À travers l’Europe/Volume 1/Le théâtre

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P.-G. Delisle (1p. 339-353).

XIII

LE THÉÂTRE.



PARMI les voix les plus puissantes et qui font le mieux connaître Paris, il faut ranger le théâtre. De temps en temps le touriste doit écouter cette voix, s’il veut étudier un peu les mœurs parisiennes.

On a écrit et publié quelque part l’Histoire par le Théâtre ; c’est peut-être exagérer son influence, et le montrer à tort comme une peinture toujours fidèle des mœurs d’un pays. Mais il n’est pas douteux que c’est un miroir qui réfléchit avec plus ou moins de vérité la société qu’il amuse.

C’est dans ce miroir que nous allons regarder Paris. Mais je me hâte de dire que la grande ville n’y paraît pas à son avantage, et que, bien loin de la flatter, ce miroir la défigure un peu.

Au reste, si je médis du théâtre parisien, n’allez pas vous imaginer qu’on ne puisse pas s’y amuser quelquefois beaucoup. Mais on peut aimer une chose et ne pas la trouver salutaire ; on peut aimer le vin tout en soutenant qu’il enivre ; on peut prendre intérêt à une pièce de théâtre et dire qu’elle fait du mal. Eh ! mon Dieu, toute la vie ne se passe-t-elle pas à combattre et repousser des choses qui nous plairaient ?

Serait-il possible de faire un théâtre vraiment moral ? En théorie, je réponds oui ; mais dans la pratique j’en doute. On ne peut pas condamner le théâtre en bloc comme essentiellement mauvais, et je ne vois pas pourquoi l’on ne pourrait pas sur la scène prêcher le vrai, faire l’éloge de la vertu et flétrir le vice. C’est un genre de littérature, d’éloquence, de propagande, qui devrait pouvoir être mis au service de la vérité.

Mais dans la réalité il n’en est pas ainsi, et l’expérience des choses du théâtre semble démontrer que le rêve de ceux qui croient à la réforme des mœurs par le théâtre est irréalisable. Un théâtre sincèrement moral ne ferait pas ses frais.

Quoi qu’il en soit de cette question, qui a été souvent agitée, nous allons considérer le théâtre tel qu’il est à Paris, et non pas tel qu’il pourrait être.

Victor Hugo, qui a tant adulé Ta grande ville, et qui a réussi à lui plaire par tant d’élogieuses métaphores, l’a appelé un jour la Citê sainte. Je suis porté à croire que cette appellation a fait sourire Paris, et qu’il a été plus reconnaissant au poète de l’avoir nommé Sparte et la Ville-Lumière.

Sans doute, la sainteté existe à Paris, et vous en serez convaincus et édifiés, lecteurs, si vous fréquentez les églises, les congrégations religieuses, certains cercles catholiques, et plusieurs salons de la meilleure société parisienne. Mais comme ce n’est pas dans ce milieu que Victor Hugo rend ses oracles, je suppose que c’est au théâtre que le grand homme a rencontré la sainteté.

Nous allons l’y chercher ; car c’est au point de vue moral plutôt qu’au point de vue littéraire que je veux juger ici le théâtre.

Qu’il soit bien entendu d’abord que nous ne fréquenterons pas les petites scènes des faubourgs et des barrières, qui sont loin de purifier l’atmosphère des nouvelles couches sociales.

Le poète Barbier, qui a été moins flatteur pour Paris que Victor Hugo, a écrit :

“ Il estl il est sur terre une infernale cuve ;
“ On la nomme Paris.... ”

Or l’écume de cette cuve en ébullition, c’est le petit théâtre, où la populace parisienne va s’amuser et s’instruire. "

Laissons de côté ces ignobles tréteaux, d’où l’art est exclu, mais qui n’en sont pas moins les laboratoires où se distillent les poisons du socialisme et de l’immoralité. Remontons de quelques degrés l’échelle dramatique.

Nous arrêterons-nous aux théâtres de troisième ordre ? Non, car nous n’y entendrions que des opéras bouffes où la parodie et la farce remplacent l’esprit et le comique ; nous n’y verrions que des féeries, qui sont l’œuvre des machinistes plutôt que des artistes et qui dégénèrent le plus souvent en d’indécentes expositions. Vous connaissez les lignes spirituelles et sarcastiques que M. Louis Veuillot à consacrées à ces pièces à femmes dans ses Odeurs de Paris ? Eh ! bien, j’ai vu à la Gaité une féerie, ayant pour titre le Voyage dans la Lune, et j’ai été convaincu qu’il n’a pas exagéré.

