Études sur l’Angleterre/02

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ÉTUDES
SUR L’ANGLETERRE.

II.
SAINT-GILES.

On a vu dans White-Chapel la population qui vit des restes de Londres. Pour compléter la description du genre parasite en Angleterre, il est à propos de faire connaître celle qui exploite les vices et qui rançonne les faiblesses de cette opulente cité. Les vagabonds, les prostituées et les malfaiteurs abondent dans toutes les capitales : il semble que la richesse les attire aussi invinciblement que la lumière traîne l’ombre après soi, et les grandes agglomérations d’hommes les abritent comme un mal caché dans leurs profondeurs. Partout aussi les classes dangereuses de la société affectionnent certains quartiers qu’elles s’approprient et qu’elles infestent. Communément ces quartiers immondes se trouvent situés dans le voisinage des rues qui étalent la circulation la plus active et le luxe le plus brillant. Ce sont des postes d’observation du haut desquels les vautours de la civilisation guettent leur proie ; ce sont les repaires du pillage et de l’orgie. Il y a là une atmosphère de corruption qui couve, fait éclore et développe le crime, de la même manière que certains insectes se multiplient naturellement au fond d’une humide obscurité.

Qui ne connaît les endroits infectés dans Paris ? Grace au goût prononcé de nos romanciers pour les fortes émotions et pour la peinture des mœurs infimes, qui ne sait en Europe les noms des plus affreuses rues de la Cité, des bouges qui souillent les abords de l’Hôtel-de-Ville et du Palais-Royal ? Et quel est l’étranger qui, jugeant notre société sur cette écume dont on a barbouillé tant de livres, ne pense pas qu’on peut la flétrir à son aise, sans tomber dans la calomnie ? Les romanciers anglais ont plus de patriotisme ou plus de discrétion. Ils laissent enfouis dans les livres bleus, dans les documens parlementaires, des détails qui doivent être réservés aux chastes regards de la science. Charles Dickens a seul jusqu’à présent soulevé un coin du voile, en écrivant Oliver Twist. Encore faut-il dire que le succès de ce livre, dans une société comme celle de la Grande-Bretagne, a tenu peut-être à la sobriété avec laquelle l’auteur avait traité ce triste et inépuisable sujet.

À Londres, le quartier par excellence des gens sans aveu est la paroisse de Saint-Giles, lieu célèbre dans les fastes criminels, qu’habitent concurremment avec les vagabonds irlandais les prostituées de bas étage et les voleurs de profession. Saint-Giles figure un pâté de rues étroites, d’allées sombres et de cours fétides, situé dans l’angle que forment, derrière la cathédrale de Saint-Paul et au cœur de la Cité, les deux grandes voies de Londres, celle qui part de Charing-Cross, et celle qui commence à la pointe de Hyde-Park sous le nom d’Oxford-Street. Cette paroisse, jointe à celles de Saint-George et de Holborn, qui présentent à peu de chose près les mêmes phénomènes sociaux, peut renfermer 75 à 80,000 ames. Elle a pour limites, à l’est, les murs de Newgate et de Old-Bayley, à l’ouest le bureau central de la police établi à Bow-Street, et se trouve ainsi placée, comme par une affinité instinctive, entre la police et la prison. Il en est de même à Paris, où les bandits les plus déterminés vivent dans les rues tortueuses de la Cité, à quelques pas de la préfecture et des tribunaux, comme s’ils voulaient jeter de plus près à la justice des hommes un insolent défi.

Mais notre Cité peut servir tout au plus de lieu d’asile. Elle est isolée en quelque sorte de Paris par les deux bras du fleuve, et il faut aller assez loin de là pour rencontrer ces quartiers somptueux où le luxe étale ses tentations. Saint-Giles au contraire est au centre même du mouvement et de la richesse dans Londres. En quelques minutes, les bandes qui sortent de ce repaire peuvent s’abattre à volonté sur Oxford-Street, sur Piccadilly, sur Regent-Street, ou sur le Strand. Deux des théâtres les plus fréquentés, Covent-Garden et Drury-Lane, les marchés de Covent-Garden, de Hungerford et de Smithfield, les principaux lieux de réunion, les bazars, les boutiques, sont à leur portée, et pour ainsi dire sous leur main ; Il y a là un espace de deux à trois mille mètres carrés qui offre la moisson la plus abondante à toute espèce de déprédations.

Saint-Giles a deux sortes d’habitans : une population sédentaire qui se compose de petits marchands, de logeurs, de recéleurs, ainsi que de la classe la plus infime des publicains ou débitans de liqueurs spiritueuses, propriétaires de cafés, entrepreneurs d’amusemens publics, et une population flottante dont les prostituées ainsi que les filous forment le noyau. Celle-ci se propose pour but les jouissances de la vie ; celle-là, le gain. Les voleurs commandent ; le reste rampe et les sert, dans l’espoir d’attirer à soi les profits de leur ignoble industrie. Tout est disposé selon leurs goûts et pour leurs convenances. Il y a des cafés ou ils peuvent, en dépit des règlemens municipaux passer la nuit à jouer, à fumer et à raconter leurs exploits. Ailleurs on leur donne des bals, des concerts et des représentations scéniques, auxquels leurs concubines sont admises. Ceux qui préfèrent, après le succès de la journée, se livrer au repos sont reçus dans des chambres communes à raison de trois à quatre pence, quelques-uns de ces repaires renferment jusqu’à cinquante lits. Ceux qui n’ont pas d’argent et qui n’obtiendraient pas aisément crédit couchent sous les portiques des théâtres, dans les marchés, ou dans les bâtimens en construction. D’autres ont un domicile et tiennent un certain état de maison, vivant en grands spéculateurs jusqu’à ce que la chance, comme ils disent, ait tourné contre eux.

Bien que la police soit aujourd’hui mieux faite à Londres qu’elle ne l’était avant : la réforme opérée en 1829 par sir Robert Peel, et étendue à la Cité en 1839 par lord John Russell, il paraît qu’une sorte d’inviolabilité protége encore les bouges les plus infâmes de Saint-Giles, et que les agens de la force publique craignant le nombre et l’union de leurs adversaires, osent rarement y pénétrer. On cite un groupe de masures que les habitués désignent sous le nom de la petite Irlande, et qui offre un lieu d’asile aussi sûr que l’était l’enceinte du Temple du temps de Jacques Ier.

Au reste, Saint-Giles n’est pas seulement le siége de la truanderie dans la métropole ; c’est encore pour ainsi dire le quartier-général du vol pour le royaume-uni tout entier. Depuis que la police devient plus efficace dans les villes principales, les malfaiteurs se rabattent sur les campagnes et sur les petites cités. Tous les documens que l’administration a recueillis[1] s’accordent sur ce point, que les vols avec effraction et généralement les crimes les plus hardis sont l’œuvre des bandits qui résident à Londres, à Birmingham ou à Liverpool. Ceux-ci conçoivent un vol comme une opération de commerce ; ils se jettent dans un bateau à vapeur ou montent dans un train de chemin de fer, exécutent leurs plans à point nommé, et rentrent ensuite paisiblement dans leurs foyers, le plus souvent sans laisser de traces qui révèlent les auteurs de l’expédition.

Tous les gens sans aveu qui peuplent Londres n’ont pas sans doute élu domicile dans les environs de Drury-Lane et de Covent-Garden : le nombre en est trop grand et la ville trop étendue, pour que cette fange n’ait pas laissé ailleurs des dépôts ; mais on peut considérer Saint-Giles comme le type des réunions d’hommes qui se mettent en guerre, par un côté ou par un autre, avec les mœurs et avec les lois. Quels sont les effets de cette lutte sur l’économie de la société ? Londres a-t-il mieux résisté que les autres capitales de l’Europe aux élémens de dissolution que toute métropole renferme ? Cette partie de l’état moral d’un peuple que l’on induit des chiffres officiels de la misère et du crime, place-t-elle nos voisins au-dessus ou au-dessous de notre niveau ? Voilà ce que je me suis proposé de rechercher

Commençons par la misère, qui explique le reste. Il y a quelques années encore, Londres était beaucoup moins chargé de pauvres que le reste du royaume. On y rencontrait peu de mendians dans les rues, et les maisons de charité (work-houses), ces invalides des travailleurs, n’étaient pas remplies. La capitale de l’Angleterre, ville de commerce et d’entrepôt, marché ouvert au monde entier et rendez-vous de l’aristocratie la plus opulente, ne renfermait pas alors cette masse flottante d’ouvriers qu’un ralentissement dans la production peut affamer et jeter par milliers sur le pavé. Elle ne participait ni à la détresse invétérée des classes agricoles, ni aux brusques variations de l’existence dans les districts manufacturiers.

On citait comme un phénomène purement local les souffrances des tisserands de Spitalfields et de Bethnal-Green, et c’était dans ces quartiers d’exception que la pauvreté métropolitaine se concentrait.

