Études sur l’Angleterre/03

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ÉTUDES
SUR L’ANGLETERRE.

III.
LIVERPOOL.

L’époque dans laquelle nous vivons est l’âge des grandes villes. Les descriptions fabuleuses que l’antiquité nous a laissées de Thèbes, de Babylone, de Carthage, de Syracuse et de Rome elle-même, se trouvent effacées de nos jours par des réalités historiques telles que Londres, Paris, Amsterdam, Vienne, Naples, Madrid, Berlin, New-York, Pétersbourg et Moscou. Les capitales n’ont plus, comme autrefois, le privilège d’attirer seules des habitans qui restaient encore le plus souvent à l’état de foules parasites. Ce sont aujourd’hui des populations laborieuses qui se groupent pour former des centres de commerce ou d’industrie. Le travail est le principe de toutes ces associations ; les hommes ne se rassemblent plus que pour produire ou pour échanger des produits, et plus les sources de la production sont fécondes, plus le nombre des travailleurs se multiplie.

La population, qui était stationnaire dans le dernier siècle, a fait depuis cinquante ans d’immenses progrès en Europe. Tantôt malgré la guerre et tantôt à la faveur de la paix, presque tous les états ont vu s’accroître leurs habitans. Dans ce mouvement d’expansion, les villes ont généralement gagné plus que les campagnes, et les grandes villes plus que les petites cités. Le cours naturel des choses veut que la mortalité parmi les populations urbaines soit plus considérable que parmi les populations rurales, car des habitudes paisibles et un air pur doivent prolonger la durée de la vie ; mais la force d’attraction dont sont douées les agglomérations puissantes tend à combler les vides qui se déclarent dans leurs rangs. Il s’établit une émigration régulière et croissante des campagnes vers les villes. Attirés par des salaires plus élevés, les laboureurs accourent à ces vastes marchés du travail, et sont bientôt transformés en ouvriers des ports ou des manufactures. Il semble que la reproduction de l’espèce humaine s’opère principalement aux champs[1], et la consommation dans les cités.

Ce caractère distinctif de notre état social n’est nulle part plus marqué qu’en Angleterre. Aucune contrée, dans le monde connu, ne présente un plus grand nombre de villes industrieuses et largement peuplées. En France, on citerait à peine, après Paris, trois ou quatre cités, comme Lyon, Marseille, Bordeaux et Rouen, qui aient plus de cent mille habitans. Dans la Grande-Bretagne, chacune des villes de Liverpool, Manchester et Glasgow compte près de trois cent mille ames ; Édimbourg, Birmingham, Leeds, Bristol, Sheffield et Newcastle ont de cent à deux cent mille habitans. En 1836, les villes de dix mille ames et au-dessus renfermaient, en France, une population de 3,764,219 habitans. En 1831, les cités de cette importance renfermaient déjà dans la Grande-Bretagne, et sur une population générale qui était à peine la moitié de celle de la France, 4,620,000 habitans. À la même époque, 28 personnes sur 100 se vouaient à l’agriculture de l’autre côté du détroit, pendant que les travaux des champs absorbaient chez nous 68 personnes sur 100.

La prépondérance que prennent aujourd’hui les agrégations urbaines est caractérisée dans les deux contrées par les termes suivans. En France, de 1801 à 1836, la population du royaume s’est accrue de 23 pour cent. Dans le même intervalle, la population de Marseille s’augmentait de 32 pour cent ; celle de Lille, de 33 pour cent ; celle de Toulouse, de 54 pour cent ; celle de Lyon, de 37 pour cent ; celle du Havre, de 60 pour cent ; celle de Paris, de 66 pour 100 ; celle de Reims, de 90 pour cent ; celle de Saint-Quentin, de 100 pour cent, et celle de Saint-Étienne, de 150 pour cent. En Angleterre l’accroissement général de la population, de 1811 à 1831, a été de 36 pour cent. Dans cet espace de vingt années les populations rurales n’ont gagné que 30 pour cent, tandis que les populations urbaines prises ensemble, gagnaient 53 pour cent. Mais le progrès frappera bien davantage, si l’on borne cette comparaison aux principales cités ; en effet, il est à Londres de 42 pour cent ; à Édimbourg et à Newcastle, de 60 pour cent ; à Bristol, de 65 pour cent ; à Sheffield, de 70 pour cent ; à Birmingham, de 72 pour cent ; à Liverpool, de 75 pour cent ; à Glasgow, de 95 pour cent, et à Manchester, de 150 pour cent.

Parmi tous ces phénomènes, l’état actuel du comté de Lancastre est sans contredit le plus digne d’attention. En 1801, la population de ce district était de 672,565 ames ; le recensement de 1841 a constaté l’existence de 1,667,064 habitans. M. H. Ashworth[2] fait remarquer que, si le mouvement de la population dans le Lancashire avait été le même que dans le reste du royaume, ce district n’aurait compté en 1841 que 1,125,924 habitans, et il en conclut que les 531,130 personnes qui forment l’excédant ont dû émigrer des districts agricoles vers les centres commerciaux et manufacturiers pendant les quarante dernières années. On reconnaîtra que le contingent fourni par l’émigration à ce gigantesque accroissement a dû être bien plus considérable, si l’on réfléchit que les agrégations urbaines n’ont pas une force de reproduction égale à celle des districts ruraux, et que la population des villes, livrée à elle-même, grandit avec moins de rapidité.

Le Lancashire et généralement les comtés manufacturiers ont donc ouvert une issue, un refuge à la surabondance de la population. Au lieu de se répandre au dehors, comme dans le XVIe et le XVIIe siècle, les habitans de la Grande-Bretagne ont fondé ainsi à l’intérieur ces magnifiques colonies de la laine et du coton, où tant de bras oisifs ont trouvé du travail, et tant de capitaux de l’emploi. Le Lancashire a été véritablement, comme le disait récemment le Times, la maison de charité ou plutôt la maison de travail, le work-house de l’Angleterre, dans le sens littéral de ce mot.

