Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871/2/11

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Neuchatel Impr. G. Guillaume (p. 363-392).


CONCLUSION.


Idée qui se dégage de la chute de la Commune. — Impuissance des partis politiques à conjurer la révolution sociale. — La Bourgeoisie a peur de son œuvre. — Aux travailleurs.


Nous l’avons dit dans notre préface, nous étions de ceux, plus nombreux qu’on ne pense, qui, parmi les membres de la Commune, croyaient peu à la réussite immédiate de l’œuvre considérable dont le 18 mars avait été le point de départ.

Sans doute, comme toutes les révolutions précédentes, le 18 mars pouvait invoquer, pour se légitimer en tant que fait, l’agression du gouvernement que la garde nationale venait d’obliger à quitter Paris. Sans doute, l’élan de cette garde nationale avait été admirable et on pouvait compter sur la résolution de ceux qui, au nombre de près de deux cent mille, étaient venus acclamer les élus du 20 mars, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, aux cris répétés de « Vive la Commune ! » Sans doute enfin, les déclarations successives du Comité central avaient indiqué nettement le terrain sur lequel se devait circonscrire la révolution communaliste, qui avait su se faire accepter, en définitive, par la plupart des hommes de la presse libérale qui, le 21 mars pourtant, n’avaient pas craint de se joindre aux journaux les plus rétrogrades, dans une commune manifestation contre les élections municipales.

Enfin, la Commune avait à son service des forces en hommes, armes, munitions et artillerie qui, sans compter le dévouement de ses partisans, la favorisaient d’une façon exceptionnelle dans l’histoire de nos révolutions populaires, qui n’avaient jamais eu, il faut le reconnaître, de telles ressources à leur disposition.

Ces ressources, il est vrai, étaient contrebalancées par celles dont on avait eu le tort de laisser s’entourer le gouvernement de Versailles, et aussi par la situation périlleuse que créait pour Paris, la présence à ses portes du corps d’armée prussien, dont l’intervention possible en faveur de ce gouvernement, pouvait à chaque instant faire pencher la balance du côté de ce dernier.

Mais là, pour nous, n’était pas le plus grand danger que la révolution communaliste pût courir, au moins immédiatement. Le danger le plus proche et le plus probable, celui que nous redoutions le plus pour elle, c’était l’exagération même de ses propres forces, exagération qui la pouvait conduire à s’aliéner la partie la plus intelligente et la plus consciente de ses défenseurs.

La Révolution du 18 mars, en effet, n’apportait pas avec elle de simples modifications dans le rouage administratif et politique du pays. Elle n’avait pas seulement pour but de décentraliser le pouvoir. Sous peine de mentir à ses premières affirmations, elle avait pour mission de faire disparaître le Pouvoir lui-même ; de restituer à chaque membre du corps social sa souveraineté effective, en substituant le droit d’initiative directe des intéressés, ou gouvernés, à l’action délétère, corruptrice et désormais impuissante du gouvernement, qu’elle devait réduire au rôle de simple agence administrative.

C’était donc toute une, politique nouvelle que la Commune avait à inaugurer.

Si, fidèle au programme que son premier président d’âge, le citoyen Beslay, avait heureusement résumé, la Commune, au lieu de se transformer en pouvoir dirigeant, eût consenti à n’être que l’agent exécutif et administratif des résolutions arrêtées en commun par l’universalité des citoyens, dans leurs comices de quartiers, elle se fût créé une invincible armée de tous ceux qui, fatigués des luttes politiques, d’autant plus stériles qu’elles ne reposent jamais que sur des questions de personnes ou de malsains intérêts de partis, cherchaient sincèrement le moyen d’en finir avec les incessantes causes de troubles et de déchirements intérieurs.

Alors sans nul doute, la France entière, que cet immense mouvement eût réveillé de sa léthargie et dont les grandes villes, en imitant Paris, lui eussent fait comprendre la véritable portée, la France entière eût imposé à Versailles l’obligation de se retirer, en même temps qu’elle eût contraint la Prusse à respecter les institutions politiques créées par sa nouvelle et dernière affirmation révolutionnaire, couronnement définitif de l’entreprise commencée depuis la fin du derniers siècle.

Du moins était-ce ainsi que le comprenaient surtout les socialistes de la Commune et le plus grand nombre des électeurs qui les y avaient envoyé siéger.

Dans cette révolution communaliste, restituant aux individus et aux groupes communaux le droit de régler directement leurs intérêts politiques et sociaux, droit jusque-là usurpé par l’action gouvernementale, les républicains-socialistes pensaient avoir trouvé, non sans raison, la véritable voie, depuis si longtemps cherchée, d’une transformation réellement pacifique, sans nouveau temps d’arrêt, des conditions économiques qui régissent jusqu’alors les relations si dénuées d’équité et surtout si barbares, du capital et du travail.

Malheureusement, le plus grand nombre des membres de la Commune ne le comprenait pas ainsi.

Nos amis[1], imprégnés de ce préjugé, trop généralement admis jusqu’ici, que ce n’est que par l’énorme concentration de pouvoir dont la première révolution nous a laissé l’exemple, que celle-ci a pu accomplir une partie de sa tâche, s’imaginèrent de substituer de nouveau leur action à celle de leurs électeurs, encore une fois dépouillés de leur souveraineté, et de transformer la Commune en un pouvoir dirigeant et absolu, sans tenir compte de la différence des temps et des situations ressortant du mouvement industriel qui s’est effectué depuis cette époque ; sans tenir compte non plus des résistances légitimes qu’ils devaient nécessairement rencontrer chez ceux mêmes des partisans de la révolution communaliste qui saluaient précisément en elle la mise à néant de toutes prétentions dictatoriales.

Nos ennemis communs, à Versailles, ne manquèrent pas d’exploiter la contradiction qui devait, grâce à Cette tendance de la majorité de la Commune, forcément résulter des actes de celle-ci et des principes dont l’affirmation constituait seule sa raison d’être.

À l’aide de leurs nombreux agents, qui surent se glisser jusqu’auprès de certains d’entre nous et se faire nommer à d’importantes fonctions[2], ils eurent l’adresse de pousser aux mesures les plus extrêmes, en apparence du moins, afin de faire prendre la Commune en haine par ceux qui l’avaient acclamée dès le début et que devaient naturellement en détacher les mesures extra-gouvernementales, décrétées par la majorité, et outrepassées encore dans leur exécution par des agents trop zélés, quelquefois même suspects, choisis en tout cas avec trop peu de soin par ceux qui la leur confiaient.

Aussi, une fois entrés dans la voie autoritaire où la poussèrent les excitations incessantes des agents de Versailles, non moins que ses tendances propres, la Commune était-elle destinée à la parcourir jusqu’au bout, et, comme tous ceux qui l’y avaient précédée, à succomber sous l’excès même de sa prétention à tout diriger.

À ces causes d’insuccès probable, sinon certain, il faut encore ajouter celles tirées de la situation indécise que lui créait son caractère à la fois légal et révolutionnaire.

