À travers l’Europe/Volume 1/La morale dramatique

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P.-G. Delisle (1p. 355-370).

XIV

LA MORALE DRAMATIQUE.



IL me plairait de toucher ici à la question littéraire, et de comparer l’art dramatique du XVIIe siècle au théâtre moderne. J’aimerais vous représenter les poètes classiques étudiant, ciselant, animant la nature humaine, comme le statuaire fait du marbre. Sous la main des Corneille et des Racine, cette nature si misérable, si portée au vice, si prompte à s’avilir, se transfigurait, s’idéalisait, et devenait un type de grandeur et d’héroïsme que le spectateur pouvait prendre pour modèle.

Je vous montrerais que le théâtre contemporain n’a plus le même objet en vue. Il ne tend plus à l’idéal, mais au réel. Il s’imagine que pour être véridique il faut montrer la nature humaine telle qu’elle est, et nous étaler toutes ses corruptions. Sous prétexte de véracité, il est tombé dans le réalisme, et il nous exhibe toutes les laideurs physiques et morales. Si du moins il les montrait pour les faire détester ; mais il s’en garde bien et il sait les présenter sous des dehors aimables.

Cette étude du réalisme contemporain au point de vue littéraire serait curieuse à faire.

Mais nous n’avons pas le loisir de considérer le théâtre sous cet aspect, et ce n’est qu’en passant, par quelques mots seulement, que je qualifierai le mérite littéraire des auteurs dramatiques du jour.

Les plus célèbres sont connus, et je crois les ranger dans l’ordre de leur illustration en les nommant ainsi : Alexandre Dumas, fils, Émile Augier, Victorien Sardou et Octave Feuillet.

Leur malheur à tous, disons mieux, leur défaut dominant, c’est de placer au-dessus de toute croyance, le succès ! Tout leur sert de litière pour arriver à ce but suprême, le succès ! C’est le souverain qu’ils veulent servir avant tout, c’est le despote auquel ils sacrifient tout !

Victorien Sardou est celui qui a obtenu le plus de succès, quoiqu’il soit inférieur, et peut-être parce qu’il est inférieur à ses émules Augier et Dumas. Car il n’a pas le souffle dramatique de Dumas, ni l’élégance soignée d’Émile Augier, ni même l’ingénieuse imagination d’Octave Feuillet. En revanche, il faut dire qu’il a beaucoup d’esprit, et que ses dialogues sont d’une vivacité, et d’une verve entraînantes, surtout dans les premiers actes de ses comédies.

Mais tous méconnaissent le noble but de l’art dramatique ; et si, d’une part, ils ont semé dans leurs œuvres abondamment d’esprit, d’autre part, il faut convenir que les grands aperçus, les larges horizons, les élans des grands penseurs en sont absents. Ils composent des figures et non des types, des ébauches et non des études, des situations plus ou moins comiques et non des tableaux de maître.

Cependant, là n’est pas le plus grand mal — L’œuvre collective de ces beaux talents n’est pas seulement inférieure au point de vue de l’art ; mais elle est dissolvante et pernicieuse sous le rapport moral. On dirait une conspiration organisée contre tout ce qui est vrai, salutaire et respectable. L’autorité, la grandeur, la noblesse, y sont bafouées sous toutes les formes et dans toutes leurs personnifications.

Le foyer domestique y est constamment souillé et déshonoré, et la fidélité conjugale y est totalement inconnue. Il y a surtout un personnage qui a toujours tort, sur la scène, c’est le mari. Quand il est lui-même infidèle, non seulement il doit s’attendre que la peine du talion lui sera infligée avec usure ; mais il faut qu’il reconnaisse que sa femme est parfaitement justifiable à tous égards.