La population agricole est peu nombreuse dans le comté de Lancastre, où elle représente aujourd’hui 9 pour cent du nombre des habitans. Là, tout est villes, usines, manufactures, comptoirs et chantiers de construction. On n’y peut faire un pas sans rencontrer quelque ouvrage qui atteste une conquête de l’homme sur la nature. Aucune partie de l’Angleterre n’est sillonnée au même degré de routes, de canaux et de chemins de fer. Au milieu de ces merveilles, Liverpool et Manchester les résument toutes et sont comme les deux faces d’un même sujet.

Nulle part les liens qui unissent le commerce à l’industrie ne paraissent plus étroits. Liverpool et Manchester sont en quelque sorte solidaires ; l’un de ces établissemens venant à chanceler, l’autre ne pourrait pas rester debout. Il y a mieux. Ces deux villes, qui représentent et qui personnifient l’industrie humaine parvenue à l’apogée de la production, étaient impossibles l’une sans l’autre. Le commerce de Liverpool n’aurait jamais atteint ses dimensions colossales, s’il n’avait eu derrière lui les manufactures de Manchester pour consommer les marchandises importées et pour lui fournir les élémens de ses exportations. Manchester, à son tour, aurait beau être assis sur d’inépuisables bancs de houille, faire des miracles d’invention en mécanique, et posséder une race industrielle qui combine l’audace avec le sang-froid, l’intelligence avec l’énergie, si les commerçans de Liverpool n’avaient pas été là pour expédier ses produits dans les quatre parties du monde. Séparez Liverpool de Manchester, et vous aurez quelque port en décadence, comme Bristol ou Plymouth. Éloignez Manchester de son port commercial, et vous ferez descendre cette métropole de l’industrie au rang de Leeds ou de Nottingham. La raison des accroissemens de Manchester est la même que celle des progrès de Glasgow : on la trouve dans le bas prix de la force motrice, et dans la proximité des grands centres commerciaux.

Autrefois les accroissemens des villes, de même que ceux des empires, s’opéraient avec lenteur ; ils étaient l’œuvre des siècles, qui les déposaient par une incessante alluvion. Aujourd’hui les développemens sont soudains, l’arbre croît à vue d’œil ; en moins de vingt-cinq ans, des villes naissent, et d’autres voient doubler leur population. Le monde marche au pas de course ; les hommes, selon l’expression américaine, vont toujours en avant (go a head) ; il est donc impossible que le désordre ne se mette pas de la partie. La prévoyance sociale n’a pas le temps d’intervenir pour régulariser le cours de ces progrès. On bâtit à l’aventure ; les populations viennent s’entasser dans des quartiers où elles manquent d’espace et d’abri ; enfin des maladies précoces, l’infection physique et la corruption morale fermentent au plus épais de ces grandes réunions ; on est bientôt réduit à reprendre en sous-œuvre les fondemens de la société.

Tous les villes récemment formées ou récemment accrues présentent les symptômes de ce trouble social. Paris n’est qu’une vaste hôtellerie, où la population laborieuse demeure essentiellement flottante, et n’a pas, à proprement parler, de domicile ; cent vingt mille malades par an traversent les hôpitaux et dix à douze mille y meurent, le tiers des décès annuels. Lyon figure un amalgame informe, qui se compose de trois villes distinctes, qui a trois polices et trois administrations. Il en est de même de Londres et de Glasgow. Manchester s’est élevé un peu au hasard, entre deux paroisses qu’il réunit aujourd’hui, Salford et Chorlton. Il y a quelques années, Manchester n’avait encore ni représentans dans le parlement, ni municipalité, ni police, ni tribunaux ; cette ville dépendait de Salford, qui n’est plus aujourd’hui qu’un de ses faubourgs.

Les cités modernes peuvent se ramener à trois types principaux, qui sont : les capitales, les places de commerce, et les villes manufacturières. Chacune de ces variétés a une influence différente sur le bien-être, sur l’activité, sur l’intelligence et sur la moralité des hommes qui s’y trouvent rassemblés. Londres, Liverpool et Manchester résument les populations urbaines dans le royaume-uni. J’ai déjà esquissé, par quelques côtés, la physionomie de Londres. Liverpool soulève des problèmes semblables, mais sans aucun mélange de ces accidens qui tiennent à la vie politique et aux habitudes du grand monde. C’est aussi la transition la plus naturelle pour aborder les régions de l’industrie au sommet desquelles Manchester est placé.

Jusque vers la fin du XVIIIe siècle, Londres et Bristol se partageaient le commerce britannique ; Liverpool comptait pour bien peu dans ce mouvement. Aucun établissement commercial, sans même excepter New-York, n’a eu des commencemens aussi récens ni aussi humbles, et ne présente aujourd’hui le spectacle d’une aussi merveilleuse prospérité. Liverpool ou Litherpool était, il y a deux cents ans, une bourgade de pécheurs, à l’embouchure de la Mersey, et le port où l’on s’embarquait ordinairement pour passer en Irlande[3]. En 1700, la ville n’avait pas 6,000 habitans. En 1760, la population s’élevait à 25,787 personnes ; mais le port n’avait reçu dans l’année que 1,245 vaisseaux, et les droits de dock n’avaient produit que 2,330 liv. st. (près de 60,000 francs) au trésor municipal. En 1700, Liverpool était porté sur les rôles de la contribution foncière (land-tax) pour la modeste somme de 168 liv. st. 13  sh. 10 den. (4,220 fr.), et le revenu du district (hundred) de West-Derby, qui comprend cette ville, était évalué à 35,642 liv. st. (891,050 fr.).

Il y a loin d’une telle indigence aux splendeurs du présent. Le revenu de West-Derby se trouve estimé aujourd’hui, dans les évaluations des receveurs du comté, à 2,124,925 liv. st.[4], ce qui suppose dans la richesse locale un progrès de 5,900 pour 100. Liverpool, avec ses faubourgs, compte une population de 280,000 ames. Ses docks reçoivent annuellement quinze mille vaisseaux ; le revenu municipal ne s’élève pas à moins de 8 millions de francs, et le produit net des douanes que l’Échiquier y a établies excède 100 millions. Un seul port de la Grande-Bretagne rapporte ainsi à l’état plus que la France ne retire du revenu de tous ses ports réunis.