La métropole britannique descend rapidement de ce piédestal où la fortune l’avait placée. Une succession d’années calamiteuses a porté la gêne dans les familles ; le commerce a vu se fermer une partie de ses débouchés, et les ouvriers, qu’il a cessé d’employer ou qu’il emploie plus rarement, tombent à la charge des paroisses. À mesure que le mouvement commercial diminuait, cette population dont le flot monte toujours, cherchant à se créer de nouvelles ressources, Londres est devenue insensiblement une ville de fabrique comme Paris ; ce qui l’a exposée aux mêmes vicissitudes que Birmingham, Manchester et Glasgow. Ajoutons que les faubourgs de Londres, à force de s’étendre, ont fini par rencontrer et par renfermer dans leur enceinte une race à moitié urbaine, à moitié agricole, dont les moyens d’existence sont problématiques, et qui donne souvent un pauvre par quatre habitans.

En ce moment, les maisons de charité de la capitale ne renferment pas moins de trente mille pauvres, qui sont presque exclusivement des vieillards et des enfans. Plus de cent mille indigens sont en outre secourus à domicile. Les sommes dépensées annuellement par les paroisses ne vont pas à moins de 10 à 12 millions de francs. Dans la partie de Londres qui dépend du comté de Middlesex, le nombre des indigens soulagés par la charité publique, qui n’était que de 49,814 en 1840, s’est élevé à 73,815 en 1841. De 1841 à 1842, le paupérisme a fait des progrès encore plus alarmans ; dans la seule paroisse de Mary-le-Bone, ce riant quartier qui forme les avenues du Parc du Régent, le nombre des mendians s’est accru de 2,621 à 5,396. Tout récemment les gardiens de la paroisse ont offert deux guinées par tête pour la capture de 17 pères de famille qui avaient abandonné leurs femmes et leurs enfans, délit prévu par les lois. L’union de la Cité a vu la taxe des pauvres augmenter de 15 pour 100 en trois années, et a dépensé près de 1,500,000 francs en 1842 pour l’entretien de 6,125 indigens. Enfin, tandis que le nombre des pauvres secourus en Angleterre, qui était, par rapport à la population, de 8 6/10 sur 100 en 1840, s’est élevé à 9 4/10 sur 100 en 1841, la proportion, qui n’était que de 7 1/6 sur 100 à Londres, est montée l’année suivante à près de 11 sur 100. À paris, le rapport moyen du nombre des pauvres à la population est celui de 8 à 100. En faisant un compte séparé de la dépense des hôpitaux, on consacre à peine dans cette capitale 3 à 4 millions de francs au service des secours publics.

Voilà pour le budget de la charité régulière à Londres. Mais ce n’est pas de ce côté que se montrent les symptômes les plus menaçans. Quels que soient les progrès de la misère locale, comme une population ne passe pas en un jour de l’aisance à la pauvreté, on peut encore les prévoir et y faire face. Ce que l’on prévoit difficilement, c’est la misère qui déborde d’un lieu sur un autre, lorsqu’une communauté urbaine ou rurale, se trouvant dans l’impuissance absolue de porter le fardeau que la Providence lui avait assigné, en laisse retomber une partie sur les épaules de ses voisins. Voilà ce qui arrive à Londres aujourd’hui. Une armée de misérables à demi nus chassés par la faim des districts agricoles, du Lancashire, de l’Écosse et de l’Irlande, envahit les rues de la métropole. On peut suivre dans les registres d’une seule union, celle de la Cité, la marche de cette inondation ; En 1838, le nombre des pauvres forains (casual paupers) qui avaient accidentellement demandé du secours se bornait à 356 ; en 1839, il était de 2,403 ; en 1840, de 11,203 ; en 1841, de 26,703, et en 1842, de 45,000 ; on en comptera bien davantage en 1843.

Une lettre écrite par M. Thwaites, administrateur des secours (relieving officer) dans la Cité, présente des détails pleins d’un touchant intérêt sur les causes du vagabondage épidémique qui désole Londres. « Le vagabondage, dit ce magistrat, s’accroît d’une manière alarmante dans la métropole ; cela tient en partie à la détresse des districts manufacturiers, et en partie à la cessation, dans les districts agricoles, des travaux de chemins de fer.

« Les laboureurs sont dans l’usage de quitter leurs foyers pour aller chercher du travail, particulièrement dans l’intervalle d’une moisson à l’autre. Pendant que les chemins de fer étaient en cours d’exécution, la facilité avec laquelle les bras trouvaient de l’emploi déterminait des milliers d’entre eux à émigrer ainsi. Ils recevaient un salaire élevé, faisaient un travail pénible, vivaient bien et ne murmuraient pas ; quand une ligne de fer était terminée, ils passaient à une autre, mais cette ressource n’existe plus aujourd’hui pour eux.

« Les ouvriers quittent les districts manufacturiers avec leurs familles, lorsqu’ils sont mariés, et en plus grand nombre que jamais depuis la crise qui frappe l’industrie. Ils vont de ville en ville, n’obtiennent du travail dans aucune, et, de même que les terrassiers, finissent par se diriger vers la capitale, pensant y trouver plus sûrement de l’emploi ; mais là aussi le même désappointement les attend : le marché du travail est surchargé.

« Ces deux grandes classes de travailleurs n’ont généralement que des motifs très avouables pour quitter leurs foyers ; mais lorsqu’une fois elles ont pris l’habitude d’une existence ambulante, elles ne peuvent plus se fixer. Un ouvrier qui a rôdé long-temps en quête de travail est perdu pour l’industrie.

« Un grand nombre de jeunes filles, qui viennent principalement des districts manufacturiers, quittent leurs familles par goût pour le changement, parce qu’elles manquent de travail, qu’elles sont maltraitées, ou qu’elles ont été attirées par les pourvoyeurs de la prostitution. L’avenir de ces malheureuses est à jamais ruiné, quand elles n’ont pas le bonheur d’être réclamées et renvoyées à leurs parens.

« Il est une quatrième classe, la plus nombreuse peut-être et qui s’accroît continuellement aux dépens des trois autres ; je veux parler du vagabond de profession (tramper), qui ne se livre pas un seul jour à un travail régulier, qui vit en trompant, en mendiant et en volant. Tous ces misérables, aussi long-temps que la maigreur de leur bourse le permet, passent la nuit dans ces garnis infimes que l’on trouve partout en Angleterre, et où l’encombrement est tel, la propreté tellement inconnue, que la vermine et les maladies cutanées finissent par les ronger. »

Voilà dans quel état tant de malheureux arrivent à Londres. On vient de voir qu’ils n’y trouvent ni emploi ni moyens de subsistance. Quel accueil cependant leur fait la charité publique, dans la personne de ses représentans officiels ? Écoutons encore M. Thwaites :

« Le système généralement adopté par les unions (paroisses unies) de la métropole consiste à donner, aux pauvres qui se présentent accidentellement, du pain, de l’eau et le logement pour une seule nuit ; ou bien l’on oblige les hommes à casser des pierres et les femmes à éplucher des étoupes (picking oakum) pour un salaire tellement minime, qu’une journée du travail le plus rude rapporte à peine à une famille entière la chétive pitance de quelques sous. Le nombre des unions qui rayonnent à une distance de dix milles de Saint-Paul n’est pas moindre de trente, qui sont tenues, selon l’interprétation donnée aujourd’hui à la loi des pauvres, d’assister toute personne qui demande des secours, et cela sans enquête préalable ; cette méthode aggrave le mal et encourage les vagabonds à aller d’une union à l’autre jusqu’à ce que, ayant complété le circuit de la métropole et des faubourgs, et étant tombés dans une misère égale à leur dégradation, ils se rejettent sur la Cité, où ils savent qu’on les traitera avec humanité, et que, s’ils sont malades, on les enverra à l’hôpital. La Cité devient ainsi l’asile de tous les vagabonds de l’Angleterre.

Les magistrats les envoient encore par centaines en prison, pour avoir mendié ou pour avoir cassé des réverbères et des carreaux de vitres. Là, ils ont un travail moins rude et un régime plus substantiel que dans la plupart des maisons de charité ; mais, à leur sortie, n’ayant ni asile ni papiers, que vont-ils devenir ? Ils sont prêts à retomber dans les mêmes délits ; ils vont de la prison à la maison de charité, et de la maison de charité à la prison, jusqu’à ce que la maladie et la mort mettent un terme à leurs souffrances. C’est le sort du plus grand nombre, sinon de tous. Qui se souvient d’avoir jamais vu dans les rues de Londres autant de malheureux à demi nus ? »

Il arrive souvent que ces pauvres gens n’ont pas même l’alternative dont parle M. Thwaites, et qu’ils sont réduits de prime-abord à partager le pain des criminels. Le quartier que l’on destine, dans chaque maison de charité, à recevoir les indigens forains se trouvant presque toujours rempli de bonne heure, les derniers venus n’ont pas d’autre ressource que celle de frapper à la porte de la prison. Que deviennent ceux qui, par respect pour eux-mêmes, ne peuvent pas se résoudre à prendre ce parti désespéré ? C’est ce que l’on verra dans le récit suivant, emprunté à l’Examiner du 14 octobre 1843.

