Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 02/Quinzième leçon

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 2, 1873p. 123-156).


COMMENT LA LANGUE LATINE
DEVINT CHRÉTIENNE


(QUINZIÈME LEÇON)




Messieurs,


Au moment où les barbares forçaient les portes de l’empire, nous venons de trouver deux civilisations. en présence. D’une part, une civilisation païenne impuissante à recevoir, à éclairer, à toucher surtout les hôtes terribles que Dieu envoyait ; condamnée par conséquent à périr, mais non pas tout entière et sans résistance, non pas sans laisser dans la religion, dans les lois, dans les lettres, des dangers et des richesses que les âges suivants recueilleront. D’autre part, le dogme chrétien, assez fort pour sortir vainqueur des luttes théologiques, pour produire déjà une philosophie à son image dans les écrits de saint Augustin, était aussi en mesure de fonder toute une société nouvelle. Il en avait les éléments dans cette hiérarchie dont nous avons démontré l’antiquité, dans ces moeurs dont la sainte hardiesse introduisait à la vie de l’esprit les esclaves, les pauvres et les femmes. C’est cette invasion des déshérités du monde ancien, de ceux que la société méprisait qui prépare, devance et dépasse de beaucoup, à mon sens, dans ses proportions, l’invasion des barbares. C’est elle qui déjà grandit l’auditoire auquel s’adressera la parole humaine et qui par conséquent renouvelle l’inspiration des lettres.

Je vais maintenant étudier avec vous ces premiers commencements de la littérature chrétienne, chercher comment le principe régénérateur, descendant à tous les degrés de la pensée, s’empara de l’éloquence, de l’histoire, de la poésie, et leur donna dès le cinquième siècle, ces mêmes formes que le moyen âge vit s’épanouir avec tant de vigueur ét d’éclat.

Mais il fallait d’abord que la littérature chrétienne trouvât sa langue, et, ce qui est plus difficile, qu’elle le composât d’éléments existants et rebelles. Il fallait que l’Eglise d’Occident parlât latin, c’est-à-dire la langue naturelle de cette société mourante dont elle avait à consoler les derniers moments, la langue d’emprunt de cette multitude de Germains, de Francs, de Vandales qui déjà envahissaient les terres des frontières, les rangs de l’armée et jusqu’aux grandes charges de l’empire. Mais il reste à savoir par quel prodige le latin, cette vieille langue païenne qui gardait les noms de ses trente mille dieux, cette langue souillée des impuretés de Pétrone et de Martial, devint chrétienne, devint la langue de l’Eglise, celle du moyen âge ; comment cet idiome, qui semblait destiné à unir avec le monde des flancs duquel il était sorti, resta langue vivante sur le tombeau d’une société morte ; à ce point que pendant tout le moyen âge on ne cessa de prêcher, de haranguer et d’enseigner en latin, et que de nobles peuples, de nos jours encore, n’ont pas abjuré cette langue latine qui est en quelque.sorte une partie de leur liberté. Ainsi c’est cette transformation, sans exemple dans l’histoire de l’esprit humain, dont il faut nous rendre compte et qui vaut bien la peine d’appeler un moment votre attention. Ma tache épineuse serait plus difficile encore si elle ne m’avait été aplanie par mon excellent collègue, M. Egger, qui a montré cette même révolution s’accomplissant dans la langue grecque à Alexandrie.

Rien ne semble, au premier abord, moins capable des idées chrétiennes que cette vieille langue latine qui, dans son âpreté primitive, ne semblait faite que pour la guerre, pour l’agriculture et pour les procès. Voyez le vieux latin avec ses formes dures, concises, monosyllabiques ; c’est bien l’idiome d’un peuple qui n’a pas le loisir de se perdre, comme les Grecs, dans de longs entretiens, qui ne consume pas son temps sur les degrés de marbre du Parthénon et sous les portiques de l’Agora. On voit, au contraire, des hommes pressés, moins avides d’idées que de gain, qui se rencontrent à peine sur un chemin poudreux, dévorés des rayons du soleil, et qui échangent brièvement, dans la langue la plus contractée, la plus courte possible, les mots qui expriment leurs droits, leurs désirs, leurs espérances. Ainsi, s’agit-il de la guerre, ce sont toutes ces courtes, ces fortes expressions : Mars, vis, la guerre, la force ; aes, l’airain dont se font les armes. Il s’agit de la campagne, n’attendez pas qu’ils en célèbrent les beautés dans des expressions harmonieuses qui rempliront l’oreille ; au contraire, ce sont des monosyllables : flos, frux, bos , fleurs, fruit, boeuf, tout ce qui est nécessaire à l’homme des champs se terminé par un son bref, aussi court que le moment qui lui est donné pour mettre son grain en terre et le recouvrir. La langue des affaires a sa semence, son germe dans.ces expressions resserrées où toute l’énergie d’un peuple plaideur, d’un peuple juridique, semble s’être concentrée : jus, fas, lex, res, droit, justice, loi, chose, en un mot toutes les racines essentielles de la langue du droit. Sans doute ; si on y regarde de plus près, on découvre l’affinité du latin avec le dialecte éolien et des traces d’une parenté plus lointaine avec les langues de l’Orient, avec la langue sanscrite, par exemple.