Il y avait dans cette représentation un fourmillement de danseuses, qui faisait concurrence aux ballets de l’Opéra. Une danse de Chimères, dans la lune, attirait surtout le public et assurait le succès de la pièce, qui n’en était encore qu’à sa soixantième représentation, mais qui promettait d’arriver aux cinq cents représentations de la Fille de Madame Angot. Ces Chimères étaient des citoyennes de la lune, composées de chair et d’os, et qui n’avaient de chimérique que… le vêtement.

Non, ce n’est pas encore là que nous rencontrerons le théâtre moral ; et pour ne pas prolonger nos étapes infructueuses nous ne visiterons pas même les théâtres de second ordre, ni l’Odéon où j’ai entendu quelques jolies pièces, ni le Châtelet où j’ai vu jouer un drame de M. Jules Claretie, ni la Porte-St-Martin où l’on mêle la féerie à la comédie classique.

Enfin, nous ne ferons que passer à l’Opéra — par ce que l’art musical n’est pas mon lait — et nous irons ensuite directement au Théâtre Français, le premier de Paris, et peut-être du monde.

L’Opéra, que vous en dirai-je ? Je puis bien vous parler de l’édifice, vous dire qu’il est immense, somptueux, et qu’il a coûté près de cent millions. Comme ce n’est pas mon argent, je n’ai rien à y voir ; mais si j’étais le peuple français, je me serais plaint de cette extravagance, et j’aurais demandé de loger moins richement nos danseuses, et de mieux équipper nos soldats.

La façade principale est très ornée, mais elle manque d’élévation. Au reste, tout l’extérieur parait un peu écrasé ; la coupole surtout est aplatie, et ne commande pas l’admiration.

Il semble que l’Art demandait un autre temple, un genre d’architecture qui rappelât les coups d’ailes et les aspirations célestes de la Musique.

L’intérieur est beaucoup plus beau, et d’une richesse qui éblouit. Le vestibule, les grands escaliers en marbres de diverses couleurs, polis, et sculptés, les statues allégoriques, les candélabres, les glaces immenses qui multiplient et embellissent les perspectives, tout cet ensemble est d’un effet saisissant.

La salle, est aussi très belle, et pompeusement décorée ; sa disposition est favorable aux lois de l’acoustique, assure-t-on.

Mais que vous dirai-je de la musique qu’on y entend trois fois par semaine ? Je ne suis pas un artiste et si je n’admire pas tout sans restriction, on va se moquer de mon incompétence et me reprocher de sortir de ma juridiction. Et cependant, puisque messieurs les artistes nous convient à les entendre, n’est-il pas juste qu’ils nous permettent de dire si nous sommes satisfaits, si nous avons joui, ou si nous avons bâillé ?

Je confesse mon incompétence, mais j’ai l’amour, je pourrais dire la passion de la musique. Il est des heures où la moindre mélodie éveille en moi des émotions qu’aucun autre art n’y pourrait faire naître. La musique est une langue appropriée à ces dispositions de l’âme humaine où le vague de l’extase et l’indéfini des sensations ne trouvent pas d’expressions dans les autres langues. À cette limite extrême du monde idéal où la vision intellectuelle n’a pas encore pris une forme précise, la musique est seule capable d’exprimer ce que la poésie elle-même ne pourrait pas chanter.

Les manifestations de cet art sont donc naturellement vagues, indécises, sans signification certaine, en quelque sorte inconscientes par elles-mêmes. C’est pourquoi les mêmes mélodies pourront, à raison des circonstances et des dispositions des auditeurs, provoquer la joie ou la tristesse, la volupté ou la prière.

La peinture, la sculpture, la poésie ont corrompu bien des âmes, et jamais sans le savoir ; car leurs idées et l’expression de ces idées étaient elles-mêmes corruptrices. Mais la musique n’a pas conscience de ce qu’elle exprime, c’est-à-dire que l’on ne peut strictement assigner à ses mélodies, ou à ses harmonies, un sens moral ou immoral.