Quand il est honnête, quand il aime réellement sa femme, l’auteur a soin de lui donner tantôt un ridicule, tantôt un vice de caractère, ou un défaut d’éducation, de manières, de distinction, de délicatesse, qui fait que l’épouse est excusable de se dégoûter bientôt de son mari. Elle pose alors en victime ; elle nous montre quelle était née pour un meilleur sort, que son mari ne la comprend pas, et ne sait pas apprécier les trésors d’amour raffiné que son grand cœur recèle ; qu’il est trivial, qu’il est grotesque, qu’il est matériel et ne fait que de la prose, tandis qu’elle fait son bonheur de l’idéal et de la poésie.

En un mot, elle gémit, elle pleure, elle se lamente si bien et si fort qu’un ami de la maison l’entend, et s’offre comme consolateur.

Oh ! comme il est bien celui-là, et comme il la comprend ! Comme il a des ailes pour s’élever au-dessus des réalités de la vie, et nager dans le pur éther des illusions et des rêves ! Le mari travaille comme un mercenaire pour lui donner du pain ; mais qu’a-t-elle besoin de pain, quand l’autre lui donne des émotions si suaves et les plus pures jouissances sentimentales ?

Mais, me direz-vous, c’est une misérable — Pas du tout, c’est le mari qui est le grand coupable, et la femme n’est qu’une malheureuse victime que sa chute rend plus intéressante, et que le mari doit relever à force d’amour ! La catastrophe va lui ouvrir les yeux sur ses défauts, et il va se mettre généreusement à les corriger. Il va se raffiner, se poétiser, s’idéaliser, devenir un vrai héros de roman, et son admirable femme lui reviendra comme par enchantement, si bien qu’à la dernière scène elle tombera toute pâmée dans ses bras, en lui disant : c’est ainsi que je te voulais ! c’est ainsi que je t’aime !

Puis le mari se jettera à ses genoux, confessera ses erreurs, et demandera pardon avant que le rideau tombe !

Voilà le thème sur lequel les dramaturges parisiens brodent constamment avec des variations plus ou moins semblables. On dirait qu’ils se sont donné la mission de réhabiliter l’adultère, et d’en faire un péché mignon très rose, très intéressant, et presque toujours justifiable.

Tous nous le représentent — Alexandre Dumas, comme un fruit défendu dont il faut goûter pour acquérir la sagesse et connaître le prix de la vertu — Augier, comme un effet logique dont il faut chercher la cause dans le mari qui en est toujours responsable — Octave Feuillet, comme un accessoire obligé de la destinée d’une femme qui s’ennuie, comme une fleur tardive qui s’ouvre à l’automne, comme un rayon de soleil au milieu d’un jour sombre, comme une distraction à peu près excusable au milieu de la monotonie de la vie conjugale et de la prose quotidienne du ménage !

Entre ces dramaturges et ce bas bleu célèbre, qui a nom George Sand, et qui avait trop de motifs de justifier l’adultère, il y a cette différence, que ceux-là accusent le mari, tandis que celle ci accuse le mariage indissoluble. C’est l’institution qui est mauvaise à ses yeux, tandis que pour les autres c’est le mari qui ne convient jamais, ou les circonstances qui sont fatales.[1]

Eh ! bien, franchement je crois que la thèse de ces derniers est la plus dangereuse. George Sand et ses disciples auront beau faire ; tous leurs éloquents plaidoyers sont impuissants contre le mariage. Cette institution est une muraille épaisse et solide qu’ils ne peuvent démolir. Mais le théâtre contemporain enseigne à passer pardessus, et il fabrique pour cela des échelles de soie en grand nombre. C’est plus habile.

Vous pensez peut-être que j’exagère, et vous désirez des preuves ? Écoutez :

Il suffirait d’ouvrir le théâtre d’Alexandre Dumas, fils, pour faire la démonstration que vous désirez. Mais je craindrais, lectrices, de manquer au respect qui vous est dû en vous présentant ses héroïnes.

Je prendrai donc pour type et pour exemple une comédie moins malsaine, celle qui est le chef-d’œuvre de M. Émile Augier et la plus édifiante de son répertoire : je veux parler de Gabrielle que j’ai vu jouer au Français.