« Les gardiens du parc et les agens de la police ont conduit, ces jours derniers, au bureau de Marlborough-Street, plusieurs jeunes filles qu’ils avaient trouvées endormies sous les arbres de Hyde-Park et dans les jardins de Kensington. Ces malheureuses étaient toutes, sans exception, dans la plus effroyable misère, et tellement infectées d’une maladie honteuse, que le magistrat qui siégeait crut faire acte d’humanité en les envoyant en prison, où elles auraient un asile et où elles recevraient l’assistance des hommes de l’art. Il paraît, d’après la déclaration des gardes, que cinquante personnes environ des deux sexes et de tout âge n’ont pas, depuis plusieurs mois, d’autre abri pendant la nuit que celui que leur offrent les arbres du Parc et les trous pratiqués dans les talus. La plupart sont des jeunes filles de quatorze à dix-sept ans, que des soldats ont amenées de la province, qu’ils ont débauchées et qu’ils ont ensuite abandonnées à leur horrible destin. Ces infortunées créatures se voient ainsi, dès leur première jeunesse, rejetées complètement hors de la société, et vivent pêle-mêle la nuit au milieu des parcs, où elles pourrissent littéralement dans le besoin, dans la fange et dans la maladie.

Quel trait ajouter à cette affreuse peinture ? À Londres, au milieu des quartiers les plus opulens, sous les fenêtres du duc de Wellington, et à quelques pas du palais qu’habite la reine, les sujets de Victoria viennent par bandes, et comme des parias chassés de leur caste se coucher, par une nuit d’octobre, sur la terre humide, sans autre abri que les arbres du parc ! La police de la métropole, cette police modèle, si attentive à protéger le gentleman qui marche bien vêtu, sa maison et sa famille, ne s’aperçoit qu’au bout de quelques mois qu’il y a dans quelque trou de Hyde-Park des malheureux qui meurent de faim et de froid ! Puis, quand on les amène devant le magistrat, il se trouve que cette civilisation si complète, si puissante et si riche n’a pas d’autre moyen de leur témoigner son humanité que de les mettre au régime des malfaiteurs, un régime que les pauvres envient !

Dans les grandes villes de l’Écosse, on n’a pas à rougir de pareilles scènes ; à Édimbourg, à Glasgow, la charité privée corrige sur ce point l’imprévoyance de la loi. Par les soins d’une association qui se compose principalement de commerçans, un asile s’ouvre chaque soir pour abriter les malheureux qui sont hors d’état de payer les 3 ou 4 pence qu’il en coûte par nuit pour coucher dans quelque maison garnie, sur un grabat. On interroge les arrivans, afin de connaître leur profession et leurs moyens d’existence, et, pourvu qu’ils ne soient pas en état d’ivresse, on les admet. Avant l’heure du repos, ils reçoivent un morceau de pain et un plat de gruau (porridge). À onze heures, les portes de la maison étant fermées, la prière se fait en commun ; puis les hommes vont dans un appartement, et les femmes dans un autre, dormir enveloppés dans une couverture sur le lit de camp. Le lendemain, on leur donne en les congédiant un morceau de pain ; quelquefois la société s’emploie pour obtenir le passage gratuit sur un bateau à vapeur à ceux qui veulent rentrer dans leurs foyers. Rarement les mêmes personnes sont hébergées pendant plus de deux jours ; on craindrait d’offrir une prime à l’oisiveté. Les deux asiles d’Édimbourg ont secouru plus de vingt mille personnes en 1841 ; vingt-cinq mille personnes ont été admises dans celui de Glasgow.

L’utilité d’une ou de plusieurs institutions semblables se fait particulièrement sentir dans des capitales aussi vastes et aussi peuplées que Londres et Paris. Combien de malheureux ne sauverait-on pas du désespoir ou de la corruption en ouvrant un lieu public où les gens qui seraient sans asile auraient la certitude de trouver, ne fût-ce qu’une fois dans l’année, un abri et du pain ! Pour le moment, les habitans de Londres semblent vouloir prendre les devans sur ceux de Paris. Le Times a fait tant de bruit des scènes de Hyde-Park que l’opinion publique s’est émue à la fois de honte et de compassion. Un comité se forme pour établir un asile de nuit dans les quartiers de l’ouest ; mais il en faudrait encore un au nord, un au centre, un à l’est et un au sud de l’autre côté de la Tamise, pour répondre aux nécessités qui viennent de se révéler.

Les commissaires qui président en Angleterre à l’administration des secours publics (poor law commissionners) reconnaissent, dans leur dernier rapport[2], que la loi n’est pas ce qu’elle devrait être, et qu’elle ne donne ni le moyen de venir suffisamment en aide aux infortunes accidentelles, ni celui d’atteindre les imposteurs qui exploitent les sentimens bienfaisans du pays. En effet, c’est peu d’accueillir pour une nuit dans la maison de charité les indigens ou les vagabonds qui se rendent à Londres de toutes les parties de l’Angleterre, et pour avoir le droit de leur refuser un asile permanent, il faudrait les aider à regagner leur contrée natale et à retrouver la chance de vivre en travaillant. On a déjà réformé la loi des pauvres dans l’intérêt des contribuables, à qui l’on a fait ainsi remise d’une partie de l’impôt qu’ils acquittaient ; il reste à porter maintenant la prévoyance sociale de l’autre côté, et à laisser tomber les miettes de la table du riche sur Lazare affamé.

La législation anglaise punit avec une grande sévérité la mendicité ainsi que le vagabondage. « Toute personne, dit l’acte de la cinquième année de George IV, qui vague dehors ou qui se tient dans les rues, sur les places publiques, sur les grands chemins, dans les passages, ou dans les cours, pour demander ou pour recevoir l’aumône, peut être, sur la déposition d’un seul témoin, condamnée au travail forcé dans une maison de correction, pour un temps qui n’excédera pas un mois. » On reconnaît bien là l’horreur qu’éprouve une société riche et policée pour le spectacle de la misère ; mais réprimer la mendicité comme délit, et ne pas la laisser en même temps sans excuse en rendant la charité publique accessible à tous les indigens, quelle inconséquence ! disons mieux, quelle injustice de la part du législateur !

Il n’y a que deux systèmes possibles en cette matière : ou l’état reste indifférent à la misère des individus, et il doit alors s’abstenir de tout contrôle sur la mesure dans laquelle la charité privée s’exerce ainsi que sur les procédés auxquels on a recours pour la solliciter ; ou bien il prétend réprimer comme un délit le seul fait de demander et de recevoir l’aumône, et dans ce cas c’est un devoir pour lui de veiller à ce qu’aucune souffrance ne se manifeste sans être aussitôt soulagée. Les gouvernemens qui se considèrent comme représentant la Providence sur la terre, entreprennent une tâche laborieuse, et dont il leur importe de calculer toutes les obligations. La pauvreté, dans notre état social, est un accident qui tient soit à la force des circonstances, soit à l’imprévoyance des hommes. Quand on veut réparer les malheurs qui proviennent de l’une et l’autre cause, on ne se propose rien moins que de prévoir pour tout le monde, et de gouverner les évènemens.

De la mendicité passons à la prostitution ; les deux plaies se touchent. Le nombre des femmes qui se prostituent à Londres a été l’objet de divers calculs. Au commencement du XIXe siècle, un magistrat de police, Colqu’houn, l’évaluait à 50,000 ; on le trouve estimé à 80,000 dans quelques ouvrages récens. L’auteur d’un rapport officiel, M. Chadwick, réduit ce nombre à 7,000 dans le rayon auquel s’étend l’action de la police métropolitaine, ce qui supposerait, en y joignant celles qui fréquentent la Cité, un total d’environ 10,000 prostituées pour une population qui dépasse un million et demi d’habitans. Il paraît difficile de concilier l’estimation de M. Chadwick avec les documens qu’il produit lui-même. En effet, il compte dans le ressort de la police métropolitaine, et sur les indications fournies par les agens, 3,335 maisons qui reçoivent des femmes de mauvaise vie. En adoptant la proportion de quatre femmes par maison, qu’il propose ailleurs, on trouverait 13,340 prostituées, et à peu près 16,000 en y comprenant la Cité. Dans un ouvrage exempt de passion[3], le docteur Wardlaw en admet 16,675 pour le seul comté de Middlesex.

Il faut avoir parcouru le soir les rues de Londres pour se faire une idée de la multitude vraiment incroyable des femmes et surtout des jeunes filles qui sollicitent les passans. Dans certains quartiers les maisons de prostitution se touchent. À Saint-Giles, sur un espace de 700 yards (environ 700 mètres) de circonférence qu’on nomme le repaire (rookery), on compte 24 maisons suspectes, et dans chacune 10 prostituées ; et combien de quartiers dans Londres ressemblent à celui-là !

Outre les prostituées qui fréquentent ou qui habitent les maisons suspectes, et qui avouent publiquement leur profession, il y a la prostitution clandestine, qui descend depuis la courtisane et la femme entretenue jusqu’aux malheureuses qui infestent les abords des casernes (barracks), des vaisseaux et des prisons. Tout calcul serait ici problématique ; mais les données qui précèdent suffisent assurément pour démontrer que Londres ne peut revendiquer à cet égard aucune supériorité morale sur les grandes villes du continent, et sur Paris en particulier. On sait que Paris n’a jamais renfermé plus de 4,000 prostituées inscrites, et que le nombre de ces malheureuses est loin d’augmenter dans la capitale de la France avec la population.