Or quelle est la conséquence de cette irresponsabilité morale, et de cette vague incertitude des œuvres musicales ? C’est que ceux qui sont chargés de les interpréter peuvent leur donner à peu près le sens qu’ils veulent. C’est que les circonstances de lieu, de temps, de théâtre, la scène, les décors, les acteurs, les actrices, leurs costumes, leur action ou leur jeu, peuvent en changer radicalement la signification.

Tels motifs d’opéra, que vous ne connaissez pas, élèveront votre âme vers Dieu, s’ils sont joués sur l’orgue dans une église ; mais ils n’éveilleront en vous que des idées sensuelles, si vous les entendez au théâtre, chantés par une actrice avec l’expression convenue de la passion.

Eh ! bien, cette facilité de donner à l’idée musicale un sens arbitraire ne tourne pas au profit de la morale, et l’aimable muse devient aisément un auxiliaire dans la perversion des cœurs.

C’est le reproche que me semblent mériter l’interprétation et l’exécution des œuvres des maîtres sur la scène du grand Opéra. Les féeries qu’on y mélo, les bouts rimés que le librettiste y glisse entre les lignes, la mimique et la danse qui accompagnent, font une œuvre voluptueuse et sensuelle, d’une production qui, dans l’esprit du compositeur, était probablement pure.

Ce qui répugne surtout, c’est d’y voir la musique et la danse confondues dans une promiscuité telle qu’on a peine à les séparer, et que le ballet finit par être la partie principale de l’opéra. Les critiques de théâtre tombent eux-mêmes dans cette confusion, et je lisais l’autre jour dans le Gaulois un article intitulé « Musique, » et dans lequel l’auteur n’appréciait en réalité que le talent d’une danseuse. Après une étude approfondie de cette musique nouvelle, il exprimait l’opinion que mademoiselle Colombier balbutiait un peu des jambes !

Je comprends après cela que M. V. de Laprade, dans son spirituel et charmant livre, “ Contre la Musique, ” ait pu la représenter “ étalant à l’Opéra des pirouettes, des ronds de jambes, de trop aimables gestes et des charmes de toutes sortes. ”

J’en ai dit assez, lecteurs, pour vous mettre en garde contre les tendances malsaines de l’opéra, et pour que vous sachiez, dans l’occasion, mettre quelque réserve dans l’expression de votre admiration. Vous applaudirez, si vous le voulez. M. Faure et Madame Carvalho — je les ai souvent applaudis, moi-même — vous louerez Gounod, Rossini, Meyerbeer et l’incomparable Mozart ; mais vous constaterez en même temps que la musique, qui devient le plus répandu et le plus encombrant des arts, perd en distinction et en élévation ce qu’elle gagne en popularité.

Passons maintenant au Théâtre Français, qu’on appelle aussi la Maison de Molière, et la Comédie Française. Traversons ce vestibule, où les statues de la Tragédie et de la Comédie, représentées sous les traits de Mlle Rachel et de Mlle Mars, semblent nous inviter à monter. Pénétrons dans le foyer, et arrêtons-nous devant la statue de Voltaire par Houdon. Le patriarche de Ferney est assis dans un fauteuil posé sur un large piédestal, et vous croiriez qu’il va se lever pour, vous saluer, tant l’œuvre de marbre est vivante.

C’est bien lui, quoique le statuaire l’ait un peu flatté, et j’y retrouve les traits caractéristiques de ce terrible portrait qu’en a fait DeMaistre : “ ce front abject que la pudeur ne colora jamais, ces deux cratères éteints où semblent bouillonner encore la luxure et la haine, ce rictus épouvantable courant d’une oreille à l’autre, et ces lèvres pincées par la cruelle malice comme un ressort prêt à se détendre pour lancer le blasphème ou le sarcasme. ”

Le voilà donc l’homme qui a fait tant de mal à la France, et que tant de français honorent ! Le voilà, le grand insulteur de Paris et dont les parisiens ont fait un dieu, que Sodome eût banni — comme dit encore Joseph De Maistre — et que Paris couronna !

C’est à la Comédie-Française, qui occupait alors l’ancien théâtre des Tuileries, que ce couronnement eut lieu, et l’on ne saurait imaginer toutes les basses adulations dont Voltaire fut alors l’objet. Ce fut un délire, et, suivant son expression, le héros pensa qu’on voulait le faire mourir sous les roses. Chose triste à constater, les femmes surtout, les femmes ! déployèrent un enthousiasme ignoble pour ce blasphémateur du Christ et cette incarnation du vice ! Hélas ! ce spectacle honteux était un digne prologue du grand drame révolutionnaire qui allait éclater dix ans après.

