À travers l’Europe/Volume 1/À vol d’oiseau

La bibliothèque libre.
P.-G. Delisle (1p. 247-259).

VI

À VOL D’OISEAU.



APRÈS avoir résumé très brièvement l’histoire des origines et des agrandissements successifs de Paris, il convient, avant d’étudier cette grande ville dans ses détails, de jeter sur son ensemble un coup d’œil général.

Dans ce but, et pour la parcourir à vol d’oiseau, il me semble qu’un excellent observatoire est le sommet de la Tour Saint-Jacques. Veuillez donc, mon cher lecteur, gravir avec moi ce monument presque antique, puisque son origine remonte au commencement du XVIe siècle. C’est très vieux, pour un monument parisien ; car rien ne vieillit ici, ni les hommes, ni les choses.

Cette tour faisait jadis partie d’une église ; l’église a été démolie, mais la tour qui est belle et solide a survécu.

Un génie étonnant, Blaise Pascal, y fit des expériences sur la pesanteur de l’air, et pour rappeler ce fait et la mémoire du grand homme, on lui a élevé une statue en marbre sous l’arcade du rez-de-chaussée.


Au premier regard jeté autour de nous et vers la terre, l’immense ville nous apparaît comme un amas confus de dômes, de flèches, de tours, de pignons, d’arcades, de colonnes, de portiques, de frontons et de coupoles ;

Sous le même horizon, Tyr, Babylone et Rome,
Prodigieux amas, chaos fait de main d’homme,
Qu’on pourrait croire fait par Dieu !

Mais peu à peu le regard s’habitue à ce spectacle, la confusion disparaît, et nous pouvons apercevoir les grandes lignes de ce tableau et les monuments qui se détachent de l’ensemble.

Admirons d’abord ces larges rues, ces avenues magnifiques, ces immenses boulevards qui sillonnent en tous sens la grande ville, et reconnaissons qu’aucune autre n’en a de semblables.

Quelle pensée a présidé à ces percements gigantesques ? A-t-on voulu y faciliter la circulation des régiments ? Je ne sais, mais on se rappelle que cètte circulation est devenue nécessaire, et contre les ennemis du dedans et contre ceux du dehors.

Jusqu’à la dernière guerre, Paris craignait peu l’étranger. Quel parisien eut imaginé que sa ville immense pût être investie ? Cela semblait impossible ; mais l’impossible est devenue réalité : il s’est trouvé une armée assez nombreuse et assez forte pour étreindre ce colosse dans un cercle de fer et de feu, jusqu’à lui faire demander grâce !

Au milieu de ces grandes rues, il y a une avenue plus belle que les autres et plus fréquentée peut-être, c’est la Seine, bordée de quais à perte de vue, traversée par vingt ponts magnifiques, et sillonnée de bateaux-mouches qui montent et descendent sans cesse entre le pont d’Austerlitz et les hauteurs de Passy.

Essayons maintenant de distinguer au milieu de cette Babel qui se déroule sous nos pieds les monuments les plus remarquables.

Au sommet de deux collines, surgissent au-dessus des autres édifices deux œuvres immortelles, le Panthéon et l’Arc-de-triomphe. Ces deux géants de pierre, se dressant presque en face l’un de l’autre aux deux extrémités de Paris, semblent être l’expression de deux Frances, la France guerrière et la France chrétienne, et ils rappellent deux gloires bien différentes : Napoléon et Sainte Geneviève, la guerre et la religion, l’épée et la croix.

Au loin, sur la rive gauche, vous apercevez un dôme doré, de proportions gigantesques et qui flamboie au soleil comme une gigantesque couronne, ou comme un énorme casque de cuirassier ; c’est le dôme des Invalides sous lequel repose l’homme providentiel, qui a tenu l’Europe dans sa main au commencement de ce siècle, et qui aurait pu changer la face de l’Europe, s’il eût été fidèle à sa mission.

En deçà se détache de l’horizon une très belle église, bâtie sur le modèle des cathédrales du XIVe siècle, dont le portail et les tours ont un aspect numental monumentalnumental et dont les vitraux sont de la plus grande richesse ; c’est Sainte Clotilde.

Plus près, voici Saint Thomas d’Aquin, avec sa façade à colonnes; c’est l’église du faubourg Saint Germain, où les nobles vont généralement se marier.

Si vos regards se rapprochent de la Seine vous apercevez au loin de grands édifices qui touchent au pont de la Concorde. C’est le corps Législatif ou le Palais Bourbon dont le portique à colonnes est très imposant. Il est maintenant inoccupé et fermé[1].

