Éducation de Pauline de Grignan/02

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Éducation de Pauline de Grignan
Revue pédagogique1, premier semestre (p. 475-484).

ÉDUCATION DE PAULINE DE GRIGNAN. (Suite.)


« Je la trouve bien avancée, dit la lettre du 29 octobre 1688, d’avoir lu les Métamorphoses ; on ne revient point de là à la Guide des pécheurs ; donnez, donnez-lui hardiment les Essais de morale. On voit à ses réponses qu’elle a beaucoup d’esprit et de vivacité. Joignez cela avec beaucoup d’envie de vous plaire, et vous ferez une merveille de cette petite cire molle que vous tournerez comme vous voudrez. Parlez-lui de ce qui lui convient, comme je vous ai ouïe souvent parler à votre fils ; de la manière dont vous me la représentez, elle en profitera à vue d’œil, et cela vous fera un grand amusement et une occupation digne de vous, et selon Dieu et selon le monde. » (29 octobre 1688).

Les Essais de morale de Nicole, livre si savant dans la connaissance du cœur humain, sont la lecture qu’elle conseille le plus souvent ; elle y joint l’Abbadie, théologien et moraliste protestant, encore bien moins lu aujourd’hui que Nicole. À côté de l’Abbadie elle place l’Histoire de l’Église du P. Maimbourg, « afin, dit-elle, de marier le luth à la voix » (21 décembre 1689). L’histoire aussi lui paraît une grande ressource d’éducation : « on est si aise de se transporter un peu en d’autres siècles ! cette diversité donne des connaissances et des lumières, et c’est un grand asile contre l’ennui. » Elle recommande la Vie de Théodose (par Fléchier), « dont le beau style console de tous les maux » ; la Vie de Sixte-Quint, en italien ; Davila, histoire des guerres civiles de France, encore en italien : « Je voudrais qu’elle eût quelque ordre dans le choix des histoires, qu’elle commençât par un bout et finit par l’autre, pour lui donner une teinture légère, mais générale, de toutes choses. Davila est admirable ; mais on l’aime mieux quand on connaît un peu ce qui conduit à ce temps-là, comme François Ier, Louis XII et d’autres, » (14 décembre 1689.)

Ces indications montrent combien notre littérature alors était pauvre dans le genre historique. Pour l’histoire de France, on n’avait que Mézeray ; pour l’histoire ancienne, on n’avait pas encore Rollin. Quant à Amyot, si agréable dans son vieux style, Mme de Sévigné ne semble pas l’avoir connu. Elle appréciait pourtant Comines, en qui elle trouve « un tour plaisant, beaucoup de bon sens et de justes peintures des traverses de la vie humaine » ; elle mentionne aussi Joinville ; mais elle ne jugeait pas sans doute que ces ouvrages pussent être goûtés de Pauline, assez rebelle d’ailleurs à toute lecture d’histoire sérieuse et qui disait d’elle-même plus tard : « Pour vous dire humblement la vérité, je n’ai jamais aimé l’histoire toute sèche ; mais quand elle est ornée de jolis traits, de faits un peu fabuleux, dans le goût par exemple de Quinte-Curce, oh ! alors je la lis avec grand plaisir. Je n’ai jamais pu avaler l’histoire de France, Mézeray, Varillas : voilà ma confession. Les livres de morale et les romans, c’est mon goût. » (6 février 1132.)

Les romans, nous y voilà ; ce n’est pas d’aujourd’hui, on le voit, que date cette passion, contre laquelle tant de voix graves se sont élevées, sans pouvoir en guérir la jeunesse, et quelquefois l’âge mûr. Pourquoi aussi le monde réel est-il si peu charmant ? C’est sa faute si l’on aime à s’enfuir dans le monde imaginaire des dévouements chevaleresques, des exaltations généreuses, des désintéressements héroïques, des amours nobles et purs. Tout le moyen âge, si malheureux et si troublé, fut épris de romans : Roman de la Rose, Roman du Renard, romans des Douze Pairs ; Arthur, Lancelot du Lac, la Belle Genévra, Ogier le Danois, l’Enchanteur Merlin, voilà ce qui passionnait les châteaux et les chaumières. Au XVIIe siècle après d’Urfé et ses poétiques bergers du Lignon, on eut les volumineuses compositions de La Calprenède, sa Cassandre, sa Cléopâtre, chacune en dix ou douze gros tomes, et son Faramond, qu’il était en train de conduire au quinzième tome, quand il mourut. On fut consolé de cette perte par Mlle de Scudéri : le Grand Cyrus, la Clélie firent les délices de ses contemporains.

