Élémens de chimie/Discours préliminaire

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Imprimerie de Jean-François Picot (p. xiii-lxxvi).
DISCOURS

PRÉLIMINAIRE.


IL paroît que les anciens peuples avoient quelques notions de la chimie : l’art de travailler les métaux qui remonte à l’antiquité la plus reculée, l’éclat que les Phéniciens donnoient à certaines couleurs, le luxe de Tyr, les fabriques nombreuses que renfermoit dans ses murs cette ville opulente, tout annonce de la perfection dans les arts, et suppose des connoissances assez étendues et assez variées sur la chimie. Mais les principes de cette science n’étoient point encore réunis en un corps de doctrine ; ils étoient concentrés dans les seuls atteliers où ils venoient de prendre naissance, et la seule observation transmise de bouche en bouche éclairoit et conduisoit l’Artiste. Telle est, sans-doute, l’origine de toutes les sciences : elles ne présentent d’abord que des faits isolés ; les vérités sont confondues avec l’erreur, le temps et le génie peuvent seuls en épurer le mélange, et le progrès des lumières est toujours le fruit tardif d’une expérience lente et pénible. Il est difficile de marquer l’époque précise de l’origine de la science chimique ; mais nous trouvons des traces de son existence dans les siècles les plus reculés : l’agriculture, la minéralogie et tous les arts qui lui doivent des principes étoient cultivés et éclairés ; nous voyons les premiers peuples, à peine sortis de la nuit des temps, entourés de tous les arts qui fournissent à leurs besoins ; et nous pourrions comparer la chimie à ce fleuve fameux dont les eaux fertilisent toutes les terres qu’elles inondent, mais dont les sources nous sont encore inconnues.

L’Égypte, qui paroît avoir été le berceau de la chimie réduite en principes, ne tarda pas à tourner les applications de cette science vers un but chimérique : les premiers germes de la chimie furent bientôt altérés par la passion de faire de l’or : on vit, en un moment, tous les travaux dirigés vers la seule Alchymie ; on ne parut plus occupé qu’à interpréter des fables, des allusions, des hiéroglyphes, etc. et les travaux de plusieurs siècles furent consacrés à la recherche de la Pierre philosophale. Mais, en convenant que les Alchimistes ont suspendu les progrès de la chimie, nous sommes bien éloignés d’outrager la mémoire de ces philosophes, et nous leur accordons le tribut d’estime qu’ils méritent à tant de titres : la pureté de leurs sentimens, la simplicité de leurs mœurs, leur soumission à la Providence, leur amour pour le Créateur pénètrent de vénération tous ceux qui lisent leurs ouvrages ; les vues profondes du génie sont par-tout dans leurs écrits à côté des idées les plus extravagantes, les vérités les plus sublimes y sont dégradées par les applications les plus ridicules ; et ce contraste étonnant de superstition et de philosophie, de lumière et d’obscurité, nous force de les admirer lors même que nous ne pouvons pas nous dispenser de les plaindre. Il ne faut pas confondre la secte des Alchimistes, dont nous parlons en ce moment, avec cette foule d’imposteurs et cet amas sordide de souffleurs, qui cherchent des dupes et nourrissent l’ambition de certains imbéciles par l’espoir trompeur d’augmenter leurs richesses ; cette dernière classe d’hommes vils et ignorans n’a jamais été reconnue par les vrais Alchimistes ; et ils ne méritent pas plus ce nom que celui qui vend des spécifiques sur des treteaux ne mérite le titre honorable de Médecin.

L’espoir de l’Alchimiste peut être peu fondé : mais le grand homme, lors même qu’il poursuit un but chimérique, sait profiter des phénomènes qui se présentent, et retire de ses travaux des vérités utiles qui auroient échappé à des hommes ordinaires ; c’est ainsi que les Alchimistes ont enrichi successivement la pharmacie et les arts de presque toutes leurs compositions.

La fureur de s’enrichir a été, de tout temps, une passion si générale, qu’elle a pu décider plusieurs personnes à cultiver une science qui, ayant plus de rapport qu’aucune autre avec les métaux, en étudie plus particulièrement la nature, et paroît faciliter les moyens de les composer : on sait que les Abdéritains ne commencèrent à regarder les sciences, comme une occupation digne d’un homme raisonnable, qu’après avoir vu un Philosophe célèbre s’enrichir par des spéculations de commerce ; et je ne doute point que le désir de faire de l’or, n’ait décidé la vocation de plusieurs Chimistes.

Nous devons donc à l’alchimie quelques vérités et quelques Chimistes : mais c’est peu, en comparaison de ce que plusieurs siècles auroient pu nous fournir de connoissances utiles si, au lieu de chercher à former les métaux, on s’étoit borné à les analyser, à simplifier les moyens de les extraire, de les combiner, de les travailler, et d’en multiplier et rectifier les usages.

À la fureur de faire de l’or, a succédé l’espoir si séduisant de prolonger ses jours par le moyen de la chimie : on s’est persuadé aisément qu’une science qui fournissoit des remèdes à tous les maux, pourroit parvenir sans effort à la médecine universelle. Ce qu’on racontoit de la longue vie des anciens paroissoit un effet naturel de leurs connoissances en chimie ; les fables nombreuses de l’antiquité obtenoient la faveur des faits avérés ; et les Alchimistes, après s’être épuisés dans la recherche de la pierre philosophale, parurent ranimer leurs efforts pour parvenir à un but plus chimérique encore : alors prirent naissance les élixirs de longue vie, les arcanes, les polichrestes et toutes les préparations monstrueuses dont quelques-unes sont parvenues jusqu’à nous.

La chimère de la médecine universelle agitoit presque toutes les têtes dans le seizième siècle ; et on promettoit l’immortalité avec la même effronterie qu’un Baladin annonce son remède à tous maux. Le peuple se laisse aisément séduire par ces folies promesses ; mais l’homme instruit ne crut jamais que le Chimiste pût parvenir à renverser cette loi générale de la nature, qui condamne tous les êtres vivans à se renouveler et à entretenir une circulation fondée sur des décompositions et des générations successives ; on accabla peu-à-peu cette secte de mépris ; l’enthousiaste Paracelse qui, après s’être flatté de l’immortalité, mourut à quarante-huit ans dans un cabaret de Saltzbourg, mit le comble à l’ignominie. Dès ce moment les débris dispersés de cette secte se réunirent pour ne plus se donner en spectacle ; la lumière qui commençoit à percer de toutes parts, leur fit un besoin du secret et de l’obscurité, et c’est ainsi que s’épura la chimie.

Jacques Barner, Bohnius, Tachenius, Kunckel, Boyle, Crollius, Glazer, Glauber, Schroder, etc. parurent sur les ruines de ces deux sectes, pour fouiller dans ce tas de décombres, et séparer, de cet amas confus de phénomènes, de vérités et d’erreurs, tout ce qui pouvoit éclairer la science. La secte des Adeptes, réchauffée par la manie de l’immortalité, avoit fait connoître beaucoup de remèdes ; et la pharmacie et les arts s’enrichirent alors de formules et de compositions dont il ne fallut que rectifier l’opération et mieux raisonner les applications.

