À travers la Roumanie/01

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À travers la Roumanie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 830-873).
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À TRAVERS LA ROUMANIE

I

AUTREFOIS ET AUJOURD’HUI


i. — l’entrée en roumanie : sinaia

On a le choix entre deux grands chemins pour pénétrer en Roumanie : on peut remonter la route des invasions par Orsova, les Portes de Fer et le Danube, ou escalader les Carpathes, et à travers les vallées et les forêts de la Transylvanie, déboucher dans la verdure de Prédéal. Vous dévorez tout un après-midi les immenses plaines hongroises où l’œil ne découvre guère que des ondulations majestueuses de troupeaux d’oies — de ma vie je n’ai vu les jars plus arrogans et plus seigneuriaux que dans ce pays-là ! — et, après une nuit fraîche, vous vous réveillez en pleine nature virgilienne. La petite locomotive halette : les branches des arbres fouettent les vitres du wagon. On s’étonne de ne pas entendre dans l’air matinal des flûtes de pâtres. Délicieux réveil ! Les ombres de la nuit ont emporté le féroce tintamarre de la langue magyare. Le latin, le vieux latin populaire des légions trajanes court nu-tête et nu-pieds sous les sapins et le long des ruisseaux. On arrive sur la hauteur de Prédéal, terre roumaine ; et le train s’en précipite avec une sorte d’allégresse dans la vallée de la Prahova. C’est par là qu’il faut entrer, par ces rocs, ces forêts, ces eaux vives, ces pentes herbeuses, par ces Carpathes qui furent si maternelles à la Roumanie, quand la vie de sa plaine dévastée refluait dans leur sein de calcaire et d’ombre.

Aujourd’hui, la Cour et l’aristocratie roumaine y établissent leur résidence d’été. De la villa des Bratiano qui, derrière la gare de Prédéal, semble marquer la frontière, jusqu’au château royal de Sinaia, sur un espace d’environ cinq lieues, magistrats, ministres et anciens ministres, diplomates, généraux, députés, viennent passer les mois ou les jours torrides sous les ombrages du domaine de la Couronne. Petite Suisse aux grands hôtels, mais dont les chalets rehaussent leur coquetterie d’une pointe orientale. On y trouve des torrens et des concerts de tziganes, des fabriques et des fermes modèles, des paysans modèles, une école modèle ; des légendes apprivoisées par la Reine dans les hautes forêts entretenues par le Roi ; des attelages admirables ; des postillons princiers, ainsi qu’au temps des Hospodars, vêtus de tapisserie des bottes à la tête et plus enrubannés que des arbres de mai ; des jardins et des parcs ; le lit capricieux d’une rivière où croissent des saules, et, le soir, sur des ponts éclairés à la lumière électrique, des troupeaux de brebis dont les toisons pressées ont le roulis des vagues. On y trouve un vieux monastère qui ressemble au grand monastère du Sinaï comme une châsse peut ressembler à une cathédrale, un adorable vieux monastère remis à neuf : son toit en saillie, ses fenêtres en encorbellement, et leurs petits vitrages peints ont des lueurs de gros joyaux sous la vigne grimpante. Mais ses moines n’ont point été restaurés : ils sont noirs, ils sont hirsutes, ils datent du Spatar Cantacuzène qui, deux cents ans passés, les consacra, dans cette vallée sauvage, à Notre-Dame, Mère de Dieu. On y trouve aussi le berceau de la dynastie roumaine, qui est un grand château de renaissance allemande. Et l’on y trouve surtout la société la plus aimable du monde, j’oserais presque ajouter : la plus française, car ce ne sont que docteurs ou licenciés de l’Université de Paris, ingénieurs diplômés de l’École centrale ou de l’École des mines, officiers élevés à Saint-Cyr, médecins sortis de nos hôpitaux ; et dans les gares, dans les hôtels, dans les salons, sur les routes et les sentiers, c’est en français qu’on parle, c’est en français qu’on rit, et, si l’on aime en roumain, du moins c’est en français qu’on flirte.

À deux pas de la frontière, vous pouvez ainsi surprendre et d’un seul regard embrasser, dans cet ancien refuge d’opprimés qui fut également un repaire de bandits, une petite Roumanie moderne, fraîche, pimpante, légèrement pittoresque, une Roumanie d’exposition, miniature à demi officielle accrochée aux rocs des Carpathes. Première impression : aucun dépaysement, mais le sentiment que tout, sauf la nature et l’hospitalité, respire l’artifice ou l’extrême nouveauté. Cette image d’elle-même que la Roumanie nous offre sur les limites montagneuses de ses avant-postes me frappe par ce qu’elle a de peu roumain. Je n’ignore pas que je suis dans une station d’été ; mais cette station, d’où le chemin de fer en quatre heures descend à Bucarest, n’est pas uniquement réservée aux villégiatures. Les vents de l’hiver qui ferment les hôtels de Sinaia n’empêchent pas les fabriques d’Azuga de marcher et de produire. Les enfans de Busteni continueront de se rendre matin et soir à ce chalet luxueux qu’on a construit pour leur apprendre à lire, et leur instituteur les mènera chaque dimanche à cette église dont l’iconostase peint d’hier flamboie comme un paradis de Byzance. Dans le jardin de l’église, le petit Amour qui émerge de son bassin ne se sentira pas abandonné quand la neige lui montera jusqu’à la ceinture. Enfin le château royal n’est pas une simple résidence où la Cour vient se distraire des chaleurs de Bucarest : c’est le Versailles ou le Saint-Cloud de la royauté. Le roi Charles, « de cœur et d’âme avec son peuple le bâtit en temps de paix comme en temps de guerre il fit de son royaume. »

Or, j’ai parcouru les industries d’Azuga, fabriques de verre, de bière, de draps et de meubles : toutes étaient dirigées par des étrangers et n’avaient en général pour ouvriers que des Hongrois. La manufacture de papier qui gronde à Busteni appartient à un Saxon de la Transylvanie, et les maisons des ouvriers, lourdes et basses, accusent suffisamment le goût d’un architecte germain. En face, sur l’autre rive de la Prahova, un riche propriétaire roumain a installé un élevage de truites, mais il en a confié la gérance à un Autrichien de Salzbourg. Je suis entré dans l’église restaurée du monastère, et j’y ai rencontré un peintre danois qui, depuis plus de deux ans, est occupé à en peindre les fresques. J’ai vu passer des maraîchers et l’on m’a prévenu qu’ils était presque tous Serbes et Bulgares. L’hôtel de Busteni est tenu par un juif ; les plus beaux attelages qui sillonnent les routes sont conduits par des cochers russes.

Lorsque j’ai visité le château que le Roi édifia pour attester « qu’en ce beau pays sa dynastie librement élue avait enfoncé des racines profondes, » le majordome saxon qui me promenait à travers ce fouillis de magnificences s’arrêtait à chaque instant et me répétait avec une orgueilleuse satisfaction : « C’est du vieil allemand, Monsieur, c’est tout à fait comme cela chez nous ! » Bahuts anciens, hautes cheminées, lambris de chêne, gnomes sculptés au bas d’un escalier par un huchier de Munich, boiseries que baigne éternellement le clair-obscur des grands bois, salles de manoir où le jour ne pénètre qu’en se colorant des sombres lueurs de l’Allemagne féodale peinte sur les vitraux, et les tours, les tourelles, les pignons qui hérissent ce château, moins château que musée : c’est bien la plus belle arche sainte des souvenirs et des rêves allemands. Mais voici, porte à porte, sous ces toits romantiques, un boudoir Louis XV, une chambre turque où courent des arabesques d’or, une salle de fête mauresque qui éclate comme une explosion de rire lumineux, et, plus haut, dans les étages supérieurs, des chambres pour les dames d’honneur, pas plus grandes que des cabines de vaisseau et si anglaises qu’on se croirait sur un paquebot des Indes. Que de styles, bon Dieu ! tous, il est vrai, opprimés par celui de la renaissance germanique. J’y cherche vainement le style roumain. Sauf les sujets empruntés aux ballades nationales du poète Alexandri, dont il plut à la Reine d’illustrer sa chambre de musique, rien ne m’y rappelle que je suis sur la terre roumaine. L’immense parc qui enveloppe ce château d’un incomparable mystère et qui se déroule jusqu’au pied de la montagne ressemble aux parcs anglais ; et quand la princesse, une petite-fille de la reine Victoria, y passe au galop de son cheval, on ne saurait imaginer de décor plus harmonieux à sa beauté. Que la flûte s’échappe de vos doigts, bergers mélancoliques des Carpathes, et laissez chanter Tennyson ! Oserai-je dire que je sens ici trop de vie factice, trop d’exotisme, le souci trop évident d’un passé qui n’est pas celui de cette terre et d’une civilisation qui n’en est pas naturellement sortie ? Le commerce et l’industrie aux mains des étrangers, cette résidence d’un riche seigneur allemand qui aurait beaucoup voyagé, ces hôtels cosmopolites, ces quelques reliques d’autrefois effacées sous les enjolivures de leur rajeunissement, cette société aux trois quarts parisienne et, pour le dernier quart, de culture germanique, dont le seul usage roumain, persistant mais délicieux, consiste à vous offrir une cuillerée de confiture accompagnée d’un grand verre d’eau (encore est-ce un usage turc !), ce petit monde enfin, vu de l’extérieur, me donnerait l’idée, — certainement fausse, — d’un pays sans traditions, sans héritage, peu capable de se suffire à soi-même, créé de toutes pièces par la volonté de ses hommes politiques.

Mais ce sentiment national, dont les choses ne portent aucune empreinte, je le trouve, et singulièrement fort, dans les personnes qui m’entourent. J’ignore sa profondeur, mais il est là, presque à fleur d’âme. Le paysan que je rencontre parfois, en longue chemise blanche et en ceinture rouge, les jambes emprisonnées dans un pantalon de flanelle plus étroit qu’un caleçon et la tête coiffée, même au soleil, d’un bonnet de fourrure, ce paysan qui d’un pas résigné chemine derrière ses bœufs, s’il consentait à desserrer ses lèvres, me répondrait sans doute : « Je suis Roumain, » avec la même fierté que d’autres ont pu dire : « Je suis gentilhomme. » Nous avons une vieille servante de la Transylvanie toute menue et toute guillerette et qui sourit par toutes les rides de son fin visage. Elle parle français, hongrois, allemand, peut-être anglais, autant de langues qu’elle servit de maîtres dans sa vie : « Qu’êtes vous, lui dis-je, Hongroise, Autrichienne ? » « Non pas, je suis Roumaine. » « Mais de la Transylvanie ? » « De la Transylvanie, oui ; mais Roumaine. » Elle se moque des politiques et des géographes qui ont tracé de grosses lignes noires dans le massif des Carpathes. L’équilibre européen ne lui pèse pas plus que le fichu jaune dont elle se couvre la tête. Les six millions de Magyars ne peuvent rien contre la volonté de cette petite bonne femme qui se dit Roumaine. Certes, ses villages transylvains passent en richesse et en propreté ceux de la Roumanie. Elle n’en voit pas de plus beaux au monde. Mais cela prouve uniquement que les Roumains ont plus d’esprit du côté des Carpathes où elle est née.

Chez les enfans, le patriotisme s’éveille très tôt, avec l’impétuosité d’un printemps qui aurait couvé sous un long hiver. L’un d’eux, dans une promenade, comme sa mère hésitait à franchir un passage malaisé, lui dit gravement : « Tu hésites, toi, une Roumaine ? » Elle se mit à rire et sauta le pas. Tout récemment, dans un examen, le professeur de géographie demandait à une fillette de la campagne : « Qu’est-ce qui entoure la Roumanie ? » La fillette répondit : « Des ennemis. » Belle définition d’une patrie si chèrement disputée, si miraculeusement conservée, au cours des âges ! Tels enfans, telles mères. Les femmes mettent à porter leur titre de Roumaines autant de fierté que de coquetterie. Il me plaisait de voir la femme du Premier Ministre vêtue, pour recevoir ses visiteurs, d’un corsage de paysanne dont sa jupe de soie noire relevait encore la grâce et la simplicité, comme si son cœur battait plus à l’aise sous le tissu et les broderies rustiques. Du plus humble au plus haut fonctionnaire, chez presque tous ceux que j’aborde, c’est le même orgueil du nom roumain, et, dès qu’on touche à leur pays, la même susceptibilité.

Dieu merci, je ne m’étonne point que des gens soient patriotes ; mais qu’ils le soient avec cette verdeur de jeunesse et, pour ainsi dire, cette sensibilité farouche, je m’en étonnerais peut-être, si je ne comprenais qu’il entre dans leur amour de la patrie un peu de l’enthousiasme ombrageux d’un premier amour. Ils ont une patrie, et, bien qu’elle soit vieille de dix-sept cents ans, ils ne l’ont que d’hier. Pendant des siècles, ils se disaient Valaques, Moldaves, Grecs, Turcs, Autrichiens, Hongrois, que sais-je ! Seul, le paysan s’appelait Roumain, mais si bas que personne ne l’entendait. En 1854, les Turcs entraient à Bucarest. On criait dans les rues : Vive le Sultan ! Les femmes jetaient des fleurs. Et le voyageur témoin de ces ovations ajoutait : « L’heureuse capitale ! Elle a des allégresses pour tout le monde et pour toutes les causes, pour son prince Stirbey et pour ses Révolutionnaires, pour l’Empereur Nicolas et pour Abdul Medjid, pour les Cosaques et pour les Bachi-bozouks ! » Mais ces allégresses ne manifestaient que l’inconscience des Roumains et leur désemparement. Ils se cherchaient eux-mêmes et croyaient un instant s’être trouvés dans l’unanimité de l’acclamation. Aujourd’hui, ils se sont reconnus sur la colonne Trajane. Ils en descendent tous. Cependant la plupart des grandes familles ne remontent guère au-delà du XVIIe siècle. Et quel embrouillement de filiations ! Que de sangs mêlés ! Si les Golesco, les Kretzulesco, les Brancovano sont de vieille souche roumaine, la Grèce peut revendiquer les Cantacuzène, les Mauvrojeny, les Mourouzy, les Soutso. J’en vois d’autres de provenance albanaise et surtout d’origine slave. D’ailleurs, quoi de plus mystérieux et de plus troublé que la source même de la nation roumaine ? Ce que nous nommons une race n’est souvent qu’une simplification hardie. Nous pétrissons selon nos désirs la cendre des morts. La Roumanie moderne a fait de la colonne Trajane son arbre généalogique. Sa langue toute latine lui en donnait le droit ; et l’on n’est point surpris d’entendre, dans les discours officiels, des hommes, dont l’arrière-grand-père vint du Fanar, se réclamer de leurs ancêtres romains.

