partir ! pensa-t-il.

Et Pakhom se leva, réveilla son domestique dans le tarantass, lui donna l’ordre d’atteler, et alla réveiller les Baschkirs.

Les Baschkirs se levèrent, s’assemblèrent, et le starschina vint aussi. Ils se mirent à boire du koumiss.

Ils offrirent du thé à Pakhom, mais lui ne voulait pas attendre.

— Puisqu’il faut partir, partons, disait-il ; il est temps.

Les Baschkirs se réunirent, montèrent qui à cheval, qui en tarantass, et partirent. Pakhom s’installa avec son domestique dans son tarantass. On arriva dans la steppe. L’aurore se levait, on monta sur une petite colline — en baschkir schikhan. — Les baschkirs sortirent de leurs tarantass et se réunirent en un seul groupe. Le starschina s’approcha de Pakhom, et, lui montrant le pays de la main :

— Voilà, disait-il, tout est à nous, tout ce que ton œil aperçoit. Choisis la part qui te plaît le mieux.

Les yeux de Pakhom étincelèrent. Toute la terre était couverte de stipes plumeuses, unie comme la paume de la main, noire comme les graines de pavot, et, aux ravins, il y avait de l’herbe de différentes sortes, de l’herbe jusqu’à la poitrine.

Le starchina ôta son bonnet en peau de renard, et le mit sur le sommet de la colline.

— Voilà, dit-il, le repère. Ton domestique va rester ici. Dépose ton argent. Pars d’ici et reviens ici. Ce dont tu feras le tour t’appartiendra.

Pakhom sortit l’argent, le mit dans le bonnet, ôta son caftan et ne garda que sa poddiovka[10]. Il serra plus fortement sa ceinture, prit un petit sac avec du pain, attacha à sa ceinture une petite bouteille d’eau, redressa la tige de ses bottes, et se tint prêt à partir. Il réfléchissait, incertain de la direction à prendre ; mais partout c’était bien. Et il pensa :

— C’est bon partout : j’irai du côté où le soleil se lève.

Il se mit du côté du soleil, et attendit qu’il se levât. Et il pensait :

— Il ne faut pas perdre de temps ; avec la fraîcheur, la marche est plus facile.

Les Baschkirs à cheval se tenaient prêts, eux aussi, à quitter le schikhan à la suite de Pakhom. Dès que le bord du soleil émergea, Pakhom partit et s’en alla dans la steppe. Les cavaliers le suivirent.

Pakhom marchait d’un pas égal, ni lent, ni rapide. Il fit une verste, et ordonna de poser un jalon. Il continua sa route. Quand il fut bien en train, il accéléra sa marche. Après avoir fait un bout de chemin, il ordonna de poser un autre jalon. Pakhom se retourna : on voyait bien le schikhan éclairé par le soleil et le monde qui s’y trouvait.

Pakhom estima qu’il avait fait déjà cinq verstes. Comme il s’était échauffé, il ôta sa poddiovka, puis renoua sa ceinture, et continua son chemin. Il fit encore cinq verstes. Il faisait chaud ; il regarda le soleil : il était temps de déjeuner.

— Voilà déjà un quartier de la journée, pensa-t-il, et il y en a quatre dans la journée ; il n’est pas encore temps de tourner. Je vais seulement ôter mes bottes.

Il s’assit, se déchaussa, et poursuivit son chemin. Il se sentait dispos, et il pensait :

— Je vais faire encore cinq verstes et alors je tournerai à gauche. L’endroit est trop bon. Plus je vais, meilleur cela est.

Il continua à marcher tout droit. Il se retourna et vit à peine la colline. Et les gens paraissaient noirs comme de petits insectes.

— Eh bien ! pensa Pakhom, il faut tourner maintenant de ce côté. J’en ai déjà pris assez.

Et il se sentait déjà tout en sueur, et il avait soif. Pakhom leva sa bouteille et but en marchant. Il ordonna de mettre encore un jalon et tourna à gauche. Il marcha, marcha ; l’herbe était haute et il faisait chaud. Pakhom commençait à se fatiguer. Il regarde le soleil, et il voit qu’il est juste le temps de diner.

— Eh ! bien pense-t-il, il faut se reposer.

Pakhom s’arrête : il mange un peu de pain, mais ne s’assied pas.

— Quand on s’assied, pense-t-il, on se couche, puis on s’endort.

Il reste un moment sur place, respire et poursuit sa route.

Il marchait tout d’abord d’un pas leste, le dîner lui ayant rendu ses forces. Mais il faisait très chaud, et le sommeil le gagnait. Pakhom se sentait harassé.

— Mais, pensait-il, une heure à souffrir, un siècle à bien vivre.

Pakhom marcha encore de ce côté pendant une dizaine de verstes ; il allait tourner à gauche, lorsqu’il aperçut une fraîche ravine.