Mais, au fond, quand on écarte ces aperçus utiles et lumineux de la science pour ne considérer que ce qui caractérise le génie du peuple, il est impossible de ne pas reconnaître dans les hommes qui parlent cet idiome âpre et concis les mêmes hommes que Plaute faisait haranguer par le dieu Mercure au commencement de l’Amphitryon , et auxquels -il souhaitait, non de douces et charmantes rêveries sous les ombrages frais, ou les plaisirs de l’esprit et de l’imagination, mais de s’enrichir promptement par un gain bon et durable[1] .

Voila le peuple trivial dont la langue est destinée à devenir celle de la civilisation universelle. Mais, lorsque les mœurs de la Grèce eurent envahi Rome, aussitôt les orateurs s’appliquèrent à modeler la langue latine sur les formes grecques. Une culture artificielle commençait, concentrée assurément dans un petit nombre d’esprits éclairés, mais poussée à un degré incroyable d’ardeur et de perfection. Cicéron s’exerce à déclamer dans cette langue grecque, qui offre plus de ressources et d’ornements. De plus, il ne lui suffisait pas de dérober à Démosthènes et à Eschine les figures, les raisonnements, les hardiesses de leurs compositions oratoires, c’était aussi les secrets de leur éloquence qu’il allait chercher, c’était le mystère de cette harmonie dont les orateurs grecs flattaient les oreilles avides de la multitude. On voit alors Cicéron, avec un art infini, une prodigieuse subtilité, rechercher dans Aristote, dans Éphore, dans Théopompe, les mesures diverses qui peuvent entrer dans une période oratoire pour la rendre plus nombreuse et plus satisfaisante à l’oreille. Ne croyez pas qu’il se permette de la composer au hasard de syllabes longues et brèves ; non, il lui faut un certain nombre de trochées, de peons et autres pieds, et Cicéron est encore tout plein d’un discours auquel il avait assisté dans sa jeunesse, où Carbon, tribun du peuple, terminant une invective impétueuse contre ses adversaires politiques, arrache les applaudissemen ts de la multitude par une phrase (rue couronnait le ditroché le plus harmonieux qu’on ait jamais entendu Patris dictum sapiens temeritas filii comprobavit. Ce mot comprobavit , avec ces deux longues alternées de deux brèves, avait tellement ravi et enchanté l’oreille de l’auditoire, qu’un long murmure d’approbation avait enveloppé l’orateur. C’est à ce point que les raffinements de l’euphonie avaient été poussés chez ce peuple, où il fallait qu’un joueur de flûte accompagnât l’orateur à la tribune afin de soutenir sa voix. En même temps, la poésie ne restait pas en arrière de soins, de zèle et de laborieuse application successivement les mètres de la Grèce avaient passé d’abord dans la poésie épique, ensuite dans le théâtre des Latins enfin Catulle et Horace empruntèrent aux poëtes lyriques de l’école éolienne les plus ingénieuses et les plus délicates combinaisons qu’avait pu permettre l’harmonie de leur belle langue.