Vous n’avez pas mis le pied en cet Orient de l’Europe que vous êtes enveloppé d’un immense bruissement de nationalités qui s’éveillent ou se réveillent. À ce moment même où, chez les anciennes nations, l’idée de Patrie a besoin de trouver des défenseurs, où des snobs et des égarés fredonnent l’Internationale, où des rhéteurs vieillis dans l’emphase font le geste d’abaisser les frontières, voici des frontières qui s’élèvent, des tranchées qui se creusent, des agglomérations qui s’organisent, des rivalités nationales qui se hérissent et se fortifient. Des peuples dispersés et presque oubliés ramassent leurs membres épars et se replient sur eux-mêmes. Chacun d’eux s’évertue à reconquérir sa personnalité morale. Les Tchèques, les Croates, les Serbes comme les Bulgares, les Roumains comme les Hongrois, s’agitent dans un frémissement d’orgueil. Et cette science, dont on nous a dit qu’elle préparait je ne sais quel avènement de je ne sais quel humanitarisme, c’est à sa lumière qu’ils exhument leurs traditions et fouillent dans leurs antiquités. C’est elle qui de leurs chroniques fait un champ de bataille où leurs savans se disputent des ancêtres et des héros. Jean Huniade fut-il Hongrois ou Roumain ? L’étude grammaticale devient une arme, la ballade populaire une cocarde, le manuscrit à demi rongé une lettre de noblesse, les ossemens qu’on déterre au coin d’un champ des reliques de martyr. On a des larmes pour toutes les souffrances et pour toutes les morts qui ne furent pas assez pleurées. N’eût-on pas d’authentiques aïeux, on s’en créerait et l’on se créerait ainsi des dettes de reconnaissance qui sont les meilleures raisons de vivre. Le peuple ne croit en ses destinées que sur la foi des générations mortes. Il n’édifie son avenir qu’avec des pierres angulaires arrachées aux tombeaux. Le magnifique effort ! Jamais tant de nationalités ne sont sorties plus fraîches de leur léthargie. Jamais le sens de la patrie, idéale ou réelle, n’a été plus conscient et plus affiné. L’homme marche d’un pas plus allègre, s’il peut voir en retournant la tête le sillon qu’il continue. J’aime les Roumains qui, au jeune soleil de leur patrie, reconnaissent dans leur ombre la silhouette des colons de Trajan. Ils prolongent la gloire romaine jusqu’aux Carpathes et jusqu’à la Mer-Noire ; et telle est la puissance des grands fantômes que je me surprends à comparer les paysans qui passent sous mes fenêtres aux vétérans de César établis dans un petit domaine, tandis que le pope, mon voisin, debout au milieu de son jardin potager, sous sa longue toge noire et sous sa loque d’avocat, me semble haranguer un forum de choux.

ii. — sur la route de bucarest

Il faut toujours songer au passé quand on voyage en Roumanie ; et c’était bien l’idée de M. Jean Bratiano, ministre des Affaires étrangères, lorsqu’il me choisit lui-même dans sa bibliothèque les récits les plus marquans des voyageurs qui avaient visité son pays à la fin du XVIIIe siècle, et jusqu’en 1848. « La Roumanie, me disait-il, ne vaut qu’on l’étudie que si on se reporte constamment à cinquante ans en arrière. J’affirme alors que même la métamorphose du Japon en État moderne est moins extraordinaire que la rénovation des Principautés danubiennes. » Et il ajoutait : « Notre histoire se divise en trois grandes périodes : la première qui s’étend des origines à la fin du XVIIe siècle, confuse, sanglante, barbare, héroïque. Nous sommes balayés par les invasions. Toutes les hordes qui s’abattent sur l’Europe, les Roumains en sont les brise-lames. Puis les Russes, les Autrichiens, les Polonais, les Hongrois, les Turcs s’acharnent contre nous, et nos boyars s’acharnent contre eux-mêmes. Notez que, jusqu’au Prince Charles, nous ne comptons pas plus de quatre princes qui aient régné au moins dix ans. Comment avons-nous persisté ? Il y a du miracle dans la vie de notre peuple. La seconde période part du XVIIIe siècle. Les Turcs qui n’ont pu nous anéantir ont cependant réservé sur nous leur droit de suzeraineté. La Valachie et la Modalvie exténuées reçoivent leurs princes de la main du Sultan qui les choisit parmi les drogmans de son quartier du Fanar. Durant cent années, elles ne seront plus que les fermes de Stamboul, livrées sans résistance à tous les marchandages et à toutes les corruptions. Ce n’est qu’aux environs de 1820 que nous commençons à remuer sous cet amas d’ignominies. Trente ans encore d’incertitudes, d’anxiété, de douloureux tâtonnemens, mais aussi de jeunesse et de foi ; et nous touchons aux temps modernes, qui sont venus tard pour nous. Lisez maintenant les témoignages de ceux qui nous virent dans notre nuit de misère ou à l’aube de notre journée. »

J’ai lu : c’est une lecture effarante. Sommes-nous en Europe, en Asie, chez les Aztèques ou chez les Topinambous ? Je n’imagine pas de farce plus sinistre que la vie d’un hospodar Fanariote. Premier acte : le quartier du Fanar. Un petit Grec de rien du tout, ancien « grammaticus, » obséquieux, beau parleur, que sa connaissance des langues étrangères a rendu indispensable aux Turcs, canal par où passent tous les mensonges et tous les marchés, vient d’acheter du Sultan le gouvernement d’une Principauté. Aussitôt les gros banquiers et les gros marchands frappent à la porte de la nouvelle Altesse, suivis ou précédés des quémandeurs, des flatteurs, des parasites et des parens pauvres. On s’entasse sur le seuil, on se bouscule dans l’escalier. Le Prince accueille les requêtes, débat les prix, discute les surenchères, débite des honneurs et distribue des charges. — Second acte : le voyage. Son Altesse met trente jours à gagner Bucarest ou Iassi. Les villages qu’on traverse retentissent des quatre cents chevaux et des cent chariots qui l’accompagnent, sans compter les carrosses. De clocher en clocher, les cloches carillonnantes annoncent l’arrivée du vautour ; et, quand il entre dans sa ville, l’archevêque le reçoit sur le parvis de la cathédrale et lui donne sa bénédiction. Vous ne reconnaîtriez plus alors le Græculus de Byzance : tout ce bruit et ces hommages le grandissent à ses propres yeux. Il se sent hospodar à en crever d’orgueil. Le Palais s’ouvre : il s’y avance, la tête courbée, le menton sur la poitrine, les paupières mi-closes. Il roule entre ses doigts un petit chapelet d’ambre, mais, de son autre main, il pétrit au fond de sa poche une poignée de monnaies d’or nouvellement frappées. Il parle peu, d’une voix douce et cadencée. Il ne répond pas ; il feint la surdité ; il est sourd comme un dieu. Les boyars s’empressent ; les uns le soulèvent et veillent à ce que ses pieds touchent à peine la terre, les autres tiennent la queue de sa robe. « Sous cet aspect d’auguste paralytique, » il passe dans ses appartemens privés où seul « il lâche prestement le chapelet pour la pipe. » — Troisième acte : il règne, c’est-à-dire qu’il crée de nouveaux impôts. Il règne, mais sans déballer ses malles. Richesses, argent, bijoux, meubles précieux, et même ses vêtemens restent enfermés dans des coffres de voyage. Sois toujours prêt à partir ! recommande la sagesse grecque. — Quatrième acte : il règne de plus en plus. Les paysans qui font appel à la justice sont jetés dans des basses-fosses ou condamnés aux mines de sel. Son représentant à Constantinople lui mande que sa chute est prochaine et son trône remis à l’encan : il se hâte de jouir. Le firman qui le dépose est en route : il se gorge. Le Métropolitain le lui transmet : il vide les caisses, cependant que les indigènes se consolent de son départ en préparant la réception de son successeur. — Cinquième acte : notre hospodar est empalé, à moins que le quartier du Fanar ne s’embellisse d’un nouveau palais où il jouit en paix de sa fructueuse administration.

Dans le nombre des Fanariotes, il y en eut de bons, il y en eut de pires. Mais les boyars ne valaient pas mieux. Un Grec à cheval, les étriers hauts et les genoux en équerre, « branlant la tête comme un magot de plâtre, » les remplit d’une sainte épouvante. Qu’ils demeurent tapis chez eux ou qu’ils roulent carrosse dans les rues défoncées des villes et singent effrénément la société de Vienne et de Paris, les témoignages restent les mêmes, d’une précision monotone et accablante. Ils sont fainéans, vaniteux jusque-là qu’ils se croient les plus nobles des Occidentaux, prodigues d’un or qu’ils font suer aux paysans dans d’infâmes supplices, enragés de jouissance, gavés de bonne chère, subtils et cruels. « Quand j’ai visité les salines, écrit en 1839 F. Colson, c’est-à-dire les bagnes où sont envoyés les plus grands criminels, je n’y ai pas trouvé un seul boyar ! »

Mais leur vie est un bagne. Ces esclaves de leur ventre et de leur vanité le sont encore plus des hospodars. Le Turc décapite aussi facilement un hospodar qu’un hospodar fait d’un boyar et un boyar d’un paysan. Partout la trahison, la vénalité, la paresse et la mort. Thouvenel, en 1840, l’aimable Saint-Marc Girardin, quelques années avant, s’étonnent d’une démoralisation si profonde. Entre les boyars, dont les plus intelligens sont des blasés, et les paysans en fuite ou terrés dans leurs tanières, point de bourgeoisie ; des étrangers, des Arméniens, des Levantins, d’anciens janissaires, des Juifs trafiquent et remplissent toutes les fonctions. Le divorce a dissous la famille ; la peur, le sentiment de la patrie. Aucune religion : des pratiques grossières. Le clergé national s’avilit dans une ignorance gothique et presque cimmérienne. Mais, au milieu du silence des campagnes, d’admirables monastères, dédiés aux Saints Lieux, se dressent, exempts de tout impôt, citadelles du clergé grec, gouffres où se sont abîmées les richesses du pays ; car le pays est riche, naturellement et spontanément riche. La terre désolée ne demande qu’à produire. À défaut des semences qu’on lui refuse, elle se prodigue en fleurs ; elle étale pour des yeux qui ne veulent pas comprendre d’immenses prairies d’amarantes et d’anémones.

Les voyageurs ne soupçonnent pas encore d’où viendra le salut : de l’Autriche ? de la Russie ? Ils constatent cependant, à partir de 1830, des symptômes de renaissance, une instruction plus répandue, le progrès des idées françaises, la bonne volonté des princes indigènes qui sous la tutelle russe ont succédé aux Fanariotes. Faibles indices. Ils ne devinent pas quelle merveilleuse aventure se prépare ; d’ailleurs, leurs hôtes l’ignorent eux-mêmes. Mais tous se sentent pris au cœur par cette nature à demi sauvage et qui croise sur d’inutiles trésors ses bras désespérés. Ils en emportent l’image de la plus grande infortune. Ni les horribles marchés d’esclaves tziganes ; ni les paysans dont la longue chevelure et les sandales en peau de chèvre ne connaissent que le vent des paniques, ni les haillons qui, au bord des routes, rendent le sourire des femmes si navrant, ni leurs yeux de madones italiennes où les anges semblent toujours pleurer, tant d’intelligence perdue, tant de beauté dégradée les émeuvent moins encore que les faces d’abandon par lesquelles la nature dénonce le crime des hommes. En 1839, de Moltke, appelé comme instructeur des troupes à Constantinople, traversa la Roumanie. La vue de ces friches lugubres et de ces champs, plus labourés des canons étrangers que des charrues valaques, éveilla la compassion dans son âme carnassière. La terre roumaine eut le triste honneur de le faire gémir sur nos folies dévastatrices et de lui donner peut-être sa première et sa dernière nausée du sang. C’est sur cette vision que je ferme mes livres et que je quitte Sinaia, en quête d’une Roumanie plus roumaine.

La vallée de la Prahova s’élargit. Nous entrons dans la région des collines et du sel et du pétrole. Cette route de Prédéal à Bucarest a l’avantage de vous faire parcourir en quelques heures les divers aspects de la Roumanie, et l’on pourrait même y installer dans les chemins de fer un cours d’économie politique à l’usage des voyageurs.