En dressant ce triste catalogue, il n’entre pas dans ma pensée de rétorquer contre l’état moral de l’Angleterre les accusations que l’on a tant prodiguées à la France. Le nombre des prostituées ne porte pas nécessairement témoignage de l’immoralité d’un peuple. Les contrées méridionales de l’Europe qui n’ont pas ou qui ont peu de prostituées, sont précisément celles qui se distinguent par le relâchement des mœurs. L’étendue de la prostitution se mesure à la grandeur du luxe et à la profondeur de la misère ; l’une fournit les appétits auxquels l’autre est livrée par ses besoins. La même cause qui pousse les hommes au crime jette les femmes dans le vice ; vol ou prostitution, chaque sexe pille la société avec les armes que la nature lui a départies.

Toutes choses égales, la prostitution doit être plus commune à Londres qu’ailleurs, parce que les ressources du travail pour les jeunes filles y sont plus limitées. En Angleterre, les hommes font une partie de la besogne qui devrait revenir aux femmes ; ils président aux ouvrages d’aiguille et tiennent les comptoirs dans les magasins ainsi que dans les établissemens publics. En France, les femmes s’emparent d’une partie des travaux qui devraient revenir aux hommes ; elles portent des fardeaux, font le commerce, sont commis, teneurs de livres et compositeurs d’imprimerie. Les ouvrages d’aiguille sont si peu rétribués à Londres, que les jeunes personnes qui s’y livrent ont de la peine à gagner 4 sh. (5 francs) par semaine, en travaillant dix-huit heures par jour. On ne saurait rien imaginer de plus affreux que l’existence de ces pauvres filles. Il faut qu’elles se lèvent dès quatre ou cinq heures du matin, dans toutes les saisons, pour aller recevoir les commandes des mains des marchands ; elles travaillent ensuite jusque vers minuit dans des chambres étroites où elles sont réunies par cinq ou six. Cette vie sédentaire et cette application constante les vieillissent avant l’âge, quand la phtisie les épargne. Doit-on s’étonner si quelques-unes, effrayées ou rebutées en trouvant le chemin de la vertu aussi rude, tendent les bras à la prostitution ?

Les habitudes des prostituées à Londres ont certainement gagné en décence depuis trente ans. Elles sont particulièrement moins brutales, et les passans, pour se délivrer de leurs avances, ont plus rarement à invoquer la vigueur de leurs poings. On voit que l’autorité réprime aujourd’hui des excès qu’elle tolérait autrefois. Avant l’établissement de la nouvelle police, les prostituées avaient le haut du pavé, et rendaient les rues de la métropole impraticables dès la chute du jour. En 1814, deux mille propriétaires de maisons dans la Cité, voulant mettre un terme à cette usurpation de la voie publique, adressaient au lord-maire une pétition curieuse dont le texte se retrouve parmi les documens annexés à l’enquête de 1816.

« Les principales rues de cette Cité, disaient les pétitionnaires, sont chaque soir encombrées de femmes de mauvaise vie, qui, par leurs rixes continuelles et par leur conduite obscène, fatiguent et alarment les honnêtes gens.

« L’audace avec laquelle ces femmes accostent les passans, les horribles imprécations et les paroles obscènes qu’elles ont sans cesse à la bouche, voilà ce que, en notre qualité de pères de famille et de maîtres de maisons, nous considérons comme un intolérable abus. Aucune femme honnête, malgré la protection dont on l’environne, ne peut traverser les rues dans la soirée sans être témoin de ce dégoûtant spectacle, et toute la vigilance dont nous pouvons user ne met pas nos fils ni nos domestiques à l’abri de sollicitations qui viennent les chercher jusqu’à notre porte. En se familiarisant avec la vue de femmes qui mettent toute sorte d’artifices en jeu pour séduire la jeunesse, on sent diminuer le dégoût qu’elles inspirent, et ce relâchement dans la surveillance est suivi des plus fâcheuses conséquences pour la santé, pour la réputation et pour la moralité de la génération qui est notre espoir.

« Les relations intimes que ces femmes dépravées forment d’une part avec les garçons de boutique et avec les apprentis, de l’autre avec les voleurs, les filous et les recéleurs, facilitent leurs déprédations. Elles constituent aussi une classe nombreuse de coupeuses de bourses (pick-pockets), et commettent une infinité de petits délits. »

La supplique des habitans de la Cité a été entendue, bien qu’un peu tard. L’acte de 1829 défend à toute prostituée ou rôdeuse de nuit (night-walker) de se placer sur la voie publique pour solliciter les passans ; en cas de contravention, la peine portée est une amende de 40 shillings, ou à défaut un mois de prison. Cependant la police ne met pas une grande rigueur dans l’exécution de la loi ; pourvu que les prostituées ne se rendent pas trop importunes et ne soient pas trop bruyantes, on les laisse circuler librement. Du reste, on n’exerce sur elles aucune espèce de surveillance. La pudeur anglaise s’oppose invinciblement à un contrôle sanitaire du genre de celui qui est en usage à Paris, où il a contribué à diminuer, depuis plusieurs années, les ravages d’un mal sans nom. Un système de laisser-faire absolu prévaut en cette matière ; il n’y a pas d’autre digue que la prudence individuelle pour arrêter l’effroyable contagion.

J’avoue que le système français me paraît préférable. S’il y a le moindre espoir d’arracher à la prostitution quelques-unes de ses victimes, les soins donnés à leur santé y serviront autant que les enseignemens moraux. Il est bon encore que ces infortunées créatures ne puissent pas, quand elles le voudraient, se séparer entièrement de la société, et que, les liens de la famille se rompant, la tutelle de l’administration les suive au fond de leurs égaremens. Un gouvernement ne devient pas responsable de ces désordres par cela seul qu’il s’efforce, en les régularisant, d’en limiter l’étendue. Partout au contraire où la prostitution demeure livrée à elle-même, elle devient bientôt comme la pépinière de toute espèce de délits.

À Paris, malgré la sévérité des règlemens, le pouvoir discrétionnaire du préfet de police n’atteint pas plus de 5 à 6,000 filles publiques par année[4]. À Londres, sans y comprendre la Cité, qui a sa police distincte, 12,104 femmes ont été arrêtées soit comme prostituées, soit comme excitant quelque tapage (disorderly characters), soit comme suspectes (suspicious characters), soit en état d’ivresse dans les rues. Le mouvement des arrestations, qui avait été en décroissant à partir de 1831, éprouve une recrudescence très marquée depuis deux ans.

Je ne veux pas établir de comparaison entre la situation des prostituées à Londres et les conditions de leur existence à Paris : les termes et peut-être aussi le courage me manqueraient pour de tels rapprochemens ; mais, en se référant aux ouvrages et aux documens qui ont été publiés sur cette grave question, je crois que l’on est en droit de conclure que la prostitution en Angleterre présente généralement un caractère plus repoussant, qu’elle commence dans un âge plus tendre, et qu’elle a des relations plus étroites avec les crimes ainsi qu’avec les délits.

Parent-Duchâtelet, dans ses consciencieuses recherches, a constaté que, sur 3,248 filles publiques inscrites, 196 étaient âgées de dix à seize ans à l’époque de leur inscription. C’est la proportion déjà très remarquable de 6 sur 100. À Londres et dans la Grande-Bretagne, cette précocité du vice existe et se propage sur une bien plus grande échelle. Voici ce qu’on lit dans l’adresse publiée par la société qui a pour objet de protéger les jeunes filles et de les arracher à la prostitution : « Dans les trois hôpitaux les plus considérables de Londres, et en huit années, il ne s’est pas présenté moins de 2,700 enfans de onze à seize ans infectés d’une maladie honteuse. » Deux mille sept cents enfans visités par cette horrible peste avant l’age de la puberté ! Le vice et la maladie venant gangréner tant d’existences, avant que la raison ait pu se développer dans la pensée et la vigueur dans le corps ! Quel spectacle que celui-là pour un peuple qui a des entrailles ! et comment éprouver assez de pitié pour les victimes, assez d’indignation pour les bourreaux ?