C’est une étude pleine d’intérêt que de suivre, dans l’histoire de Liverpool, la trace de ses développemens successifs. On y voit ce que peut la volonté de l’homme aux prises avec les obstacles que la nature avait accumulés. Les Hollandais ont reconquis leur sol sur la mer ; les gens de Liverpool ont forcé la mer à venir à eux. L’embouchure de la Mersey forme une espèce de mer intérieure, dont les sables obstruent le lit, où les navires, à marée haute, sont battus par les vents et par les vagues, et où la marée basse les laisse à sec sur la vase, en retirant tout à coup vingt à trente pieds d’eau. Pour obvier à ces dangers, il fallait creuser des bassins qui pussent s’ouvrir à marée haute, se fermer à marée basse, et offrir aux navires un niveau constant. Voilà le problème que l’on résolut à Liverpool, dès l’année 1699, en ouvrant le premier dock humide que l’Angleterre eût encore possédé. Le second bassin fut inauguré en 1748, et en 1800, lorsque Londres n’avait pas encore de docks, ceux de Liverpool occupaient un espace de 45 acres, dont l’étendue est aujourd’hui plus que doublée.

Le système des docks ou bassins à flot est le plus notable perfectionnement que l’on ait apporté à la manutention des marchandises dans les ports de l’Océan. Le commerce de Liverpool a dû à cette découverte, dont il avait tout l’honneur, ses premiers succès et son ascendant définitif. Les docks économisant la main-d’œuvre pour le chargement et pour le déchargement des navires, les armateurs ont dirigé de préférence leurs cargaisons vers le port qui leur offrait ces facilités. L’admirable position de Liverpool a fait le reste. La Mersey devenant praticable, les vaisseaux de toutes les parties du monde y ont afflué.

Il faut dire cependant que, si les habitans de Liverpool ont inventé les docks commerciaux, ils ne paraissent pas s’être beaucoup inquiétés d’en améliorer l’économie. À Londres, un dock n’est pas seulement un bassin à niveau fixe, entouré de quais qui permettent de charger et de décharger les navires sans difficulté ; c’est en même temps un lieu de dépôt et d’entrepôt. Des magasins spacieux et à plusieurs étages, surmontant les quais, reçoivent les marchandises à mesure que les vaisseaux les apportent ; ils servent à les classer et les retiennent sous clé. La compagnie qui administre le dock donne au propriétaire des marchandises un récépissé ou titre de garantie (warrant) que celui-ci transmet à l’acheteur par voie d’endossement. Les sucres, les cafés, les indigos, les cotons, se monnaient ainsi, et, transformés en billets de banque, ces produits d’un autre hémisphère entrent dans la circulation. Les achats et les ventes, qui exigeaient auparavant la livraison des marchandises, s’opèrent par la simple transmission des titres. Le crédit commercial devient quelque chose de semblable au crédit en matière de banque, et les opérations quotidiennes d’une grande place peuvent se liquider par des soldes entre les mains des courtiers.

Ce n’est pas tout ; le commerçant qui laisse ses marchandises dans les docks n’a besoin ni de louer des magasins immenses, ni d’avoir de nombreux commis, ni d’entretenir une armée de portefaix. La compagnie des docks reçoit, vérifie et enregistre pour lui. Il lui suffit donc d’avoir un comptoir dans la Cité, et de conserver par des écritures courantes la trace de ses opérations. Moyennant de légers droits payés à la compagnie, il est dégagé de tous soins, de toute responsabilité, et n’a plus à songer qu’au bon emploi de ses capitaux. La marchandise, en outre, n’étant plus exposée au déchet qui est la conséquence inévitable de plusieurs transports successifs, se conserve beaucoup mieux. En la faisant passer immédiatement de l’entrepont du navire dans les magasins du dock, on la met à l’abri des déprédations sans nombre des batteurs de quais et des rôdeurs de rivière. L’économie annuelle que le commerce de Londres a réalisée, de ce seul chef, par l’établissement des docks, est évaluée à 400,000 liv. st. (plus de 10 millions de francs).

Les docks de Liverpool n’offrent aucun de ces avantages. Comme le port de Marseille et comme les bassins du Havre, ils demeurent à l’état brut ; ils sont aujourd’hui ce qu’ils étaient il y a cent quarante ans. À Liverppol, le déchargement et le dépôt dans les magasins forment deux opérations distinctes. Les docks les plus récens ont des hangars couverts sous lesquels on dépose provisoirement les marchandises, lorsqu’on les enlève des navires, ou au moment de les charger sur les vaisseaux ; mais les magasins sont des propriétés particulières, de vastes maisons à six ou sept étages situées généralement le long du fleuve et parallèles aux docks, avec lesquels elles communiquent par des chemins de fer. Il en résulte une perte notable de temps et d’assez fortes dépenses de main-d’œuvre, sans compter la nécessité d’un personnel nombreux dans les maisons de commerce, avec tous les embarras qu’amène le maniement des cargaisons. Ajoutez que le système des titres de marchandises ou warrants est inconnu sur la place de Liverpool, qui se trouve privée par là d’un moyen réel de crédit.

À Londres, les docks ont été construits par des compagnies qui avaient intérêt à concentrer dans ces établissemens la manutention des marchandises, et qui offraient aux marchands en garantie leur crédit ainsi que leur responsabilité. À Liverpool, c’est la corporation municipale qui en a fait les frais, voulant mettre en valeur des terrains qui lui appartenaient en tant que pouvoir public, mais évitant en même temps de déprécier des magasins qui étaient la propriété particulière de ses membres. Ces propriétés sont considérables ; M. Flachat, dans un article du Dictionnaire du Commerce, les évalue à 41 millions de francs. L’institution des docks rencontre les mêmes obstacles au Havre et à Marseille, où elle a également pour adversaires les propriétaires de magasins cantonnés dans les chambres de commerce et dans les conseils municipaux.