Notre Pauline dévorait ces romans, et sa grand’mère, qui les avait tous lus et relus, qui les relisait encore peut-être, n’osait pas trop l’en blâmer : « Je ne veux rien dire sur les goûts de Pauline ; je les eus avec tant d’autres que je n’ai qu’à me taire. Il y a des exemples des bons et des mauvais effets de ces sortes de lectures : vous ne les aimez pas, vous avez fort bien réussi ; je les aimais, je n’ai pas trop mal couru ma carrière ; tout est sain aux sains, comme vous dites. Pour moi, qui voulais m’appuyer dans mon goût, je trouvais qu’un jeune homme devenait généreux et brave en voyant mes héros, et qu’une fille devenait honnête et sage en lisant Cléopâtre. Quelquefois il y en à qui prennent un peu les choses de travers ; mais elles ne feraient peut-être guère mieux, quand elles ne sauraient pas lire : quand on a l’esprit bien fait, on n’est pas aisée à gâter ; Mme de la Fayette en est encore un exemple. Cependant il est très-assuré, très-vrai, très-certain que M. Nicole vaut mieux. Cela posé, je vous conjure, ma chère Pauline, de ne tant tourner votre esprit du côté des choses frivoles, que vous n’en conserviez pour les solides : autrement votre goût aurait les pâles couleurs. » (6 novembre 1689.)

Le confesseur de Pauline n’eut point, paraît-il, la même indulgence que sa grand’mère. En expiation de ses lectures de romans, aggravées encore par celle du Pastor fido (de Guarini), de l’Aminta (du Tasse), de la Philli di Sciro et des comédies de Corneille, elle dut, pour pénitence et édification, lire les Oraisons du P. Cotton, et sa mère les lisait avec elle, Mme de Sévigné, rebutée du mauvais style, non moins que de la morale parfois un peu puérile du bon Père, ne goûtait pas trop ce préservatif : « Que je vous plains, écrit-elle à la comtesse, de lire de telles choses ! Il serait beau que vous fissiez comme à Sainte-Marie : les deux juments de M. de Sévigné ont couru les champs ; cela nous avertit qu’il ne faut point laisser de jeunes personnes la bride sur le cou, sœur Pauline voilà votre fait ; le soleil se coucha dans un furieux nuage hier et le brouillard fut fort épais ; cela nous avertit, mes sœurs, qu’il ne faut point se promener en cette saison. Voilà ce qui me revient dans l’esprit de cette belle lecture, et toute la morale qu’on en peut tirer. » Ce qui la fâche surtout, c’est la défense de lire Corneille : « Je ne pense pas que vous ayez le courage d’obéir à votre père Lanterne ; voudriez-vous ne pas donner le plaisir à Pauline, qui a bien de l’esprit, d’en faire quelque usage, en lisant les belles comédies de Corneille, Polyeucte, Cinna, et les autres ? N’avoir de la dévotion que ce retranchement, sans y être portée par la grâce de Dieu, me paraît être bottée à cru. Je ne vois point que M. et Mme de Pompone en usent ainsi avec Félicité, à qui ils font étudier et expliquer ces belles pièces. Ils ont élevé Mme de Vins de la même façon, et ils ne laisseront pas d’apprendre parfaitement bien à leur fille comme il faut être chrétienne, ce que c’est que d’être chrétienne, et toute la beauté et la solide sainteté de notre religion. » (5 mai 1689 et 25 janvier 1690.)

Animée de ces sentiments d’une foi tout ensemble élevée et sincère, elle n’a garde, dans son plan d’éducation, d’oublier la haute éloquence chrétienne, dont elle ne se lassait pas elle-même d’admirer les sublimes conceptions : « Nous relisons, dit-elle (11 janvier 1690), toutes les belles oraisons funèbres de M. de Meaux, de M. l’abbé Fléchier, de M. Mascaron, de Bourdaloue : nous repleurons M. de Turenne, Me de Montausier, M. le Prince, feue Madame, la reine d’Angleterre ; ce sont des chefs-d’œuvre. Il ne faut point dire : Oh ! cela est vieux. Non, cela n’est point vieux, cela est divin. Pauline en serait instruite et ravie. » Elle recommande aussi : « les beaux livres de dévotion » ; car elle ne pouvait s’accommoder de la vulgarité qui règne parfois dans certains de ces livres ; puis elle ajoute : « A l’égard de la morale, je ne voudrais point du tout qu’elle mît son petit nez, ni dans Montaigne, ni dans Charron, ni dans les autres de cette sorte : il est bien matin pour elle. » (11 et 45 janvier 1690.)