On n’a pas oublié un procès qui déroulait, il y a quelques mois à peine, devant le tribunal correctionnel de Paris, des scènes jusque-là sans exemple en France. Une mère, spéculant sur les agrémens de sa fille, l’avait livrée à la prostitution dès l’age de douze ans ; et comme l’enfant résistait, avertie par un dégoût qui n’était que l’instinct du devoir, l’abominable mégère lui avait cassé deux dents. L’histoire de la femme Éon est une histoire assez commune de l’autre côté du détroit. Écoutons le témoignage d’un missionnaire expérimenté, M. Logan : « Dans un de nos hôpitaux, je rencontrai cinq jeunes filles qui souffraient d’un mal honteux, à l’âge, l’une de treize ans, l’autre de douze, la troisième de onze, la quatrième de neuf, et la cinquième de huit. La mère de celle-ci était dans l’hôpital, attaquée de la même maladie. Trois de ces jeunes filles avaient été séduites dans la maison de leur mère, et ce n’était pas par des enfans[5]. »

La prostitution des jeunes filles n’est pas toujours imputable en Angleterre à l’avidité de quelque mère dénaturée. Ce qui frappe au contraire en lisant les récits des procès correctionnels, c’est la parfaite spontanéité de ces penchans vicieux dans la plupart des sujets. On y voit une prostituée à peine âgée de treize ans, qui, pour déjouer la surveillance de son père, l’accuse elle-même devant le jury[6] de l’avoir violée ; d’autres, dans un âge encore plus tendre, servent d’appât pour attirer et pour pervertir les jeunes garçons dont les voleurs émérites font leurs instrumens. Mais je préfère insister sur un récit qui donne une idée plus complète de cette perversité de serre-chaude, en montrant qu’aucun vice ne lui est étranger.

La scène se passe au bureau de Queen Square, le 14 décembre 1842. Deux jeunes filles, Marguerite Haggarty et Marie Hanton, sont prévenues d’avoir cherché à extorquer de l’argent à un honnête marchand, M. Perkins. Le plaignant déclare que la veille, dans la soirée, comme il traversait le pont de Westminster, Haggarty s’approcha de lui et lui demanda l’aumône de quelques pence. Il refusa, mais la jeune fille insista et le suivit en l’importunant. Un moment, il l’avait perdue de vue, lorsqu’à l’entrée du cimetière de Sainte-Marguerite elle l’aborda de nouveau, à sa grande surprise, et mit la main sur lui, l’accusant d’avoir pris avec elle certaines libertés. Au même instant, elle poussa un cri qui fut le signal de l’apparition de Hanton et de quatre autres qui l’entourèrent en le menaçant. Hanton particulièrement se mit à pleurer, prétendant que sa sœur avait été insultée, et, se saisissant d’une grosse pierre, elle jura qu’elle écraserait la tête au plaignant, à moins qu’il ne lui donnât de l’argent. M. Perkins les arrêta l’une et l’autre, et, un agent de police survenant, il les fit conduire à la station. Pendant ce temps-là, leurs complices s’étaient esquivées. — Le magistrat, M. Bond, demande si l’on sait quelque chose des antécédens de ces jeunes filles. L’inspecteur, M. Bareford, répond qu’il les connaît bien, et qu’elles lui avaient déjà donné de l’embarras un an auparavant. Il les avait trouvées rôdant le long des rues, et les avait renvoyées à leurs parens, qui étaient d’honnêtes ouvriers vivant à l’autre extrémité de la ville ; mais elles avaient bientôt quitté la maison paternelle pour retourner à leurs habitudes vicieuses. Ce matin même, elles lui ont avoué que depuis plusieurs mois elles vivaient de la prostitution. L’inspecteur ajoute qu’ayant reçu d’autres plaintes du même genre, il avait donné l’éveil à ses agens. — Haggarty est condamnée à un mois d’emprisonnement, et Hanton à cinq jours. En France, ces jeunes filles auraient été renfermées, par ordre du tribunal, dans une maison de correction jusqu’à leur dix-septième année.

Nos journaux judiciaires nous ont souvent entretenus des prouesses de certains malfaiteurs qui exercent une pareille industrie. Ceux-là vont s’embusquer dans quelque allée obscure des Champs-Élysées ou au détour d’une rue peu fréquentée, et, lorsqu’ils rencontrent un passant bien mis, ils l’arrêtent, le menaçant de l’accuser, s’il hésite à leur ouvrir sa bourse, de leur avoir fait une infâme proposition. Mais que le même expédient soit pratiqué par de jeunes filles ; que celles-ci atteignent, malgré leur âge et malgré leur sexe, à cet excès d’audace, de cynisme et de dépravation, voilà ce qui confond l’intelligence ! voilà les prodiges, les signes de notre temps !

Les relations des prostituées à Londres avec les voleurs sont un fait général et qui souffre peu d’exceptions. On les rencontre par centaines attablés ensemble dans les cuisines des garnis ou dans les cabarets, à jouer aux cartes et aux dés. Ces femmes ont le secret des expéditions, elles en partagent quelquefois les périls et habituellement les profits. Il n’y a pas de maison de prostitution, dans la dernière classe et la plus nombreuse, à Londres, à Manchester, à Liverpool ni à Glasgow, qui ne soit aussi une caverne de brigands. Voici la méthode usitée en pareil cas. Une de ces femmes ignobles, et dont le seul aspect offense tous les sens, se met en quête d’une dupe. Quand elle pense l’avoir trouvée, comme ce malheureux n’aurait jamais le courage de suivre une telle créature ni de s’aventurer dans un tel lieu, elle le conduit d’abord dans la boutique de quelque débitant de liqueurs et l’enivre de gin. Le patient, ayant perdu l’aplomb de sa raison, devient plus facile ; on l’entraîne, à travers une multitude d’allées tortueuses, au fond d’une cour, et là, dans un affreux coupe-gorge d’où il ne sort que battu et dépouillé, souvent on le laisse pour mort et on le jette dans la rue. Tout récemment, la cour criminelle de Londres a condamné à la déportation quatre prostituées toutes âgées de dix-sept ans, qui avaient figuré comme acteurs ou comme complices dans un guet-apens de ce genre ; mais il n’est pas toujours facile de retrouver la trace des coupables à travers ces labyrinthes de Saint-Giles, dont les allées se ressemblent toutes, et où les cours n’ont pas de nom.

On le voit, la prostitution à Londres corrompt la femme sans réserve. En la dépouillant de sa pudeur, le vice ne lui laisse pas même sa probité. Il semble que ce soit une nature forte ; mais, sans lest et ressort, quand elle commence à descendre, elle ne s’arrête qu’au fond de l’abîme, d’où elle ne remonte plus. Les races méridionales portent la débauche avec une sorte d’aisance et comme un effet du climat ; dans les contrées du Nord, de pareils excès sont tellement contre nature, que les malheureux qui s’y abandonnent tombent dans la brutalité la plus abjecte et perdent bientôt tout ce qu’ils avaient d’humain. D’ailleurs la moralité en Angleterre tient beaucoup plus à la force des habitudes qu’à la fermeté des principes. La société enveloppe l’homme et surtout la femme d’une infinité de retranchemens qui servent d’appuis à sa vertu et qui l’empêchent de faillir ; mais aussi, une fois sortie de ces lignes de défense, elle se trouve sans support, et, l’occasion venant à l’attaquer, elle devient une proie certaine. Elle succombe sous le poids de ces ailes de plomb que Milton donne aux anges rebelles et déchus.

Après la misère vient la prostitution, et après la prostitution le crime ; ce n’est pas la partie la moins lugubre du sujet. On connaît le budget criminel du département de la Seine : dix-huit cents à deux mille libérés[7] forment le noyau de cette brigade de malfaiteurs qui est perpétuellement à l’état d’agression contre les personnes et contre les propriétés ; la population moyenne des prisons comprend cinq mille détenus ; sans compter les prostituées, la police opère chaque année dix-sept à dix-huit mille arrestations ; enfin, les tribunaux condamnent annuellement à la mort, aux travaux forcés ou à l’emprisonnement, 6,500 à 7,000 individus. La population de la Seine étant d’environ 1,300,000 habitans, il y a donc un individu arrêté sur 72, et une condamnation sur 185. Cette proportion, déjà bien assez effrayante, n’est rien auprès de celle que présente la capitale du royaume-uni.

Au commencement du siècle, Colqu’houn, voulant expliquer l’accroissement déjà rapide qui se faisait sentir dans le nombre des délits, supposait que, depuis la révolution française, Londres était devenu le rendez-vous de tous les scélérats et de tous les escrocs du continent. « Paris étant ruiné, disait cet auteur, la noblesse bannie et la plus grande partie des propriétés mobilières anéanties, les fripons et les escrocs n’y ont plus les mêmes ressources qu’auparavant, et d’ailleurs cette ville n’a plus les attraits qu’elle avait autrefois. L’ignorance de la langue anglaise, qui était pour nous une espèce de sauve-garde, n’est plus un obstacle à l’action des malfaiteurs venus du continent. Jamais notre langue n’a été aussi répandue au dehors et jamais l’usage de la langue française n’a été aussi commun dans ce pays, surtout parmi les jeunes gens. Le goût du jeu et de la dissipation qui règne dans Londres, et que l’influence des étrangers corrompus, l’opulence du peuple et la grande masse du numéraire en circulation ont déjà bien augmenté, présente aux Français et au étrangers qui infestaient Paris sous l’ancien gouvernement un vaste champ pour exercer leur industrie. »

Depuis la paix, Paris est devenu plus brillant que jamais. Cette richesse mobilière, que Colqu’houn croyait anéantie, s’est multiplié jusqu’à éblouir les yeux et jusqu’à étonner l’imagination. La capitale de la France est aussi le théâtre de la mode, du luxe et des plaisirs. Elle attire, comme autrefois, les voyageurs opulens de toutes les contrées de l’Europe, et à leur suite ce cortége d’escrocs et d’intrigans qui viennent prendre part à la curée. Si nos malfaiteurs, mettant à profit l’universalité de la langue française, vont chercher parfois leur butin à Londres, à Bruxelles, à Berlin, la diffusion des langues étrangères en France ouvre par compensation notre territoire aux malfaiteurs de tous les pays. En veut-on la preuve ? Il suffit de parcourir les comptes de la justice criminelle, où l’on trouvera par exemple que, sur 15,624 individus arrêtés à Paris en 1840, 1,072 étaient étrangers à l’empire français.