Liverpool est peut-être à la veille d’expier l’égoïsme de ses magistrats. En face de la ville et sur l’autre rive de la Mersey, les commissaires de Birkenhead se disposent à creuser un vaste dock où l’eau couvrirait un espace de 167 acres et qui pourrait recevoir les plus grands vaisseaux. Tous les docks de Liverpool réunis n’ont pas 107 acres d’étendue. Les dépendances de ce bassin offriraient des emplacemens commodes pour déposer les marchandises, et, aussitôt que le capital de construction serait amorti, les navires pourraient y entrer sans payer de droits. Assurément, si les entrepreneurs du dock de Birkenhead se flattaient d’attirer de l’autre côté de la Mersey le mouvement commercial dont Liverpool est le centre, un pareil projet pourrait passer pour un rêve ou pour une folie. On ne déplace pas en un jour des relations qui ont mis un siècle et demi à se former, et les grands marchés, quels que soient les inconvéniens de leur situation, appellent nécessairement les marchandises, les hommes ainsi que les capitaux. Mais un dock à Birkenhead, étant placé au pied du chemin de fer qui va à Chester, de Chester à Crewe, et de Crewe à Birmingham, aurait des chances pour devenir l’entrepôt des produits qui seraient dirigés du centre et du sud de l’Angleterre sur Liverpool, ainsi que des provenances exotiques destinées aux comtés de l’intérieur. Cet établissement se trouverait tout aussi près de Liverpool que les docks des Indes occidentales le sont de Londres ; car, en quelques minutes et pour 3 d., des bateaux à vapeur transportent les passagers du quai voisin de la douane à Birkenhead, et les grands négocians de Liverpool habitent presque tous, dans la belle saison, des maisons de campagne situées non loin de cette petite ville, dans l’isthme formé par les deux rivières de la Dee et de la Mersey.

La création des docks ne suffit pas pour expliquer les accroissemens de Liverpool. On en trouve surtout la raison dans l’habileté vraiment merveilleuse avec laquelle ses habitans ont su constamment s’accommoder aux circonstances et en tirer parti. Les moyens qu’ils employèrent ne furent pas toujours de ceux que la morale avoue. Au XVIIIe siècle, voyant le commerce des colonies acquis à Londres et à Bristol, ils se mirent à faire la traite, et, de 1750 à 1770, transportèrent plus de trois cent mille esclaves, avec un profit net de 200 millions[5]. Plus tard, ils attirèrent à eux le commerce des États-Unis, qu’ils monopolisent aujourd’hui. Enfin, le commerce de l’Angleterre avec l’Irlande s’est presque entièrement concentré à Liverpool depuis l’acte d’union.

Les négocians de Liverpool continuèrent la traite, même après le bill de Wilberforce ; mais les maisons les plus considérables et les plus considérées cessèrent de tremper dans ces odieuses spéculations. Si j’en crois des accusations dont la presse anglaise a retenti, des capitalistes de Liverpool sont encore aujourd’hui intéressés dans la traite qui se fait, avec un redoublement d’activité, sous le pavillon brésilien ou portugais. Quant au commerce des denrées coloniales, auquel cette ville prit part par la force des choses, il est resté à peu près stationnaire depuis trente ans[6], et roule, en y comprenant le thé, sur une valeur annuelle de 90 à 100 millions.

Des rapports stationnaires sont par compensation des rapports solides. Liverpool ne raffine pas, comme Londres, pour l’exportation, et n’approvisionne que les villes de l’intérieur qui rayonnent autour d’elle ; le commerce du sucre y est ainsi beaucoup moins affecté par les variations des cours. Joignez à cela que les planteurs des Indes occidentales, ayant été indemnisés par le parlement pour prix de l’émancipation de leurs esclaves, ont pu rembourser leurs créanciers dans les ports de mer, et que ceux-ci, ayant recouvré les avances faites aux producteurs, sont aujourd’hui dans une bien meilleure position pour accorder du crédit au consommateur.

Le commerce du sucre, qui est déjà une branche importante du trafic extérieur, paraît cependant susceptible d’un grand accroissement. En effet, bien que la consommation de cet article soit aujourd’hui, à peu de chose près, ce qu’elle était il y a douze ans, elle se trouve avoir réellement diminué, si l’on tient compte du mouvement de la population. En 1831, la proportion était de 20 liv. 11/100 par tête ; elle n’était plus en 1840 que de 15 liv. 28/100, et ne s’est pas relevée depuis. Cette réduction dans les quantités consommées tient à la cherté du sucre. Les colonies anglaises ont le monopole du marché métropolitain, où un droit différentiel de 39 shillings par quintal, droit qui équivaut à la prohibition la plus absolue, les protége contre la concurrence du sucre étranger[7]. Il en résulte que, dans les années où la récolte est mauvaise aux Antilles, et où les quantités produites sont inférieures aux besoins de la consommation, le prix du sucre colonial s’élève en Angleterre jusqu’au taux qui limite l’importation du sucre étranger. Par contre, la cherté de cette denrée en restreint l’usage. Lorsque la consommation était de 20 livres par tête, le quintal en entrepôt valait 23 shillings ; pour la réduire à 15 livres par tête, il a fallu le prix exagéré de 49 shillings par quintal.

En attendant que l’Angleterre ouvre ses ports aux sucres du Brésil et de Cuba, comme le voulait le ministère whig, une véritable révolution se fait dans ses approvisionnemens coloniaux. Les Antilles anglaises, dont les produits dominaient presque exclusivement le marché, cèdent peu à peu la place aux provenances de l’Inde britannique. En 1815, les sucres de l’Inde ne figuraient dans les importations que pour 43,041 quintaux. En 1824, les quantités importées s’élèvent à 152,673 quint., pour retomber en 1836 à 110,222 q. Cette même année, les provenances de l’Inde orientale sont mises sur le même pied que celles des Indes occidentales, et le droit réduit de 32 à 24 shil. Aussitôt les importations augmentent : elles sont de 270,055 quintaux en 1837, de 418,375 quintaux en 1838, de 477,252 quintaux en 1839, de 518,320 quintaux en 1840, et de 1,239,728 quintaux en 1841. Les sucres des Antilles au contraire, dont les quantités importées avaient dépassé le chiffre de 3,500,000 q., n’ont contribué à la consommation de 1841 que pour 2,145,500 q.