Arrêt à Campina et première leçon. Campina, gros bourg assez éloigné de la gare, n’offre rien de remarquable, sinon qu’au pied de ses collines et jusqu’aux terrasses de Doftana la terre sent effroyablement le pétrole. L’odeur vous en poursuit même sur les noix cassées que les enfans vous vendent dans des cornets de feuilles vertes. Il s’en est fallu de peu que le bourg somnolent de Campina ne devînt la capitale d’un royaume financier. L’industrie du pétrole était presque inconnue des anciens Valaques. Les campagnards n’utilisaient le suintement de la terre qu’au cirage de leurs voitures. Mais dès que le progrès scientifique eut fait de ce combustible un des moteurs les plus nécessaires à la vie moderne, les capitaux étrangers accoururent. On dit qu’ils y furent malheureux et que des Sociétés durent arrêter leurs fouilles où, je ne sais par quel ensorcellement, le pétrole avalait leurs millions et ne voulait pas sortir. Cependant une Compagnie roumaine associée à une Compagnie de Budapest rompit le charme ; et de 1870 à la fin du siècle, la production de Campina s’éleva de 15 000 à 500 000 tonnes. Le pétrole roumain jaillit, bouillonna, enfuma le ciel, transforma des hectares de terre en lac noir, donna la fièvre aux spéculateurs et aux pauvres paysans qui descendent dans les exhalaisons de leurs puits à la lueur d’un miroir. Il fit tant de tapage qu’il empêcha M. Rockefeller de dormir. M. Rockefeller, ne dormant pas, vint en Roumanie et sollicita du gouvernement la concession des terrains pétrolifères appartenant à l’État. Les finances roumaines étaient alors à toute extrémité. Ce pays agricole et sans irrigation, dont la prospérité tient au caprice du ciel, avait eu contre lui des étés aussi avares de pluie que ses gouvernans s’étaient montrés peu ménagers de son or. À cet instant critique où l’on se voue au diable, le diable apparaissait sous la forme du trust américain. On discuta, on s’échauffa : bref, le pacte fut repoussé. Et c’est ici que la leçon d’économie politique variera singulièrement, selon que vous l’entendrez d’un membre du parti libéral ou du parti conservateur.

Les conservateurs roumains, qui se distinguent des libéraux en ce qu’ils ne désirent pas conserver pour leur pays la jouissance exclusive de ses richesses, vous diront : « Regardez ces petites exploitations dangereuses et primitives et toutes ces terres que la sonde n’a pas encore interrogées. Songez à la région de Buzeu qui ne produira vraiment que du jour où le pétrole canalisé aboutira au Danube. Rockefeller l’y eût mené, lui ! Nous redoutons un monopole américain que l’immensité de nos terrains et l’énormité fatale de nos prétentions rendraient irréalisable, et nous en créons un chez nous, terrible, le monopole du farniente. »

Les libéraux, qui se distinguent des conservateurs en ce qu’ils ont moins de libéralisme envers les étrangers, répondent : « Nous refusons de nous laisser englober dans le vaste accaparement d’un trust et d’aliéner au profit d’un roi de l’or une richesse nationale. Le pétrole est pour nous ce qu’est le diamant noir pour l’Angleterre. Le génie industriel qui nous manque aujourd’hui, notre patience saura peut-être l’acquérir et le transmettre à nos enfans. »

Cependant, le matériel des chemins de fer ne suffit pas ; les capitaux sont souvent trop faibles pour affronter des risques inévitables ; les raffineries, trop nombreuses et peu sûres. Mais la silencieuse Campina, où les collines meurent si doucement à l’horizon, n’en reste pas moins un des grands réservoirs de la fortune roumaine.

De son pétrole, j’ai passé au sel de Slanic. Il faut quitter la grande ligne de Bucarest et remonter en arrière dans les bois et les collines. De jolies forêts, un lit de rivière desséché, des maisonnettes aux toits rouges, puis l’air salubre des hauteurs, et Slanic, la petite reine du sel, avec ses musiques de tziganes, ses hôtels de baigneurs, son scintillement de gaîté, son éparpillement de lumière. Les ruisseaux pétillent de sel, les herbes en brillent, les wagonnets en brasillent, les lèvres même des belles filles en avivent leur fraîcheur. Une mine de sel : n’imaginez-vous pas à ces mots un palais de neige et de grésil ? Lorsque, à trois cents pieds sous terre, le monte-charge, où nous sommes installés, atteint la hauteur de la galerie, j’aperçois tout en bas de petits hommes blancs qui se remuent sur un sol gris et crayeux, au milieu de blocs grisâtres ou blafards. Peu à peu, les hommes grandissent. On met le pied dans le sel. Ce n’est pas une mine : c’est une cathédrale. Les galeries, plus hautes que la voûte de Notre-Dame, ont cinquante mètres de large et s’étendent sur une longueur de deux cents mètres. Des festons de ténèbres tombent, à peine pâlis, au-dessus des becs électriques incapables d’en éclairer les profondeurs. Les murs sont comme striés de lignes noires et blanches qui ondulent, se recourbent, serpentent ou se prolongent avec une rigueur géométrique. On dirait le dessin capricieux des veines au cœur d’un gigantesque chêne et parfois aussi d’étranges figures que le temps et la suie se seraient amusés à tracer sur de vieilles murailles. Cette basilique, qui semble sortir d’une fouille prodigieuse, est pleine de trous, de crevasses, de décombres. Mais lorsque la lumière que se projette sur un de ces décombres, dalle polie ou monceau de pavés, vous croiriez que la pioche a déterré un trésor de pierreries, tant cette blancheur étincelle. Plus loin, tout est sombre, murs et éboulemens. C’est le sel noir dont on use d’ordinaire pour les animaux : ses blocs ressemblent à des ruines d’incendie. Et partout voltige un gaz léger dont l’acre odeur vous pique les lèvres et la gorge. Les ouvriers, sous leurs longues blouses blanches barrées d’une ceinture rouge, commencent par découper dans le sol une énorme table qui pèserait environ quinze cents kilogrammes ; puis ils enfoncent dessous de gros leviers de bois et s’y appuient en cadence jusqu’à la soulever de terre ; ensuite ils la morcellent. Dans les autres mines on emploie des forçats à ce travail pénible, mais simple. Ici, ce sont des ouvriers, tous Roumains. L’État les paie environ deux francs par jour. Ils sont en général mariés et pères d’une nombreuse famille. Comment vivent-ils ? Je le demandai à l’ingénieur, et l’ingénieur se le demandait à lui-même. Tant il y a qu’ils vivent ; et j’ai rarement rencontré une assemblée de jeunes hommes au visage plus ouvert et plus intelligent. J’avais déjà remarqué combien le Roumain du peuple a l’air décidé, surtout si on le compare au Serbe et à l’épais Bulgare. Point de brume dans ses yeux, mais de la hardiesse mêlée à de la douceur et, inconscient ou non, le goût des idées claires.

Comme je sortais de la mine, je contemplai un instant le panorama de cette petite ville d’industrie et de plaisir, et je vis une grande maison neuve, la plus belle du pays. C’était le pénitencier. J’admirai le souci qu’on avait eu des pauvres malfaiteurs ; mais on me fit observer que je devais garder mon admiration pour la prison de Doftana. D’où vient que tous les peuples jeunes qui entrent en coup de vent dans la civilisation n’ont rien de plus pressé que de loger superbement et de traiter magnifiquement leurs plus insignes faussaires, voleurs et assassins ? Je conviens qu’ils ont à faire oublier les derniers cinquante ans de supplices et de tortures qui les distinguent des vieilles nations. Mais les paysans et les ouvriers sont plus intéressans que les repris de justice ; et l’on pourrait peut-être recrépir leurs chaumières avant de donner au repentir des autres une si belle façade. Ce luxe architectural des prisons, c’est la période romantique de la bâtisse. Les Roumains en connurent tous les emportemens.

Lorsque je regagnai la grande ligne et que j’arrivai à Ploiesti, vieille cité rajeunie et qui, comme toutes les villes roumaines, embrasse une étendue qu’elle ne remplit pas, je m’arrêtai stupéfait devant un monument où je lus : « Lycée Saint-Pierre et Saint-Paul. » Des lions sculptés en gardent l’escalier de pierre, et les statues des deux Saints la porte d’entrée. Les médaillons sur les murs, les hauts reliefs au tympan du fronton, toute la magnificence de ce palais ou de cette Académie ne répond guère à l’idée d’une simple maison où les enfans viennent apprendre les règles de grammaire et les mathématiques ; les mathématiques surtout ! Ce lycée, dont le devis montait à quatre cent mille francs, en a coûté plus d’un million. Mais, comme les prisons grandioses indiquent chez les jeunes peuples le désir d’affirmer leur humanité, les lycées fastueux prouvent leur enthousiasme pour la science. Et les fenêtres par où ils jettent leur argent ouvrent du moins sur de beaux horizons.

De Ploiesti à Bucarest, la plaine s’étale ininterrompue, océan de maïs d’où émerge çà et là un bouquet d’arbres. Et devant cette immensité de la terre qui va se perdre en l’immensité du ciel, je comprends le mot de détresse d’une vieille paysanne roumaine qui, ruinée, disait un jour à un de mes compagnons : « Je n’ai plus rien : je regarde le ciel et la terre. » Quel geste dans ce mot ! Et que de fois sur cette plaine tant ravagée, les yeux des créatures humaines s’élevèrent et s’abaissèrent également désespérés vers ces deux infinis également silencieux !

iii. — bucarest

Les fortifications et les faubourgs de la ville noircissent dans le lointain comme les môles d’un port. Et nous entrons en gare. Petite gare étroite et basse pour une si grande ville. Les événemens semblent avoir ici dépassé l’attente des hommes. J’aime à voir cette porte de Bucarest qui cède déjà et s’élargira bientôt sous la poussée de la fortune. « Vers cinq heures du soir, écrivait en 1846 St. Bellanger, nous nous arrêtâmes devant une haie de chardons desséchés. Une barrière à bascule se souleva au milieu de la haie, c’était Bucarest. La capitale des Hospodars me serra le cœur. » En ce temps-là les rues principales n’étaient que des fossés recouverts de madriers où s’accumulaient les ordures et d’où, à la tombée des pluies, jaillissaient sous les pas des chevaux des geysers de boue. La première chaussée date de 1844. La nuit, la ville n’avait d’éclairage que les lueurs des torches qui brûlaient dans la cour des grands boyars. On passait d’un faubourg à l’autre sur des ponts d’une largeur de deux planches. Et, sans sortir de la ville, là où s’épanouit aujourd’hui le jardin du Cismegiu, les amateurs, dans les marais et les roseaux, chassaient le canard sauvage. De cette agglomération de faubourgs, où la saleté de l’Orient croupissait le long des rues et autour de cent vingt-sept églises, de ce chaos si pitoyable que l’apparition subite d’un hôtel princier y semblait une bravade effrontée à la misère, les Roumains, en moins de cinquante ans, ont tiré une ville singulière, pleine encore de disparates, sans caractère très accusé, un peu prétentieuse, un peu folle, mais gaie.

Elle est gaie de la jolie gaieté que donnent aux villes verdoyantes leur ceinture et leur voile de feuillage. Dans le tremblement des arbres, les toits les plus revêches ont toujours l’air de sourire. Et Bucarest sourit sur trois mille hectares. Elle est gaie de ses irrégularités mêmes et de ses contrastes. Elle a des paresses de ville orientale qui s’allonge et s’étire, et s’endort jusqu’au ras du ciel. Il lui faut de l’espace, de la lumière, des rues interminables et qui ne mènent à rien, des songes de rue où la hutte s’adosse au mur de la villa, le spectre de la bicoque à l’illusion du palais. Elle ne mêle pas trop les divers peuples qui la hantent : elle a son quartier russe, son quartier arménien, son quartier juif, son quartier bulgare, ses rues d’épiciers grecs. Mais, comme les poissons d’eau salée, entraînés par les courans, dégénèrent dans une eau plus douce, tous ces Orientaux y ont perdu leur couleur ; et même le paysan roumain des Mahalas ou banlieues copie la jaquette de son boyar. Je ne vois que les tziganes à demi nus, accroupis dans les carrefours, qui sauvent la face de l’Orient.

À mesure qu’on se rapproche du centre, Bucarest se réveille, secoue ses dernières vapeurs de narghilé. Elle veut être sérieuse. Et coup sur coup, elle a fait sortir de terre une Banque nationale qui est le plus beau temple élevé à la fortune aveugle, — une Caisse des Dépôts et Consignations si gracieuse qu’elle vous donne envie d’y voir déposer des objets d’art et consigner toutes les toiles de Grigoresco, — un Palais de Justice capable de contenir les plaideurs et les avocats des cinq parties du monde, — et un Palais des Postes dont le Palais de Justice est humilié, la Banque Nationale épouvantée et la Caisse des Dépôts écrasée. Quand M. Sturdza, président du Conseil, passe devant le Palais des Postes, M. Sturdza, qui se connaît en chiffres, fait le signe de la croix, tant ce monument lui paraît de suggestion diabolique.

Après avoir ainsi montré son austérité, Bucarest devient une petite Parisienne très coquette, très élégante, très bijoutière et délicieusement affairée. La rue de la Victoire se remplit vers le soir d’un frou-frou de jupes et d’une rumeur de conquêtes. Nulle part, sauf à Paris, je n’ai vu plus d’aisance, plus de distinction naturelle, et, sur les visages, ce sentiment que la vie en elle-même est chose exquise et capiteuse. Les épiceries flamboyantes regorgent de gentilshommes qui s’aiguisent l’appétit aux sandwichs de caviar. Les confiseries sont assiégées. Sur la chaussée Kisselef, cette Avenue du Bois, les équipages défilent entre des rangées de beaux arbres et de magnifiques hôtels.