Le célèbre Becher parut à-peu-près dans le même temps : il retira la chimie du cercle trop étroit de la pharmacie ; il montra ses liaisons avec tous les phénomènes de la nature ; et la théorie des météores, la formation des métaux, les phénomènes de la fermentation, les loix de la putréfaction, tout fut embrassé et développé par ce génie supérieur.

La chimie fut alors ramenée à son véritable but : et Stalh qui succéda à Becher, rappela à quelques principes généraux tous les faits dont son prédécesseur avoit enrichi la science ; il parla un langage moins énigmatique, classa tous les faits avec ordre et méthode, et purgea cette science de cette rouille alchimique dont Becher lui-même l’avoit si fort infectée. Mais, si on considère ce qui est du à Stalh et ce qu’on a ajouté à sa doctrine jusqu’au milieu de ce siècle, on ne peut qu’être étonné du peu de progrès que fit la chimie : en consultant les travaux des Chimistes qui ont paru après Stalh, nous les voyons presque tous, enchaînés sur les pas de ce grand-homme, souscrire aveuglément à toutes ses idées ; la liberté de penser paroît ne plus exister pour eux. Et, lorsqu’une expérience bien faite laisse échapper quelque trait de lumière peu favorable à cette doctrine, on les voit se tourmenter d’une manière ridicule pour former une interprétation illusoire : c’est ainsi que l’accrétion en pesanteur qu’acquièrent les métaux par la calcination, quoique peu favorable à l’idée de la soustraction d’un principe sans aucune addition, n’a pas pu ébranler cette doctrine.

L’opinion presque religieuse qui asservissoit tous les Chimistes à Stalh, a nui sans-doute aux progrès de la chimie ; mais la fureur de réduire tout en principes, et d’établir une théorie sur des expériences incomplètes ou sur des faits mal vus, ne lui a pas présenté de moindres obstacles : du moment que l’analyse eut fait connoître quelques principes des corps, on se crut en possession des premiers agens de la nature ; on se crut autorisé à regarder comme élémens ce qui ne parut plus susceptible d’être décomposé ; les acides et les alkalis jouèrent le premier rôle ; et on parut oublier que le terme où s’arrête l’Artiste n’est point celui du Créateur, et que le dernier résultat de l’analyse marque à la vérité les bornes de l’art, mais ne fixe point celles de la nature. On pourroit encore reprocher à quelques Chimistes d’avoir trop négligé les opérations de la nature vivante : ils se sont concentrés dans leurs laboratoires, n’ont étudié les corps que dans leur état de mort, et n’ont pu acquérir que des connoissances très-incomplètes ; car celui qui, dans ses recherches, n’a d’autre but que de connoître les principes d’une substance, est comme le Médecin qui croiroit prendre une idée complète du corps humain en bornant ses études à celle du cadavre. Mais nous observerons que pour bien étudier les phénomènes des corps vivans, il falloit avoir le moyen de se saisir des principes gazeux qui s’échappent des corps, et d’analyser ces substances volatiles et invisibles qui se combinent : or, ce travail étoit alors impossible ; et gardons-nous d’imputer aux hommes ce qui ne doit être rapporté qu’au temps où ils ont vécu.

Ce seroit peut-être le cas de se demander pourquoi la chimie a été plutôt connue et plus généralement cultivée en Allemagne et dans le Nord que dans notre Royaume ! je crois qu’on pourroit en donner plusieurs raisons : la première, c’est que les Élèves de Stalh et de Becher y ont dû être plus nombreux et conséquemment l’instruction plus répandue ; la seconde, c’est que l’exploitation des mines, devenue une ressource nécessaire aux Gouvernemens du Nord, a été singulièrement encouragée, et que la chimie qui éclaire la minéralogie, a dû nécessairement participer à ces encouragemens[1].

Ce n’est que vers la fin du dernier siècle qu’on a commencé parmi nous à cultiver la chimie avec avantage : les premières guerres de Louis XIV, si propres à développer le talent de l’Artiste, de l’Historien, du Militaire, paroissoient bien peu favorables à l’étude paisible de la nature. Le Naturaliste qui dans ses recherches ne voit par-tout qu’union et harmonie, ne sauroit être témoin indifférent de ces scènes continuelles de désordre et de destruction ; et son génie s’éteint au milieu des troubles et des agitations. L’ame du grand Colbert, profondément pénétrée de ces vérités, essaya bientôt de tempérer le feu de la discorde en rappelant les esprits vers les seuls objets qui pouvoient assurer le calme et la prospérité de l’État ; il s’occupa de faire fleurir le commerce ; il établit des fabriques ; les savans furent appelés de toutes parts, encouragés et réunis pour concourir à ses vastes projets : alors l’ardeur de tout connoître remplaça, pour quelque temps, la fureur de tout envahir ; et la France le disputa bientôt à toutes les Nations, par les progrès rapides des sciences et la perfection des arts : on vit paroître, presque à la fois, les Lemery, les Homberg, les Geoffroy, et les autres Nations ne furent plus en droit de nous reprocher que nous n’avions pas de Chimistes. Dès ce moment l’existence des arts parut plus assurée ; toutes les sciences qui leur fournissent des principes furent cultivées avec le plus grand succès ; et l’on croira, à peine, que, dans quelques années, les arts aient été tirés du néant, et portés à un tel point de perfection, que la France qui jusques-là avoit tout reçu de l’Étranger, eût la gloire de fournir à ses voisins des modèles et des marchandises.

Cependant la chimie et l’histoire naturelle n’étoient encore cultivées que par un très-petit nombre de personnes au commencement de ce siècle ; et l’on croyoit alors que leur étude devoit être concentrée dans les seules Académies. Mais deux hommes, à jamais célèbres, en ont rendu le goût général sous le règne de Louis quinze : l’un, animé de cette noble fierté qui ne connoît point le pouvoir des préjugés, de cette ardeur infatigable qui surmonte si aisément les obstacles qui se présentent, de cette franchise qui inspire de la confiance, fit passer dans le cœur de ses élèves l’enthousiasme dont il étoit pénétré. Dans le temps que Rouelle éclairoit la chimie, Buffon préparoit dans l’histoire naturelle une révolution encore plus étonnante : les naturalistes du nord n’étoient parvenus qu’à se faire lire par un petit nombre de savans, et les ouvrages du naturaliste François furent bien-tôt, comme ceux de la nature, entre les mains de tout le monde. Il sut répandre, dans ses écrits, ce vif intérêt, ce coloris enchanteur et cette touche délicate et vigoureuse, qui préviennent, attachent et subjuguent : la profondeur du raisonnement s’allie par-tout à ce que l’imagination la plus brillante peut offrir d’agrémens et d’illusions ; le feu sacré du génie anime toutes ses productions ; ses systèmes présentent toujours les vues les plus sublimes dans leur ensemble et l’accord le plus parfait dans les détails ; lors même qu’il n’offre que des hypothèses, on aime à se persuader qu’il dit des vérités ; on devient semblable à cet homme qui, après avoir admiré une belle statue, fait des efforts pour se persuader qu’elle respire et écarte tout ce qui peut dissiper son illusion ; on reprend l’ouvrage avec plaisir comme celui qui se replonge dans le sommeil pour prolonger les erreurs d’un songe agréable.