En remontant encore un peu le fleuve, votre vue s’arrête à ce palais à rotonde, de forme assez étrange, et dont la façade sur la rue de Lille fait un arc de triomphe. C’est le Palais de la Légion d’Honneur, et l’on dit que les Parisiens le caressent des yeux et le voient surgir dans tous leurs rêves ! Il paraît que les employés, chargés de dépouiller les pétitions qui arrivent à ce palais de tous les points de la France, n’occupent pas une sinécure.

Il a été jadis la résidence du prince de Salm ; mais pendant la Commune, il eut des hôtes moins aristocratiques ; car il fut habité par le fameux général Eudes et la non moins fameuse Madame Eudes, qu’il avait épousée à « l’autel de la nature. » C’étaient de braves gens ; mais ils avaient un goût prononcé pour le bien d’autrui, et le palais doit être solide et lourd puisqu’ils ne l’ont pas emporté. Il faut convenir que leurs orgies et leurs souillures lui avaient enlevé de son prix, et qu’en partant ils ont essayé de le faire sauter.

Plus près, toujours au bord du fleuve, voyez-vous ce palais en hémicycle, flanqué de pavillons à arcades et surmonté d’une coupole ? C’est l’Institut, où siègent les cinq Académies. Sa vue trouble aussi le sommeil de bien des français, qui aspirent quelquefois toute leur vie à y conquérir un fauteuil.

Aux destinées de ces aréopages préside la déesse Minerve, coiffée d’un casque à visière et portant la lance et le bouclier. O Minerve ! que ne descends-tu plus souvent dans la Salle des séances où siègent les Immortels, pour leur communiquer un peu de ta sagesse !

A une petite distance en arrière, s’élève une tour carrée qui est peut-être la plus antique de Paris, et la plus riche en souvenirs. Elle forme partie de la façade de Saint Germain-des-Près, église pleine d’intérêt à laquelle nous reviendrons.

Et ces deux autres tours rondes qui couronnent un portail hardi ? C’est la vaste église de Saint Sulpice, touchant au Séminaire du même nom, qui rappelle le souvenir de tant d’hommes illustres.

Après l’église, encore un palais, le plus beau de la rive gauche, et l’un des plus intéressants de Paris, le Luxembourg. Son musée, ses galeries, ses jardins méritent une visite et nous y reviendrons. Contentons-nous maintenant de le regarder de loin.

Tout ce quartier de Paris, au-dessus duquel planent en ce moment nos regards, est connu dans le monde entier sous le nom de quartier Latin. Il avait jadis une physionomie bien originale, et il abritait un monde à part, des mœurs à part, une vie parisienne suis generis.

Ni le commerce, ni l’industrie, ni le mouvement des affaires n’avaient alors pénétré dans cette patrie des étudiants, qui semblait séparée du reste de la ville.

Il y avait là de vieilles masures qui s’affaissaient sous le poids de leurs souvenirs, et qui pouvaient raconter la vie intellectuelle et religieuse du moyen-âge, ou tout au moins de la renaissance ; des rues étroites, tortueuses et noires qui ne connaissaient pas d’autres passants que les élèves des écoles ; des gargotes, qui servaient d’hôtelleries, où l’on ne trouvait guère à manger, mais où l’on vivait tout de même presque gratuitement.

Bien des pauvretés, bien des misères matérielles et morales s’y cachaient aux regards ; mais là aussi riaient les joies insouciantes, les espérances dorées et les jeunes enthousiasmes.

Parmi cette jeunesse ardente, bizarre, et souvent frivole, il y avait de vrais amis des sciences, des lettres et des arts, qui pâlissaient sur les livres et qui donnaient souvent des grands hommes à la France.

De temps en temps il en sortait des penseurs, des orateurs, des poètes, de savants médecins, d’illustres avocats ; et quand sonnait l’heure des révolutions et des émeutes il en sortait des soldats, qui ne combattaient pas toujours pour la justice, mais pour quelque prétendue liberté, mot magique qui les ensorcelait.

Aujourd’hui, la physionomie de ce quartier est bien changée ; et les travaux récents lui ont enlevé en grande partie son originalité native. Les boulevards Saint Michel et Saint Germain, et de larges rues bordées de boutiques ont troué en tous sens le vieux quartier des Écoles. Mais il y reste encore quelques coins obscurs que la pioche et le marteau n’ont pas entamés.

Jetons maintenant les regards sur ce vaste espace qui s’étend de la rue Bonaparte à la Halle-aux-vins, et de la Seine au boulevard Montparnasse ; qu’y voyons-nous ?

Il n’y a peut-être pas un quartier de Paris qui offre moins d’uniformité ; car de cet ensemble de maisons dont l’aspect lointain rappelle la mer houleuse, se détachent un grand nombre de dômes, de flèches, de tours, de portails à colonnes, de frontons et de portiques.