Ainsi se poursuivait l’éducation de l’intéressante Pauline, qui cependant avait atteint sa pleine quinzième année. C’était une phase nouvelle. Quinze ans, c’est l’âge des étonnements naïfs, des questions parfois embarrassantes (v. 30 octobre 1689) ou des réponses qui ne le sont pas moins. C’est encore l’âge où on fait sa petite bourse ; on a son argent à soi, on économise, on avaricie sur ses menues dépenses, ses bottines, ses rubans, ses pauvres même quelquefois ; on a dans quelque petit recoin quelques jolies petites pièces neuves, on devient « gardeuse », comme dit Mme de Sévigné (9 août 1689). On trouve des maris provisoires à foison : des oncles, par exemple, ou de vieux amis de la famille. A quinze ans, l’enfant n’est plus une enfant ; sa petite personnalité, qui a commencé d’éclore à six ans, s’est développée ; la timidité et la soumission, conséquences de la faiblesse du premier âge, ne sont plus les mêmes ; on n’est plus une cire molle, on a une empreinte, c’est-à-dire un caractère, un mélange de qualités et de défauts. On a ses sentiments propres, ses goûts à soi, ses idées, ses opinions. Un beau jour la mère est toute surprise de trouver à côté d’elle, non plus un petit automate amusant dont elle est le ressort unique, mais un être qui a sa vie propre et ses petites résistances. Tant qu’on est dans le train ordinaire de la maison et des habitudes prises, chacune avec ses occupations diverses, ne se rencontrant qu’aux repas, à la promenade, à la prière du soir, en visites communes, rien ne paraît changé. Mais qu’une circonstance, un voyage en tête-à-tête, vous mette en présence, la situation se déclare.

C’est ce qui arriva pour Pauline, et ce fut dans un voyage à Marseille que Mme de Grignan s’aperçut que sa fille avait des volontés, des caprices, qu’elle osait critiquer, contredire, être raisonnante, en un mot que ce n’était plus la petite fille d’autrefois. Elle en fut mécontente. L’excellente et sage marquise lui écrit à ce sujet. « Pauline n’est donc pas parfaite ? Avait-elle gagé de l’être au sortir de son couvent ? Vous n’êtes point juste : et qui est-ce qui n’a pas de défauts ? en conscience, vous attendiez-vous qu’elle n’en eût point ? où preniez-vous cette espérance ? ce n’était pas dans la nature : vous vouliez donc qu’elle fût un prodige prodigieux, comme il n’y en a jamais eu. » (23 février 1689). Et une autre. fois : « Parlons un peu de Pauline, cette petite grande fille, tout aimable, toute jolie ; je n’eusse jamais cru qu’elle eût été farouche : je la croyais toute de miel ; mais, mon enfant, ne vous rebutez point : elle a de l’esprit, elle vous aime, elle s’aime elle-même, elle veut plaire ; il ne faut que cela pour se corriger, et je vous assure que ce n’est point dans l’enfance qu’on se corrige : c’est quand on a de la raison ; l’amour-propre, si mauvais à tant d’autres choses, est admirable à celle-là ; entreprenez donc de lui parler raison, et sans colère, sans la gronder, sans l’humilier, car cela révolte ; et je vous réponds que vous en ferez une petite merveille. Faites-vous de cet ouvrage une affaire d’honneur, et même de conscience. » (28 février 1687.)