Ainsi vint un moment où la Grèce n’eut pas de trésor sur lequel Rome n’étendit la main ; vint une heure, bien courte, il est vrai, où se déclara cette maturité parfaite de la langue latine, où on la vit capable à la fois de poursuivre, avec Cicéron, tout l’essor de l’intelligence humaine jusqu’aux derniers degrés qui touchent à l’infini capable de pénétrer avec les jurisconsultes les dernières" profondeurs, les plus. subtiles délicatesses, les replis les plus cachés des affaires humaines et aussi, avec Virgile, d’arracher à des syllabes autrefois rauques et sans harmonie des sons qui devaient charmer pendant longtemps les oreilles de la postérité, qui les charment encore, et des cris poétiques capables de faire évanouir Octavie entre les bras d’Auguste. C’est là la grandeur, la beauté de cette langue latine qu’on ne saurait assez louer dans l’incomparable et trop court moment que je viens de marquer. Mais cette culture artificielle ne pouvait durer longtemps. Les langues portent en elles-mêmes une loi de décomposition qui veut qu’arrivées à une certaine maturité, elles fassent comme les fruits, tombent, s’ouvrent et rendent à la terre des semences d’où doivent sortir des langues nouvelles .Tandis que la société romaine, dans ce qu’elle avait de plus élégant et de plus poli, s’attachait ainsi à toutes les délicatesses, à toutes les perfections d’une langue exquise, le peuple n’avait pas pu s’élever aussi haut ; il n’avait pas en lui la patience nécessaire pour se prêter aux exigences des oreilles patriciennes. En effet, il y a dans une langue littéraire deux sortes de règles les règles euphoniques, qui tiennent de l’art, et les règles logiques, qui tiennent de la science. Le peuple n’articule pas exactement et avec pureté pressé qu’il est, il parle comme il peut, et par là il viole les règles euphoniques le peuple construit mal, et par là il viole les règles logiques. Il s’ensuivit nécessairement, et au bout de peu de temps, qu’une langue populaire, imparfaite, un dialecte, en quelque sorte, un peu grossier, se forma au-dessous de la langue savante, et circula dans cette multitude immense qui remplissait Rome elles provinces. En effet, les traces ne manquent pas de cette langue populaire des rues de Rome, que les comiques devaient parler pour se mettre parfois à la portée de leurs auditeurs— : nous les trouvons dans Plaute, et dans les inscriptions. nous en trouvons des traces plus fortes encore, qui nous montrent les règles de la grammaire incroyablement violées. On y trouve cum conjugem suam, pietatem causa, templum quod est in palatium. Et les exemples semblables sont nombreux.

Ainsi la décomposition de la langue latine s’était déjà produite au temps de Cicéron, qui signalait avec regret, comme l’âge d’or de cette langue, l’âge de Scipion l’Africain. Pour Cicéron, comme pour bien d’autres, le siècle où il vivait causait sa tristesse, lui paraissait frappé de décadence, et il plaçait l’apogée bien loin de son temps Ce fut, dit-il, le.privilége du siècle des Scipions de bien parler comme de bien vivre ; mais, depuis,’ la multitude des étrangers a corrompu le discours. Quintilien dit. plus tard que tout le langage est changé, et il témoigne que, plus d’une fois, lorsque le spectacle tragique avait ému les esprits, les exclamations parties de tous les points du théâtre -avaient laissé entendre quelque chose de barbare qui venait donner un démenti à la langue pure que le poëte avait voulu parler[2] .

Ainsi, dès les premiers temps de l’empire, la corruption de la langue se déclare, le latin périt ce n’est donc pas le christianisme qui le tue, au contraire, c’est par le christianisme qu’il allait revivre.

Trois génies se partagent l’antiquité : le génie de l’Orient, c’est-à-dire celui de la contemplation, du symbolisme, parce qu’en contemplant la nature on découvre le langage du Créateur, celui de la, véritable poésie : qu’est-ce que la poésie sinon cette contemplation divine des choses terrestres, cette contemplation idéale des choses réelles ? En second lieu, le génie grec, qui fut, par-dessus tout, celui de la spéculation, de la philosophie, qui fut capable d’adapter des expressions justes et fines à toutes les nuances de la pensée humaine, qui suffit à tous les besoins du passé que dis-je ? à tous les nôtres ; car c’est encore à cette langue que nous venons demander des mots pour désigner les découvertes de notre siècle. Enfin, le génie latin, qui fut celui de l’action, du droit, de l’empire. Pour que la civilisation ancienne tout entière passât dans l’héritage des modernes, pour que rien ne se perdît de la succession intellectuelle du genre humain, il fallait que ces trois génies fussent conservés, il fallait que ces trois esprits de l’Orient, de la Grèce et de Rome vinssent, en quelque sorte, former l’âme des nations naissantes. La langue latine offrait au christianisme un instrument merveilleux de législation et de gouvernement pour l’administration d’une grande société mais il fallait que la langue de l’action devint celle de la spéculation il fallait assouplir, populariser cette langue roide et savante, lui donner les qualités qui lui manquaient pour satisfaire la raison par toute la régularité et l’exactitude de la terminologie grecque, et pour saisir l’imagination par toute la splendeur du symbolisme oriental.