Je vous ai montré, il y a un instant, le palais du Luxembourg dont le pavillon central est surmonté d’une coupole et d’une lanterne ; Saint Sulpice avec ses deux rangées de portiques superposés, et ses deux tours originales ; Saint Germain-des-Prés avec sa flèche solitaire couverte en ardoises.

Regardez maintenant ce portail superbe et ce dôme ornée campaniles, c’est la chapelle de la Sorbonne ; cette autre coupole un peu moins élevée couronnant un long édifice de construction modeste, c’est le Collège de France ; ce large perron de pierre surmonté d’un beau portique et d’une colonnade d’ordre dorique, c’est le théâtre de l’Odéon, l’un des plus beaux de Paris ce vaste corps de logis flanqué de deux ailes, avec des portes ogivales, des combles coupés par de belles fenêtres en pierre, et d’élégantes cheminées, c’est l’Hôtel de Cluny, bâti sur l’emplacement de l’ancien Palais des Thermes.

Enfin, au sommet de cette montagne dont les flancs sont hérissés de collèges, de lycées et d’écoles, qui sont plus ou moins des créations de l’Université, se dresse le Panthéon, devenu l’église de Sainte Geneviève. Ce monument remarquable mérite une étude spéciale, et il sera l’un des premiers que nous visiterons.

Mais, en attendant, admirons l’idée qui a présidé à la dédicace de ce temple à Sainte Geneviève. Paris, étant le grand centre intellectuel de l’Europe, la ville scientifique, littéraire et artistique, par excellence, n’était-il pas convenable que sa patronne fût placée sur cette montagne au-dessus de tout ce monde de professeurs et d’étudiants qui s’agite et pérore à ses pieds ?

Ah ! que ne peut-elle diriger et illuminer ces études auxquelles elle semble présider ! Que ne peut-elle guérir les générations futures du scepticisme railleur et de l’indifférence religieuse qui ont envahi la masse des lettrés de nos jours ! Faisons maintenant un demi-tour à droite et dirigeons nos regards sur l’autre rive de la Seine. L’aspect est bien différent.

Vous l’avez vu, le Paris de la rive gauche contient en quelque sorte deux mondes à part : la noblesse, groupée dans le faubourg Saint Germain, et les étudiants, répandus sur les versants de la montagne Sainte Geneviève, et aspirant à s’élever au-dessus de la foule, comme les flèhes et les coupoles qu’ils voient émerger au-dessus de leur vieux quartier Latin.

Le Paris de la rive droite a une toute autre physionomie. C’est le Paris du commerce et de la bourgeoisie parvenue, le Paris de la richesse et du plaisir, des agioteurs et des jouisseurs, des colonies étrangères qui viennent y dépenser leurs millions. C’est le Paris des grands hôtels et des boutiques somptueuses, des cafés à la mode, de l’opéra et des grands théâtres.

C’est là surtout que le flot de la vie parisienne coule à pleins bords, par ces vastes artères qui s’appellent les Boulevards et la rue de Rivoli.

Ce troisième Paris a aussi ses temples qui conviennent à sa vie, à ses coutumes, à ses mœurs : ce sont la Bourse et l’Opéra.

Ce dernier nous apparait d’ici comme une montagne de pierre dont l’étendue est immense mais qui manque d’élévation. La Bourse est cette espèce de temple grec dont le péristyle, formé de colonnes corinthiennes, nous apparait d’ici comme une phalange des vieux héros d’Homère, rangés en carré, et abrités sous une voûte de boucliers.

Si vous dirigez à présent votre vue du côté de l’ouest vous y verrez une colonne isolée qui rappelle des héros plus modernes que ceux d’Homère, et qui les valaient bien — avec cette différence qu’ils doivent leur gloire militaire, non pas à la légende, mais à la véridique histoire.

C’est la colonne Vendôme, trophée de bronze dans la fonte duquel sont entrés douze cents canons pris sur les Autrichiens, les Prussiens et les Russes. C’est une belle imitation de la colonne Trajane, à Rome, avec des proportions plus vastes.

Le large ruban d’airain qui se déroule sur ces flancs est une épopée en bas-reliefs qui raconte les merveilleuses campagnes de Napoléon Ier et de la grande armée. Qu’il est triste de se rappeler qu’en 1871 il s’est trouvé des français, assez peu soucieux de la gloire de leur patrie pour abattre et briser ce glorieux trophée ! En ces temps malheureux, après les victoires écrasantes de la Prusse, il semble que Paris aurait du être fier de montrer aux étrangers, debout sur sa colonne, le grand guerrier qui avait vaincu, humilié et rançonné la Prusse.