Ces deux hommes célèbres, en répandant le goût de la chimie et de l’histoire naturelle, en faisant mieux connoître leurs rapports et leurs usages, leur concilièrent la faveur du gouvernement ; et, dès ce moment, tout le monde s’intéressa aux progrès de ces deux sciences. Les personnes les plus qualifiées du Royaume s’empressèrent de concourir à la révolution qui se préparoit ; les sciences inscrivirent bien-tôt dans leurs fastes les noms chers et respectés des, Larochefoucault, d’Ayen, de Chaulnes, de Lauraguais, de Malesherbes, etc. et ces hommes distingués par leur naissance s’honorèrent d’un nouveau genre de gloire qui n’est plus l’effet du hasard ou des préjugés. Ils enrichirent la chimie de leurs découvertes, associèrent leurs noms à ceux de tous les savans qui couroient cette même carrière, ranimèrent dans l’ame du Chimiste cet amour de la gloire et cette ardeur du bien public qui suscitent toujours de nouveaux efforts ; l’homme ambitieux et intriguant n’étouffa plus l’homme de génie modeste et timide ; le crédit des hommes en place servit d’égide et de soutien contre la calomnie et la persécution ; on assigna des récompenses au mérite ; des savans furent envoyés dans toutes les parties du monde pour en étudier l’industrie et nous en rapporter les productions ; des hommes du premier mérite furent invités à nous éclairer sur nos propres richesses ; et des établissemens de chimie formés dans les principales villes du Royaume répandirent le goût de cette science, et fixèrent parmi nous les arts que vainement on auroit Prétendu naturaliser si on ne leur avoit donné une base stable. Les professeurs établis dans la capitale et les provinces paroissent placés entre les Académies et le Peuple, pour préparer à celui-ci les vérités utiles qui émanent de ces corps, et nous pourrions les considérer comme un milieu qui brise et modifie les rayons de lumière qui partent de ces divers foyers, et les dirige vers les atteliers pour y éclairer et perfectionner la pratique. Sans ces faveurs, sans cette considération, sans ces récompenses, auroit-on pu se flatter que le savant, même le plus modeste, se dévouât à préparer la gloire d’une Nation dont il étoit inconnu ! Auroit-il pu lui-même espérer de parvenir à faire prospérer une découverte ! Auroit-il eu assez de fortune pour travailler en grand, et vaincre, par ce seul moyen, les préjugés sans nombre qui l’éloignent des atteliers ! Les sciences contemplatives ne demandent au souverain que repos et liberté ; les sciences expérimentales exigent plus, elles veulent des secours et des encouragemens. Eh ! que pouvoit-on espérer de ces siècles de Barbarie où le Chimiste osoit à peine avouer le genre d’occupation dont il faisoit en secret ses délices ! Le titre de Chimiste étoit presque un opprobre ; et le préjugé qui le confondoit avec ces souffleurs éternels qui ne méritoient de sa part que pitié, a retardé peut-être de plusieurs siècles la renaissance des arts, puisque la chimie devoit leur servir de base. Si les Princes, amis des arts et jaloux d’une gloire pure et durable, avoient eu soin d’honorer les savans, de recueillir précieusement leurs travaux et de nous transmettre sans altération les annales précieuses du génie des hommes, nous serions dispensés de fouiller dans les premiers temps pour aller consulter quelques débris échapés au naufrage ; et nous nous épargnerions le regret de convenir, après bien des travaux inutiles, qu’il ne nous reste des chefs-d’œuvre de l’antiquité que pour nous donner une idée de la supériorité où l’on étoit parvenu : le temps, le fer, le feu, les préjugés ont tout dévoré et nos recherches ne font qu’ajouter nos regrets aux pertes qui ont été faites.

La chimie a non-seulement à se glorifier de nos jours de la protection du gouvernement ; mais elle s’enorgueillit encore d’une conquête tout aussi glorieuse : elle a fixé les regards et fait l’occupation de plusieurs hommes, chez qui l’habitude d’une étude profonde des Sciences exactes a fait une nécessité de n’admettre que ce qui est démontré et de ne s’attacher qu’à ce qui est susceptible de l’être, et MM. de Lagrange, de Condorcet, Vandermonde, Monges, de la Place, Meusnier, Cousin, les plus célèbres mathématiciens de l’Europe, s’intéressent tous aux progrès de cette science, et la plûpart l’enrichissent journellement de leurs découvertes.

Tant d’instructions, tant d’encouragemens ne pouvoient qu’opérer une révolution dans la science elle-même ; et nous devons aux efforts combinés de tous ces savans la découverte de plusieurs métaux, la création de quelques arts utiles, la connoissance de plusieurs procédés avantageux, l’exploitation de plusieurs mines, l’analyse des gaz, la décomposition de l’eau, la théorie de la chaleur, la doctrine de la combustion, et des connoissances si positives et si étendues sur tous les phénomènes de l’art et de la nature qu’en très-peu de temps la chimie est devenue une science toute nouvelle ; et l’on pourroit dire, avec bien plus de fondement, ce que le célèbre Bacon disoit de la chimie de son temps : ″il est sorti des fourneaux des Chimistes une nouvelle philosophie qui a confondu, tous les raisonnemens de l’ancienne″.

Mais, les découvertes se multipliant à l’infini dans la chimie, on a bientôt senti la nécessité de remédier à la confusion qui régnoit depuis si long-temps dans la langue de cette science. Il y a un rapport si intime entre les mots et les faits, que la révolution qui s’opère dans les principes d’une science doit en entraîner une pareille dans la langue de cette même science ; et il n’est pas plus possible, de conserver une nomenclature vicieuse à une science qui s’éclaire, s’étend et se simplifie, que de polir, civiliser et instruire des hommes grossiers sans rien changer à leur langue naturelle. Chaque Chimiste qui écrivoit sur une matière, se pénétroit de l’inexactitude des mots reçus jusqu’à lui ; il se croyoit autorisé à introduire quelque changement, et on rendoit insensiblement la langue chimique plus longue, plus pénible et plus confuse : c’est ainsi que l’acide carbonique a été connu, en quelques années, sous les noms d’air fixe, d’acide aërien, d’acide méphitique, d’acide craïeux, etc. et nos neveux disputeront un jour pour savoir si ces diverses dénominations n’ont pas désigné différentes substances. Le temps étoit donc arrivé où il falloit nécessairement réformer la langue de la chimie ; les vices de l’ancienne nomenclature et la découverte de beaucoup de substances rendoient cette révolution indispensable. Mais, il étoit nécessaire de soustraire cette révolution au caprice et à la fantaisie de quelques particuliers ; il étoit nécessaire d’établir cette nouvelle langue sur des principes invariables ; et le seul moyen de remplir ce but étoit sans doute d’ériger un tribunal, où des Chimistes d’un mérite reconnu discutassent les mots reçus sans préjugé comme sans intérêt, où les principes d’une nouvelle nomenclature fussent établis et épurés par la logique la plus sévère, et où l’on identifiât si bien la langue avec la science, le mot avec le fait, que la connoissance de l’un conduisit à la connoissance de l’autre : c’est ce qui a été exécuté, en 1788, par MM. de Morreau, Lavoisier, Berthollet et de Fourcroy.