Dès en effet que les partisans de la Révolution du 18 Mars pensèrent qu’il était nécessaire à son aboutissement de reprendre ce qu’on appelle si improprement la « tradition révolutionnaire, » il fallait alors que, forts du droit que leur donnait la fuite du gouvernement et surtout de leurs intentions, ils prissent nettement au nom de la force — source originelle jusqu’ici de tous les pouvoirs — la direction des affaires publiques et s’instituassent à tous risques gouvernement à leur tour, sauf à faire un appel direct aux différentes intelligences qui eussent partagé leurs vues, afin de constituer une « Commune révolutionnaire » leur apportant son contingent de force intellectuelle et d’énergiques dévouements.

Cette solution sans doute n’était pas sans danger, nous ne dirons pas pour ceux qui auraient accepté d’y collaborer et en eussent pris leur parti, mais pour l’œuvre même qu’il s’agissait de mener à bien.

Au moins la chose était-elle à tenter. Elle l’eût été alors sur le terrain accepté de tous ceux qui, à des points de vue divers, ne répugnent point à l’idée gouvernementale, et l’unité d’action qui fût ressortie de cette nouvelle combinaison en eût peut-être pu assurer le succès.

Mais du moment où, pour des causes analysées précédemment, cl tirées en partie du caractère obscur de la plupart des membres du Comité central, portés à l’Hôtel-de-Ville par le fait du 18 mars, ceux-ci ne se crurent pas le droit ou le pouvoir — peu importe — de s’imposer à la population parisienne d’abord, à la France ensuite, et proclamèrent, dès le lendemain de leur installation, que c’était à la population entière qu’incombait la mission de conduire à ses fins le mouvement qui venait d’éclater, la Commune, continuateur logique du Comité central, issue d’un mandat légal et régulièrement délégué, devait, repoussant toute prétention dictatoriale, laisser à la population elle-même sa puissance d’initiative révolutionnaire et n’en plus être que le bras exécuteur.

Trop gouvernementale pour être réellement révolutionnaire ; trop révolutionnaire, par son origine, aux yeux des partisans de la légalité, pour être acceptée par ceux-ci comme un gouvernement réel, telle était l’impasse où la Commune se trouvait engagée et dont elle ne pouvait sortir qu’en revenant promptement à l’observation des principes anti-autoritaires sur lesquels doit s’édifier toute véritable démocratie !

Pour ne l’avoir pas suffisamment compris, la Commune devait périr et elle périt en effet.

S’en suit-il de là que ces ennemis triomphants sauront, plus et mieux qu’elle, conduire la France vers les destinées que, sous peine de périr, les sociétés modernes doivent réaliser ? Nous le croyons si peu pour notre compte, que, sans avoir la moindre prétention de poser pour prophète, nous les déclarons absolument incapables — tout forts qu’ils se prétendent, et malgré le formidable écrasement dont vient d’être frappé de nouveau le parti socialiste — de rétablir, même pour une courte période d’années, ce que M. le maréchal Mac-Mahon prétendait apporter aux Parisiens, à travers les monceaux de cadavres de nos infortunés amis : l’ordre, le travail et la sécurité !

Depuis six mois déjà, l’ordre règne encore une fois dans Paris, c’est-à-dire que tout y est contraint à l’obéissance. Les mitrailleuses, les pontons, les conseils de guerre ont enlevé de la cité toutes les voix discordantes de ceux qui, depuis le 4 septembre 1870, effrayaient les honnêtes gens de leurs légitimes et incessantes revendications, au nom de leurs droits usurpés et de leurs intérêts méconnus. La crainte de continuelles délations a fait taire ceux que la réaction n’a pas frappés… faute de les connaître.

Et comme au 29 mai, c’est-à-dire au lendemain de leur exécrable victoire, les « amis de l’ordre » comprennent que ce n’est pas une solution ; que leurs situations sont tout aussi menacées qu’avant, et que leurs affaires enfin n’en sont pas plus avancées. Ils sentent que pour être moins bruyant, l’orage n’en continue pas moins à gronder sur leurs têtes et que le sol tremble de plus en plus sous leurs pieds.

Dés le 2 juillet, la tempête s’annonçait de nouveau plus menaçante, car cette fois ce n’était plus d’une ville, si grande fut-elle, que partait la menace. C’étaient les campagnes elles-mêmes qui, à leur tour et en dépit de tout ce qu’on avait fait pour les armer contre Paris et les grands centres, faisaient savoir à ceux-là qu’elles entendaient faire cause commune avec eux dans la conquête de l’égalité sociale et de la liberté politique, en même temps qu’elles signifiaient aux égorgeurs de Paris de ne pas toucher à la République.

Depuis six mois, Versailles règne sans conteste, qu’a-t-il fait ? qu’a-t-il réparé ? de quelle sécurité jouit le pays ?

Depuis six mois, l’assemblée nationale s’occupe de savoir si elle sera constituante ou non, si M. Thiers durera autant que l’assemblée ou s’il lui survivra ; si elle reviendra à Paris ou si elle restera à Versailles.

Elle a nommé il est vrai une commission des grâces… chargée d’expédier des ordres d’exécution[3].

M. Thiers voyage à Rouen pour y tracer les plans de nouveaux établissements militaires. Il se promène, fait des discours dans lesquels, appuyé sur le bras de son « vieil ami » M. Barthélemy St-Hilaire, le Mocquart de cet empereur au petit pied, il proteste de son dévouement à la république… des honnêtes gens, cela va de soi.

Mais la crise monétaire, qui va grandissant d’autant que le numéraire prend plus peur, qui la fera cesser ?

Mais la sécurité, sans laquelle il n’est point d’ordre véritable, qui la ramènera dans les esprits tourmentés d’une sombre inquiétude de l’avenir ?

Mais le travail, qui le fera reprendre ?

Il s’agit bien de cela, vraiment !

La chambre se renouvellera-t-elle par tiers, par cinquième, ou fera-t-elle place à une chambre entièrement nouvelle ? Voilà la vraie question.

Les princes d’Orléans, nommés députés dans divers départements, doivent-ils ou non venir siéger à l’assemblée ? Puisera-t-on dans la bourse déjà si amaigrie de la nation, pour indemniser ces princes du vol dont ils se prétendent victimes de par l’empire ? voilà les intéressantes préoccupations de ces régénérateurs de société !

Qu’avec cela la commission des grâces continue à pourvoir les bagnes et les bourreaux, et tout ira bien… à moins pourtant que des étudiants de Paris ne viennent rôder autour de la salle des délibérations, sous prétexte de demander la vie de quelque condamné à mort[4], parce qu’alors tout serait de nouveau compromis et on serait obligé d’étrangler enfin la pauvre République qui agonise et de lui substituer brusquement quelque nouvelle monarchie… sans attendre davantage, pour nous servir de l’expression du Figaro, que cette République puisse « reculer suffisamment les limites des cimetières parisiens ! »

Eh bien ! soit. Supposons le coup d’étal réussi cette fois.