Gabrielle est une jeune et jolie femme. C’est peut-être un pléonasme que l’alliance de ces deux mots ; car la jeunesse est toujours jolie et la beauté est toujours jeune.

Elle a pour mari un avocat qui se nomme Julien. Il aime sa profession et il est entré résolument dans le sérieux de la vie. Il aime sa femme, fortement et tendrement, et il travaille avec courage à lui procurer le bien-être matériel dont elle a besoin.

Il a du talent, de l’esprit, et du cœur, et dès les premières scènes quelques-unes de ses paroles révèlent qu’il y a dans ce cœur des trésors de tendresse. Son unique enfant, la petite Camille est sur ses genoux et il lui dit en l’embrassant :

« Comme te voilà belle avec ta robe blanche. »

L’enfant répond :

« C’est ma bonne qui m’a coiffée, et pas maman,
Parce qu’elle lisait dans un livre. »

— « Un roman ! »

dit Julien à part, et l’enfant reprend :

« Pourquoi faire lit-elle après qu’elle sait lire ? »


Julien


« Ma foi, je serais bien en peine de le dire,
Car elle a constamment ouvert devant les yeux
Le livre le plus pur et le plus gracieux
Que poète ait jamais tiré de sa cervelle…
Un enfant rose et blanc qui grandit autour d’elle !
— Tu ne me comprends pas, mais cela m’est égal,
Va, cher petit roman de mon destin banal,
Ma seule rêverie et ma seule aventure ;
Ce n’est pas moi qui cherche un bonheur en peinture !
Ta présence suffit à verser largement
La gaité dans mon cœur et l’attendrissement ;
Et la seule chimère à laquelle je tienne,
C’est de jeter ma vie en litière à la tienne,
Ô cher trésor !…

C’est ainsi que Julien épanche sa tendresse paternelle, et des larmes montent à ses yeux !

Il me semble que voilà un bon père, un bon époux, et que Gabrielle devrait s’estimer heureuse ? — Eh bien, non, et quand il lui dit qu’il l’aime, elle se plaint qu’il n’y met pas cette ardeur et cet enivrement qu’elle avait rêvés !

Écoutez l’expression de ses langueurs incomprises :

… … … … Ô nature immortelle !
Pénétrantes senteurs de la feuille nouvelle,
Tranquillité des champs au soleil prosternés,
Est-ce là cet amour dont vous m’entretenez ?
Heureuse… s’il en est une entre mes compagnes,
Celle qui peut marcher à travers les campagnes,
Appuyant tout son cœur sur un bras bien-aimé,
Selon le rêve ardent qu’elle s’était formé !…
Nous partirions, le soir, à cette heure sereine
Où l’ombre et le silence ont apaisé la plaine ;
Nous irions… quel bonheur ! Moi pendue à son bras,
Lui sur mon pas plus lent ralentissant son pas,
Et tous deux regardant tomber la nuit immense
Nous nous enivrerions d’amour et de silence… …

De silence ! Une femme qui veut s’enivrer de silence ! Sincèrement, je doute que ce phénomène existe dans la nature, et s’il existe ce n’est certainement pas Gabrielle puisqu’elle se plait à causer même avec la nature immortelle !

Malheureusement ces effluves poétiques sont soudainement interrompues par le mari qui l’appelle :

Gabrielle !

— Plait-il ?

— « Hors chez nous où voit-on,
Chemise de mari n’avoir pas de bouton ? »

Vous voyez d’ici le tableau. Quelle prose ! Quelle chute des hauteurs éthérées où son imagination nageait, ou plutôt se noyait ! Et surtout quel contraste entre cette femme qui rêve à la nature immortelle, à la tranquillité des champs, au soleil prosternés… et ce mari qui se plaint de ce que ses chemises n’ont pas de boutons ! C’est intolérable !

Aussi cette adorable femme lui répond-elle avec un petit air dégoûté :

— Ah ! mettez une épingle !