— C’est dommage, pensa-t-il, de la laisser en dehors ; il poussera ici du bon lin.

Et il continua à aller tout droit. Il engloba aussi la ravine, y planta un jalon et fit un second crochet. Il se retourna vers le schikhan. Les gens s’y distinguaient à peine ; il devait en être éloigné d’une quinzaine de verstes.

— Mais, pensa-t-il, j’ai trop allongé les deux premiers côtés ; il faut que celui-ci soit plus court.

Il longea le troisième côté en hâtant le pas. Il regarda le soleil : il était déjà proche de son déclin. Pakhom n’avait fait que deux verstes sur le troisième côté, et le but se trouvait encore à une quinzaine de verstes.

— Mon domaine ne sera pas régulier, pensa-t-il, mais il faut aller droit au but. Il y a déjà assez de terre comme cela.

Et Pakhom alla droit vers le schikhan.


VIII


Pakhom marche droit vers le schikhan et se sent bien las. Il marche, ses pieds lui font mal. Il les a tout meurtris, et il se sent fléchir. Il voudrait se reposer, mais il ne le doit pas. Il ne pourrait pas atteindre le but avant le coucher. Le soleil ne l’attend pas. Il semble tomber comme si quelqu’un le poussait.

— Hélas ! pensa Pakhom, je me suis peut-être trompé : j’en ai trop englobé : que vais-je devenir si je n’atteins pas le but à temps ? Qu’il est encore loin et que je suis fatigué ! Pourvu que je n’aie pas perdu pour rien mon argent et ma peine ! Il faut faire l’impossible.

Pakhom se met à trotter. Il s’est écorché les pieds jusqu’au sang, mais il court toujours ; il court, il court, mais il est encore loin. Il jette sa poddiovka, ses bottes, sa bouteille, son bonnet.

— Ah ! pensait-il, j’ai été trop gourmand. J’ai perdu mon affaire. Je ne pourrai jamais arriver avant le coucher du soleil.

Et, de peur, la respiration lui manque. Il court, Pakhom ; la sueur colle sur sa peau, chemise et caleçon ; sa bouche est sèche. Sa poitrine se soulève comme un soufflet de forge ; son cœur bat comme un marteau, et il ne sent plus ses pieds. Il fléchit. Pakhom ne pense plus maintenant à la terre, il ne songe qu’à ne pas mourir d’épuisement. Il a peur de mourir, mais il ne peut s’arrêter.

— J’ai déjà tant couru, pensait-il ; si je m’arrête à présent, on me traitera de sot.

Il entend les Baschkirs siffler, crier : à ces cris, son cœur s’enflamme encore davantage.

Pakhom use à courir ses dernières forces, et le soleil semble se précipiter exprès. Et le but n’est plus bien loin. Pakhom voit déjà le monde sur la colline ! on lui fait de la main signe de se presser. Il voit aussi le bonnet par terre, avec l’argent, il voit le starschina assis par terre, et se tenant le ventre à deux mains ; et Pakhom se rappelle son rêve.

— Il y a beaucoup de terre, pense-t-il ; Dieu me permettra-t-il d’y vivre ? Oh ! je me suis perdu moi-même.

Et il continue à courir. Il regarde le soleil ; le soleil est rouge, agrandi, il s’approche de la terre ; déjà son bord est caché. Comme Pakhom arrivait tout courant jusqu’à la colline, le soleil s’était couché.

Pakhom fait : Ah ! Il pense que tout est perdu, mais il se rappelle que si lui, d’en bas, ne voit plus le soleil, l’astre n’est pas encore couché pour ceux qui sont au sommet de la colline. Il monte rapidement, il voit le bonnet. Le voilà ! Il fait un faux pas. Pakhom, il tombe, et de sa main il atteint le bonnet.

— Ah ! bravo ! mon gaillard, s’écrie le starschina, tu as gagné beaucoup de terre.

Le domestique de Pakhom accourt et veut le soulever ; mais il voit que le sang coule de sa bouche : il est mort. Et le starschina, s’accroupissant, s’esclaffe et se tient le ventre à deux mains.

… Il se redressa, le starschina, leva de terre une pioche et la jeta au domestique.

— Voilà, enterre-le.

Tous les Baschkirs se levèrent et se retirèrent.

Le domestique resta seul. Il creusa à Pakhom une fosse juste de la longueur des pieds à la tête : trois archines ; — et il l’enterra.

  1. La déciatine vaut un peu plus d’un hectare (1 h. 092).
  2. Association des chefs de famille, qui régit les affaires de la commune rurale.
  3. Seigneur, maître du sol.
  4. Diminutif de Sémen.
  5. Sorte de maire élu.
  6. Nomades asiatiques, campés dans la steppe, au delà de l’Oural.
  7. Pluriel de kibitka, tente de nomades.
  8. Voiture de voyage.
  9. Espèce de scribe.
  10. Léger caftan en velours ou en peluche.