Tout ceux qui, à l’assemblée, représentent censé la République — les Louis Blanc, les Langlois, les Tolain, les Quinet, les Marc Dufraisse en tête — sont jetés à la porte par les soudards qui égorgèrent nos amis en mai dernier. Examinons ce qui va suivre.

Et d’abord qui sera le nouveau sauveur de notre pays ? L’homme de Strasbourg, de Boulogne et de Sedan ? le sinistre bandit de décembre 1871 ? Les chances sont pour lui, dit-on en ce moment[5].

Sous l’empire, disent les intéressés, la France a vécu dans la prospérité et dans l’abondance. Elle était respectée de ses voisins, qui enviaient ses richesses et sou industrie. Enfin, en 1866, l’empereur avait conquis le titre de grand médiateur de l’Europe.

Reprenons donc l’empereur — qui se hâtera de proclamer l’amnistie — et nous verrons renaître cette époque de félicité, durant laquelle les affaires marchaient, sans qu’on eût presque à s’en préoccuper.

Soit. — Supposons l’empire restauré. — Plus la solution sera honteuse et mieux ce sera.

Et pour en finir avec certaines questions secondaires, nous répondrons à ceux qui se bercent d’une espérance d’amnistie, comme conséquence forcée d’une restauration impérialiste, qu’à peine installé comme président de la République en 1848, M. Bonaparte fit guillotiner Daix et Lahr, deux insurgés de juin, coupables du meurtre du général de Bréa, avec cette circonstance significative que Lahr, dans le cours des débats, avait été reconnu comme un des agents les plus actifs de Louis Bonaparte, au moment de l’insurrection !

Ajoutons encore à ce propos, que ce fut précisément sous la présidence de Louis Bonaparte, que fonctionnèrent, avec une férocité digne de ceux de Versailles, les Conseils de guerre, dirigés alors par les Cornemuse et les Delattre, dont MM. Merlin et Caveau ne sont que les élèves.

Quant à la prospérité des affaires sous l’empire, à quel prix fut-elle achetée ? et comment la pourrait-on faire renaître ?

Profitant de l’ignorance complète du pays en matière de finances et de crédit public, tous les tripoteurs d’affaires, tous les manieurs d’argents que le saint-simonisme avait fait éclore[6], se groupèrent avec empressement autour du nouvel empereur.

Reprenant sur une plus grande échelle les essais d’agiotage et de corruption, dont les dernières années de Louis-Philippe avaient été marquées et que la catastrophe[7] de février avait interrompus, ils fondèrent alors ces colossales institutions de prétendu crédit public qui s’appelèrent le Crédit mobilier, le Crédit foncier, le Crédit agricole, le Comptoir des entrepreneurs et bien d’autres encore, qui, durant quelques années, purent faire croire à la France que, selon l’expression favorite d’alors, ces tripoteurs avaient décuplé la fortune du pays.

Les actionnaires de toutes ces banques savent maintenant à quoi s’en tenir sur ce décuplement de la richesse publique, et les contribuables aussi.

Déjà en 1857, dans le Manuel du spéculateur à la Bourse, Proudhon leur démontrait ce que valait cet artifice de langage. Il faisait comprendre aux actionnaires que leurs dividendes merveilleux étaient pris simplement sur leur propre capital, dont le reste devait s’engouffrer un jour dans les poches de leurs administrateurs, et, peu après, le défilé commençait. Les actionnaires des Petites voitures, des Docks de Marseille, du Crédit immobilier et du Crédit mobilier, pour ne parler que des gros, savaient, à n’en pouvoir plus douter, la source des revenus exceptionnels qu’on leur avait servis durant quelque temps ; les contribuables de Paris savaient aussi comment le Crédit foncier avait enrichi ses actionnaires, et surtout ses administrateurs, des millions volés à la ville. Et lorsque la guerre éclata, grâce à l’effarement bien naturel des capitaux devant ces désastres successifs, les choses étaient arrivées à ce point, que la liquidation, annoncée par Proudhon dès 1857, allait devenir inévitable.

Les places de commerce, chargées de valeurs de complaisance constamment renouvelées, tremblaient, à chaque crise politique, de voir se réaliser cette terrible prédiction[8].

Quant à l’État, on sait à quel prix il entretint, durant quelques années, le luxe grâce auquel il fit croire à la prospérité générale. Le vide dans lequel il laissa toutes les caisses annexées au trésor (caisses de retraite, caisses de secours mutuels, caisses d’assurances, caisse d’exonération du service militaire, etc.) nous dispense de toutes démonstrations superflues.

Or, croirait-on sérieusement au recommencement possible de ces choses ?

Nous laissons à tous ceux que l’empire et ses faiseurs financiers ont dépouillés de leurs dernières ressources, le soin de répondre.

À défaut de retour vers une plus saine conception d’une sérieuse organisation financière, l’état de la bourse de ceux qui se jetèrent tête baissée dans cette mêlée des entreprises véreuses, nous est un sûr garant que la reprise en est impossible.

Lorsque, depuis un an et demi, la Banque de France elle-même ne se peut soutenir qu’à l’aide du cours forcé ; lorsque ses billets sont refusés, hors du territoire français, par les caisses des grandes administrations et sont menacés d’une déchéance croissante ; lorsqu’il lui faut pour soutenir cette situation, créer des coupures de 5 fr. ; lorsque pour faciliter les transactions, on en est réduit à autoriser les compagnies de chemins de fer à créer, elles aussi, et concurremment avec la Banque de France, des valeurs fiduciaires ; rêvez donc le retour de l’Age d’or, auquel l’empire sut faire croire à l’aide de ce procédé qu’on appelle vulgairement « manger son blé en herbe » et qui précisément a amené l’état de choses actuel !

Voilà quant à l’impuissance d’une restauration monarchique quelconque, en ce qui concerne la situation financière.

Examinons maintenant la valeur réelle de cette restauration, au point de vue de la politique extérieure et intérieure.

La politique extérieure d’une restauration monarchique — même de celui qui vient, avec ses généraux, de livrer la France à l’invasion prussienne — peut se caractériser d’un mot : préparer la Revanche ! C’est-à-dire condamner la nation à élever toute une nouvelle génération dans cette unique pensée et pour ce seul but : s’aller battre contre l’Allemagne ; c’est-à-dire ajouter à toutes les causes de malaise, qui menacent de ruiner définitivement notre pays, les coûteuses dépenses de nouveaux et de nombreux établissements militaires, la création d’un nouvel armement qui devra être incessamment modifié et même renouvelé, pour être à la hauteur des modifications que nos belliqueux voisins ne manqueront pas d’apporter au leur ; enfin le non moins coûteux entretien d’une armée, dont les bras manqueront de plus en plus à la production et qui sera une cause de plus de la corruption qui nous mine à cette heure.

Et tout cela, pour arriver à de nouveaux égorgements, à la suite desquels vainqueurs et vaincus seront encore plus épuisés, plus ruinés, à la grande joie de ceux qui attendent ce moment pour donner le coup de grâce aux uns et aux autres !