Eh bien, j’avoue que je sympathise avec ce mari-là. Mettre une épingle à la place d’un bouton, c’est s’exposer à une piqûre, et il y a déjà tant de piqûres dans la vie conjugale ! D’ailleurs une des satisfactions de l’homme marié — dont les célibataires sont souvent privés — c’est précisément d’avoir des boutons à ses chemises !

Mais Gabrielle est bien au-dessus de ces détails prosaïques, et ses devoirs journaliers d’épouse et de mère l’ennuient !

Elle reconnait que Julien est homme d’esprit, laborieux, loyal, bon, et qu’il lui donne, suivant son expression, tout le bonheur légal. Mais c’est précisément celui-là qui ne lui convient plus, et c’est le bonheur illégal qu’elle rêve. Elle voudrait des transports éternels, d’inépuisables tendresses, et de mutuelles extases. La solide affection et le dévouement du mari ne lui apparaissent plus que comme des sentiments bourgeois contre lesquels

« Ses rêves ont heurté leurs ailes délicates ! »

Enfin, un ami du mari, M. Stéphane, passe dans cette atmosphère dangereuse, et Gabrielle et Stéphane s’enflamment de ce feu de paille qu’on appelle amour, mais qui est rangé sous un autre nom parmi les péchés capitaux ! Julien découvre cette passion au moment où Gabrielle et Stéphane projettent de fuir, et il en est atterré. Écoutez l’expression de sa douleur :

« Déborde, pauvre cœur gonflé de désespoir !
Elle ne m’aime plus ! Qui l’aurait pu prévoir ?
Je sens sombrer ma vie entière en ce naufrage !
Adieu, bonheur ! Adieu, travail ! Adieu courage !…
À quoi bon désormais des efforts superflus ?
Je suis seul dans le monde ; elle ne m’aime plus !

Insensé ! voilà donc la tendresse éphémère,
Que j’ai pu préférer à la vôtre ô ma mère !
Quand mon petit bagage a vidé la maison,
Vous pleuriez en silence et vous aviez raison ;
Car votre fils quittait sa véritable amie,
Ô mère, dans la tombe à présent endormie !
Hélas ! j’ai plus aimé cette femme que vous ;
Je l’entourais de soins plus tendres et plus doux ;
Pour ne pas voir un pli sur sa lèvre vermeille,
Je desséchais mon sang aux ardeurs de la veille,
Et la trouvant heureuse et fraiche le matin,
J’oubliais ma fatigue aux roses de son teint…
Voilà ma récompense ! Ô l’ingrate ! l’ingrate !

Que va faire maintenant ce pauvre Julien ? N’est-ce pas que vous ressentez du mépris pour cette femme qui sacrifie un mari qui l’aime au premier fat qui passe, à ce Stéphane que le poête malgré ses efforts n’a pu rendre intéressant ? Vous attendez au moins d’amers reproches et une sévère condamnation de la part du mari outragé ?

Eh bien ! vous vous trompez. Je vous ai dit que sous le régime conjugal du théâtre contemporain c’est toujours le mari qui a tort. Écoutez ce que Julien ajoute à la touchante expression de son malheur :

« Eh bien quoi ?

Est-elle là dedans moins à plaindre que moi ?
N’a-t-elle pas perdu le repos qu’elle m’ôte ?
Elle ne m’aime plus ! Mais ce n’est pas sa faute…
C’est peut-être la mienne !

Voilà la thèse dans son expression stupide et invraisemblable !

Ainsi, voilà une femme qui à force d’écouter la nature immortelle s’éprend de passion pour un drôle, trompe son mari, et se prépare à déserter le toit conjugal et une adorable petite fille pour courir les aventures, et c’est au mari qu’on fait dire :

Mais ce n’est pas sa faute !

Est-il assez débonnaire ce mari de vaudeville ? Mais ce n’est pas tout — Que pensez-vous qu’il va faire à ce Stéphane qui trahit son ami et travaille à lui enlever sa femme ?