Au rebours du commerce colonial, qui est pour ainsi dire immobile à Liverpool, le commerce de cette ville avec les États-Unis a essuyé les plus brusques et les plus étranges variations. Dès 1833, un des négocians les plus expérimentés, M. John Ewart, interrogé par le comité de la chambre des communes, avait fait remarquer que le commerce américain à Liverpool changeait continuellement de mains. Depuis cette époque, deux crises terribles sont survenues, la première, due à la faillite générale des banques aux États-Unis, et aggravée par la mauvaise foi de quelques-uns de ces états, qui, après avoir emprunté l’argent des capitalistes anglais[8], ont cessé de servir l’intérêt de ces emprunts ; la seconde, causée par l’augmentation que le congrès vient d’opérer dans les tarifs de douanes pour favoriser les manufactures naissantes de la Pennsylvanie, du Massachusetts et de New-York. Le tableau suivant, qui présente le chiffre des exportations de l’Angleterre aux États-Unis pendant seize ans, peut faire juger de l’étendue des catastrophes commerciales qui ont été le contre-coup de ces reviremens.

1827. 7,018,272 liv. st. 1835. 10,568,455 liv. st.
1828. 5,810,315 1836. 12.425,605
1829. 4,823,415 1837. 4,695,225
1830. 6,132,346 1838. 7,585,760
1831. 9,053,583 1839. 8,839,204
1832. 5,468,272 1840. 5,283,020
1833. 7,579,699 1841. 7,098,642
1834. 6,844,989 1842. 3,528,807

Ainsi, en seize années le commerce d’exportation que fait l’Angleterre avec les États-Unis a eu trois périodes ascendantes et trois périodes décroissantes. Il est descendu au-dessous de 5 millions sterling en 1829, pour remonter à 9 millions en 1831 ; puis il est retombé au-dessous de 6 millions, pour s’élever ensuite à plus de 12 millions dans l’année 1836, chiffre qui a été son point culminant. En 1837, nouvelle chute, les exportations se réduisent des deux tiers. En 1839, on les voit encore à près de 9 millions ; en 1842, elles ne sont plus que de 3 millions et demi : en sorte que ces relations, qui embrassèrent un moment 23 pour 100 du commerce extérieur de l’Angleterre, y entrent à peine aujourd’hui dans la proportion de 7 à 8 pour 100.

On peut dire que la Grande-Bretagne tout entière est semée des ruines de ce commerce. Il n’y a pas une ville industrielle qui n’ait essuyé des pertes dans ses relations avec l’Amérique, ou qui ne souffre de l’interruption de ces rapports. J’ai vu à Birmingham des manufactures que la dernière crise a fait fermer depuis un an. Mais Sheffield, Glasgow, Manchester et les fabriques des environs ont été particulièrement frappés. En général, la diminution du commerce avec l’Amérique a porté sur les tissus ; d’une année à l’autre, l’exportation de ces articles s’est trouvée réduite ici de 50, là de 75 pour 100. En voici la preuve :

1841. 1842.
Quincaillerie et coutellerie 
584,400 liv. sterl. 298,881 liv. sterl.
Fer et acier 
626,532 394,854
Fils et tissus de coton 
1,515,933 487,276
Fils et tissus de lin 
1, 232,247 463,645
Fils et tissus de laine 
1,549,926 892,235
Tissus de soie 
306,757 81,243

Si Liverpool n’avait été que le facteur, en quelque sorte, des districts manufacturiers, si les négocians de cette ville s’étaient bornés au commerce de commission, ils n’auraient éprouvé, dans la crise américaine, d’autre dommage que celui de voir diminuer la somme de leurs affaires ; mais Liverpool a été pendant dix ans une espèce de banque commanditaire à l’usage de toutes les industries qui expédiaient leurs produits au dehors, et cette ville, s’étant associée à leurs opérations, a partagé nécessairement les désastres qui en sont résultés. Tout fabricant de Manchester, de Leeds ou de Birmingham, qui consignait à un expéditeur de Liverpool des marchandises destinées à l’exportation, recevait sur le produit de la vente des avances qui représentaient communément les deux tiers de la valeur. Cet argent servait à fabriquer de nouveaux produits et tant que le commerce était prospère, les marchandises se vendant, on renouvelait les crédits ; l’impulsion, une fois donnée, ne s’arrêtait plus. Toutefois, au moindre engorgement qui se déclarerait sur le marché extérieur, les crédits devaient s’arrêter, et la production avec les crédits ; puis, s’il arrivait que la crise se prolongeât, les avances pouvaient être compromises. Voilà ce qui a causé de nombreuses faillites à Liverpool.

Le commerce de Liverpool avec l’Irlande passe aujourd’hui en importance celui que fait cette ville avec toutes les autres contrées réunies. Les exportations de l’Irlande en Angleterre s’élèvent annuellement à 20 millions sterling, et les importations au moins à la moitié de cette somme. Ces expéditions se partagent entre Glasgow, Liverpool, Bristol et Londres ; mais Liverpool en reçoit la plus grande partie. Dans l’enquête de 1833, les produits que l’Irlande importe à Liverpool étaient évalués à 4,500,000 livres sterling (115 millions de francs). Ils dépassent probablement aujourd’hui 6 millions sterling. Sans parler de 8 à 900,000 quarters de blé et d’avoine, ainsi que d’une énorme quantité de beurre, de bœuf salé et de porc salé, Liverpool a reçu de l’Irlande, en 1839, 171,000 bœufs et vaches, 280,000 moutons ou agneaux, 390,000 porcs et 6,108 chevaux ou mules, qui représentaient ensemble une valeur de 85 millions de francs. Manchester et les villes qui forment comme une pléiade de satellites autour de Manchester vivaient auparavant sur les produits agricoles du comté d’York ; elles tirent aujourd’hui leurs approvisionnemens de l’Irlande. Pendant que l’agriculture écossaise nourrit Londres, l’Irlande nourrit le Lancashire, contrée peu fertile, et que la nature semble avoir destinée aux manufactures en ne lui prodiguant que les dépôts de houille et les eaux.

Le commerce des bestiaux à Liverpool ne remonte pas à plus de vingt années ; il est entre les mains des négocians les plus respectables, et donne lieu à un immense mouvement de transports. Mais l’Irlande, en expédiant les produits de son sol, exporte aussi sa population surabondante et qu’elle ne peut pas nourrir. Liverpool, qui n’était d’abord qu’une étape entre l’Angleterre et l’Irlande, devient ainsi peu à peu une ville irlandaise. La race saxonne, il est vrai, se maintient dans les régions supérieures et dans les classes moyennes de la société ; la race celtique envahit les régions inférieures et en expulse les ouvriers anglais en offrant ses services à un plus bas prix. On compte déjà plus de 70,000 Irlandais à Liverpool ; ils y arrivent par bandes, pâles de faim et à demi couverts de sales haillons[9] ; ils s’emparent du port, où les chargemens et les déchargemens se font par leurs mains avec une surprenante rapidité, et leur nombre augmente d’année en année.