Pour ce qui est de la politique intérieure, le nouvel arrivant — Chambord, comte de Paris ou Bonaparte, qu’importe ? — trouvera, comme on dit, le lit tout fait et se gardera d’autant mieux d’y rien changer que ce lit aura été préparé par les amis d’abord, et jusque par ses prétendus adversaires.

Et, le voulût-il d’ailleurs, est-ce qu’il y pourrait quelque chose ? Est-ce qu’il ne lui faudra pas prendre ses garanties contre ses compétiteurs évincés ? Est-ce que le prolétariat sur lequel retombera de tout son poids la misère générale et croissante, misère que ne contribuera pas à éteindre le luxe qu’entraîne de soi toute monarchie, dont la mission, d’après le bourgeois, est de « faire aller le commerce, » non plus que le fonctionnarisme sans lequel elle ne saurait vivre, est-ce que le prolétariat n’essaiera pas de secouer d’autant plus souvent son fardeau que ce fardeau l’écrasera davantage ? Et, pour comprimer ces essais de révolte nouvelle, ne faudra-t-il pas maintenir constamment le régime d’état de siège sous lequel nous vivons depuis plus d’un an ? Ce régime est cher, il est vrai, aux gens du Figaro et de ses congénères, mais de sa nature, il est peu compatible avec le rétablissement du travail et des affaires. L’état de siège, en effet, c’est la permanence de la perquisition, de l’arrestation arbitraire, des juridictions sommaires et exceptionnelles, et point n’est besoin vraiment de longue démonstration, pour faire comprendre aux intéressés qu’un tel état de choses n’est point précisément favorable au développement de la prospérité publique.

Ainsi donc, et en dehors de la honte qui en ressortirait, mais qui, nous le reconnaissons, ne compte pas pour les gens à la recherche d’un nouveau maître, leur garantissant la provende quotidienne : épuisement des dernières ressources de notre pays, en vue de lui préparer quelque nouvelle chance de défaite ou, tout au plus, d’un triomphe qui pourrait bien devenir l’occasion de son complet et définitif écrasement — en l’entraînant à son tour sur le sol allemand — voilà, quant à l’extérieur, ce que nous prépare une restauration monarchique blanche ou tricolore, la couleur du drapeau n’y fera rien.

Accroissement d’impôts, désastres financiers jusqu’à la banqueroute générale, continuité du régime militaire et policier, pour comprimer toute tentative de soulèvement du prolétariat en proie au chômage et à la misère, voilà la situation gouvernementale que nous offre l’avénement plus ou moins prochain de MM. de Chambord, d’Orléans ou de Sédan sur le trône de « leurs pères ! »

Une autre solution, la moins prévue, mais, pour cela même, possible peut-être, se présente encore à l’esprit : le maintien de la République par l’avénement de ce qui s’intitule le parti radical et qui, à cette heure, reconnaît pour chef de file M. Gambetta.

Nous ne faisons pas aux autres républicains de l’assemblée l’honneur de les compter pour quoi que ce soit dans les chances de cette solution. Leur abaissement devant l’assemblée de Versailles, depuis le 18 mars ; leur servile empressement autour de M. Thiers et les plates flatteries dont ils ont cajolé l’homme qui ne leur a ménagé en aucun temps l’expression de son mépris, nous sont un sûr garant que si la République survit aux blessures de ses assassins, ses prétendus représentants à l’assemblée n’y seront pour rien.

Donc, grâce à l’impossibilité de s’entendre sur le choix d’un nouveau monarque ; grâce surtout à la pression de l’opinion publique, épouvantée par la furie de massacres juridiques dont semblent être saisis nos séniles gouvernants actuels, atteints de quelque féroce hystérie, voilà la République bourgeoise assise sans conteste et ses destinées remises aux mains de M. Gambetta et du groupe de gens qui, dès maintenant, l’acclament comme un futur sauveur.

En quoi la situation sera-t-elle réellement changée ? La Révolution dont 1789 a donné le signal, a posé un problème dont le mouvement industriel considérable auquel cette révolution a donné naissance, démontre jusqu’à la dernière évidence l’indispensable et l’urgente solution : Créer un état social garantissant à chacun des membres qui le composent l’entier développement et le libre exercice de ses facultés.

Or, M. Gambetta et ses amis, qui se proclament bien haut, et dans toute circonstance, les véritables et les seuls continuateurs de ceux qui commencèrent cette vaste entreprise à la fin du dernier siècle, M. Gambetta et ses amis ont-ils jamais indiqué comment et à quelles conditions ils prétendent l’achever ?

Croient-ils qu’il suffise d’aller à Bordeaux, à Saint-Quentin, à Marseille, partout où se présente une occasion de parler, répéter solennellement, à l’exemple du prudhommesque Alexandre Dumas fils, qu’il faut que le pays se moralise, qu’il s’instruise, qu’il apprenne à tenir la balance des légitimes intérêts, toute la kyrielle enfin des ponts-neufs dont les partis politiques expectants bernent, depuis trop longtemps, les oreilles de ceux dont ils convoitent l’appui ?

Il n’y a pas longtemps encore que les Jules Favre, les Jules Simon et tous ceux qui serinaient cet air sous l’empire, ont montré ce que valait cette phraséologie creuse, à l’usage des aspirants au baccalauréat-essciences politiques.

Qu’entendez-vous par moraliser le pays et quelle morale ? Est-ce celle qui apprendra le respect de l’autorité, ou le sentiment du droit et de la justice pour tous ?

Quelle instruction et comment cette instruction ? Est-ce celle à l’aide de laquelle l’Université bourre la cervelle de ses étudiants de mots et de formules toutes faites, ou bien celle qui apprendra à nos enfants à penser par eux-mêmes et à devenir des hommes au lieu de perroquets savants ? Sera-ce l’instruction professionnelle, caressée avec amour par ceux qui n’y recherchent que l’occasion de faire l’élevage intelligent de spécialistes plus capables d’enrichir le propriétaire de la fabrique ? ou bien sera-ce, au contraire, l’instruction intégrale, tendant à faire de chaque individu, sinon une encyclopédie vivante, du moins un être capable de comprendre les manifestations multiples et diverses de l’intelligence humaine et, par là même, réellement indépendante ?

Vous parlez de respect et de balance des intérêts. Mais, de quels intérêts ? Ceux du travail et de la production ? ou ceux du privilège et de l’exploitation ? Ceux des travailleurs qui réclament le produit intégral de leur travail, tous frais généraux déduits, et qui prétendent avoir le droit de réduire au minimum possible les frais généraux, injustement augmentés jusqu’alors de redevances et de prélèvements non justifiés ! ou bien des intérêts de ceux qui fixent à leur gré le tantum de ces redevances et de ces prélèvements ? S’agit-il pour vous des intérêts de ceux qui souffrent et qu’on mitraille à chaque fois qu’ils prétendent mettre fin à leurs misères ? ou bien de ceux qui jouissent, qui les mitraillent et avec lesquels, vous, qui vous prétendez un républicain par excellence, ne craigniez pas de banqueter le 5 avril, dit-on, c’est-à-dire au moment précis où les obus versaillais frappaient la République à la tête ?