Mais ce que les hommes de 1871, aveuglés par les haines de parti, n’ont pas voulu comprendre, le Maréchal MacMahon et ses ministres l’ont compris : ils ont relevé la colonne et sa statue, et les soldats français doivent puiser dans sa contemplation la consolation et l’espérance.

Rapprochez maintenant vos regards, promenez les autour de l’observatoire que nous avons choisi, et vous admirerez de plus près ce que nous appellerons le Paris historique, qui s’étend des Tuileries à la colonne de juillet en enveloppant l’ile de la Cité, et une partie de la rive gauche que nous avons déjà observée.

Il sera de notre devoir d’étudier un peu dans ses détails cette quatrième division de Paris, et nous nous contenterons pour le moment de mentionner en face de nous : le Palais des Tuileries, avec ses nombreux pavillons qui présentent du côté de la Seine un coup d’œil magnifique ; le Louvre avec sa vieille colonnade que l’on ne vante pas sans raison ; Saint-Germain-L’Auxerrois, l’église de l’ancienne Cour, pleine des souvenirs de la royauté ; sur notre gauche : l’île de la Cité qu’un vieil auteur compare à un grand navire enfoncé dans la vase et échoué au fil de l’eau, au milieu de la Seine.

Aujourd’hui, les ponts nombreux et larges qui l’amarrent aux deux rives du fleuve lui font perdre cette apparence de navire échoué. Ce qui est certain c’est que ce navire, chargé comme il l’est, ne flottera jamais. Les deux colosses de pierre qu’il porte à son bord, et qui s’appellent le Palais de Justice et Notre Dame, l’ont bien englouti pour toujours.

On pourrait ajouter que le mât-de-hune de cet admirable vaisseau est la Sainte-Chapelle, bijou d’architecture gothique, dont la flèche découpée à jour, audacieuse, aérienne, s’élance vers le ciel avec l’ardeur des saints du moyen-âge, et avec la foi du grand roi qui l’a bâtie, Saint Louis.

Terminons cette vue de Paris à vol d’oiseau par une citation qui servira de transition au chapitre suivant, consacré à Notre Dame, et qui fera ressortir les contrastes qui distinguent le Paris actuel de l’ancien.

Les vers si catholiques qui suivent sont dus à M. Théophile Gautier, dont la muse n’a pas toujours été si bien inspirée :


« Et cependant, si beau que soit, ô Notre Dame,
Paris ainsi vêtu de sa robe de flamme,
Il ne l’est seulement que du haut de tes tours.
Quand on est descendu tout se métamorphose,
Tout s’affaisse et s’éteint : plus rien de grandiose,
Plus rien, excepté toi, qu’on admire toujours.

« Car les anges du ciel, du reflet de leurs ailes.
Dorent de tes murs noirs les ombres solennelles,
Et le Seigneur habite en toi.
Monde de poésie, en ce monde de prose,
À ta vue, on se sent battre au cœur quelque chose ;
L’on est pieux et plein de foi !

« Aux caresses du soir, dont l’or te damasquine,
Quand tu brilles au fond de ta place mesquine,
Comme sous un dais pourpre un immense ostensoir,
À regarder d’en bas ce sublime spectacle,
On croit qu’entre tes tours, par un soudain miracle
Dans le triangle saint Dieu se va faire voir.


« Comme nos monuments à tournure bourgeoise
Se font petits devant ta majesté gauloise,
Gigantesque sœur de Babel !
Près de toi, tout là-haut, nul dôme, nulle aiguille,
Les faîtes les plus fiers ne vont qu’à ta cheville,
Et ton vieux chef heurte le ciel.

« Qui pourrait préférer, dans son goût pédantesque,
Aux plis graves et droits de ta robe dantesque
Ces pauvres ordres grecs qui se meurent de froid,
Ces Panthéons bâtards, décalqués dans l’école,
Antique friperie empruntée à Vignole,
Et dont aucun dehors ne sait se tenir droit.

« Ô vous, maçons du siècle, architectes athées,
Cervelles, dans un moule uniforme jetées,
Gens de la règle et du compas,
Bâtissez des boudoirs pour des agents de change,
Et des huttes de plâtre à des hommes de fange ;
Mais des maisons pour Dieu, non pas !

« Parmi les palais neufs, les portiques profanes,
Les Parthénons coquets, églises courtisanes,
Avec leurs frontons grecs sur leurs piliers latins,
Les maisons sans pudeur de la ville païenne,
On dirait à te voir, Notre-Dame chrétienne,
Une matrone chaste au milieu de catins !


  1. Ce beau palais qui a appartenu à un petit-fils de Henri IV a été rouvert depuis, et c’est M. Gambetta, Président de la Chambre des Députés, qui s’y est installé.