Si Colqu’houn vivait encore, il serait forcé de reconnaître qu’en fait de crimes, en Angleterre, l’exportation égale tout au moins l’importation. Ce magistrat, qui ne savait comment expliquer la quantité des délits à une époque où les prisons de Londres recevaient annuellement quatre à cinq mille prévenus, se trouverait bien autrement embarrassé pour rendre compte des causes qui amènent aujourd’hui, dans cette seule ville, l’arrestation de soixante-quinze à quatre-vingt mille personnes par an. Quelle que puisse être d’ailleurs l’explication, il faut bien admettre, lorsqu’un désordre social se développe avec ce luxe de proportions, qu’il doit être un produit indigène et spontané. Il reste pourtant à l’évêque de Londres, ce grand ennemi de la danse, la consolation d’imputer à la contagion des idées et des mœurs françaises un scandale que le bon Colqu’houn, dans la naïveté de ses illusions patriotiques, regardait comme l’œuvre directe des bandits français.

Aucune agrégation d’hommes dans le monde connu, à l’exception peut-être de Liverpool, de Manchester et de Glasgow, ne commet proportionnellement autant de délits que la population de Londres et de sa banlieue. La police métropolitaine, dont la juridiction s’étend sur le comté de Westminster et sur une partie du comté de Surrey a mis la main en 1842 sur 65,704 individus. Si l’on y joint les 10,841 arrestations opérées par la police de la Cité, on aura un total de 76,545 personnes arrêtées dans l’année, ce qui donne pour la métropole une arrestation sur 25 habitans. Il faut dire que les lois et les règlemens de police en Angleterre élèvent au rang de délits des actes qui ne sont pas considérés chez nous comme légalement répréhensibles : par exemple, on arrête les ivrognes, à moins qu’ils ne soient en état de se conduire ; 13,301 personnes sont portées de ce chef sur les tables de 1842. On y trouve encore près de 23,000 individus emprisonnés comme suspects ou comme menant une vie de désordre, sans compter 3,000 prostituées. Si l’on retranche du bilan criminel de Londres toutes les contraventions qui ne sont pas punies à Paris, le chiffre des arrestations sérieuses peut se réduire de 76,000 à 45,000 environ, chiffre qui représente encore une arrestation sur 40 habitans. Parmi les individus arrêtés, 15,533 ont été condamnés à la mort, à la déportation ou à l’emprisonnement ; résultat : une condamnation par 120 habitans.

En poussant plus avant cette comparaison, voici le contingent que chacune des deux métropoles a fourni aux principales catégories de crimes et de délits. Les chiffres sont extraits, pour Londres, du compte-rendu de la police métropolitaine en 1842, et, pour Paris, du dernier compte-rendu de la justice criminelle que l’administration ait publié, celui de 1841.


CRIMES ET DÉLITS CONTRE LES PERSONNES.
ACCUSÉS ET PRÉVENUS. LONDRES SANS LA CITÉ. PARIS.
1o Meurtre ou tentative de meurtre, assassinat, empoisonnement, etc. 
123 21
2o Coups et blessures suivies de mort 
» 14
3o Sodomie ou tentative de, etc. 
35 »
4o Viol ou tentative de viol 
53 33
5o Bigamie 
28 »
6o Outrage public à la pudeur 
152 149
7o Outrages et violences envers la force publique 
2,193 1,581
8o Coups et blessures ayant ou non entraîné une incapacité de travail (common assaults
5,193 1,648
Total 
7,277 3,449


CRIMES ET DÉLITS CONTRE LES PROPRIÉTÉS.
ACCUSÉS ET PRÉVENUS. LONDRES SANS LA CITÉ. PARIS.
1o Vols qualifiés, effraction, etc. 
277 360
2o Vols domestiques, etc. 
364 244
3o Vols simples, escroquerie, recel, etc. 
13,880 3,390
4o Faux et fausse monnaie 
1,024 82
Total 
15,545 4,076

Si l’on joint les délits commis dans la Cité à ceux qu’indiquent les comptes de la police métropolitaine, le nombre des délits contre les personnes à Londres s’élève à 8,339, et celui des délits contre la propriété à 17,794.

Il est à peine nécessaire d’insister sur ces résultats. Quelle disproportion entre les deux villes ! Le rapport est celui de 2 à 1 dans les crimes contre les personnes, et de 3 à 1 dans les crimes contre les propriétés. La population de Londres paraît être tout à la fois plus violente et plus dépravée que celle de Paris. Le meurtre, l’assassinat, le viol, la sodomie, les violences contre la force publique, les rixes suivies de coups, tous les excès en un mot qui supposent des passions sans frein, s’y donnent pleine carrière. L’intempérance y produit les mêmes effets qu’engendre ailleurs l’ardeur du climat. En même temps, on aperçoit dans tout son développement la corruption qui est particulière aux peuples libres et industrieux. Plus de 16,000 cas de vol simple et d’escroquerie dans une seule ville ! 961 cas de fausse monnaie ! On voit bien que l’argent est le dieu de cette société.

Par un phénomène digne d’observation, les délits commis contre les propriétés semblent avoir atteint leur point culminant à Londres et la quantité n’en varie guère depuis sept ans. Les crimes et les délits commis contre les personnes suivent au contraire un mouvement ascendant de plus en plus prononcé. Ainsi, le nombre des vols avec violence est aujourd’hui double de ce qu’il était en 1836 ; les gens du peuple jouent plus fréquemment du couteau dans leurs rixes ; on ménage moins la vie des hommes ; les actes de rébellion et les violences de tout genre se sont accrus de 26 pour 100 en dix ans.

Mais de quels élémens se compose cette population de criminels ? Il y a d’abord les malfaiteurs de profession, dont M. Chadwick estime le nombre à 6,407[8], sans y comprendre ceux qui habitent la Cité de Londres. Cette évaluation doit être au-dessous de la réalité. Comment ne pas le supposer, lorsque le même auteur, qui ne compte que 276 garnis destinés aux voleurs dans la ville de Londres, en alloue 1,469 à la ville de Liverpool ? Au surplus, si les filous ne sont pas plus nombreux, le personnel de cette confrérie se renouvelle souvent. Selon M. Chadwick, la carrière d’un malfaiteur, qui se prolongeait en moyenne pendant six années du temps de l’ancienne police, ne dure plus aujourd’hui que deux ans.

Les associations de malfaiteurs avaient, avant l’année 1829, un caractère formidable. Elles pouvaient, dans un moment fixé, envahir Londres et tenir la force publique en échec. Lorsque les truands de la capitale voulaient se donner un passe-temps qui fut aussi un acte d’autorité, ils organisaient une chasse au taureau (bull hunting). Voici quel était le procédé : on prenait l’animal dans un troupeau ; on le battait et on le tourmentait de cent façons jusqu’à ce qu’il écumât de rage ; dans cet état, on le lançait à travers les rues, où il renversait les passans, enfonçait les boutiques et ameutait la foule après lui. Des enfans placés sous la direction d’un chef, le suivaient au pas de course et à grands cris, cherchant à augmenter la confusion ; puis les bandits, survenant en nombre et bien armés, battaient le guet et pillaient sans merci les assistans.

Les grandes traditions se perdent aujourd’hui. Au lieu de chasser le taureau dans les rues de Londres, les habitués de Saint-Giles et de Field-Lane en sont réduits, pour entretenir dans leur cœur les émotions fortes, à faire battre des chiens à huis-clos. À l’avénement de la nouvelle police, les chefs de bande avaient préparé une émeute qui devait éclater sur le passage de Guillaume IV se rendant à Guildhall. Pendant plusieurs heures en effet, les agens de police, rangés en ligne dans le Strand, eurent à essuyer les outrages d’une foule dans laquelle les voleurs dominaient. Ceux-ci, voyant que le vrai public ne se mettait pas de la partie, jugèrent le coup manqué, et ce fut leur dernier acte de vigueur.

En renonçant à livrer des batailles rangées à la société, les malfaiteurs britanniques n’ont pas cessé pour cela d’être dangereux. Non-seulement ils restent les plus accomplis filous de la terre, mais ils ont imaginé de faire des élèves. Ils séduisent les femmes[9], qui les aident ensuite à débaucher les enfans. C’est pourquoi le nombre des voleurs de profession devient une question secondaire ; chacun d’eux a désormais une importance plus grande, pouvant disposer des services de plusieurs individus. Une lance, dans le moyen-âge, voulait dire un cavalier avec plusieurs hommes de pied, en sorte qu’une armée de cinq mille lances représentait souvent vingt mille hommes. Les malfaiteurs d’aujourd’hui sont organisés sur le même principe, et cela valait la peine d’être observé, car rien de pareil ne se voit sur le continent.