Vous et vos amis, vous êtes-vous jamais donné la peine d’expliquer à ceux que vous aspiriez à gouverner ce que vous entendez même par ce mot de République ? Leur avez-vous jamais dit comment vous entendiez l’impôt ? Comment la justice ? Comment l’administration ? Comment l’échange international ?

Mais ce que nous savons bien, c’est que, vous et vos amis, êtes aussi à la recherche d’un « gouvernement fort ; » c’est qu’un de vos amis les plus chers, votre alter ego, M. Laurier, défenseur d’un des accusés de Marseille, prétendant parler au nom du parti républicain, demandait aux assassins de la Commune, aux égorgeurs des prolétaires, pardon des attaques dont le militarisme avait été l’objet de la part des républicains et glorifiait, dans les termes les plus vils, les Mac-Mahon, les Vinoy, les Galiffet, les Espivent, aux mâles vertus desquels il rendait hommage ?

Mais ce que nous savons bien, c’est que, répudiant le socialisme dont « les idées cosmopolites ont quelque chose de trop vague, de trop idéal, » vous avez déclaré, par lettre publiée dans l’Avenir national du 3 octobre dernier, qu’il « importe que les âmes se rattachent plus que jamais à des principes de dévouement national et qu’elles retrouvent leurs ressources dans l’idée française. »

Enfin, vous terminez en ajoutant que vous « aimez trop votre pays, pour sacrifier une partie quelconque de sa prospérité ou de sa force à un système, si généreux qu’il soit ou qu’il paraisse. »

Cet aveu est suffisant.

Il est clair par là que M. Gambetta est bien toujours le même homme qui, signant les cahiers que les électeurs socialistes de la première circonscription lui imposèrent en 1869, les reniait aussitôt devant les électeurs bourgeois de Marseille, dont il convoitait en même temps les suffrages.

Et c’est avec de telles gens qu’on prétendrait fonder la République ?

C’est avec de telles gens, déclarant que le système ayant pour but d’affranchir le prolétariat n’est pas une idée française, qu’on prétendrait mener à bien l’œuvre commencée par la révolution qui, précisément, n’a pas d’autre but que cet affranchissement ?

C’est à des gens qui, eux aussi, afin de flatter le militarisme, déclarent qu’il faut surexciter les passions nationales pour préparer le pays à une revanche, qu’on confierait le soin de rendre à la France le travail, la sécurité et la liberté ?

Mais, « un gouvernement fort, dévoué à restaurer la gloire nationale, » c’est l’idéal aussi des Chambord, des d’Orléans et de M. de Sédan.

Est-ce qu’eux aussi ne prétendent pas qu’il faut s’attacher à « développer dans les âmes les principes de dévouement national ? »

Est-ce que, comme M. Laurier, l’ami de M. Gambetta, ils ne reconnaissent pas le tort que la France a eu de ne pas assez respecter l’armée ?

Écoutez ce que dit là-dessus M. l’officier supérieur de Versailles, dans son livre de la Guerre des Communeux de Paris :

« Nous avons tenu le métier des armes en souverain mépris. Nous avons conspué la vie des camps. Repoussant loin de nous toute idée d’abnégation, de sacrifice et d’efforts énergiques, nous avons ri de ces devoirs, de ces austérités militaires qui élèvent si bien l’âme et d’où procèdent toutes les vertus civiles. »

Ne croirait-on pas vraiment entendre M. Laurier dans le prétoire de Marseille ?

Donc M. Gambetta n’a pas d’autre formule que ses royaux et impériaux compétiteurs : gouvernement fort à l’intérieur, pour contenir les mauvaises passions ; exalter l’austérité militaire, — le mot est joli, — afin de fonder sur elle la vertu civile.

Et qui ne sent alors que, sous le masque de la république dite radicale de MM. Gambetta et consorts, les choses se passeraient forcément de la même façon qu’avec le gouvernement de Chambord, d’Orléans ou de Sedan ?

Est-ce qu’un « gouvernement fort » peut s’accommoder de contrôle, puisqu’il est seul responsable ? Est-ce qu’il pourrait vivre parallèlement avec la liberté de la presse, le droit de réunion, la liberté d’association ?

Que M. Gambetta et ses amis soient seulement trois mois au pouvoir et on verra ce que deviendront ces droits sacrés, déclarés « antérieurs et supérieurs à toute constitution, » par la Révolution, dont les républicains radicaux se disent les continuateurs.

Avant six mois, la France verra recommencer l’ère des fusillades sommaires et des transportations. Avant six mois, les prolétaires paieront de nouveau de leur sang cette nouvelle expérience d’un gouvernement républicain, dirigé par des autoritaires « ne relevant que de leur conscience, » selon la formule chère à M. Jules Favre, dont M. Gambetta — il est bon de ne pas l’oublier — est à la fois l’élève et l’ami politique.

Est-ce là ce que veut la bourgeoisie républicaine ou qui se prétend telle ?

Sans nul doute, si ces perpétuelles hécatombes de travailleurs n’avaient pour elle certaines conséquences terribles qui commencent à lui faire faire de sombres réflexions.

Que le sang des ouvriers coule à flots dans les rues de Paris, elle n’y voit pas grand mal : cela épure la cité, en même temps que les bons principes s’en raffermissent. Mais le malheur vent que ces épurations successives appauvrissent du même coup, de tous les bras et de toutes les intelligences — généralement les meilleures et les plus vigoureuses — la production qui ne peut s’en passer.

Déjà, en juin 1848, trente mille ouvriers des plus intelligents de Paris, avaient disparu, frappés durant la lutte, massacrés après la victoire ou empilés par milliers dans les casemates des fortifications et sur les pontons de Brest et de Rochefort.

Mais voici qu’on a fait le décompte du bétail humain sacrifié sur l’autel de l’ordre et de la conservation des intérêts exploiteurs, et voilà l’effrayant tableau qui vient d’en être dressé et présenté au Conseil municipal de Paris, composé en grande majorité de gens qui ont applaudi à l’horrible sacrifice.

Dans ce rapport se trouvent consignés les chiffres suivants :

L’industrie de la cordonnerie parisienne a perdu douze mille ouvriers français, tués, emprisonnés ou en fuite ; on en comptait 24,000 avant le 18 mars, défalcation faite des ouvriers étrangers.

Dans l’industrie des vêtements, le chiffre des ouvriers français, tués, disparus ou en fuite s’élève à cinq mille au moins.

Les pertes de l’industrie du meuble, s’élèvent au moins à six mille.

Celles de l’industrie du bâtiment n’ont pu être encore fixées, mais déjà on sait que tous les ouvriers peintres ont dû être remplacés par des apprentis, et que trois mille ouvriers couvreurs, zingueurs et plombiers ont disparu.

L’industrie du bronze a perdu au moins quinze cents de ses plus habiles ouvriers.

Le chiffre, considérable, d’ouvriers mécaniciens et ouvriers en métaux n’a pu non plus être précisé.