Vous ne le devineriez jamais si je ne vous le disais. Il le comble de bontés afin qu’il comprenne ses torts de lui-même, et qu’il renonce par sentiment d’honneur à son coupable dessein — Et comme ce remède ne produit pas encore l’effet désiré, il en adopte un autre.

Saisissant une occasion qui lui est offerte, il cause avec Gabrielle et Stéphane des déboires, des regrets et des souffrances de ceux qui se laissent entraîner à un amour adultère. Il leur représente sous les couleurs les plus sombres la solitude qui se fait autour de cet amour coupable, le poids accablant de ces chaînes honteuses qu’il faut traîner, le remords qui atteint bientôt la femme, et qui la fait pleurer en voyant passer

« La moindre paysanne au bras de son mari !…
Pauvre femme ! Ses yeux errant dans l’étendue,
Comme pour y chercher la paix qu’elle a perdue,
Tâche de découvrir par delà l’horizon
La place bienheureuse où fume sa maison,
La maison où jadis elle entra pure et vierge…
Tandis que, derrière elle, une chambre d’auberge
Garde pour compagnon à ses mornes douleurs
Un étranger pensif dont la vie est ailleurs ! »

Enfin il plaide la cause de la fidélité conjugale, du bonheur domestique, de la véritable poésie de la vie de famille, et il le fait avec tant d’esprit et dans de si beaux vers que Gabrielle est subjuguée. — La poésie surtout l’a soudainement émue et convertie ; elle donne son congé à l’insignifiant Stéphane, et elle demanderait peut-être pardon a son mari ; mais il la prévient :

« Dans ton égarement d’un jour, je me demande
Lequel de nous, pauvre âme, eut la part la plus grande. »

Et il termine ainsi ses réflexions bonasses :

« Tu le vois, mon enfant, dans ce pas hasardeux
Tous deux avons failli ; pardonnons-nous tous deux ! »

Elle finit par lui pardonner en effet, et le rideau tombe sur sa dernière parole :

« Ô poête ! je t’aime ! »

Remarquez bien ce dernier mot ; ce n’est pas le mari, c’est le poète qu’elle aime, et si le pauvre Julien n’était pas poète, il serait… autre chose ! Ce qui fait voir dans la poésie un côté utile auquel on n’avait pas encore songé !

Cette analyse de la comédie la plus inoffensive de M. Augier suffirait peut-être à montrer les tendances malsaines de l’art dramatique contemporain. Mais je veux apporter à ma démonstration un autre exemple, tiré du théâtre de M. Octave Feuillet ; car vous allez peut-être me dire : nous savions que Dumas, Hugo, Musset, Augier ont fait des œuvres dissolvantes au point de vue moral ; mais Octave Feuillet n’est-il pas inoffensif ? Est-ce que ses scènes, proverbes et comédies ne sont pas irréprochables ?

C’est de vous surtout, lectrices, que me vient cette observation, et je n’en suis pas étonné ; car M. Feuillet est l’auteur favori des femmes. Les parisiennes surtout en raffolent parce qu’il les adule souvent, et parce qu’il a le don d’entortiller l’immoralité de chiffons de vertu, et de couleurs honnêtes !

C’est un brillant papillon qui voltige sur des plantes vénéneuses, et qui les couvre si bien du velouté de ses ailes qu’on les croit inoffensives, alors même qu’il nous dit le poison qu’elles recèlent !

C’est un dramatique de boudoir, et toutes ses œuvres sont parfumées et poudrées avec le plus grand soin. On voit de suite à quel sexe il s’adresse, de quels yeux il veut tirer des larmes, quels cœurs il veut gonfler de soupirs !

Il y a telles de ses comédies qu’on a comparées à des toilettes de bal : des flots de velours, de soie et de dentelle, des falbalas, des rubans, des perles, des fleurs, des parfums. Mais, défiez-vous, cette toilette plus ou moins décente recouvre une incomprise mariée que vous ferez bien de ne pas trop fréquenter.