Les femmes, dans la ville de Londres, prennent une grande part aux délits. On a compté 17,686 femmes[10] sur 63,124 personnes arrêtées en 1842, ce qui donne la proportion de 28 sur 100. À Paris, cette proportion n’est que de 14 à 15 pour 100. Et ce serait une erreur de croire que les délits commis par les femmes à Londres manquent de gravité ou portent un caractère spécial. Elles marchent dans le crime du même pas que les hommes, avec la même hardiesse et avec la même brutalité. On les voit figurer dans les meurtres, dans les vols avec effraction, dans les rixes et jusque dans les violences exercées contre la force publique ; elles s’enivrent comme les hommes, se battent comme eux, et trempent aussi leurs mains dans le sang. Le tableau suivant montre le rapport des hommes aux femmes dans les principaux délits.

DÉLITS. PRÉVENUS. HOMMES. FEMMES. POUR CENT.
Meurtre 
25 18 7 28
Coups et blessures graves 
43 32 11 25 1/2
Violences contre la force publique 
1,769 1,512 257 11 1/2
Violences exercées sur des particuliers 
5193 4290 903 17
Vols simples 
5,673 3,931 1,742 30
Vols sur la personne 
1,307 535 772 59
Vols dans une maison habitée 
472 237 235 50
Vols avec effraction, etc. 
141 120 21 15
Fausse monnaie 
961 580 281 39
Escroquerie 
12,338 7,988 4,350 35

La moralité de la famille dépend surtout de la femme. Dans une ville où la corruption du sexe le plus faible est aussi extraordinaire, le vice doit germer de bonne heure au foyer domestique, et flétrir l’enfance de son souffle avant l’âge des passions. On s’étonne du nombre des enfans qui paraissent chaque année à Paris devant la police correctionnelle et devant la cour d’assises. Que sera-ce si l’on énumère les jeunes délinquans que fournit la métropole de l’Angleterre !

Parmi les 14,371 individus arrêtés à Paris en 1841[11], 3,375 étaient au-dessous de vingt-un ans ; on en comptait dans ce nombre 1,442 au-dessous de seize ans. 3,355 jeunes délinquans donnent, à peu de chose près, relativement à la population de la Seine, la proportion de 1 sur 400. À Londres, le district de la police métropolitaine, à l’exclusion de la Cité, a fourni en 1842 16,987 délinquans au-dessous de vingt ans, ce qui, même sans parler de ceux de vingt à vingt-un ans, présente pour la population de ce district le rapport de 1 sur 100. Voici comment se répartit entre les divers âges de l’enfance et de l’adolescence cette masse de prévenus :

GARÇONS. FILLES. TOTAL.
Au-dessous de dix ans 
104 42 146
De dix ans et au-dessous de quinze 
2,163 428 2,591
De quinze ans et au-dessous de vingt 
9,502 4,748 14,250
Total 
11,769 5,218 16,987

La moitié de ces enfans, soit 8,326, ont été condamnés sommairement par les tribunaux de police ou renvoyés devant le jury. Voici l’énumération des délits qu’ils avaient principalement commis :

Coups, blessures et meurtre 
485
Vols qualifiés 
93
Vols, recel, faux, etc. 
3,321
À l’état habituel de vol ou de désordre 
1,931
Vagabonds et prostituées 
1,551

Ainsi, le délit qui amène la plupart de ces arrestations est le vol. C’est l’industrie à laquelle on dresse les enfans dès leur bas âge dans les familles perdues. « Les enfans de parens dissolus et qui vivent oisifs, dit M. Beaumont dans la première enquête sur la police de Londres, infestent les rues dans un état de dénuement et de vagabondage ; la seule instruction que ces petits malheureux reçoivent est de gagner leur vie en mendiant et en volant. J’ai vu des enfans qui n’avaient pas plus de sept à huit ans, initiés à l’art de fouiller les poches des passans, sous l’inspection de femmes adultes qui paraissaient être leurs mères. Quelquefois les parens ne prennent pas la peine de cette éducation, et ils mettent leurs enfans à la solde de quelque voleur expérimenté. Avant la réforme de la police métropolitaine, des bandes de petits voleurs s’assemblaient régulièrement sur les terrains vagues des faubourgs, et là le recéleur qui soudoyait cette armée de filous venait tous les jours, chargé d’une immense corbeille, leur distribuer publiquement de l’argent et des provisions.

Il se tenait même à Londres des espèces d’écoles professionnelles, des pépinières (nurseries) de filous, où les enfans allaient se former à l’art des Cartouche et des Mandrin. Des voleurs émérites avaient coutume de choisir de jeunes garçons dont ils formaient une bande pour agir sous leur direction, et auxquels ils donnaient des leçons matin et soir. « Depuis l’établissement de la nouvelle police, dit le rapport on constabulary force, ce système ne se pratique plus avec régularité. De temps en temps, lorsqu’un vieux voleur se trouve au rendez-vous des jeunes, ceux-ci s’exerçant entre eux pour montrer leur adresse, l’ancien les reprend s’ils viennent à se tromper, mais il ne cherche pas à exciter leur émulation par des récompenses. C’est là, d’ailleurs, un exercice accidentel et qui n’a guère lieu qu’une fois en huit jours. »

Suivant le rapport auquel j’ai déjà emprunté plusieurs citations, les jeunes délinquans débutent généralement, à Londres comme à Paris, par dérober aux étalages des fruits ou de la viande. Plus tard, ils s’enhardissent et volent des marchandises de peu de prix, qu’ils vendent ensuite pour quelques pence aux recéleuses irlandaises de Saint-Giles ou de Holborn ; le produit est dépensé en friandises et en sucreries. Dans les enquêtes antérieures à 1830, on considère les petits théâtres comme l’occasion première de cette dépravation. Les enfans s’y rendent par centaines, attirés par le bas prix d’un spectacle dont ils jouissent souvent pour deux sous ; puis, n’osant plus rentrer chez leurs parens à une heure aussi avancée, ils passent la nuit pêle-mêle dans les marchés, où ils vivent d’écorces d’oranges et autres débris. La description la plus complète et la plus exacte des procédés au moyen desquels tant d’enfans sont détournés de la famille et de la société, se trouve dans une brochure publiée en 1831 par un observateur très intelligent qui se trouvait alors renfermé à Newgate, M. Gibbon Wakefield. C’est lui que je vais laisser parler.

« Londres abonde en petites pépinières de légers délits, dirigées par des personnes de tout âge. J’ai eu l’occasion d’interroger plus de cent voleurs de l’âge de huit ans à quatorze, sur les causes qui les avaient engagés dans le vol, et, dans neuf cas sur dix, j’ai trouvé que l’enfant n’avait pas commis son premier crime spontanément, et qu’il avait été entraîné dans cette carrière par des personnes qui professent cette sorte de séduction.

« La plus nombreuse classe de ces séducteurs se compose de voleurs expérimentés, enfans et hommes faits, qui vont à la recherche d’enfans non criminels et leur représentent l’existence du voleur comme une vie de plaisir. En pareil cas, les moyens de séduction ne se bornent pas aux paroles ; on donne à manger à ceux qui ont faim, et quant à ceux qui ne manquent pas de pain, on leur offre toute espèce de jouissances. Un voleur expérimenté dépense souvent dix livres sterling (255 fr.) en quelques jours pour corrompre un jeune garçon, en le menant aux spectacles et en le laissant manger et boire dans les boutiques de pâtisserie ou de fruits, ainsi que dans les cabarets. Lorsque l’enfant, sous l’impression de ces jouissances, témoigne du dégoût pour la vie honnête, on le considère comme préparé à recevoir sans s’alarmer les insinuations de celui qui le séduit.

« Souvent on emploie des moyens de séduction encore plus efficaces, à savoir l’excitation précoce de la passion sexuelle, avec l’aide des femmes associées aux voleurs, et auxquelles on confie généralement le soin de faire comprendre à ces jeunes gens, dans leur ivresse, que le vol est l’unique moyen de continuer sûrement cette vie de débauche. Ce genre de séduction réussit toujours. Pour l’édification de ceux qui pourraient croire que j’exagère les faits, j’ajouterai que la plupart des enfans au-dessus et même au-dessous de douze ans qui sont détenus à Newgate ont eu des relations avec les femmes. On ne peut guère en douter, car ces enfans sont visités journellement par leurs maîtresses, qui se font passer pour leurs sœurs, et leur conversation dans la prison roule le plus souvent sur leurs amours.