Pour établir un système de nomenclature, on doit considérer les corps sous deux points de vue différens et les distribuer en deux classes : celle des substances simples ou réputées élémentaires, et celle des substances composées.

1°. Les dénominations les plus naturelles et les plus convenables qu’on puisse assigner aux substances simples, doivent être déduites d’une propriété principale et caractéristique de la substance qu’on veut désigner : on peut encore les distinguer par des mots qui ne présentent aucune idée précise à l’esprit. La plupart des noms reçus sont établis sur ce dernier principe, tels sont ceux de soufre, de phosphore, qui ne portent dans notre langue aucune signification, et ne réveillent en nous des idées déterminées que parce que l’usage les a appliqués à des substances connues. Ces mots consacrés par l’usage doivent être conservés dans une nouvelle nomenclature ; et on ne doit se permettre de changement que lorsqu’il est question de rectifier des dénominations vicieuses. Dans ce cas, les auteurs de la nouvelle nomenclature ont cru devoir tirer la dénomination de la principale propriété caractéristique de la substance : ainsi, on a pu appeller l’air pur, air vital, air du feu, gaz oxigène, parce qu’il est la base des acides, et l’aliment de la respiration et de la combustion. Mais il me paroît qu’on s’est un peu écarté de ce principe, lorsqu’on a donné le nom de gaz azote à la mofette atmosphérique : 1°. aucune des substances gazeuses connues, à l’exception de l’air vital, n’étant propre à la respiration, le mot azote convient à toutes hormis à une ; par conséquent cette dénomination n’est point fondée sur une propriété exclusive, distinctive et caractéristique de ce gaz ; 2°. cette dénomination étant une fois introduite, on auroit dû appeller l’acide nitrique acide azotique, et ses combinaisons azotates, puisqu’on a affecté de designer les acides par le nom qui appartient au radical ; 3°. si la dénomination de gaz azote ne convient point à cette substance aëriforme, celle d’azote convient encore moins à cette substance concrète ou fixée : car, dans cet état, tous les gaz sont essentiellement des azotes. Il me paroît donc, que la dénomination gaz azote n’est point établie d’après les principes qu’on a adoptés, et que les noms donnés aux diverses substances dont ce gaz forme un des élémens s’éloignent également des principes de la nomenclature. Pour corriger la nomenclature sur ce point, il n’est question que de substituer à ce mot une dénomination qui dérive du système général qu’on a suivi, et je me permettrai de proposer celle de gaz nitrogène : d’abord elle est déduite d’une propriété caractéristique et exclusive de ce gaz qui forme le radical de l’acide nitrique ; et, par ce moyen, nous conservons aux combinaisons de cette substance les dénominations reçues telles que celles d’acide nitrique, de nitrates, de nitrites, etc. Ainsi ce mot, qui nous est fourni par les principes adoptés par les célèbres auteurs de la nomenclature, fait rentrer toutes choses dans l’ordre qu’on s’est proposé d’établir.

2°. La méthode qu’on a adoptée pour déterminer les dénominations qui conviennent aux substances composées, me paroît simple et rigoureuse : on a cru que la langue de cette partie de la science devoit en présenter l’analyse, que les mots n’étoient que l’expression des faits, et que, par conséquent, la dénomination appliquée par un Chimiste à une substance analysée, doit nous en faire connoître les principes constituans : en suivant cette méthode, on unit et on identifie, pour ainsi dire, la nomenclature avec la science, le fait avec le mot ; on réunit deux choses qui, jusqu’ici, n’avoient paru avoir aucun rapport entr’elles, le mot et la substance qu’il représente ; et, par ce moyen, on simplifie l’étude de la chimie. Mais, en faisant l’application de ces principes incontestables aux divers objets que la chimie nous présente, nous devons suivre pas à pas l’analyse et établir d’après elle seule les dénominations générales et individuelles. Nous pouvons observer que c’est d’après cette méthode analytique que les diverses dénominations ont été assignées et que les distributions méthodiques de l’histoire naturelle se sont opérées dans tous les temps : si l’homme ouvroit les yeux, pour la première fois, sur les divers êtres qui peuplent ou composent ce globe, il établiroit leurs rapports sur la comparaison des propriétés les plus saillantes, et fonderoit sans-doute ses premières divisions sur les différences les plus sensibles : la diverse manière d’être des corps, ou leurs divers degrés de consistance, formeroient sa première distribution, en corps solides, liquides, aériformes. Un examen plus réfléchi et l’analyse plus suivie des individus, lui feroient bientôt connoître que les substances, que quelques rapports généraux avoient réunies dans la même classe et asservies à une dénomination générique, différoient essentiellement entr’elles, et que ces différences nécessitoient des subdivisions ; de-là, la division des corps solides, en pierres, métaux, substances végétales, animales, etc. la division des liquides, en eau, air vital, air inflammable, air méphitique, etc. En poussant plus loin les recherches sur la nature de ces diverses substances, on a dû s’appercevoir que presque tous les individus étoient formés par la réunion de principes simples ; et c’est ici où commencent les applications du système qu’on doit suivre pour assigner à chaque substance une dénomination qui lui convienne : pour remplir ce but, les auteurs de la nouvelle nomenclature ont tâché de présenter des dénominations qui désignassent et fissent connoître les principes constituans ; ce beau plan a été rempli pour ce qui regarde les substances qui ne sont pas très-compliquées, telles que les combinaisons des principes entr’eux, celles des acides avec les terres, les métaux, les alkalis, etc. et cette partie de la nomenclature ne me paroît rien laisser à désirer : on peut en voir le développement dans l’ouvrage publié à ce sujet par les Auteurs et dans le Traité élémentaire de chimie de M. Lavoisier. Je ne me permettrai que de présenter une idée de la méthode qu’on a suivie, et nous prendrons pour exemple les combinaisons des acides qui forment la classe des composés la plus nombreuse.

On a commencé par comprendre sous une dénomination générale la combinaison d’un acide avec une base quelconque : et pour observer un ordre plus rigoureux et soulager en même-temps la mémoire, on a donné la même terminaison à tous les mots qui désignent la combinaison d’un acide : de-là les mots sulfates, nitrates, muriates, pour désigner les combinaisons des acides sulfurique, nitrique, muriatique. On fait connoître l’espèce de combinaison en ajoutant au mot générique celui du corps qui est combiné avec l’acide : ainsi sulfate de potasse exprime la combinaison de l’acide sulfurique avec la potasse.