Grâce à ces maternelles exhortations sans cesse répétées, les raccommodements se produisaient, et alors la bonne marquise était ravie : « Ne vous avais-je pas bien dit que l’envie de vous plaire achèverait de la rendre parfaite ? Il ne fallait point la mener rudement et vous voyez ce que la douceur a fait sur son esprit ; j’en ai une sensible joie, et pour elle et pour vous. » (4 septembre 1689.) Elle en complimente sa petite-fille : « Ma chère Pauline, j’ai été ravie de revoir votre écriture ; je craignais que vous ne m’eussiez oubliée dans votre prospérité : c’en est une si grande pour vous que d’être bien avec votre chère maman et d’en être devenue digne, qu’une petite tête comme la vôtre en pourrait fort bien tourner. Je vous conseille de continuer l’exercice de toutes vos petites perfections, qui vous conservent l’amitié de votre maman, et en chemin faisant l’estime de tout le monde. » (28 septembre 1689.) Quelle différence du ton de cette lettre avec celui de la sèche Mme de Maintenon à sa jeune nièce : « Je vous aime trop, ma chère nièce, pour ne pas vous dire vos vérités. Vous serez insupportable si vous ne devenez humble ; je vois en vous un orgueil effroyable. Vous savez l’Évangile par cœur, et qu’importe, si vous ne vous conduisez point par ses maximes ? Votre présomption est ridicule devant les hommes et criminelle devant Dieu. Que je vous retrouve, à mon retour, modeste, douce, timide, docile ; je vous en aimerai davantage. » Quel amour, que celui qui s’exprime de la sorte !

L’éducation de Pauline était presque achevée : elle avait appris l’histoire, ce qu’on en pouvait apprendre alors ; un peu de géographie (14 décembre 1689) ; la religion, la morale, quelques notions de mythologie (24 avril 1689). La large et ferme écriture à grands ramages de sa grand’mère et de sa mère l’avaient guérie de l’écriture pattes de mouche, qui commençait dès lors à s’introduire (18 mai 1689) ; elle avait lu les bons auteurs, et, par là connaissait très-bien sa langue et l’orthographe, sans avoir jamais eu de grammaire (22 avril et 1er juin 1689) ; elle savait tourner une lettre, rédiger gentiment une narration (il nous en reste une très-jolie d’elle à l’âge de treize ans). L’italien lui était familier ; de plus, elle savait danser et faire des révérences (30 novembre 1689). Ses yeux bleus, sous ses cils noirs ; une taille libre, adroite ; de la vivacité, une physionomie plutôt piquante que touchante, en faisaient une personne « assez assaisonnée ». Seulement (il y a toujours un seulement), il y avait « ce nez : Il est vrai, dit Mme de Sévigné, que ce nez est une étrange affaire ». C’était, paraît-il, le nez carré du comte de Grignan, « la marque de l’ouvrier », disait plaisamment la bonne marquise. À tout prendre, Pauline, en dépit de « ces gens qui ont un peu » mis leur nez mal à propos » (16 octobre 1689), était assez pourvue d’agrément pour plaire, même à d’autres yeux qu’à ceux de sa grand’mère, et le moment paraissait venu de la produire.

Mais c’est à ce moment aussi et quand il n’y a plus qu’un pas à faire pour entrer dans le tourbillon du monde, que chez mainte jeune fille un double sentiment ou plutôt deux sentiments contraires se font jour : attraction, appréhension. Le cœur est inquiet et troublé, incertain ; l’inconnu l’attire et l’effraie. C’est dans ces perplexités : d’hésitation, que la vie religieuse, avec ses austères quiétudes, se présente à l’âme comme un refuge désirable. Et la chose était bien plus fréquente, et en quelque sorte naturelle, à une époque où la constitution des familles, l’éducation, les exemples nombreux de ces sortes de résolutions, semblaient conseiller cette voie aux jeunes filles.

Pauline traversa cette phase critique ; elle alla s’enfermer au couvent d’Aubenas, elle écrivit à Mme d’Épernon pour savoir de cette sainte femme si Dieu voulait qu’elle fût carmélite. Sa mère n’osait trop l’en détourner ; mais la sage tendresse de sa grand’mère fit appel aux lumières du coadjuteur (depuis archevêque) d’Arles, frère de M. de Grignan, et sut l’arrêter sur cette pente où l’entraînait son imagination plutôt qu’une vocation sérieuse. (9 mars et 13 avril 1689, 23 avril et 12 mai 1690.)

Ce fut là comme le couronnement de l’éducation forte et sensée que reçut Pauline. Dès lors son temps de chrysalide est fini, elle devient Mademoiselle de Grignan, et bientôt (29 novembre 1694), ce sera la marquise de Simiane. Disons en terminant, et pour faire honneur à son éducation, qu’aucune dame de France ne la surpassa en vertus et en qualités aimables. C’est à sa reconnaissance que nous devons le recueil des Lettres de Mme de Sévigné, trésor inestimable, dont elle dit avec raison : « Ces lettres sont remplies de préceptes et de raisonnements si justes et si sensés, avec tant d’art et d’agrément, que leur lecture ne peut être que très-utile aux jeunes personnes et à tout le monde. »