Cependant, derrière ces apparences de Française, je retrouve l’Orientale. Je la retrouve dans son luxe disproportionné à sa fortune, dans ses nombreuses domesticités, dans l’habitude qu’ont ses femmes du monde de ne sortir qu’en voiture et qui survit à leur ancienne oisiveté, dans cette insouciance enfin qu’on devine profonde sous les phosphorescences du plaisir. L’Orientale, oui ; mais la Roumaine, où est-elle ? Parmi tous ces édifices dont les lignes s’avancent jusqu’au bord des terrains vagues et s’arrêtent comme si le gouffre de la banqueroute s’était ouvert à leur pied, je cherche une maison, un toit, un pignon, un mur d’architecture roumaine. Je parcours les magasins et les bazars : hormis les broderies paysannes, je ne découvre rien qui ne vienne de l’étranger. Les Allemands, les Autrichiens, les Suisses, les Grecs, quelques Français et d’innombrables Juifs se partagent le commerce. Le tailleur de pierre est un Italien ; le cabaretier, un Albanais ; le maraîcher, un Bulgare. Et le Roumain ? Vous le demandez ? Un fonctionnaire, un avocat ou un homme politique, et souvent les deux derniers ensemble. Et voici qu’au cours de mes promenades, une image se lève en moi, l’image d’une autre ville pareille à Bucarest, d’un autre peuple qui ressemblait à celui-ci. Colonies étrangères puissantes ; indigènes voués à la politique, condamnés aux professions libérales ; une société dépensière et charmante ; une industrie encore vacillante et hasardeuse ; des folies de construction ; des transformations extraordinaires ; une patrie voulue, dans un admirable élan, par une aristocratie d’autant plus séparée du peuple qu’elle a été plus intelligente et plus hardie : en vérité, j’ai déjà vu tout cela, dans les Républiques de l’Amérique du Sud, tout, la même indolence amoureuse des carrosses, orientale ici et là-bas espagnole, le même goût de la parure et de la parfumerie, la même émulation d’esprit démocratique, tout, vous dis-je, jusqu’à ce beau dédain des titres de noblesse qui, du reste, ne va pas plus loin que les frontières.

Mais ce n’est pas le moins étonnant des caractères de Bucarest que la liberté dont jouissent les citoyens sur son ancienne terre de servitude et d’épouvante. Il faut bien croire que la religion nationale existe, au bruit que font de temps en temps ses métropolitains et à l’inépuisable activité du bon saint Démètre, dont la cathédrale garde les reliques et dont le principal miracle en ces dernières années me paraît être d’avoir restauré les finances du pays sous le nom de M. Démètre Sturdza. Il faut croire qu’elle existe, au nombre incalculable des fêtes chômées. Le clergé se tient à l’écart, et l’idée religieuse ne s’aventure guère sur la scène où seules les passions politiques battent le fer. La virulence des journaux confond même un Français. Libéraux et conservateurs se prennent à la gorge sans qu’on puisse toujours préciser les points essentiels où ils diffèrent. Ce sont moins des opinions que des habitudes et des intérêts personnels qui les engagent les uns contre les autres. Et puis, que deviendrait la liberté de la presse si tout le monde était d’accord ? Les Roumains s’injurient pour user de cette sainte liberté.

Les mœurs sont douces. Une dame roumaine me disait : « Que ne voyez-vous Bucarest sous la neige, lorsque le trot de ses chevaux résonne sourdement et que ce grand calme rend ses nuits presque mystérieuses et pures. » Faute de neige, Bucarest se ouate de tolérance. Le scandale, — qui, d’ailleurs n’y est pas plus fréquent que dans les autres capitales, — y passe léger, assourdi, rapide. Il est un mot qui remonte constamment sur les lèvres roumaines, demi-sourire, demi-soupir, et si pitoyable ! « Mme X… a trompé son mari, dit-on : la pauvre ! Et M. X… s’est consolé avec Mme Y… : le pauvre ! » On se marie, on divorce, on se remarie, on est aimé, trahi, repris, abandonné, on naît, on meurt, on se ruine, on s’enrichit, on est toujours « le pauvre ! » ou « la pauvre ! » Mortales ægri. Les potins de la Roumanie débordent de mélancolie virgilienne.

L’absence de toute contrainte religieuse et son universelle indulgence répandent sur la société roumaine une grâce un peu molle, la grâce d’une gerbe opulente imparfaitement liée. L’opinion du monde n’y exerce aucune tyrannie.

Un soir que je traversais une rue excentrique, je m’approchai d’une humble maison où un corbillard s’était arrêté, un corbillard tout sculpté, surmonté d’anges aux ailes étendues et attelé de quatre chevaux caparaçonnés de noir. Deux cochers russes, obèses, descendus sur le trottoir, s’y promenaient lentement. Les croque-morts avaient appuyé à la grille voisine d’un jardin leurs cierges dont la lumière éclairait l’envers des feuilles et dont la cire tombait en stalactites sur l’herbe verte. Je me demandai pour quel cadavre, dans cette obscure maison, on avait attelé les quatre chevaux à l’illustre char. Quelques badauds regardaient la porte sombre : je fis comme eux. Il en sortit une bière ouverte où je ne distinguai, sous un voile blanc semé de fleurs, que deux mains croisées, deux mains de femme rigides et blêmes. Les porteurs, en l’introduisant dans le corbillard, découvrirent la morte, et elle nous apparut un instant, la tête en bas, pareille à je ne sais quelle funèbre idole. Les gens s’étaient avancés et se penchaient pour voir aux lueurs du crépuscule ce visage fermé et ces yeux clos vainement tournés vers les premières étoiles. Le corbillard s’éloigna, suivi d’un modeste cortège qui ne répondait guère à sa magnificence. Et mon étonnement grandit lorsque j’appris que la défunte était la femme d’un simple employé. Mais j’appris aussi que les Roumains ont le culte des belles funérailles, que des sociétés se sont constituées, et que les petites gens y versent un ou deux francs par mois afin d’avoir un jour un grand corbillard traîné par quatre chevaux. La beauté de leur enterrement devient le luxe de leur vie. Ils n’ont économisé durant toute leur existence que ce dernier bruit qu’ils font sur le pavé des rues. C’est leur ambition d’entrer dans la mort en somptueux équipage, persuadés sans doute que leur saint Patron dira en les voyant ainsi : « Seigneur, ils ne se sont peut-être pas assez brouillés avec les vanités du monde ; mais tout de même, quel beau corbillard ! Quels beaux anges d’ébène ! Et quels chevaux ! Et quels cochers ! Seigneur, recevez-les dans votre miséricorde — les pauvres ! »

iv. — monsieur kalindero

Pourquoi je rendis visite à M. Kalindero, administrateur des Biens de la Couronne, je ne me le rappelle pas exactement, et cela n’a aucune importance. M. Kalindero est un homme délicieux, un homme qui semble vivre comme vous et moi, mais qui en réalité vit d’une tout autre vie merveilleuse et légendaire. Je sens poindre un mythe dans l’histoire de ce Roumain dont les aïeux vinrent de la Grèce. Ses pieds pousseront des racines ; ses jambes seront prises dans une gaine de lierre et de feuillage ; des mains pieuses déposeront devant ses images du lait et des fleurs ; les mésanges de la Balta feront leur nid sur sa tête. On n’échappe pas à sa destinée. La destinée de M. Kalindero est d’être métamorphosé en dieu rustique.

À l’heure où je vous parle, M. Kalindero réside, au fond d’un jardin, dans le plus gracieux des chalets. Ce n’est pas un chalet ordinaire. On devine, rien qu’à le voir, que les plus beaux arbres de Sadova dans la plaine, de Dobrovetz dans les collines, et de Borca dans la montagne, se sont dit un jour : « Si nous allions à Bucarest abriter et loger notre petit père, M. Kalindero ? » Et ils se sont mis en route comme à l’époque des Orphées. Et M. Kalindero respire, marche et travaille au milieu de ces essences familières, dans l’odeur âpre et fraîche de la plaine, de la colline et de la montagne.

Mais il ne s’y oublie pas. M. Kalindero a le don de se transporter en un clin d’œil des rives du Danube au sommet des Carpathes. C’est le bon génie des bois, des coteaux où croissent les vignes, des pentes où naît le houblon, des pâturages, des labours, des étables et des chaumières. Derrière lui, les cerfs et les chevreuils bondissent, les vaches gonflent leur pis, les poulains cabriolent et les ruchers ronflent. Pour les terres pauvres, cet homme fantastique a les yeux pleins d’azote. Son regard les engraisse. Un matin, le paysan aperçoit en face de chez lui une fine église qu’il n’avait jamais vue. Il se frotte les yeux, croit rêver, puis réfléchit : « C’est M. Kalindero qui a passé. » « C’est M. Kalindero qui a passé ! » s’écrient les enfans qui découvrent au tournant de la route une maison d’école dont ils n’avaient jamais soupçonné l’existence. De tous côtés retentissent : Vive le Roi ! Vive la Reine ! Vive le Prince ! Vive la Princesse ! Et l’on se dit : « Bon ! c’est M. Kalindero qui passe. »

M. Kalindero s’imagine avoir l’oreille un peu dure, mais les paysans seront les derniers à s’en apercevoir. Et je crois que cette très légère surdité vient de ce qu’il écoute toujours au fond de lui-même le grondement des machines à battre et le grincement des scieries. Dès qu’on l’entretient de son œuvre, il entend à merveille : ses yeux pétillent, sa bouche s’éclaire d’une malice charmante : « Oui, fait-il, l’ancien docteur en droit de Paris, l’ancien magistrat que je suis s’est consacré tout entier à l’agriculture. J’y ai apporté du bon sens et l’amour de mon pays. J’enseigne aux hommes à défricher les champs, à élever leur bétail, à régler la coupe des forêts, à tresser le chanvre, à tourner l’osier, à mouler l’argile, à tirer de la terre toute l’aisance et toute la joie qu’elle peut leur donner. Mais je leur prêche aussi la morale qui fait les sillons plus beaux et la religion qui les rend plus sacrés. Vous lirez mes discours prononcés en roumain et publiés par moi-même en français. Et surtout, ne l’oubliez pas, je leur inculque la fidélité dynastique qu’ils avaient désapprise depuis Étienne le Grand et Michel le Brave. Tenez, voici une petite bibliothèque populaire que notre administration répand sur ses domaines. Prenez un livre : Confection des chapeaux de paille, ou Culture de la luzerne, ou Notions sur les potagers. Ouvrez-le. Qu’y voyez-vous à la première page ? Le portrait du Roi ; le portrait de la Reine ; le Prince en grand uniforme ; notre adorable Princesse ! Je vous recommande ces illustrations … Et je veux que nos paysans s’instruisent et s’amusent. J’organise des conférences d’instituteurs. Je leur bâtis des théâtres. Oh ! le bon peuple si longtemps méconnu ! La bonne terre si longtemps maltraitée ! La bonne, grasse, plantureuse et sainte terre ! Que lui faut-il ? Du fumier, — pas d’engrais chimique ! — rien qu’un peu de fumier, et la douce lumière de la raison ! »

Il repousse ses livres et saute sur ses pieds : — Venez, que je vous montre notre musée.

Malgré sa corpulence et son poil gris, c’est un jeune homme impatient, allègre. Il court à sa porte ; il l’ouvre ; il me pousse en avant … et je me trouve devant un grand tableau où une nymphe éblouissante trempe ses pieds nus dans l’humide reflet des saules. — Ah ! ceci, s’écrie-t-il, ce n’est pas du musée ! Je viens de l’acheter pour moi. Elle est jolie, n’est-ce pas ? Mais, je vous en prie, regardez-moi ces chapeaux de paille fabriqués par nos paysannes, et ces paniers !… et ces pots … sont-ils assez mignons, ces petits pots-là !…

Depuis vingt ans, M. Kalindero n’a jamais voulu toucher un sou des trente mille francs que le Roi affecte chaque année à son traitement. Il n’ambitionne d’autre récompense que d’être béni des paysans et de jouer au billard en compagnie de Sa Majesté. Cependant, un soir, il confia à la Reine qu’il désirait être enterré, — le plus tard possible, — avec sa robe de magistrat, le menton dans son jabot de dentelles.