Les fabricants de machines à coudre déclarent que leur industrie est menacée de ruine complète, les ouvrières qui les leur achetaient ayant disparu ! L’un d’eux affirme qu’il a entre les mains pour 400,000 fr. de billets souscrits par ces ouvrières, en paiement de leurs machines à coudre, dont le quart seulement lui sera remboursé, les signataires des trois autres quarts ayant sans doute été massacrées par les vainqueurs de la Commune !

Les peintres d’enseignes, abondant ordinairement sur la place, dit le rapport, ont complètement disparu.

Toutes les industries, la bijouterie, les instruments de précision, d’optique, de chirurgie, les fabricants de jouets d’enfants, tout ce qui enfin constitue ce qu’on appelle l’article de Paris, tout souffre, faute des bras et des intelligences qui y étaient employés !

« Obtenez qu’on nous renvoie nos ouvriers, » — disent les fabricants de meubles du faubourg Saint-Antoine, d’après ce que mentionne le rapport — « nous voyons arriver le mois d’octobre avec terreur. Vous savez que c’est à cette époque qu’est notre bonne saison, et nous ne prévoyons pas par quels moyens nous en pourrons sortir. »

Quant aux industries qui n’ont point souffert dans les ouvriers qui les exerçent, le rapport signale cet autre fait, que la terreur produite par l’état de siége a éloigné les commandes qui s’en sont allées à l’étranger.

Enfin, dernier et significatif symptôme, mentionné par ce rapport : ce qui reste à Paris de bras intelligents, décidés à fuir un pays où leur sang est constamment répandu au seul profit de leurs oppresseurs coalisés, sollicités d’aller au dehors utiliser leurs forces et leur habileté, ont commencé à émigrer dans d’inquiétantes proportions, dont on ne peut prévoir la limite.

Ainsi, tels sont les résultats qu’a donnés la dernière grande victoire du parti de l’ordre ! Le massacre, la terreur générale et le dépeuplement des industries qui furent si longtemps la gloire et la richesse du pays ! La ruine enfin de ceux-là qui, dans cette victoire, avaient salué la conservation de leurs cupides intérêts, sans songer — les misérables — qu’en égorgeant sans pitié leurs poules aux œufs d’or, ils compromettaient sans retour ces mêmes intérêts, à jamais engloutis dans le sang des prolétaires !

Si, du même coup, ils en avaient du moins fini avec la question sociale ? Mais non. Le monstre est toujours là, leur barrant le chemin et leur disant, comme le sphinx antique : Résous-moi ou je te dévore.

Quel que soit le sauveur qu’ils se donneront, Chambord, Orléans, Bonaparte, Gambetta même, ni l’ordre, ni la sécurité, ni le travail ne retrouveront leur équilibre, et plus ils feront d’efforts pour conjurer la crise, plus ils en hâteront l’effrayant développement. Et ce ne sera plus au seul prolétariat des grands centres qu’ils auront affaire, mais aussi à celui des campagnes qui, écrasées d’impôts de toutes sortes et fatiguées de pourvoir au luxe insolent de ceux qui les exploitent et les méprisent, humiliées de n’être considérées que comme des machines à voter, ne tarderont pas à joindre leurs clameurs à celles des ouvriers d’industrie. Alors ce ne sera pas par cent mille, comme en mai 1871[9], mais par plusieurs fois cent mille qu’il faudra procéder au massacre des travailleurs !

Aussi cette perspective fait-elle frissonner de terreur la bourgeoisie intelligente, non, encore une fois, parce que cette perspective épouvante son humanité, mais seulement parce qu’alors la production elle-même deviendrait à son tour une insoluble question.

Et puis enfin, la victoire, en dernière analyse, est toujours aux gros bataillons, et alors que deviendront les honnêtes gens, c’est-à-dire ceux qui vivent du travail …d’autrui ?

Juin 1848 a tenu, durant quatre jours, la vieille société en échec, et le prolétariat de Paris avait pourtant contre lui la garde nationale bourgeoise, la garde mobile, les 30,000 hommes de troupes que Ledru-Rollin et ses amis s’étaient empressés de faire rentrer dans la ville, en prévision de ce qui allait se passer, enfin les départements qui, à l’envi l’un de l’autre, envoyèrent leurs gardes nationaux contre les Parisiens en faveur de l’ordre menacé.

Durant deux mois en 1871, les travailleurs ont été les maîtres de la situation ; symptômes alarmants, Lyon, Marseille, Narbonne, Toulouse, Saint-Étienne, Limoges, Vierzon, Cosne, le Creuzot, ont répondu à l’appel de Paris révolutionnaire et, sans la situation hérissée de difficultés que venait de créer l’invasion, c’est-à-dire, sans la protection des Prussiens, guettant aux portes de Paris l’occasion d’intervenir en faveur de Versailles, le gouvernement était contraint de se retirer ; la révolution communaliste triomphait et c’en était fini pour toujours des privilèges économiques qui servent de supports au vieux monde.

Quelles pourraient être les chances de la bourgeoisie et des anciennes aristocraties, en face d’un troisième mouvement de ce genre ? Bien faibles, hélas ! Et les conservateurs ne le comprennent que trop.

Il y aurait bien un moyen de parer à ces sombres prévisions.

Ce serait d’en finir une fois pour toutes avec l’impuissante prétention de comprimer l’essor des travailleurs qui réclament, au nom de la justice, leur part de droits sociaux. Ce serait de comprendre que ce qu’on est convenu d’appeler « les droits sacrés de la propriété » ne sont que des faits et non des droits. Que, de même que ces faits se sont modifiés dans le passé, ils sont appelés logiquement à se modifier de nouveau, afin de s’harmoniser avec les notions d’équité plus réelles qu’ont introduites, dans la société actuelle, les découvertes scientifiques et l’étude approfondie des phénomènes de la production, de l’échange et de la consommation.

Ce serait de comprendre que la loi ne peut et ne doit être, dans les sociétés enfantées par l’esprit révolutionnaire, que la garantie, donnée par les sociétés à chacun de leurs membres, de l’exercice intégral de leurs facultés, et non une restriction, un frein opposé à cet exercice.

Ce serait de se convaincre de cette vérité indéniable, proclamée par la constitution de l’An II, que le moindre trouble apporté dans l’exercice des droits de chacun des membres du corps social, affecte le corps social tout entier, vérité que les socialistes modernes ont traduite par un seul mot : solidarité.

Ce serait enfin, convaincue de toutes ces choses, que la bourgeoisie, abandonnant toute prétention à gouverner, politiquement et économiquement, consentît à s’entendre avec le prolétariat, pour jeter les bases d’un nouveau contrat social tendant à solidariser les intérêts et non plus à les rendre antagoniques.

Plusieurs fois déjà, en 1830, 1848, 1870 et enfin après le 18 mars, la chose a été possible et, l’histoire de ces dernières époques à la main, on peut affirmer que le peuple, c’est-à-dire la partie la nation qui travaille et qui souffre, a toujours offert de la tenter, d’accord avec ses exploiteurs. Comment ceux-ci ont-ils répondu à l’étreinte fraternelle proposée par le peuple ? Les deux insurrections lyonnaises de 1831 et de 1834, celles, à Paris, de 1832, 1839, 1848, le coup d’État de 1851, acclamé, quoi qu’elle en puisse dire, par la bourgeoisie elle-même, enfin l’épouvantable tragédie de mai 1871, répondent de reste à cette question.