Les modifications de ces mêmes acides, dépendantes des proportions de leurs principes constituans, forment des sels diiférens de ceux dont nous venons de parler ; et les Auteurs de la nouvelle nomenclature ont exprimé les modifications des acides par la terminaison du mot générique. La différence dans les acides est presque toujours établie sur ce que l’oxigène y est en plus ou moins : dans le premier cas, l’acide prend l’épithète oxigéné ; de-là acide muriatique oxigéné, acide sulfurique oxigéné, etc. Dans le second cas, la terminaison du mot qui désigne l’acide est en eux ; de-là acide sulfureux, acide nitreux, etc. les combinaisons de ces derniers forment des sulfites, des nitrites, etc, les combinaisons des premiers forment des muriates oxigénés, des sulfates oxigénés, etc.

Les combinaisons des divers corps qui composent ce globe ne sont pas toutes aussi simples que celles dont nous venons de parler ; et on sent déjà combien les dénominations seroient longues et pénibles si on aspiroit à faire connoître dans une seule dénomination les principes constituans d’un corps formé par l’union de 5 à 6 : on a préféré d’employer dans ce cas le mot reçu, et on ne s’est permis d’autres changemens que ceux qui ont été nécessités pour substituer des mots convenables à des dénominations qui présentoient des idées contraires à la nature des objets qu’elles désignoient.

J’adopte cette nomenclature dans mes leçons et dans mes écrits ; et je n’ai pas tardé à m’appercevoir combien elle étoit avantageuse à l’enseignement, combien elle soulageoit la mémoire, combien elle excitoit le goût de la chimie, et avec quelle facilité et quelle précision les idées et les principes concernant la composition et la nature des corps se gravent dans l’esprit des auditeurs. Mais j’ai eu soin de présenter dans cet Ouvrage les termes techniques usités dans les arts ou reçus dans la société à côté des nouvelles dénominations ; je pense que, comme il est impossible de changer le langage du peuple, il faut descendre jusqu’à lui, et par ce moyen l’associer à nos découvertes : nous voyons, par exemple, que l’Artiste ne connoît l’acide sulfurique que sous le nom d’huile de vitriol, quoique la dénomination d’acide vitriolique ait été le langage des Chimistes pendant un siècle ; n’espérons pas d’être plus heureux que nos prédécesseurs ; et, bien-loin de nous isoler, multiplions nos rapports avec l’Artiste ; bien-loin d’aspirer à l’asservir à notre langue, inspirons-lui de la confiance en apprenant la sienne ; prouvons à l’Artiste que nos rapports avec lui sont plus étendus qu’il ne l’imagine ; et, par ce rapprochement, établissons une confiance réciproque et un concours de lumières qui ne peuvent que tourner au profit des arts et de la chimie.

Après avoir expliqué les principaux obstacles qui ont retardé les progrès de la chimie, et les causes qui, de nos jours, en ont assuré les progrès, nous tâcherons de faire connoître les principales applications de cette science ; et nous croyons y parvenir en jetant un coup-d’œil général sur les arts et les sciences qui en reçoivent quelque principe.

Presque tous les arts doivent leur naissance au hazard : ils ne sont en général, ni le fruit des recherches, ni le résultat des combinaisons ; mais tous ont un rapport plus ou moins marqué avec la chimie, et elle peut en éclairer les principes, en réformer les abus, simplifier les moyens, et hâter leurs progrès.

La chimie est à la plupart des arts ce que les mathématiques sont aux diverses parties qu’elles éclairent de leurs principes : il est, sans-doute, possible qu’on exécute des ouvrages de mécanique sans être Mathématicien, commue il est possible qu’on fasse une belle écarlate sans être Chimiste ; mais les opérations du Mécanicien et du Teinturier ne sont pas moins fondées sur des principes invariables, dont la connoissance seroit infiniment utile à l’Artiste.

On ne parle dans les atteliers que des caprices des opérations ; mais il me paroît que ce terme vague a pris naissance dans l’ignorance où sont les Ouvriers des vrais principes de leur art : car la nature n’agit point elle-même avec détermination et discernement, elle obéit à des loix constantes ; et les matières mortes que nous employons dans nos atteliers, présentent des effets nécessaires où la volonté n’a aucune part et où par conséquent il ne sauroit y avoir de caprices. "Connoissez mieux vos matières premières, pourroit-on dire aux Artisans : étudiez mieux les principes de votre art et vous pourrez tout prévoir, tout prédire et tout calculer : c’est votre seule ignorance qui fait de vos opérations un tâtonement continuel et une décourageante alternative de succès et de revers.

Le public qui crie sans cesse qu’expérience passe science, nourrit et accrédite cette ignorance de la part de l’Artisan ; et il n’est pas hors de propos d’apprécier la valeur de ces termes : il est très-vrai, par exemple, qu’un homme qui a une très-longue expérience peut exécuter les opérations avec exactitude ; mais il est toujours borné à la simple manipulation, et je le compare à un aveugle qui connoît un chemin et peut le parcourir avec aisance, peut-être même avec la hardiesse et l’assurance d’un homme qui y voit bien, mais il est hors d’état d’éviter les obstacles fortuits, hors d’état d’abréger son chemin et de simplifier sa route, hors d’état de se faire des principes qu’il puisse transmettre : voilà l’Artiste réduit par la seule expérience, quelque longue qu’on la suppose, à la qualité de Manipulateur. On a vu, me dira-t-on, des Artistes faire par un travail assidu des découvertes très-importantes : cela est vrai, mais ces exemples sont rares ; et, de ce qu’on a vu pareillement des hommes de génie, sans aucune théorie de mathématiques, exécuter des ouvrages merveilleux de mécanique, conclura-t-on que les mathématiques ne font pas la base de la mécanique, et qu’on peut aspirer à devenir grand Mécanicien sans une étude profonde des mathématiques ?

Il paroît aujourd’hui assez généralement reconnu que la chimie est la base des arts ; mais l’Artiste ne retirera de la chimie tout le parti qu’on est en droit d’en attendre, que lorsqu’on aura rompu cette puissante barrière que la méfiance, l’amour-propre et les préjugés ont élevée entre le Chimiste et lui : le Chimiste qui a essayé de la franchir a été souvent repoussé comme un innovateur dangereux ; et le préjugé qui règne en despote dans les atteliers, n’a seulement pas permis de penser qu’on pût faire mieux.

Il est facile de nous pénétrer des avantages que les arts peuvent retirer de la chimie, en jetant un coup-d’œil sur ses applications à chacun d’eux en particulier.

I°. Il paroît par les écrits de Columelle, que les anciens avoient des connoissances assez étendues sur l’agriculture : elle étoit regardée alors comme la première et la plus noble occupation de l’homme ; mais, une fois que les objets de luxe ont prévalu sur les objets de première nécessité, on a abandonné la culture des terres à la pure routine, et le premier des arts a été dégradé par les préjugés.

