Épaves (Prudhomme)/Les Dieux s’en vont

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ÉpavesAlphonse Lemerre. (p. 112-114).
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LES DIEUX S’EN VONT


À Camille Hémon.


Quel étonnant espoir, plus large que la vie,
En fit craquer les murs et l’inonda de jour ?
L’humanité rampait, aux sillons asservie,
Qui donc dressa le front en dépit du labour ?

Qui donc sacra la cause et la nomma divine,
Imagina qu’une âme habite et meut la chair,
Et que le rythme égal qui lève la poitrine
Est un battement d’aile invisible dans l’air ?


Qui donc, voyant le front devenir soudain blême,
Et s’éteindre les yeux comme au vent un flambeau,
Inventa la prière au ciel, recours suprême,
Et le pieux salut des genoux au tombeau ?

Béni soit celui-là pour le sublime leurre
Dont il aura bercé le cœur de l’innocent !
Mais l’aveugle Credo s’affaiblit d’heure en heure,
L’esprit chasse du ciel ce que le cœur y sent.

Le dernier des dieux tombe, idole décevante
Où l’âme ingénument adore son portrait,
Il provoque aujourd’hui le rire ou l’épouvante ;
S’il se cache effrayant, grotesque s’il paraît.

Le sage en paix, qui doit son équilibre au doute,
Sans regarder l’abîme insondable et béant,
Trop heureux d’échapper au faux pas qu’il redoute,
N’ose diviniser le Tout ni le Néant.


À se passer d’autel sur terre il se résigne
Et laisse le soleil embellir la prison
Où, libre de valoir, satisfait d’être digne,
Il rêve une éclaircie immense à l’horizon.