La fortune de Liverpool vient surtout du coton. Le coton a été le principe de ses relations avec les États-Unis et avec l’Irlande ; c’est le coton qui lui a valu sa clientèle de consommateurs au dedans et au dehors. En 1784, les officiers de la douane à Liverpool saisirent huit balles de coton sur un vaisseau américain, ne pouvant pas croire que ce coton fût un produit des États-Unis[10]. Aujourd’hui les États-Unis expédient en Europe onze à douze cent mille balles de coton, dont la Grande-Bretagne absorbe plus des deux tiers, et la France un peu moins d’un quart.

Liverpool est le grand marché du coton, non-seulement pour l’Angleterre, mais pour l’Europe. Les manufactures de la Belgique et souvent celles de la France viennent y chercher la matière première, qui est généralement cotée à plus haut prix sur les marchés de second ordre, tels que le Havre, Hambourg et Rotterdam. En 1833, sur une importation de 930,000 balles, Liverpool en reçut 840,950, Londres 40,350, et Glasgow 48,913. La proportion n’a pas cessé de s’accroître, et les cotons en laine importés à Liverpool ont été de 839,285 balles en 1834, de 968,279 en 1835, de 1,022,871 en 1836, de 1,034,000 en 1837, de 1,330,430 en 1838[11]. Enfin, ce qui décide la supériorité de cette place, on y trouve constamment 200 à 300,000 balles de coton en entrepôt, qui assurent la régularité des cours contre toute spéculation.

Au reste, quelles qu’aient pu être les vicissitudes qui aient troublé les relations de l’Angleterre avec l’Amérique, les importations et les exportations de la manufacture de coton dans la Grande-Bretagne n’ont pas éprouvé une dépression aussi considérable qu’on le croit. Le tableau suivant atteste au contraire, dans cette branche du commerce extérieur, une assez grande fermeté.

IMPORTATIONS. EXPORTATIONS.
ANNÉES. COTON EN LAINE. COTON FILÉ. TISSUS
DE COTON.
TOTAL.
liv. liv. liv. liv.
1832. 286,832,525 4,722,759 12,675,633 17,398,392
1833. 303,656,837 4,704,026 13,782,377 18,486,403
1834. 226,875,425 5,211,015 15,302,571 20,513,586
1835. 363,702,963 5,706,589 16,421,715 22,128,304
1836. 406,959,057 6,120,366 18,511,692 24,632,058
1837. 407,286,783 6,956,942 13,640,181 20,596,123
1838. 507,850,577 7,431,869 16,715,857 24,147,726
1839. 389,396,559 6,858,193 17,692,182 24,550,375
1840. 592,488,010 7,101,308 17,567,310 24,668,618
1841. 437,093,631 7,266,968 16,232,510 23,499,478

Ainsi, le progrès de ce commerce est constant. Si l’on compare les années 1836, 1837 et 1838 aux années 1839, 1840 et 1841, on trouve que l’importation des cotons en laine s’est accrue, dans la dernière période, de 100 millions de livres, et que l’accroissement a été de 1/20me pour l’exportation des cotons filés ainsi que des tissus. Sans doute, le mouvement des exportations en 1842 est inférieur, de 28 à 29 millions de francs, à celui de 1841 ; mais peut-on considérer comme un accident très sérieux dans le régime de la production britannique un ralentissement qui équivaut à peine à 1/24me des produits exportés, et à 1/60me des valeurs totales que cette manufacture jette chaque année dans la circulation ?

Grace à l’étendue et à la solidité de l’industrie manufacturière, qui fait la base de ses opérations, la prospérité de Liverpool n’a pas éprouvé de temps d’arrêt. Cette richesse a continué de s’accroître, alors même que le mouvement commercial de l’Angleterre diminuait. On s’en convaincra en comparant les recettes de la douane à Londres et à Liverpool depuis quarante ans.

LONDRES. LIVERPOOL.
1800. 5,663,704 liv. st. 1,058,578 liv. st.
1810. 8,473,207 2,675,766
1826. 10,291,877 3,087,651
1832. 9,334,299 3,925,062
1838. 12,156,279 4,450,426
1840. 11,116,685 4,607,326

Le commerce de Liverpool s’est accru des dépouilles de Bristol et de Londres. La décadence de Bristol paraît surtout frappante. En 1831 la recette des douanes dans ce port était de 1,161,976 livres slerl. ; en 1837, elle n’était plus que de 1,112,812 l. st., et de 1,027,160 l. st. en 1840. Bristol a fait cependant les efforts les plus énergiques pour rappeler les jours de son ancienne splendeur. Pour mettre son port en communication avec Londres, et pour le rattacher aux comtés méridionaux de l’Angleterre, ses négocians ont entrepris, avec le concours des capitalistes de la métropole, un gigantesque chemin de fer, qui n’aura pas coûté, avec ses annexes, moins de 200 millions de francs. Ils ont construit encore, pour desservir les communications de la Grande-Bretagne avec les États-Unis, des paquebots à vapeur qui ne le cèdent pas à ceux de Liverpool. Malgré ces tentatives et bien que Bristol soit placé, dans la mer d’Irlande, plus près que toute autre place de l’Atlantique et du continent, le commerce, qui a déserté ce port, n’en reprend pas le chemin.

Le même déplacement s’est opéré en France, depuis la paix, entre Bordeaux et le Havre. Bordeaux, que ses relations avec les Antilles avaient si long-temps fait prospérer, languit aujourd’hui, et descendrait au rang de Nantes ou de Cette, sans l’aliment que ses vins fournissent à l’exportation. Le Havre, au contraire, qui n’était rien avant 1814, a pris une grande extension aussitôt que les manufactures de la Normandie, de la Picardie et de la capitale lui ont ouvert de nouveaux débouchés.