v. — le roman de la roumanie

Que M. Kalindero me le pardonne, mais cet ancien thesmothète, descendant d’Hésiode, fertile en beaux discours et sagement passionné pour la science de l’Économique, m’a ramené aux Fanariotes. Je voudrais me préciser à moi-même les traits distinctifs de ce caractère roumain qui m’attire et me captive ; et je crains que mes premières lectures ne m’aient induit en erreur. Les Roumains et les voyageurs d’autrefois se tromperaient-ils sur le compte de ces étrangers grecs que leur jugement transforme en maniaques oppresseurs ou en subtiles bêtes de proie ? Je viens de lire les Mémoires du prince Nicolas Soutzo, parus à Vienne, en 1899, et écrits dans le français le plus alerte. Ce Nicolas Soutzo était le fils du dernier Fanariote qui régna en Valachie et dont la mort assez opportune fut peut-être hâtée par certaine poudre blanche répandue sur certain vésicatoire. Il nous raconte son enfance au Fanar, ce sanctuaire du génie grec, ce berceau mystérieux de l’hétairie. Toute sa famille y demeure confinée dans la solitude et presque la misère d’un gigantesque palais de bois qui domine les eaux du Bosphore et qu’assiègent la méfiance et la grossièreté des Turcs. On vit courbé sous la peur, mais penché sur le rêve de l’Indépendance grecque. Les vertus ont élu domicile entre ces murs qui disent éloquemment l’instabilité de la fortune à Byzance. Les femmes y sont des saintes, les hommes des patriarches prêts à verser leur sang pour la cause hellénique. Que les Principautés valaque et moldave se félicitent donc d’avoir eu de tels hospodars ; ils les ont sauvées des pachas turcs. Ce ne furent point les Grecs qui les asservirent ; ce furent leurs propres boyars dont les rivalités les réduisirent à l’état de provinces byzantines. Le pompeux Quinet, au lieu de reculer devant les horreurs du Fanar et de lancer ses foudres contre les Fanariotes, aurait dû prendre garde que ces étrangers introduisaient en Moldavie et en Valachie les rudimens de la culture grecque et les principes d’une civilisation supérieure. Ils ne songeaient qu’à la libération de la Grèce. Mais leur était-il défendu de voir se lever sur les roseaux du Danube l’étoile messianique de leur délivrance ? Ils promenaient à travers des peuples qui semblaient morts l’idée d’une résurrection. Les Turcs, imprudemment, avaient ouvert les cimetières roumains à des thaumaturges très circonspects, il est vrai, mais dont la voix devait un jour réveiller la Grèce. Et qui se mêle de ressusciter les morts sait-il jamais quels morts sortiront les premiers du tombeau ? Quand les vieilles femmes de Constantinople et toute la canaille des rues, sans respect de ces fils d’hospodars ou hospodars futurs, outrageaient et lapidaient les giaours du Fanar, ceux-ci, habitués à dévorer l’injure, ne répliquaient que par ces mots énigmatiques : θὰ ἔλθῃ το ῥωμᾶϊκο (viendra le romaïque ! ) Le romaïque, c’était dans leur esprit le triomphe de la Grèce : ce pouvait être aussi le triomphe du vieil élément roumain. Et puis ils aimaient la terre roumaine, — je ne dis pas qu’ils l’aimaient comme M. Kalindero, oh non ! — mais elle les attirait d’un invincible aimant. Pour en jouir deux ou trois ans, ils affrontaient les supplices et la mort aux écueils du retour. Prisonniers, déchus, n’ayant conservé leur tête qu’au prix de leurs biens, ils ne s’estimaient pas encore rassasiés de la douce et triste Roumanie. D’ailleurs, ils n’avaient pas attendu d’en être les princes pour en poursuivre la conquête. À la chute de Byzance, tandis que leurs savans cinglaient vers l’Italie, leurs commerçans plus modestes trouvaient leurs Apennins au-delà du Danube. Et je me demande si la Roumanie n’aurait pas quelque raison d’en remercier la Destinée. Ils ne l’ont pas plus pillée que n’eussent fait ses boyars. Leurs grammairiens, qui écrivaient des in-folio de cinq cents pages sur la particule τι, ne l’ont pas plus assommée que n’eussent fait ses popes. Ce n’est point avec des chants d’Homère et des bribes de Platon que l’on forme des hommes. Mais son sang un peu lourd coula plus légèrement dans ses veines lorsqu’il s’y mêla du sang grec. Ils lui donnèrent, ces rusés sophistes, un esprit plus fin, un entendement plus souple, une curiosité ingénieuse, peut-être le goût de l’intrigue et des habiles manœuvres, où l’on respire toujours le sens pratique, comme les prises d’air dans les lacets d’une mine. Je vois errer un sourire grec sur les lèvres mêmes qui par habitude maudissent les Fanariotes. Et si le caractère roumain me semble encore très malaisé à définir, j’en devine la cause dans sa précieuse complexité. Il n’est point en saillies : il est tout en nuances. Les teintes chaudes de l’Orient s’y sont refroidies, mais pas au point qu’on ne puisse les reconnaître, et la délicatesse hellénique en affine les lignes et les contours.

Qu’il est donc amusant d’apprendre l’histoire sur les lieux mêmes où elle s’est faite, l’histoire moins écrite que parlée, vivante, agissante, erronée peut-être … Mais qui sait l’histoire ? La lumière scientifique des archives n’est qu’une espèce de soleil de minuit : elle n’éclaire jamais le combat des hommes. Nous nous recréons sans cesse notre passé, et nous n’arrivons à tomber d’accord que longtemps après que cette prétendue vérité n’a plus aucun intérêt pour notre vie. La logique des événemens que nous nous évertuons à reconstruire a été continuellement rompue par leur réfraction sur nos faibles intelligences. L’hérésie historique est l’âme même de la liberté des peuples. C’est par là qu’ils se dérobent à l’étreinte du déterminisme. Que de beaux procès à réviser les Roumains ménagent aux historiens futurs ! Et, si leurs Fanariotes ne me paraissent pas aussi noirs qu’ils les peignent, que dirai-je de leur ancienne boyarerie ? Était-elle à ce point corrompue et croupissante ? Mais alors comment expliquer leur relèvement ? Faut-il croire à une génération spontanée de héros ?

M. Pompiliù Eliade, notre collaborateur, dans son excellent livre sur l’Influence des idées françaises sur l’esprit public en Roumanie, M. Xenopol, dans sa magistrale et monumentale Histoire des Roumains, se sont attachés à nous montrer l’idée nationale cheminant sous des sapes ignorées à travers tout le XVIIIe siècle. Elle tressaille au bruit lointain de la Révolution française ; et, lorsque les Grecs, soulevés par Ypsilanti, s’insurgent contre les Turcs dans la plaine de Bucarest, elle sort de terre. Elle est sombre, violente, avec une face de jacquerie et des gestes de guillotine. Un homme d’assez basse naissance, inculte, peuple dans l’âme, affamé de rancune et de haine, et dont les légendes de Quatre-vingt-treize tyrannisent l’imagination, entraîne les paysans exaspérés qui ne sauraient distinguer entre les Grecs et les boyars. Tudor Vladimiresco, bientôt assassiné par les sicaires d’Ypsilanti, a tout de même déchiré la nuit roumaine d’une rude clameur. Les boyars ont tremblé devant le cri sauvage de la glèbe. À ce moment, de la Transylvanie, que les Hongrois oppriment, descendent des morts ressuscités. Un jeune théologien, G. Lazar, arrive dans Iassi et, sous couleur d’y enseigner l’arpentage, a le courage d’y prêcher la restauration latine et d’opposer à la misère présente la splendeur du passé. Les Transylvains avaient découvert la colonne Trajane. Je ne crains pas de dire qu’on retrouve en ce miracle la main des Jésuites. En effet, les Jésuites avaient converti au catholicisme un certain nombre de Transylvains orthodoxes et avaient recruté parmi eux une élite de jeunes prêtres dont les plus distingués furent envoyés au collège de la Propagande à Rome. Ils en revinrent enthousiastes de Trajan, brûlant d’un orgueilleux amour pour la patrie roumaine. La Roumanie renaissant sous la double influence des Jésuites et des Jacobins, voilà certes un paradoxe ironique de la Providence ! Mais elle fit son indépendance, comme les oiseaux leur nid, de tout ce qu’elle put ravir à la force ou à la ruse du bec et des griffes : des poils de l’ours moscovite, de la laine rouge des calottes turques, des bourres de fusils français, des parchemins allemands et d’un peu de cette argile sacrée que les petits papistes de la Transylvanie avaient, à la semelle de leurs souliers, rapportée de la Ville Éternelle.

Je ne sais pas d’histoire plus dramatique et plus poignante, de roman plus passionné que la vie de la Roumanie de 1821 à 1876, ni de plus étrange. Car enfin, j’en reviens toujours là, d’où surgissent ses libérateurs ? Eh 1829 la Russie réorganise la Moldavie et la Valachie qui n’en restent pas moins vassales de la Porte. Son règlement organique tourné bientôt en organisation tyrannique. Les hospodars indigènes ne relèvent plus que de l’arbitraire des consuls russes. Et c’est dans ce milieu terrorisé que des fils de boyars se forment, se concertent, complotent d’arracher l’indépendance de leur pays aux autocrates de l’Europe. Les Campineano, les Kretzulesco, les Golesco, les Bratiano, — on les compte ! — ne sont rien : des matelots naufragés, accrochés à une épave, au milieu de cuirassés formidables. Ils n’ont rien, ni millions, ni soldats, ni partisans, rien qu’une idée merveilleuse et très simple comme toutes les idées merveilleuses. « Du moment que notre peuple n’est pas mort, disent-ils, c’est qu’il doit vivre. » Mais sont-ils sûrs que leur peuple vive encore ? Ils vont de l’avant sans retourner la tête. Leurs cerveaux renferment plus d’utopies qu’il n’en faudrait pour ruiner un pays prospère. Ils ne voient la vie qu’à travers les lunettes de nos théoriciens révolutionnaires. Nous n’avons pas plutôt renversé Louis-Philippe qu’ils s’emparent de Bucarest, et, membres d’un gouvernement provisoire, redoublent d’insultes contre le tsar. Le manuscrit du règlement organique, placé sur un char funèbre, est traîné devant le consulat russe, où il est brûlé, au milieu d’une mascarade d’hommes travestis en prêtres et de musiciens vêtus de noir qui jouent des airs de danse. Folie, absurdité ! Est-ce avec des échauffourées et des arlequinades qu’on régénère une nation agonisante ? Mais vous ne connaissez l’Europe ni le monde. Ces fous les connaissent. Les larmes dévorées en silence, les meurtrissures tacitement subies ont-elles jamais soulevé la pitié des nations étrangères ? Il s’agit de frapper l’imagination. La bulle du Pape brûlée par Luther active l’incendie de l’Allemagne. On fera payer cher à ces carbonari leur burlesque et bruyante audace. Ils entendront de nouveau les canons russes rouler sur la pauvre terre roumaine. Mais dispersés à travers l’Europe, par le livre, le journal, la brochure, la parole, ils donnent un corps et une âme à ce vague fantôme : la Roumanie. Michelet s’émeut, et, quand Michelet s’émeut, des milliers de cœurs frémissent. Napoléon III les écoute et lève sur leur beau songe sa lourde paupière. Ne croyez pas à leur folie. Ces révolutionnaires, qui flattent le lion de 48 et qui caressent l’aigle impériale, ne sont pas même des républicains. Ils veulent la Roumanie libre, mais à sa tête un prince étranger. Quinet les gourmande. Qu’a-t-on besoin d’un prince, quand on possède la Déclaration des Droits de l’homme ? Un prince ? Quelle défaillance ! Mais Bratiano y tient, à son prince. Il a l’usage de ses boyars, et sait que les Républiques font les Pologne. Ne croyez pas à leur folie ou dites alors que la moitié de l’Europe a été folle avec eux ! Chaque grand coup dont la France, l’Angleterre, la Russie ont ébranlé l’Orient est suivi d’un redressement de la patrie roumaine. Avec quel art ils ont louvoyé entre les convoitises extérieures et les ambitions intestines ! Et quelle prudence alors même qu’ils semblent céder à leur emportement ! Je remarque que presque toutes leurs étapes vers l’affranchissement définitif, — la Révolution de 48, l’élection du prince Couza, et celle du prince de Hohenzollern, — ont été comme des marches de nuit et d’éclatantes surprises. Leurs plus grandes habiletés ont souvent l’air d’aventures, et le procédé révolutionnaire devient entre leurs mains un instrument de précision. Qui leur a transmis tant de sagesse dans la témérité ? Qui donc a transformé, en moins d’une génération, ces fils de prétendus barbares à demi byzantins, élevés par des Grecs et des Tziganes ? Regardez Bratiano, leur chef de file. Il est né plus conspirateur que notre Retz ; mais son esprit pratique perce à chaque instant sous le romantisme des conjurations. Il a le feuillage sonore et prophétique des idéologues et les racines tenaces d’un politique réaliste. La nature l’a doué d’une extraordinaire séduction qui lui survit encore dans le sourire et le regard de ses filles et de ses fils. Ce charme que la langue roumaine appelle le Viens ici, il s’en est servi quarante ans pour grouper autour de sa patrie les sympathies de l’Europe et pour se jouer de la menace des Congrès. Et d’ailleurs, ils ont tous un peu de ce charme, les hommes roumains. Les jeux de la fortune, dont leurs pères ont éprouvé la brutalité, leur ont légué dans les choses de la vie l’insouciance orientale des beaux joueurs. Des politiques grecs, ils ont hérité un esprit dont la mobilité changeante, mais à lumières fixes, se déplace et vous enserre. Et, s’ils ont peut-être emprunté aux Slaves leur grâce insinuante, je reconnais en eux la passion des idées générales qui d’ordinaire caractérise les nations latines. Et, par-dessus tout, ce sont d’incomparables assimilateurs.

À mesure qu’on pénètre dans la société roumaine et qu’on en traverse les zones, leurs diverses colorations s’expliquent moins par la différence des conditions que par celle de la culture, ici toute française, là toute allemande, là mi-parisienne et mi-berlinoise, plus loin déjà anglaise. Le type français-roumain est certainement le plus nombreux et le plus varié. Notre façon de prendre légèrement les choses et de ne jamais étaler nos vertus n’est souvent que la forme plaisante et délicate de notre modestie. Les Roumains, élevés à notre école, ont encore raffiné sur cette délicatesse. Vous serez étonné d’apprendre que tel homme qui se présente à vous comme un gai vivant, un heureux cosmopolite, a dépensé la moitié de sa fortune en fondations charitables ; que tel autre, dont tous les rêves semblent errer captifs entre le Gymnase et l’Opéra, consacre les trois quarts de sa vie au bien-être de ses paysans. Notre ministre, M. Henry, si justement apprécié et aimé, me racontait qu’il avait vu entrer un jour dans son cabinet de travail un membre de la société roumaine qui lui apportait vingt mille francs pour le Collège français et qui, ne voulant point être nommé, paraissait même s’excuser de cette insignifiante donation ! Dois-je craindre de citer ici les Bibesco, les Brancovano, les Plagino, les Lahovary et tant d’autres dont les noms relèvent le blason roumain d’un si joli cimier de chevalerie et de claire intelligence ? Deux journaux quotidiens, l’Indépendance Roumaine et la Roumanie se publient en français et nous n’en avons guère de mieux rédigés. La grande zone française de la nation roumaine est un des plus beaux miroirs où puisse se complaire notre ancienne fierté. Nos idées et nos sentimens y prennent une teinte infiniment attrayante. Ce n’est plus nous et c’est nous encore : c’est nous avec une courtoisie peut-être plus hospitalière, une instruction féminine parfois plus étendue et le lustre indéfinissable que donnent à ces Latins du dernier promontoire les lueurs proches de l’Orient.