Les héroïnes de M. Feuillet ont toujours à la main leur éventail et leur flacon d’essences ; mais surtout, elles ont au cœur des quintessences de sentiment, et de lyriques aspirations qu’il est toujours fort difficile à un mari de satisfaire.

Il en résulte que ce mari est trompé, et que… c’est sa faute !

M. Feuillet a donc imité ses confrères du théâtre, et non seulement il a voulu comme eux excuser les déchirures faites au contrat de mariage ; mais il les a suivis sur un autre terrain plus immoral encore !

Vous n’ignorez pas les efforts que les écrivains du jour ont faits pour réhabiliter aux yeux des honnêtes gens ces malheureuses femmes qui composent le demi-monde. C’est la thèse que soutiennent Victor Hugo dans Marion Delorme, Alexandre Dumas dans la Dame aux Camélias et plusieurs autres dramaturges. Eh bien, M. Feuillet a voulu tenter aussi sa petite réhabilitation de la courtisanne. Chacun de ces auteurs a son procédé pour arriver à ce résultat.

Mais tous semblent s’accorder à vouloir guérir par l’homéopathie cette effroyable maladie sociale qui se nomme la prostitution. C’est l’amour qui a jeté cette femme dans la débauche, c’est l’amour qui l’en retirera, pensent-ils, et voici leur canevas ordinaire :

Lorsqu’une femme a bu jusqu’à la lie la coupe des amours coupables, le dégoût et l’ennui s’emparent soudainement de son cœur, et le hasard jetant sur son passage un homme aussi blasé qu’elle, il en résulte tout à coup un réveil de sentiments plus ou moins honnêtes, et elle est sauvée ! Ce n’est pas plus compliqué que cela !

Vous pensiez sans doute qu’après des années de débauche, Madeleine devait se frapper la poitrine, courir vers Jésus, arroser de ses larmes ses pieds divins, les essuyer de ses cheveux, donner ses biens aux pauvres et passer ses jours et ses nuits dans la prière et la pénitence ?

C’est l’enseignement de l’Évangile.

Mais M. Feuillet a la miséricorde plus facile, et sa Madeleine n’a pas besoin de tant de sacrifices pour être pardonnée. Dans une pièce dont le titre même, Rédemption, me semble une profanation d’un des plus adorables mystères de notre religion, il nous représente Madeleine roulant sur la route du crime jusqu’à la satiété, puis s’éprenant subitement d’un amour éthéré, avec une candeur de jeune pensionnaire pour un mirliflore qui cherche des distractions. Mais comme ce nouvel amant doute de sa sincérité — ce qui n’est pas étonnant — elle se désespère, se verse un verre d’une liqueur empoisonnée, et le vide d’un trait.

Puis, souriant d’un air égaré :

— « C’est la mort que je viens de boire, dit-elle, me crois-tu maintenant ? »

— Ce n’est pas la mort, reprend Maurice, c’est la vie ! c’est l’amour ! c’est le salut ! Je te crois… Je t’aime !

Alors il lui découvre que la fiole qu’elle vient de vider n’est pas du poison. Il en a furtivement changé le contenu.

Et pendant que défaillante d’émotion, son éventail à la main, elle se laisse cheoir dans un fauteuil, il lui crie : « Oui je te crois, oui je t’aime !… jamais épouse ne reçut d’un homme au pied des autels plus de foi et plus de respect que ton amant ne t’en consacre à la face du ciel… »

Ce rapprochement entre l’époux et l’amant est tout simplement horrible. C’est le mariage de la religion de l’avenir, de cette foi nouvelle où le mystère de la Rédemption sera la rencontre fortuite d’une prostituée lasse et d’un débauché blasé, qui se marieront non pas au pied des autels, mais à la face des étoiles !

À vrai dire, le mariage à la face des étoiles ne vaut guère moins que celui que l’on fait tous les jours à Paris devant M. le maire de l’arrondissement.



  1. Depuis que ces lignes sont écrites, M. Alexandre Dumas s’est déclaré partisan du divorce.