L’histoire de Liverpool est celle du Havre sur une plus grande échelle ; c’est un champ que le souffle de l’industrie manufacturière a fécondé. Il n’y a pas au monde une position commerciale plus magnifique. Dans un rayon de trente à trente-cinq lieues de cette ville, on rencontre : les mines inépuisables de Northwich, dans le comté de Chester, qui fournissent la plus grande partie des 250,000 tonneaux de sel exportés par l’Angleterre ; les poteries du comté de Stafford, dont l’exportation s’est élevée au-dessus de 20 millions de francs ; Birmingham et les forges des environs ; Nottingham, Derby et Leicester, où se fabrique la bonneterie ; Sheffield, siége de la coutellerie et de la quincaillerie ; Leeds, Bradford et Halifax, où se fabriquent les draps et étoffes de laine, et qui en exportent pour 125 a 150 millions ; Manchester, Stockport, Oldham, Bolton, Rochdale et Preston, pour les filés et les tissus de coton ; des mines de houille dans toutes les directions ; enfin, les ports de l’Irlande pour les approvisionnemens en grains et en bétail.

Liverpool a un autre avantage sur le Havre. Ce dernier port ne communique avec Rouen et avec Paris que par la Seine, dont la navigation est encore à l’état de nature. Liverpool a un double système de canaux et de chemins de fer qui lui donne, dans ses relations avec toutes les cités industrielles, la célérité pour les personnes, et le bon marché pour les produits. Le canal de Leeds et Liverpool, qui se jette dans la Mersey au nord de Liverpool, joint cette ville à Leeds. Le Grand-Trunk canal, qui débouche dans la Mersey à Runcorn, comté de Chester, fait communiquer Liverpool avec le district des poteries et les comtés de l’intérieur (midland counties) ; un court embranchement le relie à Birmingham. Le canal de Bridgewater, en établissant la communication de Liverpool avec Manchester, rattache à ce port le système de canaux dont Manchester est le centre, et qui rayonne vers toutes les villes des environs jusqu’à Sheffield.

Le premier canal exécuté dans la Grande-Bretagne avait été construit, vers la fin du XVIIIe siècle, pour joindre Manchester à Liverpool ; c’est encore entre ces deux villes qu’a été établi, au XIXe siècle, le premier chemin de fer. Mais ce qui montre bien la différence des deux époques, il avait fallu, en 1761, l’intervention d’un membre éminent de l’aristocratie, du duc de Bridgewater, pour exécuter le canal ; ce fut une association de capitalistes qui entreprit, en 1825, le chemin de fer. Depuis, Liverpool est resté le marché principal des valeurs représentées par les chemins de fer ainsi que par les canaux. Les grands manufacturiers et les grands commerçans font ainsi le plus admirable usage de leur fortune. Le capital qui s’est accumulé dans leurs mains contribue à couvrir le pays de ces voies rapides de communication qui égalent le mouvement à la pensée.

À Manchester, la grande affaire, c’est le travail ; à Liverpool, c’est le crédit. La Banque d’Angleterre a établi un comptoir à Liverpool ; mais on y compte plus de neuf banques par actions, qui toutes émettent des billets au porteur. Les usages, en matière de crédit, sont d’une extrême libéralité. Les termes de paiement, après livraison des marchandises, sont généralement de quatre mois, et Liverpool est peut-être la seule ville où les commissionnaires expéditeurs fassent de larges avances sur les marchandises destinées à l’exportation.

Le véritable, le grand commerce à Liverpool est le commerce de commission. Les négocians qui s’y livrent ont des correspondans et souvent même des agens dans toutes les parties du globe ; ce sont eux qui recueillent et qui transmettent à leurs cliens les renseignemens les plus étendus sur les faits commerciaux, des renseignemens tels qu’un gouvernement, avec sa hiérarchie de fonctionnaires, pourrait rarement les fournir. La science elle-même ne dédaigne pas de puiser à cette source. C’est ainsi que M. Mac’Culloch a emprunté, à une circulaire de la maison Jee et frères, les détails qu’il publie dans son dictionnaire sur les importations de Liverpool, de 1833 à 1838.

La navigation de Liverpool n’a pas une importance proportionnée à celle de son commerce. En 1835, les vaisseaux appartenant à ce port étaient au nombre de 996, montés par 11,511 matelots. Une place relativement secondaire, Newcastle, en possédait près de 1,100. Cela vient de ce que les ports d’expédition ne sont pas toujours les ports d’armement. La main d’œuvre est trop chère à Liverpool pour que les constructeurs y établissent tous leurs chantiers. On construit principalement dans cette ville des bâtimens à vapeur, genre de travail qui exige de puissans appareils, et qui ne convient qu’aux grands ateliers. Ajoutons qu’une bonne partie des transports se font par navires étrangers ; les cotons, par exemple, arrivent dans des vaisseaux américains. La proportion des marchandises transportées par navires étrangers, qui était à Londres de 27 pour 100 en 1840, a été de 45 pour 100 à Liverpool.

La navigation à la vapeur rétablira la balance. Elle prend aujourd’hui dans la Mersey la même extension que dans la Tamise. Le port de Liverpool compte plus de 80 bateaux à vapeur. Ces paquebots continuent les chemins de fer qui unissent Liverpool à Birmingham, à Londres, à Leeds et à Lancaster. Ils abordent l’Irlande par trois points, Dublin, Kingstown et Belfast, le nord de l’Angleterre par Whitehaven, l’Écosse par Glasgow, et mettent l’Angleterre en communication avec les États-Unis, le Portugal, Gibraltar, et les pays riverains de la Méditerranée. C’est un incessant va et vient d’hommes et de marchandises. Plus de deux mille personnes quittent chaque jour Liverpool par les chemins de fer et par les bateaux à vapeur. Autant arrivent des villes de l’Angleterre ou du dehors. À peine un paquebot a-t-il débarqué ses passagers sur le quai, qu’un autre l’accoste, et vous voyez fumer à l’horizon la cheminée de quelque bateau à vapeur qui va dans dix minutes prendre la place de celui-ci. À l’intérieur, les hôtels destinés à recevoir les voyageurs sont en plus grand nombre et plus fréquentés que dans aucune autre cité. Après Londres, il n’y a pas de ville où l’on rencontre des boutiquiers plus riches et des magasins plus brillans. Liverpool est l’emporium de la Grande-Bretagne à l’occident, ainsi que Londres à l’orient.