Mais un certain nombre de Roumains se sont avisés que les peuples latins souffraient d’une excitation nerveuse dont seuls les docteurs de Berlin pouvaient les guérir. « La culture allemande, me disait l’un d’eux, c’est notre bromure. » Il est admirable qu’on reconnaisse la plupart du temps un jeune Roumain germanisé avant même qu’il n’ouvre la bouche. Toute son allure est glacée de raideur militaire. Il commence un salut avec le geste brusque du soldat qui jette la main à son képi. Il est réservé, un peu morne ; il se défie de son âme de Latin ; il la tient dans une sévère discipline ; il a toujours peur qu’elle ne s’échappe et ne s’amuse à brouiller l’ordonnance de ses concepts. Pour les hommes âgés, Berlin est devenu la Ville Sainte, la Mecque de la Science et des Vertus morales. D’aucuns même, quand ils en parlent, ne désignent l’objet de leur culte que sous de pieuses périphrases. Ils disent : « Mon étoile m’a conduit chez des hommes ayant la crainte du Seigneur, » ou encore : « J’ai appris dans le livre de la vie, mais non dans celui de la vie pleine de péchés. » Cette illusion assez agaçante ne laisse pas d’être fort respectable. La politique extérieure de la Roumanie, qu’il ne m’appartient pas de juger, l’a mise à la remorque de la Triple Alliance. Il est naturel que la chaloupe ressente les ondulations du sillage. Mais je crois que les Roumains auraient beaucoup de peine à se germaniser : leurs défauts s’y opposent, et leurs qualités encore plus. D’autres enfin semblent avoir orienté leurs préférences du côté de l’Angleterre. Ils y ont acquis un sens délié des affaires et la rapidité de décision si remarquable chez les anciens sportsmen de Cambridge ou d’Oxford.

Sans cette faculté d’assimilation, je m’expliquerais mal la métamorphose presque soudaine des principautés du Danube. Mais ce n’est pas impunément qu’on a vécu, durant plus d’un demi-siècle, dans les coups de main et les coups de théâtre. Ce n’est pas impunément que le cœur s’est accoutumé à de pareilles péripéties ! il arriva un moment où les qualités qui avaient servi les Roumains faillirent se retourner contre eux. S’ils n’avaient pris la précaution de mettre à leur tête un prince étranger, et si ce prince ne s’était, de sa propre volonté, placé et maintenu au-dessus des partis, leur œuvre eût peut-être sombré. Les malheurs qu’ils avaient traversés sous l’anarchie de leurs boyars et la tyrannie de leurs Fanariotes leur avaient forgé un esprit politique dont ils ne connaissaient pas eux-mêmes toute la valeur. Dès que les événemens et les succès la leur révélèrent, ils ne conçurent plus d’autre forme à leur activité. Ces révolutionnaires heureux avaient fatalement gardé le goût des révolutions. Et lorsque, après la victoire, il s’agit d’organiser le pays, ils se résignèrent difficilement aux labeurs plus obscurs. De nouveaux partis se formèrent dont les désaccords théoriques assez insignifians ne justifiaient guère la fureur, mais dont les passions prouvaient, en ce jeune royaume, une surabondance d’énergies que son autonomie enfin conquise avait abandonnées à elles-mêmes sans but et sans emploi. Complots, commencemens d’insurrections, agitation anti-dynastique, bagarres dans les rues ou autour des scrutins, dilapidation des finances, renversemens des ministères : tels furent les dangereux incidens dont ces hommes, qui s’étaient développés dans une atmosphère d’émeute, et que la sécurité n’avait pas encore assagis, défrayèrent et, en quelque sorte, dramatisèrent les vingt premières années de leur indépendance. L’étranger ne saurait juger entre conservateurs et libéraux ; mais il a cette impression que, contrairement à certains grands pays, comme la France, où la représentation nationale est inférieure au niveau de la nation, en Roumanie elle lui est très supérieure, j’oserais dire qu’elle lui est trop supérieure. Des hommes d’État, autrefois les Bratiano et les Lascar Catasgi, aujourd’hui les Carp et les Také Ionesco, par la nature même de leur talent, sont amenés, pour remplir leur mesure, à se créer des complications et des conflits qui n’ont ni cause ni objet dans la réalité.

— On nous reproche, me disait plaisamment un Roumain, de ne point posséder d’industrie nationale. Erreur ! Nous fabriquons des politiciens, de quoi fournir l’Europe !… Comprenez-vous que dans un pays où tout le monde s’entend sur la politique extérieure, le système de l’impôt, et le régime administratif, les partis passent leur temps à s’entre-déchirer ! » Et je lui répondais : « Je comprends que dans un pays qui, depuis soixante ans, ne vit que par des hommes politiques et qui n’a dû son salut qu’à ses hommes politiques, la fièvre de la politique ne soit pas facile à calmer. Vos berceaux vagissent de l’ambition des petits Bratianos futurs ; et je ne m’étonne pas que la société roumaine soit presque uniquement composée de politiciens. Mais, entre votre oligarchie tumultueuse et vos paysans qui me paraissent bien silencieux, je vois une bourgeoisie naissante où s’agrègent chaque jour des hommes probes, laborieux, instruits, modestes, excellens. Récemment, ils ont montré ce qu’ils valaient, quand, du soir au lendemain, le ministère libéral a réduit de vingt à trente pour cent les traitemens des fonctionnaires. Ils n’avaient point, comme vous dites, d’argent blanc pour les jours noirs. Ils durent changer d’existence, plusieurs même de fonctions. L’intérêt de la patrie l’exigeait. Ils n’ont pas murmuré et reprirent leur tâche avec la même conscience et le même dévouement. — C’est vrai, fit-il, mais que deviennent nos fonctionnaires congédiés ? Le savez-vous ? — Ils organisent des bals dont les invitations portent gravées deux mains fraternellement unies. On ne saurait rêver de protestation plus pacifique. — Oui, s’écria-t-il, et, les chandelles du bal éteintes, ils vont grossir les clientèles de nos futurs ministres les bandes de nos agitateurs. Fonctionnaires dégommés et malheureux aspirans aux fonctions publiques sont les pandours de notre société moderne. Je maudis la politique : nos professeurs en font ; nos maîtres d’école en font ; nos officiers en font ; j’en ai fait ! L’air même du Palais de Justice en est empoisonné. Tel avocat demandera mille francs d’honoraires, quand son parti est au pouvoir, et trois cents, quand son parti est tombé. — La vénalité est de tous les temps et de tous les régimes. — Et notre Roumanie vous semble le meilleur pays du monde ? — Non ; mais je m’émerveille qu’un peuple si mal préparé à la liberté et qui, hier encore, paraissait enlizé dans une demi-barbarie, vive, grandisse, se dilate et prospère sous une Constitution que ses hommes d’État, pressés par les circonstances lui ont rédigée … — Dites bâclée ! — Soit … que ses hommes d’État lui ont bâclée en vingt-quatre heures, et la plus libérale de l’Europe. Certes, je soupçonne des faiblesses, des défaillances ; je perçois des notes discordantes dans ce concert improvisé, mais je ne l’admire que plus dans ses larges harmonies.

vi. — de la montagne à la plaine

Je suis revenu à Sinaia, et j’en suis reparti cette fois à travers les montagnes et les forêts de hêtres, par de belles routes neuves et des ponts de pierre et des ponts de bois, dans un silence où les chevaux se grisaient du carillon de leurs sonnailles claires. Personne sur les chemins ; mais, près d’un lit de torrent, nous rencontrâmes un campement de tziganes : une dizaine de huttes, faites de branchages et de boue, gardées par des chiens, des porcs et des enfans nus. Les hommes déguenillés y tressaient des paniers et creusaient dans le bois ces sortes de petites auges où les paysannes bercent leurs nourrissons. Ils étaient laids et sales, avec d’admirables yeux profonds et fourbes. Les enfans avaient la prunelle fauve des oiseaux rapaces. Une hideuse folle, serrant contre son sein flétri un petit hydrocéphale à la langue pendante, rampait comme un cul-de-jatte sur les pierres de la route. Et, assise à l’ombre d’une cabane, une jeune mère de quinze ans, aux traits tins et mélancoliques, promenait autour d’elle le plus charmant sourire du monde.

J’ai toujours retrouvé dans ces campemens, au milieu d’affreuses sorcières, un visage gracieux et qui semblait modelé pour la caresse. Et j’y ai retrouvé aussi la folle ou l’hystérique rôdant en liberté, pareille à ces horribles bêtes, d’ailleurs inoffensives, que les peuplades sauvages nourrissent de leurs superstitions. Il y a près de deux cent mille tziganes en Roumanie. Quand y vinrent-ils, et d’où venaient-ils ? De l’Inde, probablement. Parias émigrés, on en fit des esclaves. Ils ne sont affranchis que depuis soixante ans. Ils apportèrent avec eux le violon, d’origine orientale, la cobza, mandoline à dix cordes, un instrument nommé le canonu, et qui ressemble au psaltérion des Hébreux, des musiques et des chansons bizarres, des bols magiques où plus d’un boyar et plus d’une boyarine lurent leur destinée, l’art d’évoquer les morts et de duper les vivans, une étrangeté indéchiffrable, une incroyable capacité de souffrance, et de riches thèmes pour les poètes romantiques et les maîtres du feuilleton. Ils ne se doutent pas de leur gloire. Cette espèce nomade a gaspillé au cours des âges des trésors de beauté. On ne peut se défendre d’une tristesse poignante à la pensée que la nature façonna dans ses moules mystérieux tant de jolis visages et de corps adorables, qui ne servirent qu’à engraisser le fumier des vices ou à faire de la douleur.

L’endroit était silencieux : pendant que nos chevaux soufflaient, nous déjeunâmes sur l’herbe, séparés par la route de cette humanité primitive qui préfère à la terre battue des enclos le tapis somptueux des feuilles mortes. Et nous redescendîmes la pente des montagnes. Des hameaux apparurent, des maisons de paysans dont les murs de bois reposent sur un soubassement de pierres sèches et dont le toit de lattes en saillie abrite une galerie circulaire. Et nous aperçûmes à travers les hauts feuillages des toitures de fer-blanc et des dômes de cuivre qui étincelaient comme des bosses d’argent et d’or. C’était le bourg de Pétrochitza.

La voiture s’arrêta devant la voûte basse d’un gros beffroi. De la petite pente verte qui entourait l’église vous eussiez dit une toile impressionniste peinte au couteau, tant la foule qui s’y pressait, assise ou debout, était bariolée. On célébrait les funérailles d’un seigneur paysan. J’entrai dans l’église toute bleue et or, pleine d’encens, de chants et du multiple zigzag des signes de croix. Les assistans debout se signaient dix et vingt fois de suite avec le pouce rapide de l’orthodoxe qui semble décrire un éclair et vous fait cligner des yeux. Au milieu de la nef, devant l’iconostase, où chantaient cinq ou six popes revêtus de chapes éclatantes, le mort était couché dans sa bière ouverte. C’était un vieux maigre paysan dont le visage grimaçait comme s’il fût tombé dans une ornière et qu’une paralysie subite l’eût empêché de se relever. Son chapeau mou avait glissé sur son épaule. Ses mains aplaties tenaient, sans la presser, une sainte image, et je distinguai entre ses doigts la pièce de monnaie blanche dont ses lointains aïeux de Rome avaient coutume de payer le passeur du Styx. Derrière lui, dans un panier, on avait déposé un grand gâteau, une carafe aux deux tiers remplie de vin, et des cierges. Cette cérémonie avait un air barbare.

L’homme qui entrait ainsi dans la mort était un moshneane, et ce furent des moshnéni qui, au sortir de l’église, nous conduisirent chez eux. Si vous demandiez à un tzigane ce qu’est un moshneane, il vous répondrait : « C’est un campagnard qui, pour aller aux champs, enveloppe le fer de sa houe dans son mouchoir de poche. » On ne saurait mieux dire. Le moshneane, paysan noble, se sert de la houe, mais il aime à lui donner l’apparence désintéressée d’une canne de gentilhomme. La Roumanie n’a pas de noblesse plus authentique ni plus roumaine que ces paysans, comme l’étaient nos hôtes qui, depuis trois cent soixante-dix ans, se transmettaient dans ce canton montagneux des terres achetées, conquises, ou obtenues en récompense par leurs ancêtres. Tandis qu’autour d’eux les paysans roumani ou vecini aliénaient peu à peu leur personnalité juridique, et que, afin de les attacher à une terre d’où les vexations et les indignes traitemens les poussaient à s’exiler, des mesures politiques les réduisaient au servage, les moshnéni gardaient leur propriété sur laquelle les boyars n’avaient aucun droit réel. Mais ils étaient tenus de s’équiper en temps de guerre et de servir à leurs frais dans la cavalerie. Et beaucoup d’entre eux, ruinés par une trop longue absence, se vendaient, eux et leurs biens, aux seigneurs et aux monastères. Ceux qui échappaient à cette dévastation, nombreux encore, formaient des communautés, où les propriétés se léguaient toujours indivises, et qui rappelaient le mir russe, avec cette différence toutefois qu’en Russie la terre appartient à la commune et qu’ici elle appartenait à la famille.