Une autre classe de séducteurs se compose d’hommes et de femmes, mais principalement de vieilles femmes qui tiennent des boutiques de fruits et de petits gâteaux, afin de dissimuler leur véritable commerce, qui consiste à déterminer les enfans au vol et à recéler les objets volés par ces enfans. Voici la méthode suivie en pareil cas. Lorsqu’un enfant achète des fruits ou des gâteaux, on lie conversation avec lui pour gagner sa confiance. Il passe un autre jour devant la boutique sans argent, et on l’invite à prendre à crédit. S’il cède à la première tentation, c’est fait de lui. Une fois endetté, il se laisse entraîner et se voit bientôt engagé pour une somme qu’il ne peut pas acquitter. On lui parle alors de la dureté des parens et des maîtres, on le plaint de manquer d’argent, et on lui insinue qu’il pourrait aisément payer ce qu’il doit en dérobant quelque objet dans la boutique de son maître ou dans la maison de ses parens. Le premier pas fait, il continue à voler. La recéleuse reçoit les objets dérobés et ne lui donne qu’une partie de l’argent qu’elle en retire ; elle lui fait connaître d’autres jeunes garçons qui suivent la même carrière, et l’enfant apprend bientôt à préférer à une vie laborieuse et frugale l’oisiveté d’une existence dissipée. Enfin, il devient un voleur accompli, laisse là sa séductrice avec laquelle il ne consent plus à partager le produit de ses vols, s’associe à une bande, prend une maîtresse, et se trouve désormais établi sur le grand chemin de Botany-Bay et des pontons.

« D’autres pépinières de crimes, qui n’existent pas, celles-là, dans tous les quartiers, mais qui se concentrent dans certains districts, tels que Saint-Giles, les bas quartiers de Westminster et les deux extrémités de White-Chapel, sont les logemens garnis tenus par des recéleurs. Il en est où l’on n’admet que des enfans ; cela se fait pour éviter que les hommes ne les dépouillent, et afin d’assurer aux logeurs une plus grande part du butin. Les femmes cependant ne sont pas exclues. Il serait plus exact de dire que l’on admet des jeunes filles de tout âge, depuis l’âge de dix ans (car les filles qui s’associent aux voleurs arrivent rarement à l’âge de femme), non pas pour leur propre compte, mais comme les maîtresses reconnues des enfans. On ne saurait décrire les scènes de débauche qui se passent dans ces antres, et, si on les décrivait, le public n’y croirait pas. »

Le témoignage de M. Wakefield concorde avec celui des magistrats et des officiers de police entendus dans les enquêtes parlementaires. « Tous les enfans, dit le chapelain de Newgate, M. Cottou, même dans l’âge le plus tendre, font profession d’entretenir, sur le produit de leurs vols, des filles qu’ils appellent flash-girls. B…, qui est un enfant de neuf ans, a, lui aussi, une personne qu’il appelle sa femme (hisgirl). — Dans des maisons particulières à Saint-Giles, et dans des maisons publiques à White-Chapel, dit M. V. Beaumont, les jeunes garçons et les jeunes filles passent la nuit dans un état complet de promiscuité. »

En voilà bien assez pour montrer que le nombre des jeunes délinquans à Londres n’est pas encore le caractère le plus saillant de cette épidémie morale, et que le mal s’aggrave par la nature même ainsi que par l’étendue de leur dépravation. Le gamin de Paris est vagabond d’habitude et voleur par occasion ; le vice, en le marquant de son empreinte, ne lui enlève pas tout ce qu’il a d’humain, et sa précocité ne va pas jusqu’à l’initier, dès la plus tendre enfance, à tous les excès de l’âge viril. À Londres, il n’y a pas d’enfance pour les malfaiteurs : un jeune voleur n’a ni les qualités ni les défauts de son âge ; à neuf ou dix ans, c’est déjà un homme fait, aussi adroit que les filous les plus consommés, aussi étranger à tout principe et à tout sentiment, leur émule en débauche, leur maître en sang-froid, et, pour tout dire, un monstre avorton.

Cette espèce de criminels se recrutait principalement, il y a dix ans, dans les maisons de charité. Les orphelins et les enfans des familles pauvres, abandonnés ou mal surveillés par la paroisse dès qu’ils avaient l’âge d’apprendre un métier, se livraient au vagabondage et formaient des liaisons qui avaient bientôt achevé de les pervertir. Depuis que les commissaires chargés de l’administration des pauvres ont fondé, dans les environs de Windsor, une maison où ces enfans reçoivent une éducation professionnelle, les pourvoyeurs du vol sont dans la nécessité de s’adresser ailleurs. Cependant le nombre des jeunes délinquans, loin de diminuer à Londres, va au contraire croissant tous les ans. Il était de 11,781 en 1837, de 14,635 en 1838, de 13,587 en 1839, et de 14,031 en 1840. L’augmentation de 1842 sur la moyenne de ces quatre années est de 25 pour 100. N’y a-t-il pas là une progression bien menaçante pour la moralité des générations à venir ?

Avec un système d’éducation approprié à la réforme des jeunes délinquans, on en sauverait assurément un grand nombre ; mais rien n’est plus barbare ni moins efficace que le traitement qu’on leur fait subir. Un petit filou est surpris la main dans le sac, il arrive souvent que le marchand lésé lui inflige sur place une rude correction ; on le dépouille de ses vêtemens, on lance un chien après lui, et on le chasse, d’une chambre à l’autre, à grands coups de fouet, jusqu’à ce qu’il tombe épuisé sur le plancher. Alors une jatte de goudron étant apportée, on en barbouille le drôle de la tête aux pieds ; on le saupoudre ensuite d’une poussière blanche qui donne d’effroyables démangeaisons, puis on assujétit ses habits en un paquet sur la tête, on lui lie les mains derrière le dos, et on le met dehors, portant sur ses épaules ce mot écrit en gros caractères : « voleur. »

Les magistrats de Londres ont le même goût pour les corrections manuelles, et mettent fréquemment les jeunes prévenus en liberté après les avoir fait fustiger. Tout barbare qu’il est, ce traitement semble encore préférable au prétendu système d’éducation que l’on emploie dans les prisons. À Newgate, les jeunes prisonniers ont des communications constantes avec les détenus adultes ; à Coldbathfields, ils travaillent dans le même atelier que les hommes et sont soumis, comme eux, au régime abrutissant du tread-mill. La prison-modèle que le gouvernement a établie à Parkhurst, dans l’île de Wight, pour les jeunes détenus, n’est encore qu’un essai informe et ne renferme pas au-delà de deux cent cinquante enfans.

J’ai vu bien des criminels ; j’étudie depuis douze ans la race particulière d’enfans qui alimente les prisons, je l’ai observée en France, en Belgique, en Angleterre et en Écosse ; dans toutes ou presque toutes les grandes villes, j’ai trouvé que cette existence vagabonde portait les mêmes fruits. À quelque différence près dans l’ouverture de l’angle facial, le jeune détenu de Manchester et d’Édimbourg ressemble à celui de Paris ; mais celui de Londres ne ressemble à rien. Il est difficile d’oublier, quand on les a examinées une fois avec attention, ces physionomies pâles, muettes et dures, qui ne trahissent déjà plus aucune émotion de l’ame, et sur lesquelles on peut lire seulement la sombre résolution de persévérer dans le mal. Les geôliers de Newgate gardent précieusement une collection de plâtres qui représentent les bustes des plus fameux criminels. Ces figures ne sont que brutales. Si l’on veut des types inconnus, que ne reproduit-on, en les prenant au hasard, les traits de huit ou dix enfans parmi ceux qui sont renfermés à Newgate ? On aurait figuré les pourvoyeurs du vol, les chacals de cette étrange société.

Nous voici arrivé au terme de cet exposé. Nous avons parcouru Londres, et nous en avons fait l’anatomie. La métropole de la Grande-Bretagne est une belle médaille et bien frappée, sur laquelle on reconnaît sans peine la puissante aristocratie qui domine les mers ; mais au revers de cette richesse et de cette puissance, on lit White-Chapel et Saint-Giles, c’est-à-dire la misère, le vagabondage, la prostitution et le vol. Si l’Angleterre a jamais humilié quelque grande nation, ce peuple n’a qu’à regarder Londres, et il se trouvera trop vengé.


Léon Faucher.
  1. First Report on constabulary force
  2. « Il nous paraît que le système des secours à donner dans la métropole aux indigens de passage et aux personnes appelées communément vagabonds demande à être placé sur un pied un peu différent de ce qu’il est aujourd’hui, soit quant à l’assistance que méritent ceux qui sont réellement malheureux, soit dans le but de décourager les imposteurs capables de travail. » (Eigth annual Report, p. 25.)
  3. Wardlaw’s Lectures on prostitution.
  4. En 1842, 5,734 filles ont été arrêtées et conduites au dépôt de la préfecture.
  5. An Exposure of female prostitution, by W. Logan, City missionnary.
  6. Crown-Court, 7 august 1842.
  7. 1,867 libérés du bagne ou des prisons en 1836.
  8. First Report on constabulary force, p. 12.
  9. « Les voleurs et les prostituées semblent former une grande corporation universelle » (Constabulary Report.)
  10. Je déduis 2,580 prostituées du nombre total des arrestations.
  11. Le chiffre des entrées au dépôt de la préfecture de police en 1841 diffère de celui que nous indiquons ici d’après le compte-rendu de la justice criminelle ; il est en effet de 17,234.