L’agriculture a plus de rapports avec la chimie qu’on ne le croit ordinairement : tout homme est, sans-doute, en état de faire porter du blé à une terre ; mais combien ne faut-il pas de connoissances pour lui en faire produire le plus qu’il est possible ? Il ne suffit pas, pour cela, de diviser, de labourer et de fumer une terre, on a besoin encore d’un mélange de principes terreux si bien assorti, qu’il puisse fournir une nourriture convenable, permettre aux racines de pouvoir s’étendre au loin pour pomper le suc nourricier, donner à la tige une base fixe, recevoir, retenir et fournir au besoin le principe aqueux sans lequel rien ne végète ; il est donc essentiel de connoître la nature de la terre, l’avidité qu’elle a de se saisir de l’eau, la force avec laquelle elle la retient, etc. Ce sont là des études qui fournissent des principes que la seule pratique ne présente que tard et imparfaitement.

Chaque germe demande une terre particulière : le seigle végète librement dans les débris arides du granit, le froment dans la terre calcaire, etc. Et comment pourra-t-on naturaliser des productions étrangères, si on n’a pas assez de connoissances pour leur fournir une terre analogue à celle qui leur est naturelle ?

Les maladies des blés et des fourrages, la destruction des insectes qui les dévorent, sont du ressort de l’histoire naturelle et de la chimie : et nous avons vu, de nos jours, l’art si essentiel de la mouture et de la conservation des grains, et tous les détails qui intéressent la boulangerie, portés par les travaux de quelques Chimistes à un degré de perfection auquel il paroissoit difficile de parvenir.

L’art de disposer convenablement les étables, celui de faire choix d’une eau convenable pour la boisson des animaux domestiques, des procédés économiques pour préparer et mélanger leur nourriture, le talent si rare de fournir un engrais analogue à la nature du terrain, les connoissances nécessaires pour éviter ou pour combattre les épizooties, tout cela est du ressort de la chimie : sans son secours, notre marche seroit pénible, lente et incertaine.

Nous pouvons aujourd’hui faire connoître la nécessite de la chimie dans les diverses branches de l’agriculture, avec d’autant plus de raison, que le Gouvernement ne cesse d’encourager ce premier des arts par des récompenses, des distinctions et des établissemens ; et c’est entrer dans ses vues que de lui fournir des moyens pour le faire prospérer. Nous voyons avec la plus grande satisfaction que, par le plus heureux retour, on commence à regarder l’agriculture comme la source la plus pure, la plus féconde et la plus naturelle de nos richesses ; les préjugés ne pèsent plus sur l’Agriculteur ; le mépris et la servitude ne sont plus l’apanage réservé à ses pénibles travaux ; l’homme le plus utile et le plus vertueux, est aussi l’homme le plus considéré, et il est enfin permis au Cultivateur de lever au Ciel des mains libres pour le remercier de cette heureuse révolution.

II°. L’exploitation des mines est encore fondée sur les principes de la chimie ; et elle seule indique et dirige cette suite de travaux qu’on fait sur un métal depuis le moment de son extraction jusqu’à ce qu’il est employé.

Avant que l’analyse s’occupât de la nature des pierres, ces substances étoient toutes désignées par des caractères superficiels : la couleur, la dureté, le volume, la pesanteur, la forme, la propriété d’étinceler sous le briquet avoient fait des classes où tout étoit confondu : mais les travaux successifs de Pott, de Margraaf, de Bergmann, de Schéele, et de MM. Bayen, le Baron de Dietrich, Kirwan, Lavoisier, de Morveau, Achard, Sage, Berthollet, Gerhard, Erhmann, de Fourcroy, l’Abbé Mongez, Klaproth, Crell, Pelletier, de la Metherie, etc. en nous instruisant sur les principes constituans de toutes les pierres connues, ont mis chaque substance à sa place, et ont porté sur cette partie la même précision que celle que nous avions sur les sels neutres.

L’histoire naturelle du règne minéral, sans le secours de la chimie, est une langue composée de quelques mots dont la connoissance a mérité le nom de minéralogiste à beaucoup de personnes : les mots pierre calcaire, granit, spath, schorl, feld-spath, schistes, mica, etc. composent eux seuls le Dictionnaire de quelques amateurs d’histoire naturelle ; mais la disposition de ces substances dans l’intérieur de la terre, leur position respective dans la composition du globe, leur formation et leur décomposition successives, leurs usages dans les arts, la connoissance de leurs principes constituans forment une science qu’il n’appartient qu’au Chimiste de bien connoître et d’approfondir.

Il est donc nécessaire d’éclairer la minéralogie par l’étude de la chimie ; et nous observerons que depuis que ces deux parties ont été réunies, on a simplifié les travaux de l’exploitation, on a appris à travailler les métaux avec plus d’intelligence, on a même découvert plusieurs substances métalliques ; des particuliers ont fait ouvrir des mines dans les Provinces, et on s’est familiarisé avec un genre de travail qui nous paroissoit étranger et peu compatible avec notre sol et notre caractère ; l’acier et les autres métaux reçoivent dans nos atteliers ce degré de perfection qui jusqu’ici avoit excité notre admiration et humilié notre amour propre ; les superbes usines du Creusot n’ont point de modèle dans toute l’Europe ; presque toutes nos fabriques sont alimentées par le charbon de pierre, et ce nouveau combustible est d’autant plus précieux qu’il nous donne le temps de réparer nos forêts épuisées, et qu’il existe presque par-tout dans des terres arides qui repoussent le soc de la charrue et interdisent tout autre genre d’industrie. Ainsi, grâces éternelles soient rendues aux célèbres naturalistes MM. Jars, Dietrick, Duhamel, Monnet, Genssane, etc. qui les premiers nous ont fait connoître ces véritables richesses ! Le goût de la minéralogie qui s’est répandu de nos jours n’a pas peu contribué à opérer cette révolution ; et c’est, en grande partie, à ces collections d’histoire naturelle, contre lesquelles on a tant crié, que nous devons ce goût général : ces collections sont à l’histoire ce que sont les cabinets de livres à la littérature et aux sciences ; ce n’est souvent qu’un objet de luxe pour le propriétaire, mais, dans ce cas-là même, c’est une ressource toujours ouverte à l’homme qui veut voir et s’instruire ; c’est un exemplaire des ouvrages de la nature qu’on peut consulter à chaque moment ; et le Chimiste, qui parcourt toutes ces productions et les soumet à l’analyse pour en connoître les principes constituans, forme le précieux chaînon qui unit la nature à l’art.

III°. Tandis que la chimie s’occupe de la nature des corps et qu’elle cherche à en connoître les principes constituans, le Physicien en étudie le caractère extérieur et, pour ainsi dire, la physionomie ; il faut donc réunir l’objet du Chimiste à celui du Physicien pour avoir une idée complète d’un corps. Qu’est-ce en effet, que l’air ou le feu sans le secours de la chimie ? Des fluides plus ou moins compressibles, pesans, élastiques. Quelles sont les connoissances que donne la physique sur la nature des solides ? Elle nous apprend à les distinguer l’un de l’autre, à calculer leur pesanteur, à déterminer leur figure, à connoître leurs usages, etc.