Je ne conçois guère de plus belle noblesse que celle des gens qui, pendant trois ou quatre siècles, ont rempli la même tâche. Si humble qu’il soit, leur métier leur devient une magistrature. Les moshnéni sont l’honneur de la glèbe et de la montagne roumaines. Ils n’ont point quitté le costume national. Le mari portait l’étroit veston noir par-dessus la chemise tombante ; la femme, le corsage, la jupe et le double tablier enrichis de broderies en laine rouge et bleue. Un long voile blanc pailleté d’or, rejeté sur son dos, découvrait sa figure un peu grasse, d’une beauté tout italienne. Son beau-père vint aussi, vieil homme souriant et de noble prestance, la peau de mouton brodée suspendue à ses épaules comme une pelisse de hussard. Leur intérieur, aux plafonds bas, était tendu de tapisseries. On ne voyait et l’on ne foulait que des travaux faits à la maison, des fantaisies traditionnelles que de belles mains potelées avaient tissées durant les jours d’hiver. Les brebis avaient donné leur toison ; le lin des toiles écrues, la douceur de ses reflets nacrés ; et la gerbe de blé, son or. Des générations avaient usé le rebord des escaliers de bois. Et l’on sentait partout la probité des anciens labeurs. Leur politesse n’avait rien d’obséquieux ; et, bien que la personne que j’accompagnais appartînt à l’aristocratie la plus illustre du pays, ces descendans de francs tenanciers la traitaient d’égal à égal, avec une aisance parfaite.

Ils nous menèrent visiter la plus antique des trois églises que possède ce bourg de quinze cents âmes, — les habitans en désireraient même une quatrième, — et quand nous eûmes admiré de vieilles peintures murales, où les débauchés pris en flagrant délit sont traînés de leur lit à l’enfer, la femme du pope nous introduisit dans son logis également tapissé de broderies et de beaux tissus. Le long des rues, les enfans s’en retournaient des funérailles, un cierge dans une main, et, dans l’autre, un morceau de pain, de ce pain du mort qu’après la cérémonie on leur avait distribué. Nous repartîmes.

— Vous avez vu, me disait quelques jours plus tard un des rares Roumains dont les papiers de noblesse remontent au XIVe siècle et qui accuse les révolutionnaires d’avoir ignoré les traditions du pays, vous avez vu dans ces moshnéni les déplorables victimes de nos erreurs. L’exemple de ces communautés qui, pendant des siècles, ont respecté le droit du plus faible, devaient nous éclairer, lorsque nous avons si sottement entrepris de faire passer notre peuple du servage à la propriété individuelle. La loi agraire de 1864 a surexcité chez le paysan l’appétit de la terre et l’a rendu insatiable. Et nous avions cependant sous les yeux des propriétés indivises où s’étaient conservées, à travers toutes les tempêtes, les plus solides vertus familiales et campagnardes. Mais dans notre vieux droit coutumier que nous tenons des Slaves, nos doctrinaires ont enfoncé, comme un coin, le code français et l’espèce de civilisation napoléonienne. Le cœur même de notre vie morale a éclaté. Regardez ces moshnéni : la plupart ont cru se civiliser en sortant de l’indivision. Ils ont voulu qu’on délimitât leurs propriétés dans la plaine. Seulement dans la montagne, — rochers, forêts, pâturages, terres arables, — le partage était impossible. Alors un homme d’affaires s’est présenté, leur a payé comptant le morceau de montagne ou la montagne elle-même. Et nos gens ont vendu leurs traditions, leur force et leur indépendance. — Cependant, lui dis-je, au moment où vous détruisez ces communautés si vivaces et si naturelles, vous instituez à coups de décrets, pour contenter vos artisans, des corporations factices ! Cela vient, je crois, de ce que les révolutions sont toujours faites par des ignorans et des superbes qui prétendent substituer les chimères de leur raison aux instincts méconnus du vrai peuple.

De Pétrochitza, les collines s’abaissent, et leurs lignes onduleuses vont estomper à l’horizon l’immensité de la plaine. Les routes sont bordées çà et là de petites huttes ouvertes à tous les vents, où de Saintes Images attendent le baiser des passans ; et, de distance en distance, s’élèvent, comme un mât et sa vergue sur la mer, les deux perches croisées qui servent à retirer l’eau d’un puits. Des femmes se promènent dans les champs, leur quenouille à la main. Mais les maisons semblent moins coquettes et plus pauvres à mesure que nous nous enfonçons dans la richesse des blés et des maïs. Nous traversons une petite station thermale (il y en a partout) que le fer de nos chevaux éclatant sur les pavés réveille de sa somnolence. Et, un peu avant le déclin du jour, nous entrons dans Tergovitche, l’ancienne capitale des Princes roumains au XIVe siècle, le Damas de la Roumanie. Des ruines de briques sans grandeur, des chemins à demi défoncés, des cabanes miséreuses, une vieille église envahie par la mousse et le lichen, une préfecture éblouissante, des villas et des jardins, et, au centre, quelques rues pavées et propres, où des affiches de théâtre annoncent pour le soir même la Nuit d’Octobre de Musset, monologue. Les villes déchues ne se relèvent jamais. Et les palais administratifs qu’on y construit me font l’effet de mausolées tout neufs dans un cimetière où l’on n’enterrerait plus personne.

Enfin, nous voici dans la plaine libre, sous un ciel de plomb fondu et de rose. Le crépuscule monte comme la buée d’un lac invisible. Des feux s’allument au bord de la route, autour desquels les jeunes gens, les jeunes filles et les vieilles femmes aussi se réunissent pour écouter des joueurs de flûte ou des diseurs de contes, car les Roumains sont friands de musique, et de légendes. Ils aiment à rire, dans leurs fabliaux, des sots Bulgares, des matamores hongrois, des tziganes effrontés, des Grecs paillards, des juifs patelins et voleurs ; mais ils préfèrent à ces contes leurs ballades passionnées, leurs idylles mélancoliques, et leurs bergers qui meurent de ne plus entendre la voix de leurs brebis, et les âmes des fiancées qui se brisent au dernier baiser d’amour comme les rondes de la hora, lorsque les violons cessent. Poésie populaire tout imprégnée des parfums de l’acacia, mais que traverse parfois l’éclair rouge du poignard de l’heiduque ! Ses longues souffrances ont poli la race roumaine. On s’étonne de rencontrer chez des êtres qui furent si constamment malheureux et si ployés par l’épouvante une inspiration si délicate. Ces misérables s’arrêtaient dans leur fuite pour respirer l’odeur d’une fleur sauvage. « Une étoile est tombée à l’endroit où tu chantes, » dit le Cobzar à l’amoureuse dont les larmes scintillent comme des gouttes de rosée sur les violettes de ses yeux. La plaine roumaine, dans les larges nuits tièdes, s’épanouit en douceur et en beauté. Les fuseaux de noisetier se sont échappés de la main des fileuses. Sous les bouquets d’arbres, le bruit des bracelets au poignet des jeunes filles tient les oiseaux éveillés. De beaux costumes errent avec une grâce indolente devant le seuil des chaumières. Et sur la monotonie des maïs endormis les saules rêvent toute la nuit du regard de la lune.

Que ces saules étaient merveilleusement solitaires, où nous fîmes boire les chevaux au grincement de la flèche du puits ! Les puits roumains ont une âme qui répond dans l’ombre au bêlement des troupeaux, à la flûte des pâtres, aux caravanes cheminant sous les étoiles. Ne vous imaginez pas que ces routes silencieuses soient désertes ! Nous étions à peine sortis de la lisière d’une forêt, que nous croisâmes une file interminable de chariots. Les attelages de bœufs accroupis sommeillaient, les naseaux dans la poussière. Sur les voitures chargées de bois et de fourrage, les hommes et les femmes, face au ciel de minuit, dormaient. J’ai passé bien des nuits en voiture à courir les champs roumains : j’ai toujours vu les routes pleines de ces convois assoupis. Ils se remettent en marche, puis reprennent leur somme et l’interrompent de nouveau et s’avancent encore, et quelquefois un paysan, qui ne dort pas, chante d’une voix très douce et très lente à côté de ses bœufs. Roumanie du crépuscule et du soir, si nonchalante et si persistante, paysans qui semblez venir de très loin à travers les âges et qui gardez sous la brillante canicule le bonnet de fourrure où neigea l’hiver russe, paysans, vers quelle aube allez-vous ?

vii. — paysans du danube

On m’a montré dans la gare de Slatina, qui, déjà fermée de trois côtés, l’est entièrement à l’arrivée du train, l’endroit où, en 1899, les soldats firent feu sur les paysans massés. Affolés, ils se précipitèrent hors de la gare et se débandèrent dans les champs de maïs : à l’époque de la moisson, on y retrouva des cadavres. Ce ne fut pas la seule émeute réprimée, — de 1888 à 1900, on en compte au moins quatre, — mais ce fut la plus sanglante. Or, je suis frappé de voir que ces petites jacqueries commencent presque toujours de la même façon : les paysans accourent à la mairie et demandent si l’ordre du gouvernement est venu de partager les terres.

Voici près d’une semaine que je sillonne la plus riche province roumaine, l’Olténie. J’ai vu à la limite des steppes baignées par le Danube des paysans à cheval, le visage rasé sauf les moustaches, le bonnet de peau enfoncé sur une chevelure mérovingienne, aborder leurs ci-devant boyars avec une dignité de citoyens libres. On m’a dit qu’aux dernières enchères des terrains que l’État avait mis en vente, les mêmes hommes avaient poussé, jusqu’à mille et onze cents francs, l’hectare qui en vaut six et sept cents. Un propriétaire normand, que j’ai rencontré dans un train et qui regagnait la France, emportait cette impression que le paysan roumain, toujours possesseur de son lopin de terre, était plus favorisé que le nôtre. Les caisses d’épargne que le ministre de l’Instruction publique, M. Haret, a récemment établies dans les campagnes, ont fait sortir de la vieille cachette farouche des économies insoupçonnées. Les dimanches de la Roumanie auraient enchanté le bon vigneron Paul-Louis Courier. On danse dans les auberges, on danse sur les routes. Partout danseurs et danseuses se prennent par la main et forment autour des musiciens tziganes un cercle qui, tour à tour, lentement, se rétrécit et s’élargit et frappe la terre. Je ne prétends pas que ce soit une folle danse ! Tant il y a que leur mélancolie s’amuse. Les femmes et les jeunes filles ont des colliers de pièces d’or, toute leur fortune au cou. Les grappes de broderies leur montent et leur descendent des pieds à la tête. Leur ceinture est aussi rouge que le sang de leurs lèvres. Et l’air est parfumé des œillets rouges qu’elles piquent dans leurs cheveux, au coin de l’oreille. « Si tu passes devant mon seuil, a dit le Gobzar, laisse tomber la fleur de tes cheveux : elle y prendra racine. » Leurs cérémonies des fiançailles, du mariage et de l’enterrement, leurs fêtes traditionnelles dénotent une imagination qui se plaît aux symboles dramatiques. Ils sont beaux ; ils ont naturellement grand air, comme les gens d’Orient. Quand ils rencontrent la femme de leur maître, ils lui disent : « Je vous baise les mains, ma jeune dame. » Leurs maisonnettes en bois ou en terre, trop basses, mal aérées, et qui n’ouvrent sur la route et les champs que îles yeux timides et clignotans, sont joliment ornées, à l’intérieur, de serviettes brodées. Les lits servent de banquette ou de canapé pendant le jour. Un tapis éclatant recouvre la malle de mariage. On devine chez les plus pauvres le goût du luxe et de la couleur. Les hommes s’enivrent, mais sans excès, battent leur femme quelquefois, et plus souvent la trompent. Ils sont moins paresseux que résignés. Leurs popes, qui fréquentent les auberges, sont des paysans comme eux et qu’ils aiment, parce qu’ils les sentent tout près d’eux. Ces prêtres ne leur demandent que des génuflexions et des signes de croix : ils ne leur élèvent pas l’âme, mais ils ont des larmes pour les mauvaises récoltes. Vous ne trouverez pas dans leur poésie populaire un seul élan du cœur vers Dieu. Les paysans roumains n’ont vu en Dieu qu’un boyar, aussi terrible que les autres boyars, mais si éloigné qu’il suffisait de faire le geste de lui payer la dîme. Fidèles à leurs traditions, ils n’aiment vraiment ni Dieu ni leurs maîtres ; ils n’aiment que l’amour et la terre.

Habitués à labourer cette terre depuis des siècles, ils ont toujours considéré qu’elle était leur lot. La loi rurale de 1864, qui bouleversa l’organisation sociale de la Roumanie et qui distribua trois millions d’hectares à quatre cent cinquante mille paysans, établit en même temps les rapports de ces paysans et de leurs anciens boyars. Mais il arriva que, d’une part, l’accroissement des familles morcela bientôt les petites propriétés ; de l’autre, que le métayage, adopté en Valachie, parut souvent plus dur au paysan que ne l’était jadis l’obligation de la dîme. Les grandes propriétés du Danube, qui se composent de dix mille hectares, sont en général affermées par des Grecs. Sous l’administration de ces étrangers, désireux de rafler une grosse fortune et de quitter le pays, les humbles métayers subissent douloureusement la loi draconienne et compliquée des contrats agricoles. Ils possèdent leurs bœufs, leurs charrues, tout l’outillage, sauf la machine à battre ; ils ont le sentiment de leur valeur qui manque aux paysans de Moldavie, simples ouvriers ruraux. Mais ils n’en éprouvent que plus vivement l’injustice et les torts du propriétaire. L’État, de 1864 à 1898, fut forcé de procéder plusieurs fois à de nouveaux partages. Et des hommes politiques ont déjà proposé l’achat de propriétés privées, pour satisfaire aux exigences de cette population « qu’on peut entraîner, dit un historien, à la plus épouvantable jacquerie, en lui promettant un champ. » C’est là le point névralgique de la Roumanie moderne. Que de fois j’ai surpris, quand nous passions au milieu des paysans pauvres, si indolens et d’apparence si placide, des regards de défiance et d’animosité, courts éclairs jaillis d’un impassible masque et aussitôt éteints ! L’étranger y est plus sensible que l’indigène. Il me semble bien qu’il y a dans ces campagnes dormantes des élémens d’émeutes qui n’attendent, pour s’organiser et se déchaîner, que l’imprudence d’un politicien ou l’ambition d’un avocat. L’école et la presse amincissent chaque jour la couche de résignation orientale, sous laquelle j’entends sourdre un furieux appétit de nouvelles lois agraires.