L’accord peut-il encore être tenté de nouveau ? Nous voudrions le croire, mais nous en doutons fort. Nous craignons bien qu’affolée de terreur et d’égoïsme, la bourgeoisie ne continue à élargir le fleuve de sang qui la sépare des prolétaires et, qu’avec Gambetta, tout aussi bien qu’avec une restauration monarchique quelconque, elle ne tente au contraire de se fortifier de plus en plus contre ce qu’elle appelle naïvement les « déclamations de quelques démagogues. »

Le peu de compréhension des véritables nécessités de l’avenir, qu’ont témoigné dernièrement à Lausanne, au Congrès de la Paix, ceux des plus intelligents et des meilleurs qui, parmi les bourgeois, se préoccupent de ces questions, ne nous fait guère illusion sur les dispositions des autres à cet égard. Aussi sommes-nous de ceux qui leur répéteront volontiers l’adieu que leur adressa Madame André Léo : « Vous ne vivez que de compromis, prenez garde d’en mourir[10] »

Aussi, pensons-nous qu’il serait désormais inutile, sinon dangereux, d’attendre ou même de solliciter leur concours, pour l’œuvre de transformation sociale dont 1848 — 1871 ont été les sanglantes mais glorieuses étapes.

Avec la bourgeoisie ou sans elle ; d’accord avec elle ou contre elle, cette transformation s’accomplira parce qu’elle est la vérité, parce qu’elle est la justice, parce qu’enfin les travailleurs ne veulent plus être seulement considérés comme des instruments indispensables de production et de jouissance au profit des classes parasites ; parce qu’ils veulent être des hommes libres et respectés.

Aux travailleurs donc désormais la noble mais difficile tâche de mener à bien la révolution sociale.

À eux de concentrer les efforts de leur intelligence vers cet objectif : substitution du Droit à l’Autorité. En politique, par la souveraineté directe, que peut seule garantir la Fédération des Communes ; en économie sociale, par la disparition du prolétariat, au moyen de la propriété collective de l’instrument de production, fondant ainsi, dans le présent et dans l’avenir, la véritable liberté du travail, sans laquelle il n’est plus d’ordre ni de paix possible pour la société.

Or, pour atteindre ces résultats, la voie leur a été tracée, aussi nettement que possible, il y a quelques années, par ceux qui jetèrent les bases de l’Internationale.

Qu’abandonnant les rivalités de races, entretenues avec tant de soins par leurs exploiteurs, les travailleurs du monde civilisé se groupent sous le drapeau de la solidarité, unanimement affirmée par les socialistes modernes, depuis le commencement de ce siècle.

Qu’abandonnant l’étroite politique de parti qui, jusqu’alors, leur a fait inutilement répandre le plus pur de leur sang, les travailleurs se réservent pour la grande et suprême lutte que le vieux monde s’apprête à livrer, dans le but de défendre ses intérêts égoïstes et malsains.

Qu’ils laissent s’épuiser en de vains efforts les classes aristocratiques et bourgeoises, monarchistes ou républicaines, qui ne savent s’unir que pour écraser le prolétaire, mais sont incapables de rien fonder de durable ; qu’ils ne se laissent plus dominer eux-mêmes, par les idées de dictature et de pouvoir centralisé, dont la chute de la Commune leur a démontré l’évidente impuissance.

Qu’ils n’oublient pas surtout qu’en 1848 et en 1871, les républicains bourgeois ont dépassé, à l’égard des prolétaires, la férocité des seigneurs féodaux contre les Jacques.

Qu’ils se préparent enfin à profiter de la victoire que leur ménage, avant peu peut-être, la rage furieuse de leurs ennemis en délire, et, désormais investis sans conteste de la toute-puissance du Droit et du nombre, ils fonderont définitivement la vraie République, celle garantissant à tous le Travail, la Justice et la Paix.


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LISTE

DES MEMBRES DE LA COMMUNE

au moment de sa chute :


Allix (Jules). — Enfermé, dit-on, à Charenton par les Versaillais.

Amouroux. — Condamné à la déportation — enceinte fortifiée (par le Conseil de guerre à Lyon)[11].

Andrieu. — En exil.

Arnaud (Ant.). — Idem.

Arnold. — Condamné la déportation simple.

Arnould (Arthur). — En exil.

Assi. — Condamné à la déportation — enceinte fortifiée.

Avrial. — En exil.

Babick. — Idem.

Bergeret. — Idem.

Beslay. — Idem.

Billioray. — Condamné à la déportation — enceinte fortifiée.

Blanchet. — Avait été mis à Mazas par la Commune, comme ex-agent de police — maintenant à Genève — qu’y fait-il ?

Brunel. — En exil.

Chalain. — En exil.

Champy. — Condamné à la déportation simple.

Chardon. — En exil.

Clémence. — Idem.

Clément (Émile). — Avait été aussi mis à Mazas, comme suspect d’attaches policières.

Clément (Victor). — Condamné à trois de prison par le Conseil de guerre.

Clément (J.-B.). — En exil.

Cluseret. — En exil.

Courbet — Condamné à six mois de prison par le Conseil de guerre.

Cournet. — En exil.

Delescluze — Mort aux barricades.

Demay. — Disparu[12].

Dereure. — En exil.

Descamps. — Acquitté par le Conseil de guerre.

Dupont (A.). — En exil.

Dupont (Clovis). — Disparu.

Durand (Jacques). — Massacré par les Versaillais.

Eudes. — En exil.

Ferré. — Assassiné juridiquement le 28 novembre 1871 à Satory. — Il avait été condamné à mort par le Conseil de guerre.

Fortuné (Henri). — En exil.

Frænkel (Léo). — Idem.

Gambon. — Idem.

Gérardin (Charles). — Était en fuite avec Rossel, la Commune l’ayant décrété d’accusation. Arrêté depuis.

Gérardin (Eugène). — Disparu.

Géresme (H.). — Condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Grousset (Paschal). — Condamné à la déportation — enceinte fortifiée.

Johannaro. — En exil.

Jourde. — Condamné à la déportation simple.

Langevin. — En exil.

Ledroit. — Fusillé durant la lutte.

Lefrançais. — En exil.

Lonclas. — Idem.

Longuet. — Idem.

Malon. — Idem.

Martelet. — Idem.

Melliet (Léo). — Idem.

Miot. — Idem.

Mortier. — Idem.

Ostyn — Idem.

Oudet. — Idem — (est demeuré plusieurs mois dans une cave après avoir reçu une blessure grave à la jambe).

Parisel. — Disparu.

Philippe. — Disparu.

Pillot. — Arrêté depuis.

Pindy. — Disparu.

Pottier. — En exil.

Protot. — En exil — a pu s’échapper, bien qu’il eût été blessé très grièvement aux barricades.