Si on jette un coup-d’œil sur ce que la chimie nous a appris de nos jours, sur l’air, l’eau et le feu, on sentira combien les liens de ces deux sciences ont été resserrés : avant cette révolution, la physique se voyoit réduite à un pur étalage de machines ; et cette coquetterie, en lui donnant un éclat éphémère, en auroit étouffé les progrès si la chimie ne l’avoit rappelée à sa véritable destination. Le célèbre chancelier Bacon, comparoit la magie naturelle (physique expérimentale de son temps) à un magasin où l’on voit dans un tas de jouets d’enfans quelques meubles riches et précieux ; on y débite, dit-il, du curieux pour de l’utile : que faut-il de plus pour attirer les grands et pour former cette vogue passagère qui finit par le mépris ? Philosoph. du Chanc. Bacon, Chap. 12.

La physique de nos jours ne mériteroit plus les reproches de ce célèbre Philosophe : cette science repose sur deux bases également solides : d’une part, elle emprunte des principes dans les mathématiques ; de l’autre, elle en puise dans la chimie ; et le physicien existe entre ces deux sciences.

Dans quelques objets, l’étude de la chimie est tellement liée à celle de la physique qu’elles sont inséparables, comme, par exemple, dans les recherches sur l’air, l’eau, le feu, etc. ; elles s’aident avantageusement dans quelques autres ; et, tandis que la chimie dépouille les minéraux des corps étrangers qui leur sont combinés, la physique fournit l’appareil mécanique nécessaire à l’exploitation. La chimie est même inséparable de la physique dans les parties qui en paroissent les plus indépendantes, telles que l’optique, où le Physicien ne fera des progrès, qu’autant que le Chimiste perfectionnera ses verres.

Les rapports entre ces deux sciences sont si intimes qu’il est difficile de tirer une ligne de démarcation entr’elles : si nous bornons la physique à la recherche des propriétés externes des corps, nous ne lui donnons pour objet que l’écorce des choses ; si nous restreignons le Chimiste à la simple analyse, il parviendra, tout au plus, à connoître les principes constituans des corps et ignorera les fonctions. Ces distinctions dans une science qui n’a qu’un but, la connoissance complète des corps, ne peuvent plus exister ; et il me paroît que nous devons absolument les rejeter dans tous les objets qui ne peuvent être approfondis que par la réunion de la physique et de la chimie.

À l’époque de la renaissance des lettres, il a été avantageux d’isoler, pour ainsi dire, les savans sur la route de la vérité, et d’y multiplier les atteliers (qu’on me permette l’expression) pour hâter le défrichement ; mais aujourd’hui que les divers points sont réunis et que tout est lié, ces séparations, ces divisions doivent être effacées ; et nous pouvons nous flatter, qu’en réunissant nos efforts, nous ferons des progrès rapides dans l’étude de la nature. Les météores, et tous les phénomènes dont l’atmosphère est le théâtre, ne peuvent être connus que par cette réunion ; la décomposition de l’eau dans l’intérieur de la terre, et sa formation dans le fluide qui nous entoure, nous préparent les plus heureuses et les plus sublimes applications.

IV. Les rapports entre la chimie et la pharmacie sont si intimes qu’on les a long-temps considérées comme une seule et même science, et la chimie n’a été long-temps cultivée que par des Médecins ou des Pharmaciens. Il faut convenir que, quoique la chimie actuelle soit bien différente de la pharmacie qui n’est qu’une application des principes généraux de cette science, ces applications sont si nombreuses, la classe des personnes qui cultivent la pharmacie est en général si instruite, qu’on doit être peu surpris de voir la plupart des Pharmaciens s’éclairer dans leur profession par une étude sérieuse de la chimie, et réunir, par le plus heureux accord, les connoissances des deux parties.

L’abus qu’on a fait au commencement de ce siècle des applications de la chimie à la médecine, a fait méconnoître les rapports naturels et intimes de cette science à l’art de guérir. Il eût été, sans doute, plus prudent de rectifier les applications : mais on peut malheureusement reprocher aux Médecins d’avoir été toujours extrêmes : ils ont banni, sans restriction, ce qu’ils avoient adopté sans examen ; et on les a vus successivement dépouiller leur art de tous les secours qu’il pouvoit retirer des sciences accessoires.

Pour bien diriger les applications de la chimie au corps humain, il faut réunir des vues saines sur l’économie animale à des idées exactes de la chimie ; il faut subordonner nos résultats de laboratoire aux observations physiologiques, tâcher d’éclairer les uns par les autres, et ne reconnoître d’autre vérité que celle qui n’est contredite par aucun de ces moyens de conviction. C’est, pour s’être écarté de ces principes, qu’on a regardé le corps humain comme un corps mort et passif, et qu’on y a appliqué les principes rigoureux qui s’observent dans les opérations du laboratoire.

Dans le minéral, tout est soumis aux loix invariables des affinités ; aucun principe interne ne modifie l’action des agens externes : de-là vient que nous pouvons connoître, produire, ou modifier les effets.

Dans le végétal, l’action des agens externes y est également marquée, mais l’organisation intérieure la modifie, et les principales fonctions du végétal résultent de l’action combinée des causes externes et internes ; c’est, sans doute, pour cette raison que le Créateur a disposé sur la surface de la plante les principaux organes de la végétation, afin que les diverses fonctions reçoivent à la fois l’impression des agens externes et celle du principe interne de l’organisation.

Dans l’animal, les fonctions sont beaucoup moins dépendantes des causes externes, et la nature en a caché les principaux organes dans l’intérieur du corps, comme pour les soustraire à l’influence des puissances étrangères. Mais, plus les fonctions d’un individu sont liées à l’organisation, moins la chimie a d’empire sur elles ; et il convient d’être sobre sur l’application de cette science à tous les phénomènes qui dépendent essentiellement du principe de vie.

Il ne faut pas cependant regarder la chimie comme étrangère à l’étude et à la pratique de la médecine : elle seule peut nous apprendre l’art si difficile et si nécessaire de combiner les remèdes ; elle seule peut nous enseigner à les manier avec prudence et fermeté ; sans son secours, le Praticien tremblant ne se livre qu’avec peine à ces remèdes héroïques dont le Médecin-Chimiste sait tirer un si grand avantage. Il n’appartient, peut-être, qu’à la chimie de fournir les moyens de combattre les maladies épidémiques, qui, presque toutes, reconnoissent pour cause une altération dans l’air, l’eau, ou les alimens. Ce n’est que par l’analyse qu’on trouvera le véritable remède contre ces concrétions pierreuses qui forment la matière de la goutte, du calcul, du rhumatisme, etc. ; et les belles connoissances, que nous avons aujourd’hui sur la respiration et sur la nature des principales humeurs du corps humain, sont encore un bienfait de cette science.