Du reste, la Roumanie a déjà ses socialistes, et précisément, je rencontrai le plus notable d’entre eux dans un des beaux paysages de l’Olténie. Nous parcourions des vallées charmantes qui me rappelaient la Creuse, des vallées d’ombre et de soleil, où la nature d’une main légère prépare ses vendanges d’automne. Aux balcons des maisons de bois, les quenouilles luisaient dans l’air rose. Le souple mouvement des hanches que les femmes vêtues de broderies ont en marchant faisait courir des lueurs de mosaïques sous le clair-obscur des vergers. Çà et là, une vieille maison roumaine massive, carrée, grande muraille blanche percée d’une petite porte, sa galerie appuyée sur de hauts piliers de pierre, semblait encore surveiller à l’horizon les invasions des Turcs. Et les images des saints, peintes aux murs d’une église, apparaissaient soudainement dans les cimes vertes des arbres, comme si leur cortège enluminé voyageait entre ciel et terre. Nous avions visité le monastère de Horez, devenu un asile de vieillards, où des nonnes qui n’ont plus d’âge écossaient des haricots et faisaient sécher des oignons autour de leur chapelle et dans une forêt d’arbres centenaires. Enfin, après avoir traversé la ville épiscopale de Romnik, toute scintillante de ferblanteries et de chaudronneries, nous étions arrivés aux gorges de l’Olt, où l’on vous montre encore le rocher sur lequel l’empereur Trajan, fort incommodément, se fit servir à déjeuner. Nous étions là, à Callimanesti, et nous allions imiter l’empereur Trajan, mais avec un sentiment du confortable dont ce grand homme était dépourvu, lorsque le premier député socialiste de la Roumanie descendit de voiture, le Temps à la main. Il s’avança vers nous. La propriété est comme le César de Shakspeare : elle ne se défie que des socialistes maigres. Et les champs, les vergers, les jardins, les villas des propriétaires, les scieries et les hôtels des capitalistes, toute la nature civilisée lui prodiguait ses sourires et se reflétait en son aimable rondeur.

Nous déjeunâmes sous les tilleuls, non loin des gorges sinueuses que les flots de l’Olt emplissent de leurs bouillonnemens jaunes. Les campagnards qui tenaient ce restaurant d’été avaient, si je ne me trompe, leur fille institutrice dans une des premières écoles et leur fils officier ; et ce nous fut un prétexte de parler des paysans.

— Je suis socialiste, me dit notre député, et même en 1895 le parti socialiste, composé de jeunes gens d’anciennes familles libérales, gagnait du terrain à Galatz, à Iassi, à Ploiesti, à Bucarest ; mais, reconnaissant loyalement que le socialisme était encore prématuré en Roumanie, nous nous sommes fondus dans le parti libéral, dont nous formons l’avant-garde. Nous marchons en ce moment à la conquête du suffrage universel, et notre ambition est d’organiser la Roumanie en démocratie rurale … — Les beaux mots ! m’écriai-je. — C’est l’avenir, reprit-il ; Nous nous séparons des conservateurs en ce que les conservateurs n’ont pas la même confiance que nous dans le paysan roumain. Et cependant nous n’avons rien de meilleur en Roumanie. Le paysan est notre grande réserve ethnique, notre source d’énergie, notre salut. C’est parce qu’ils ont eu foi en lui que les Bratiano et les Golesco, les hommes de 48 et ceux de 78, ont réalisé la double merveille d’intéresser l’Europe et d’assurer notre indépendance. Qui nous a conservé notre langue ? Le paysan. Qui est mort dans les tranchées de Plevna ? Le paysan. Or, ce paysan est malheureux. Certes, nous avons fait beaucoup pour lui, si l’on se reporte au passé, mais bien peu, si l’on songe à tout ce qui reste à faire. Nous avons commencé à l’instruire. Nos cantines scolaires, à l’usage des enfans qui demeurent trop loin de l’école, nos caisses d’épargne sont d’excellentes institutions. Remédient-elles aux maux dont il souffre ? Non. N’attribuez pas ses révoltes à l’excitation des hommes politiques. Tous les hommes politiques, gros propriétaires, en ont peur. Quand leurs paysans leur demandent pour qui voter, nos braves terriens s’empressent de leur répondre : « Pour le candidat du préfet ! » tant ils redoutent que ces paysans, rompant la discipline, ne viennent un jour aiguiser leurs houes aux portes de la Chambre … — Comme autrefois, lui dis-je, dans vos fameuses journées, les bouchers de Rosetti y aiguisaient leurs couteaux. Vous avez toujours grand soin, au milieu de vos discussions, de mettre les paysans hors de jeu. « N’y touchons pas ! » répètent vos politiciens. Cela dit, ils allument des feux sur la lisière des maïs et s’en jettent les brandons à la tête. — Oh ! fit-il, nos mœurs politiques se sont améliorées. Je vous concède pourtant que nos appels à la rue et aux faubourgs sont des procédés dangereux. Mais si parfois les paysans se cabrent, ce n’est que sous l’éperon de la misère. On vous montrera des contrats agricoles qui vous paraîtront justes et même bienveillans ; seulement, il faut savoir comment ces contrats sont appliqués ! Toutes les clauses concernant les propriétaires sont respectées : on escamote les autres. Par exemple, les redevances du métayer ne sont pas prélevées au moment opportun. Le puissant fermier laisse les choses traîner en longueur, afin que les hasards de la saison qui s’avance livrent le paysan pauvre à son entière discrétion. Notre malheur, c’est que beaucoup de propriétaires roumains ne résident pas sur leurs terres et ne régissent pas eux-mêmes leurs propriétés. Ajoutez le déplorable état sanitaire de nos campagnes, sauf dans cette riche Olténie d’où partit jadis le mouvement révolutionnaire de Tudor Vladimiresco et qui fut vingt ans sous la domination de l’Autriche. Les médecins des districts ne suffisent pas encore à enrayer la mortalité des enfans : quant aux grandes personnes, elles meurent comme elles veulent, et comme le veulent surtout les promiscuités où elles vivent, leur médiocre alimentation, et les baisers aux Saintes Images qui propagent les maladies, car la religion … Ici, le petit couplet obligatoire sur l’affranchissement des consciences par la science et sur le bonheur paradisiaque que les chimistes sont en train de nous élaborer dans leurs cornues. Enfin, conclut-il, rappelez-vous notre proverbe que l’eau passe et que les cailloux restent. Les iniquités passeront, et avec ces paysans, sur lesquels ont roulé tant de flots torrentiels, nous édifierons la cité future, la démocratie rurale.

La douceur des vallées olténiennes ne permet pas qu’on soit pessimiste. Et d’ailleurs, je goûtais assez ce socialisme sans rhétorique et sans haine. Tout en devisant, nous nous enfonçâmes dans les gorges de l’Olt, jusqu’aux scieries de Lotru, où, par cette belle journée de la fin d’août, l’orage nous surprit et la grêle nous mitrailla, avec la soudaineté et heureusement la brièveté d’une révolte de paysans.

viii. — léourdeni

Léourdeni, dernière étape avant le retour à Bucarest, et la plus douce ! Sur la pente d’une petite colline où se chauffent les vignes, et devant un parc qui monte et semble profond comme une forêt, s’élève une vieille demeure seigneuriale, construite à plusieurs époques, mais harmonieuse, blanche et noble, et dont les pignons au toit débordant ont toujours l’air de vous souhaiter la bienvenue. Si vous me demandez pourquoi je l’aime, je vous dirai que de la terrasse on domine la vaste plaine roumaine et que nulle part je n’en ai mieux senti la beauté pacifique. Quel grand sourire après ces grands orages ! Les champs de maïs ondulent, ombragés jusqu’au ras du ciel d’îlots d’arbres qui s’égrènent devant cette mer libre. Les charrettes y passent, pareilles à des tortues ; dont on distingue à peine les petites têtes mobiles. Et cette plaine est traversée d’une large rivière où le coucher du soleil enflamme le poil roux des bœufs dans les eaux basses du gué et fait resplendir la faulx sur l’épaule du laboureur. Et cette rivière a son zévoi. On appelle zévoi les bois de saules qui en recouvrent les lits abandonnés. J’ai compris pourquoi les âmes roumaines étaient si touchées du charme de ces saulaies. Le sol n’y produit que de l’herbe ; mais, comme ces arbres légers et pâles, elle a poussé dans des lits de torrens, dans le zévoi des invasions. Paysage infini où les yeux aiment à se poser sur le tremblement des saules !

C’est une raison qui me fait chérir Léourdeni et le déclin des jours du haut de sa terrasse. J’en ai d’autres : connaissez-vous une terre plus douce à fouler que celle où marche devant vous le souvenir d’un homme de bien ? L’homme qui bâtit Léourdeni, Nicolas Kretzulesco, fut un des Roumains dont l’histoire, intimement mêlée à l’histoire roumaine, nous explique le mieux peut-être le relèvement de sa patrie. D’autres naissent avec le désir de la gloire : ce fils de grand boyar naquit avec la volonté de se rendre utile à son pays. En 1834, il partit pour Paris et en rapporta, quelques années plus tard, un diplôme de médecin que les membres de la commission médicale de Bucarest contemplèrent comme nous faisons d’un document chinois. On n’avait alors aucune idée de la chirurgie dans les pays roumains où des médicastres grecs, allemands, hongrois, tuaient les gens au petit bonheur. Un de ses amis, Golesco, était revenu de notre École centrale et s’occupait du tracé des routes. Un jour que les deux jeunes gens déjeunaient dans une auberge, des marchands de Campina, qui s’étaient arrêtés sous l’auvent, les regardèrent et se dirent : « Voyez où en sont tombés aujourd’hui les fils de boyars : un Golesco qui mesure les routes, et un Kretzulesco docteur ! » Ça leur inspirait une profonde pitié. Dans les révolutions, les gens qui ont vraiment le sens de l’avenir ne sont pas plus compris de leurs vrais obligés que de leurs adversaires. Le désintéressement heurte tous les intérêts. Et cependant, on ne fonde rien sans lui. Les génies qui bouleversent la face du monde n’en sont que de merveilleux exploiteurs. Devant les grandes choses qui se sont accomplies en Roumanie, je ne crie pas au miracle, mais je crois à la vertu, et moins aux paysans, qu’à ceux qui aimèrent les paysans et se firent aimer d’eux.

Pendant soixante ans, Nicolas Kretzulesco, tour à tour ministre plénipotentiaire, président du Conseil, les yeux fixés sur le bien de son pays, domina tous les partis roumains et donna l’exemple d’une clairvoyance que les uns accusèrent de timidité et que les autres n’avaient pas le courage de proclamer. Le roi Charles ne connut pas de plus loyal serviteur. Les paysans l’adorèrent : ils virent toujours en lui le bon citoyen et le guérisseur. Ce grand vieillard se courbait pour introduire dans leurs chaumières la science de sa jeunesse. Léourdeni fut sa province et sa joie. À mesure que s’ouvraient les routes de la Roumanie, il perçait de nouvelles allées dans son parc. Je ne dis pas qu’à la fin de ses jours, il n’éprouva point, comme son voisin Bratiano, quelque amertume des événemens et de cette société dont il avait hâté la naissance. Mais quel misérable idéal eût été celui de ces hommes, si la réalité ne les avait cas un peu déçus !

Son image s’associe invinciblement à l’idée de l’automne qui vient. On m’a permis de lire le journal intime de ses derniers jours tenu par une main pieuse, que son nom fait encore trembler. Ils ont la beauté tranquille où nous voyons s’éteindre des héros de Plutarque, et aussi la mélancolie des toiles où Grigoresco exprime la nature roumaine. La veille de sa mort, il se promenait encore dans son parc, marquant de sa canne les arbres qu’on devait abattre. Quand il sentit, à son tour, les premiers coups de hache, il fit écarter tous ses petits-enfans, pour leur épargner le spectacle de la défaite humaine. Mais, avant de se fermer, ses yeux purent encore une fois contempler ce grand pays prospère où le lendemain du paysan n’était plus « comme un nid renversé. » Il faut s’arrêter devant la tombe de ces hommes que la destinée fit naître pour les besoins de leur pays et qui n’eurent point à regretter d’avoir vécu. Ils furent heureux entre tous. Ils ne connurent point les tristesses et les humiliations que donne aux cœurs inutilement dévoués une patrie déchirée, diminuée, où de vastes écroulemens démasquent les incertitudes de l’avenir. Ils emportèrent au tombeau l’image d’une renaissance nationale, et, tout chargés d’années qu’ils fussent, ils me semblent aussi enviables que les jeunes morts, aimés des dieux.

André Bellesort.
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