Éducation de Pauline de Grignan/01

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Éducation de Pauline de Grignan
Revue pédagogique1, premier semestre (p. 230-235).
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ÉDUCATION DE PAULINE DE GRIGNAN.


Toute grand’mère s’intéresse à l’éducation de ses petits-enfants, et quand cette grand’mère s’appelle Mme de Sévigné, on désire savoir ce qu’a pu penser là-dessus une femme d’un esprit si rare, chez laquelle le plus ferme bon sens s’alliait à l’’exquise délicatesse du cœur.

Elle avait commencé d’être grand’mère à quarante-quatre ans (en 1670) ; c’est une dignité qui étonne toujours un peu ; mais elle s’y fit bien vite, les petits-enfants d’ailleurs lui étant survenus coup sur coup. Aussi plaisantait-elle le bon président Moulceau, qui venait d’obtenir le même avancement et qui n’en paraissait pas enchanté : « Vous êtes vraiment bien délicat et bien précieux, de vous trouver atteint d’une petite attaque de décrépitude, parce que vous êtes grand-père et que madame votre fille a pris la liberté de vous en faire une autre : voilà un grand malheur ! Et à qui vous en plaignez-vous, Monsieur ? à qui pensez-vous parler ? et que feriez-vous donc, si vous en aviez une qui eût pris l’habit à la Visitation d’Aix à seize ans ? Vraiment, vous feriez une belle vie : et moi, je soutiens cet affront comme si ce n’était rien. » (6 janvier 1687.)

Cette jeune visitandine d’Aix était Marie-Blanche, première fille de Mme de Grignan, aimable et douce enfant, à qui il fallut trouver une vocation religieuse pour qu’elle laissât la place libre à son frère, héritier du nom. C’était l’usage alors, et il s’en manqua de peu que la même vocation n’échût à Pauline, sœur du petit marquis. Elle en fut quitte pour des séjours plus ou moins prolongés au couvent d’Aubenas, que Mme de Sévigné préférait à la Visitation d’Aix : « car, écrit-elle, nos sœurs d’Aix ne rendent pas aisément ».

En 1679, Pauline était dans sa sixième année. C’est déjà l’âge où on devient petite personne ; le caractère se dessine, les traits de la physionomie aussi, qui sont l’expression et le reflet du caractère. C’est une nouvelle individualité dans la famille et avec laquelle il faut compter, ce n’est plus une poupée parlante. Le moment de transition entre poupée et petit personnage a quelque chose de charmant : c’est une éclosion. Mme de Grignan, quoique tout absorbée par son fils et par son rôle de quasi-reine de Provence, paraît avoir senti ce charme, et sa mère l’y encourage fort : « Mais parlons de Pauline : l’aimable, la jolie petite créature ! Je suis ravie qu’elle vous fasse souvenir de moi : je sais bien qu’il n’est pas besoin de cela, mais enfin j’en ai une joie sensible. Vous me la dépeignez charmante, et je crois tout ce que vous m’en dites. Je vous conseille de ne vous point défendre de la tendresse qu’elle vous inspire ; ne vous ôtez point ce joli amusement : hélas ! on n’a pas des plaisirs à choisir. Quand il s’en trouve quelqu’un d’innocent et de naturel sous notre main, il me semble qu’il ne faut point se faire la cruauté de s’en priver. » (6 octobre 1679.)

Ce sentiment d’affection entre la mère et l’enfant est, à vrai dire, le premier et principal fondement de l’éducation ; car sans cela point d’ouverture de cœur de part ni d’autre, point de confiance, point d’épanchements ; l’enfant s’emprisonne dans sa timidité, et sous cet abri ses penchants croissent en silence, à l’insu de la mère, qui n’a rien fait pour les connaître et les diriger. Mme de Sévigné avait d’abord été tentée de s’emparer de Pauline : « Le bon abbé (de Coulanges) me disait tantôt que je devrais vous demander Pauline, qu’elle me donnerait de la joie et que j’étais plus capable que je n’ai jamais été de la bien élever : j’ai été ravie de ce discours, mettons-le cuire, nous y penserons quelque jour » (Id.). Elle ne donna pas suite à ce projet de demande : elle sentait trop bien que la plus légitime institutrice de la fille, c’est sa propre mère et qu’il ne faut point rompre, ni même interrompre longtemps ces rapports naturels. Maïs elle ne la perd pas de vue, et son cœur, sans cesse en route de Paris à Aix, l’environne de ses tendres sollicitudes. Pauline, mise en dépôt quelque temps au pensionnat d’Aubenas, en avait rapporté, paraît-il, ces airs confits en modestie que les petites empruntent volontiers aux grandes : « Vous avez raison. » écrit-elle à Mme de Grignan, de supprimer la modestie de Pauline ; elle serait usée à quinze ans : une modestie prématurée et déplacée pourrait faire de méchants effets. » (25 octobre 1679.)