Éloignons-nous de cette statue, dont la vue seule indigne, et qui ne saurait représenter le dramaturge moraliste que nous cherchons.

Voici Molière. C’est lui surtout qu’on se plaît à nous représenter comme le type du poète qui corrige les mœurs en riant. Il est ici chez lui, dans sa maison, et ses chefs-d’œuvre y sont constamment joués par les meilleurs acteurs de la France. Personne ne contestera son génie, ni la perfection de son style, ni sa connaissance profonde de la nature humaine. Ses inimitables comédies en vers n’ont pas été, et ne seront peut-être jamais surpassées, ni même égalées.

Mais peut-on dire que ce grand poète, qui était en même temps comédien, ait corrigé les mœurs de son temps ? L’histoire répond : non ; et si Louis XIV réforma sa vue, et sa tlour, l’on sait bien que le mérite en revient à Bourdaloue et à madame de Maintenon.

Molière moraliste ! Mais il était plutôt corrupteur. Au lieu de châtier les mœurs de la Cour, et de les livrer au mépris des honnêtes gens, il flattait le roi adultère et ses coupables maîtresses. La Princesse d’Elide, le Festin de Pierre et Amphytrion sont là pour attester qu’il les encourageait, tandis qu’il tournait en ridicule non les coupables, mais les innocents, et les victimes.

Le clergé, ayant à sa tête Bossuet, et surtout Bourdaloue, l’illustre jésuite, osa élever la voix contre l’œuvre corruptrice du théâtre. Mais il fut à son tour traîné sur la scène et ridiculisé dans Tartufe. Cette comédie fit un mal immense, et elle en fait encore. Quand je l’ai vu jouer à la Comédie Française, Tartufe portait une longue redingote noire, boutonnée jusqu’au cou et descendant assez bas pour imiter une soutane ; et les applaudissements de l’auditoire soulignaient certains passages qui ne laissaient aucun doute sur sa personnification véritable.

Il y a deux siècles que le théâtre bâtonne les Jésuites sur le dos de Tartufe. Mais les religieux ont la vie dure ; ils résistent et poursuivent leur mission. On les chasse de partout, et ils sont toujours quelque part ; on les tue çà et là et ils ne meurent jamais !

Pauvre Molière ! Comment aurait-il pu corriger les moeurs des autres, quand il ne corrigeait pas les siennes ? Mais le malheureux était puni par où il péchait. Sa femmne, qui n’avait pas la moitié de son âge, avait plus de la moitié de ses vices, et elle lui fit la vie conjugale la plus incomparablement triste. S’il jouait si bien sur la scène le mari trompé, c’est qu’il connaissait parfaitement ce personnage, et ne cessait pas de l’être après la pièce finie. Mais qui sait combien ce rôle, léger sur le théâtre, était lourd à porter sous le toit conjugal ?

Or, les comédie» du grand écrivain ont-elles jamais corrigé sa femme ? Hélas ! non.

On m’objectera peut-être qu’on ne corrige jamais sa femme, parce qu’elle semble douée, vis-à-vis de son mari, d’une force de résistance invincible. Qui sait ? peut-être va-t-on me rappeler cette ancienne fable, rajeunie par Lafontaine, qui raconte que le cadavre d’une femme noyée remonte toujours le courant de la rivière, par suite de l’habitude qu’elle a prise de son vivant d’agir au rebours de son mari !

Mais d’abord cette satire est exagérée et je la condamne. Supposons toutefois qu’elle contienne un grain de vérité, croit-on que Molière ait mieux réussi auprès des autres femmes, et qu’il leur ait même prêché une saine morale ? L’histoire est encore là pour répondre, et vous montre le tableau des mœurs qui suivirent et d’où est sorti le XVIIIe siècle.

Mais au moins, me dira-t-on, si le théâtre, tel qu’il était au temps de Molière et tel qu’il est aujourd’hui, ne corrige pas les mœurs, il corrige les ridicules et perfectionne les manières ? Il y a là du vrai ; mais encore le résultat obtenu est-il mince, et, le plus souvent, les ridicules corrigés sont remplacés par d’autres.