Les progrès de Liverpool et la relation de ces progrès avec le développement des manufactures ne sont pas en Angleterre des faits d’exception. Ils représentent au contraire l’accroissement du commerce britannique, en même temps qu’ils expliquent les causes de sa grandeur. Arrêtons-nous un moment à considérer cet imposant spectacle. On dit qu’en voyant les cuirassiers de Montbrun entrer à cheval et par la brèche dans la redoute de Borodino, que les Russes avaient défendue avec tant d’acharnement, un officier anglais, qui assistait en amateur à cette boucherie, oublia, dans le transport de son admiration, les horreurs du lieu et la chaleur du combat pour s’écrier : « Bravo ! Français ; voilà des choses qu’on ne voit qu’une fois dans sa vie. » Et nous aussi, nous pouvons mettre de côté les rivalités de la guerre et celles de l’industrie, pour battre franchement des mains à cette expansion d’un génie commercial qui a rendu tributaires toutes les nations. Il y a dans le grand et dans le beau une puissance sympathique qui s’empare de l’esprit en dépit de lui-même, et qui fait sentir à l’homme qu’il appartient à l’humanité avant d’appartenir à son pays.

Lorsque l’Angleterre, humiliée et vaincue, se vit contrainte de ratifier l’émancipation de ses colonies d’Amérique, qui n’aurait cru à l’inévitable et prochaine décadence de cette contrée ? C’est l’époque de laquelle date l’ascendant qu’elle a pris sur le monde. Alors le génie national, se repliant sur lui-même, enfanta des prodiges. Les découvertes dont le germe s’annonçait déjà, dès 1769, dans les premiers essais de Wyat, d’Arkwright, de Hargreaves, de Crompton, de Watt et de Cartwright, atteignirent leur point de maturité. Le métier à filer et la machine à vapeur ouvrirent des espaces sans bornes à l’énergie de la production. Un statisticien éminent, M. Porter, rapporte à la même cause les succès militaires du gouvernement anglais[12].

Tout concourut à ce développement sans exemple, et la pratique marcha du même pas que la théorie. Tandis qu’Adam Smith enseignait les vrais principes de l’économie politique, que Brindley propageait les voies artificielles de communication, et que Pitt entrait, par la porte de la banqueroute, dans la route du crédit, une race d’hommes entreprenans et infatigables quittait la charrue, à la voix des Strutt et des Peel, pour élever ce vaste édifice des manufactures qui sont les communautés d’un siècle industriel. Le coton, la laine, le lin, le fer et la houille, tout devint matière à travail. Les habitans se multiplièrent avec les moyens de subsistance ; mais l’industrie, et par conséquent le commerce, devancèrent la population dans leurs progrès.

En 1801, la population de l’Angleterre et de l’Écosse réunies était de 10,942,646 habitans ; en 1841, elle s’élevait à 18,535,786 habitans, ce qui représente un accroissement de 69 pour 100 en quarante ans. Aucune contrée en Europe n’a vu sa population monter avec cette rapidité. Selon M. M’Culloch, le commerce extérieur de la Grande-Bretagne, en y comprenant les importations et les exportations, ne s’élevait, au commencement du XVIIIe siècle, qu’à 12 millions sterl. par année. En 1792, le mouvement commercial était déjà de 35 millions. En 1801, il atteignait 71 millions, et 118 millions en 1841. Dans la première période, l’augmentation avait été de 192 pour 100 ; dans la seconde, de 103 pour 100, et dans la troisième, de 66 pour 100 ; 118 millions  sterl. équivalent à 3 milliards de notre monnaie. Les États-Unis seuls ont égalé ce prodigieux déploiement de l’industrie anglaise ; dans la période de 1801 à 1836, leur commerce extérieur s’est élevé de 32 millions sterling à 61.

Ainsi, pendant que la révolution française élaborait les idées, les lois et les méthodes de gouvernement qui devaient plus tard régir l’Europe, les Anglais domptaient la matière et découvraient en quelque sorte le monde industriel. Aujourd’hui, l’Europe entière vit de leurs procédés ainsi que de nos opinions. Une émulation qui par malheur est bien voisine de l’envie, tient tous les peuples en éveil.

C’est à qui fabriquera du fer, des machines, des fils et des tissus. On emprunte à l’Angleterre ses machines ; on lui dérobe ses inventions et jusqu’à ses ouvriers, et l’on repousse en même temps ses produits du marché européen, dont chaque nation prétend se réserver une parcelle privilégiée à l’aide des tarifs protecteurs.

Dans cette lutte insensée, l’Angleterre a pu éprouver temporairement quelque gêne et quelque malaise ; mais la supériorité de ce peuple, en matière d’industrie, repose sur des bases trop solides pour que la concurrence extérieure puisse l’ébranler. L’accumulation des capitaux, l’expérience des manufacturiers, l’habileté des ouvriers, le bas prix du fer et l’abondance du charbon sont des élémens de succès qui garderont leur poids. La Providence n’a pas voulu que toutes les nations produisissent toutes choses ; elle a divisé le travail entre les peuples, afin de faire régner entre eux l’harmonie. C’est une vérité contre laquelle ne prévaudra ni l’égoïsme de quelques intérêts particuliers, ni l’aveuglement des préjugés nationaux.


Léon Faucher.

  1. Officina gentium, comme dit Tacite.
  2. Past and present state of Lancashire.
  3. Camden’s survey.
  4. Past and present state of Lancashire.
  5. Dictionnaire du Commerce, article Liverpool.
  6. Enquête de 1833 sur le commerce ; interrogatoire de M. J. Ewart.
  7. Le droit sur le sucre colonial est en Angleterre de 24 shillings par quintal, et le droit sur le sucre étranger de 63 shillings. Le ministère Melbourne avait proposé de réduire la taxe du sucre étranger à 34 shillings.
  8. En 1839, suivant les calculs de M. Stokes, les capitalistes anglais avaient engagé dans les emprunts américains 25 millions de livres sterling.
  9. « They look very rniserable, badly clothed and of sallow complexion. » (Interrogatoire de M. John Ewart)
  10. Baine’s history of cotton manufacture.
  11. Mac-Culloch’s commercial Dictionnary.
  12. « It is to the spinning-jenny and the steam engine that we must look as the true moving powers of our fleets and armies. » (Porter, Progress of the Nation, t. I.)