C’est aussi du pensionnat peut-être qu elle avait rapporté, en dépit des gronderies des maîtresses, l’habitude de contrefaire le langage, les gestes des personnes ; elle s’en acquittait agréablement et faisait rire. Sa grand’mère ne pouvait être très-sévère sur ces badinages satiriques : c’était une pointe des Rabutin : « Mon Dieu ! que Pauline est plaisante ! que sa petite vivacité, que je vois d’ici, est aimable et divertissante ! Sans vouloir louer la qualité de contrefaire, il faut : avouer que c’est la chose du monde qui réjouit le plus parfaitement. Comme je suis persuadée que Pauline n’en fera point un mauvais usage et que ce plaisir ne sera que pour sa famille, je suis fort aise qu’elle ait ce talent et j’espère bien en avoir ma part. Son frère est assez bon singe aussi ». Sage restriction et qui, si elle eût été mise en pratique par Bussy-Rabutin, eût épargné à ce cousin de Mme de Sévigné dix-sept années de disgrâce.

L’éducation se continue ainsi sous le regard lointain de la bonne grand’mère, bien plus portée, comme de juste, à la louange qui encourage qu’à la critique qui rend craintive. Pauline lui écrit sa première lettre : grosse affaire pour une petite fille. Elle ne manque pas de l’admirer, quoiqu’elle voie bien que ce n’est pas son écriture ; mais elle y reconnaît son style : c’est avoir de bons yeux. La lettre fait le tour de la famille et des amies ; les oncles sont ravis, Mme de la Fayette en oublie une vapeur dont elle était suffoquée. Ces mêmes yeux de grand’mère lui font voir, dans cette lettre, que Pauline est jolie ; et bientôt même ce n’est plus seulement jolie, c’est « Pauline et ses charmes. » (13 décembre 1679.)

Touchante tendresse et qui n’avait rien de simulé (car le cœur de Mme de Sévigné ne connut jamais que la sincérité), mais qui se complaisait en ses effusions, afin que Me de Grignan fût fière de sa fille et ne songeât plus à s’en séparer. Avec quelle délicatesse, quels ménagements et en même temps quelle haute raison elle lui trace ses règles de conduite à cet égard et ce qu’exige l’éducation de la jeune fille. « Pour moi, je jouirais de cette petite société, qui vous vous doit faire un amusement et une occupation : je la ferais travailler, lire de bonnes choses, maïs point trop simples ; je raisonnerais avec elle, je verrais de quoi elle est capable et je lui parlerais avec amitié et confiance… C’est un prodige que cette petite ; son esprit est sa dot. Jamais vous ne serez embarrassée de cette enfant ; au contraire, elle pourra vous être utile. Préparez-la à m’aimer et baisez-la tout à l’heure pour l’amour de moi. » (15 juin 1680, 26 octobre 1688.)

La question des lectures surtout la préoccupe. On n’avait pas alors tous ces livres d’éducation, à la fois amusants et instructifs, dont les Jules Verne, les Macé, les Stahl (Hetzel), les H. Fabre et d’autres ont enrichi de nos jours la bibliothèque des jeunes filles ; on ne pouvait recourir qu’aux écrivains de la haute littérature, et je ne sais si cela n’avait pas en définitive ses avantages. C’est dans les grandes tragédies de Corneille (le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte) publiées en 1643, dans les odes de Malherbe, les lettres et traités de Balzac, les écrits de Montaigne, de Descartes, que se forma l’esprit de Mmes de Sablé, de la Suze, de Motteville, de Sévigné, Deshoulières, de la Fayette. On savait, non-seulement le français, mais l’italien et l’espagnol, et même le latin. Mlle de la Vergne (qui fut plus tard Mme de la Fayette) lisait en moquerie avec ses amies les couplets latins que versifiait pour elle le jeune et déjà docte Ménage ; Mme de Sévigné, dans ses lettres, cite presque aussi souvent du latin que de l’italien. Elle avait aussi habitué sa fille à de fortes lectures, et, de fait, quoique Mme de Grignan soit loin de l’incomparable génie de sa mère, les rares lettres d’elle qui nous ont été transmises portent la marque d’un esprit bien trempé.

Pauline était donc en bonnes mains, et avec sa vive intelligence, son « esprit qui dérobait tout », selon le mot de sa mère, elle ne pouvait manquer de profiter. À sept ans, elle lisait les lettres de Voiture, et « elle les entend comme nous », écrivait Mme de Sévigné (11 septembre 1680). Puis, son cercle de lectures s’étendant de plus en plus, ainsi qu’il arrive d’ordinaire aux jeunes filles qui ont du loisir et qui ne sont pas trop surveillées, sa curiosité innocente la porte dans des coins quelque peu réservés.