Puget. — Disparu.

Pyat (Félix). — En exil.

Ranvier (Gabriel). — Idem.

Rastoul. — Condamné à la déportation simple.

Régère. — Condamné à la déportation — enceinte fortifiée.

Rigault (Raoul). — Massacré par les Versaillais.

Serrailler. — En exil.

Sicard. — Idem.

Theisz. — Idem.

Tridon. — Parti mourant de Paris — mort peu après en Belgique.

Trinquet. — Condamné aux travaux forcés à perpétuité, où il expie le courage et la dignité qu’il a montrés devant ses prétendus juges.

Urbain. — Condamné aux travaux forcés à perpétuité — sa malheureuse femme a été également condamnée à la déportation dans une enceinte fortifiée, comme complice de son mari[13] !

Vaillant. — En exil.

Vallès. — Idem.

Varlin. — Massacré par les Versaillais.

Verdure. — Condamné à la déportation simple.

Vermorel. — Mort à Versailles, des suites d’une blessure reçue aux barricades.

Vésinier. — En exil.

Viard. — Idem.

Blanqui. — ?...... entre les mains de ses continuels bourreaux.




  1. Nous nous servons à dessein de cette expression à l’égard de la majorité des membres de la Commune, non seulement à titre de marque banale de sympathie, mais pour qu’il soit bien entendu surtout que, si disposés que nous soyons à combattre sans cesse leurs tendances autoritaires, nous ne les en regardons pas moins comme entièrement dévoués, tout comme nous, à l’œuvre commune : l’affranchissement du prolétariat.
  2. Un de ces misérables, un certain baron Charles de Montaut, qui s’était, grâce à Urbain, membre de la Commune, fait nommer lieutenant-colonel, fut le promoteur delà proposition faite par son protecteur d’exécuter dix étages, en représailles des assassinats auxquels se livraient constamment les Versaillais sur les fédérés faits prisonniers.

    Sans cesse il excitait à des actes d’inutile violence le malheureux Urbain, son ami, auquel il devait « son salut » — de son propre aveu

    devant le conseil de guerre — ayant été plusieurs fois menacé d’arrestation par le Comité central.

    Eh bien ! ce même baron Charles de Montant, comparaissant comme témoin devant le 3e conseil de guerre, jugeant les membres de la Commune, avouait qu’il avait eu tout le temps que dura celle-ci, des relations avec M. Thiers dont il recevait le mot d’ordre, et que c’était par ses soins à lui, l’ami d’Urbain, son commensal, que celui-ci, auquel il avait donné une feinte hospitalité, avait été livré aux agents du gouvernement ! Et ce n’est pas tout. Après cet infâme aveu, le sieur Charles de Montant, interrogé par l’avocat d’Urbain, sur ce fait qu’il aurait poussé sou client à se faire nommer délégué à la guerre, — après la retraite de Rossel, — le misérable répondit avec impudence : « C’est vrai. Delescluze n’était pas un homme à se laisser influencer, tandis qu’avec Urbain c’eût été facile ! » — Voilà, ce nous semble, un suffisant et irrécusable échantillon de la moralité des moyens employés par nos adversaires.

  3. Nous croyons utile de donner ici le nom des membres de cette étrange commission. Ce sont : MM. Thiers, président de la République ; Martel, président ; Piou, vice-président [Haute-Garonne] ; Félix Voisin, secrétaire [Seine et Marne] ; comte de Bastard, secrétaire [Lot et Garonne] ; comte de Maillé [Maine et Loire] ; comte Duchâtel [Charente inférieure] ; Peltreau Villeneuve [Haute-Marne] ; Lacaze [Basses-Pyrénées] : Tailhand [Ardèche] ; Marquis de Quinsonnaz [Isère] ; Bigot [Mayenne] ; Merveilleux Duvigneau [Vienne] ; Paris [Pas de Calais] ; Cosne [Nord] ; Balbie [Gers].
  4. Une centaine d’étudiants venus de Paris s’étant présentés devant M. Thiers, à Versailles, pour lui demander la grâce de Rossel, il leur fut répondu que cette démarche compromettait gravement la paix publique, et sur le champ des ordres furent donnés, pour que toutes les forces policières fussent mises sur pied, afin de disperser ces jeunes gens inoffensifs, et les journaux de l’ordre assuraient sérieusement qu’une telle démarche justifiait de reste la crainte que l’assemblée devait avoir de rentrer dans Paris !
  5. Nous apprenons sans étonnement, qu’il aurait su recruter quelques intelligences — plus vaniteuses que sol ides — dans le jeune parti socialiste, pour tenter de créer ce qu’on appelle le néo-napoléonisme ! — La tentative, déjà bien vieille, des Ollivier et des Clément Duvernois, aurait dû, ce nous semble, dégoûter à jamais d’une aussi nauséabonde besogne. Il faut vraiment que MM. Albert Richard et Blanc ne soient pas difficiles et que leur intelligence ait été bien surfaite autrefois par leurs amis !
  6. Il va sans dire ici que nous ne prétendons point attaquer l’école Saint-Simonienne dont tirent partie les Leroux et les Auguste Comte, tous deux morts pauvres, Massol et tant d’autres, dont la vie est irréprochable, mais qui d’ailleurs durent se séparer de leurs amis de Ménilmontant, les Michel Chevalier, les Enfantin, les Arles-Dufour, les d’Eichtal, les Pereire, etc., etc., dès que ceux-ci entrèrent dans la voie de l’industrialisme.
  7. L’expression est de M. Rouher. Elle date de 1849.
  8. « Si la mort de Victor Noir était arrivée quinze jours plus tôt, » nous disait à Paris un négociant bien connu sur la place — quelques jours après le 12 Janvier 1870 — « la débâcle était inévitable. » — Quinze jours plus tôt, en effet, c’était l’échéance de lin d’année, la plus chargée de toutes.
  9. Les plus modérés portent à environ 30,000 le chiffre des ouvriers massacrés par la répression des honnêtes gens et à 70,000 au moins celui des arrestations opérées à ce jour. Rappelons que les journaux de l’ex-police impériale, le Figaro en tête, demandaient qu’on fusillât deux cent mille hommes au Champ-de-Mars !
  10. Discours sur les causes de la Guerre sociale, dont Madame André Léo n’a pu lire qu’une partie au Congrès de la Paix, tenu à Lausanne le 27 septembre 1871, le président de ce Congrès n’ayant pas cru devoir permettre à l’auteur de le lire en entier.
  11. Il doit encore être jugé à Riom, pour l’affaire de St-Étienne, à Marseille et enfin à Versailles.
  12. Nous désignons ainsi ceux de nos collègues sur le sort desquels nous n’avons encore pu être fixé.
  13. Il n’est pas d’infâmes calomnies dont Mme Leroy n’ait été l’objet — Inutile de dire que toutes sont tombées devant le conseil de guerre qui l’a jugée et qui, pour la punir d’avoir associé sa vie à celle d’un membre de la Commune, ne l’a pas moins condamnée.