V°. Non seulement la chimie est avantageuse à l’agriculture, à la physique, à la minéralogie et à la médecine ; mais les phénomènes chimiques intéressent tous les ordres de citoyens, et les applications de cette science sont si nombreuses qu’il est peu de circonstances dans la vie où on ne goutte le plaisir d’en connoître les principes. Presque tous les faits que l’habitude nous fait voir avec indifférence, sont des phénomènes intéressans aux yeux du Chimiste ; tout l’instruit, tout l’amuse ; rien ne lui est indifférent, par ce que rien ne lui est étranger ; et la nature, aussi belle dans ses moindres détails que sublime dans la disposition de ses loix générales, ne paroît déployer son entière magnificence qu’aux yeux du Chimiste.

Nous pourrions aisément nous former une idée de cette science, s’il nous étoit possible de présenter ici le tableau de ses principales applications : nous verrions, par exemple, que c’est la chimie qui nous fournit tous les métaux dont les usages ont été si fort multipliés ; que c’est la chimie qui nous donne les moyens d’employer à notre ornement la dépouille des animaux et des plantes ; que c’est elle encore qui établit notre luxe et notre subsistance, comme un impôt, sur tous les êtres créés et nous apprend à conquérir la nature en la faisant servir a nos goûts, à nos caprices et à nos besoins. Le feu, cet élément libre, indépendant, a été rassemblé et maîtrisé par l’industrie du Chimiste ; et cet agent, destiné à pénétrer, à animer et à vivifier toute la nature, est devenu entre ses mains un agent de mort et son premier ministre de destruction : les Chimistes, qui, de nos jours, nous ont appris à isoler l’air pur, seul propre à la combustion, ont mis, pour ainsi dire, entre nos mains l’essence même du feu ; et cet élément, dont les effets étoient si terribles, en produit de plus terribles encore. L’atmosphère, qu’on avoir regardée comme une masse de fluide homogène, s’est trouvée un véritable cahos, d’où l’analyse à retiré des principes, d’autant plus intéressans à connoître que la nature en a fait les principaux agens de ses opérations : et nous pouvons considérer cette masse de fluide dans lequel nous vivons, comme un vaste attelier où se préparent les météores, où se développent tous les germes de vie et de mort, où la nature prend les élémens de la composition des corps et où la décomposition rapporte les mêmes principes qui en avoient été tirés.

La chimie, en nous faisant connoître la nature et les principes des corps, nous instruit parfaitement sur nos rapports avec les objets qui nous environnent ; elle nous apprend, pour ainsi dire, à vivre avec eux, et imprime à tous une véritable vie, puisque, par elle, chaque corps a son nom, son caractère, ses usages et son influence dans l’harmonie et l’ordonnance de cet univers. Le Chimiste, au milieu de ces êtres nombreux dont le commun des hommes accuse la nature d’avoir vainement surchargé notre globe, jouit comme au centre d’une société dont tous les membres liés entr’eux par des rapports intimes concourent tous au bien général : à ses yeux tout est animé ; chaque être joue un rôle sur ce vaste théâtre ; et le Chimiste qui participe à ces scènes attendrissantes est payé avec usure des premières peines qu’il a prises pour établir ses relations.

On peut même regarder ce commerce ou ces rapports entre le Chimiste et la nature, comme très-propres à adoucir les mœurs et à imprimer au caractère cette franchise et cette loyauté si précieuses dans la société. Dans l’étude de l’histoire naturelle, on n’eut jamais à se plaindre, ni d’inconstance, ni de trahison ; on se passionne aisément pour les objets qui ne nous procurent que des jouissances ; et ces sortes de liaisons sont aussi pures que leur objet, aussi durables que la nature, et d’autant plus fortes qu’il en a plus coûté pour les établir.

D’après toutes ces considérations, aucune science ne mérite plus que la chimie d’entrer dans le plan d’une bonne éducation ; on peut même avancer que son étude est presque indispensable pour n’être pas étranger au milieu des êtres et des phénomènes qui nous environnent. À la vérité, l’habitude de voir les objets peut en faire reconnoître quelques propriétés principales ; on peut même s’élever jusqu’à la théorie de certains phénomènes ; mais rien n’est plus propre à rabaisser les prétentions des jeunes gens prévenus par ces demi-connoissances que de leur montrer le vaste tableau de ce qu’ils ignorent : au sentiment profond de leur ignorance, succède le désir si naturel d’acquérir de nouvelles connoissances ; le merveilleux des objets qu’on leur présente captive leur attention ; l’intérêt de chaque phénomène excite leur curiosité ; l’exactitude dans les expériences et la rigueur dans les résultats, forment leur raisonnement et les rendent sévères dans leurs jugemens. En étudiant les propriétés de tous les corps qui l’entourent, le jeune homme apprend à connoître les rapports qu’ils ont avec lui-même : et, en se portant successivement sur tous les objets, il étend par de nouvelles conquêtes le cercle de ses jouissances ; il devient même participant des priviléges du Créateur, puisqu’il unit et désunit, compose et détruit ; et l’on diroit que l’Auteur de la nature, se réservant à lui seul la connoissance de ses loix générales, a placé l’homme entre lui et la matière pour qu’il reçût ces mêmes loix de sa propre main, et les appliquât à celle-ci avec les modifications et les restrictions convenables. Nous pouvons donc considérer l’homme comme bien supérieur aux autres êtres qui composent ce globe : ils suivent tous une marche monotone et invariable, reçoivent les loix et les effets sans modification ; lui seul a le rare avantage de connoître les loix, de préparer les événemens, de prédire les résultats, d’opérer des effets à sa volonté, d’écarter ce qui lui est nuisible, de s’approprier ce qui lui est avantageux, de composer même des substances que la nature ne forma jamais ; et, sous ce dernier point de vue, créateur lui-même, il paroît partager avec l’Être Suprême la plus belle de ses prérogatives.


  1. Depuis que le gouvernement françois facilite l’étude de la minéralogie par les plus superbes établissemens, nous avons vu le goût de la chimie se ranimer, les arts qui ont pour objet le travail des métaux se perfectionner, les exploitations des mines se multiplier ; et c’est sur-tout M. Sage qui, par un travail assidu et le zèle le plus ardent, a décidé la faveur du Gouvernement : j’ai vu de près les soins pénibles que prenoit ce Chimiste pour opérer la révolution, j’ai été témoin des sacrifices personnels qu’il faisoit pour la forcer ; j’ai applaudi à son zèle, à ses motifs, à ses talens ; je suis toujours pénétré des mêmes sentimens : et, si j’enseigne une doctrine différente de la sienne, c’est qu’on ne peut pas commander aux opinions ; c’est que l’homme de lettres, vraiment digne de ce nom, sait distinguer l’ami de son cœur de l’esclave de ses systèmes ; c’est qu’en un mot, chacun doit écrire selon sa conviction, et que l’axiome le plus sacré dans les sciences est amicus plato sed magis amica veritas.