Molière, on le sait, a souvent châtié les médecins ; il s’est spirituellement moqué de leur fausse science ; mais les a-t-il corrigés ou rendus plus savants ? La Faculté elle-même admettra, qu’après les deux siècles de progrès qui la séparent de Molière, elle n’a pas encore pu approfondir tous les mystères du corps humain. Il parait qu’il lui en reste encore quelques-uns à sonder, et j’imagine qu’elle aurait encore quelque peint ; à expliquer pourquoi la fille de Cléante était muette. Il est vrai qu’aujourd’hui ce phénomène — une fille muette — est devenu très rare.

Passons, si vous le voulez, à une autre classe d’hommes, les avocats. Quand vous lisez aujourd’hui les Plaideurs de Racine ne vous arrive-t-il pas de dire spontanément : Oh ! comme c’est bien cela ? Or pourquoi poussez-vous ce cri involontaire, si ce n’est parce que vous retrouvez encore au Palais des types comme les avocats de Racine ? Sur ce chapitre vous m’en croirez peut-être, je connais les avocats, et je puis vous certifier que Racine ne les a pas corrigés. Petit-Jean et l’intimé vivent encore, et je les entends quelquefois.

Quant au juge que le poète — qui venait de perdre un procès — a représenté dormant sur le banc, et même en bas du banc où il lui arriva de tomber, j’aurai la franchise de vous dire qu’il n’est pas mort non plus. J’ai même lu dans les journaux, il n’y a pas longtemps, qu’un magistrat américain se plaignait à son médecin d’être gravement indisposé parce qu’il avait des insomnies à l’audience.

Ah ! lecteurs, que de ridicules, que de travers, que de vices survivent aux auteurs dramatiques les plus habiles !

Les Précieuses ridicules ne sont pas une race éteinte ; les George Dandin ont engendré une postérité nombreuse ; les Scapin arrivent aujourd’hui à de belles positions, surtout le Scapin politique.

Le misantrope finit aujourd’hui par le suicide, et dans les grandes rues de tous les villes vous coudoyez des Harpagon, plus nuisibles à la société que celui de Molière.

Dira-t-on qu’au moins nous n’avons plus de femmes savantes ? Des femmes vraiment savantes, je le crois bien ; c’est à peine si nous avons quelques hommes savants. Si c’est là un progrès, et si cela est dû au théâtre, c’est donc qu’il les empêche d’étudier.

Mais de ces femmes savantes que Molière a ridiculisées il y en a encore ; l’espèce en est seulement changée. Elles sont aujourd’hui des femmes-hommes, et elles portent le nom masculin de bas-bleus.

Si nous avons jamais en Canada quelque fléau féminin, il nous viendra des États-Unis ; ce sera la femme égalitaire, celle qui prétend que les deux sexes sont égaux par les facultés, par les droits, par la mission à remplir. Sans aucun doute l’homme et la femme sont semblables en ce sens qu’ils ont tous deux un corps et une âme, mais ils ne sont pas égaux, sous tous les rapports. Suivant la comparaison d’un spirituel écrivain, un petit cercle est semblable à un grand cercle, mais ils ne sont pas égaux, et je me garderai bien de vous dire, lectrices, lequel des deux sexes est le grand cercle.

Cessons de plaisanter, et concluons en disant que le théâtre amuse, mais qu’il ne corrige pas. Sans doute, c’est un amusement intelligent et qui instruit. Sans doute, il pourrait être un puissant moyen de propagande de la vérité, s’il était autrement fait. Mais tel qu’il est, il pervertit non seulement les cœurs mais les intelligences.

Les fausses théories des hommes d’État, les idées subversives des philosophes, les doctrines socialistes, ne sont vulgarisées et ne parviennent au cœur du peuple que par le théâtre. Les révolutions sociales se font sur la scène avant de descendre dans la rue. Lorsque les plaintes, les haines et les revendications des classes populaires, personnifiées par des acteurs habiles, vont et viennent sur les tréteaux, pleurent, parlent et agissent devant des milliers d’auditeurs, elles ont un retentissement que ne peuvent avoir ni les discours des hommes d’État, ni même la presse avec ses mille voix.

Entrons maintenant dans la Salle de la Comédie Française. Nous y entendrons Sarah Bernhart, Croizette, Got, Coquelin, Maubant et tous les meilleurs acteurs de Paris, jouant les plus remarquables pièces du théâtre contemporain, et nous pourrons dire ce qu’il vaut comme école des mœurs.