Le christianisme y réussit par un ouvrage qui, au premier abord, semblait bien humble, mais qui, pomme tout ce qui est humble, recélait une des plus hardies et une des plus grandes pensées qui aient jamais été conçues ce fut la Vulgate, la traduction de la Bible. Un homme se rencontra, parfaitement versé dans les lettres latines, pénétré de toutes les connaissances et de presque toutes les passions de la société romaine ; après avoir, pendant quelques -temps, recueilli les lumières et contempté, quoique d’un peu loin, les plaisirs de cette société dégénérée, cet homme effrayé se réfugia au. désert, alla chercher asile à Bethléem, dans les solitudes que commençaient à peupler les premiers moines, et là Jérôme s’efforçait de repousser les souvenirs qu’il avait apportés de Rome et les images de ces voluptés dont la pensée le troublait jusqu’aux lieux de ses méditations et de ses jeûnes. Les livres-de Cicéron, de Platon ne sortaient pas de ses mains ; mais il y avait encore la trop de retentissement, trop d’échos de ce monde ancien qu’il voulait oublier. Pour se dompter lui-même et vaincre sa chair, dit-il, il entreprit d’étudier l’hébreu ; il se mit sous la. conduite et, pour ainsi dire, au service d’un moine juif converti, interprète avare, qui, la nuit, dans une carrière, de peur que les autres Juifs n’en fussent informés, lui enseignait les secrets de la langue sacrée. « Et moi, dit-il, tout nourri encore de la fleur de l’éloquence de Cicéron, de la douceur de Pline et de celle de Fronton, des charmes de Virgile ; je commençais à bégayer des paroles stridentes et. essoufflées,. stridentia anhelantiaque verba  ; je m’attachais à cette langue difficile comme un esclave s’attache à la meule ; je m’enfonçais dans les ténèbres de cet idiome barbare comme un mineur dans un souterrain où, a peine, après beaucoup de temps, il aperçoit quelque lumière, et, dans ces profondeurs, dans ces obscurités, je commençais à trouver des jouissances inconnues plus tard, de la semence amère de mon étude, je recueillis des fruits d’ une douceur infinie. » C’est là le langage de saint Jérôme, vous le reconnaissez à la sauvage énergie de son éloquence. Ces fruits qu’il voulait recueillir, ces fruits d’une étude amère, c’étaient les livres saints qu’il se proposait de traduire de l’hébreu pour rectifier ce qui pouvait se trouver d’inexact dans les traductions faites d’après les Septante, et aussi pour ôter aux Juifs tout subterfuge, leur retrancher toutes les objections qu’ils tiraient de la différence supposée entre l’original hébreu et la version grecque. Voilà le motif pour lequel saint Jérôme entreprenait la traduction de la Bible, et il ne fallait rien moins qu’une pensée de foi, que la forte conviction d’un devoir, pour lui faire braver les difficultés, de ce travail et l’opposition même de ces chrétiens qui s’inquiétaient de voir une traduction nouvelle, qui avaient déjà leurs traductions plus anciennes et qui étaient bien aises de les garder car,’dit saint Jérôme, il se rencontre des gens qui tiennent à avoir de beaux manuscrits sans chercher s’ils sont corrects. Le génie et l’enthousiasme de saint Jérôme ne furent pas de trop pour affronter tous les écueils et tous les dégoûts de ce long travail. Il y fut soutenu par l’amitié et la docilité de sainte Paule, d’Eustochie et d’autres dames romaines qui partageaient ses travaux. Ainsi aidé et soutenu il avance dans cette œuvre difficile avec un système de traduction qu’il fixe lui-même, et qui consiste à.pratiquer sans cesse deux règles : la règle la plus commune est de conserver, autant qu’il se peut, sans blesser le sens, l’élégance et l’euphonie de la langue dans laquelle on traduit; ainsi, dit-il, Cicéron a traduit Platon, Xénophon et Démosthènes; ainsi les comiques grecs ont passé sur la scène latine avec Plaute, Térence et Cécilius; c’est ainsi encore qu’il se propose de transporter les beautés de la langue hébraïque dans les textes latins sans en altérer la pureté grammaticale. Mais la seconde règle, a laquelle il sacrifie la première, c’est que, lorsqu’il s’agit, de conserver le sens, de traduire un passage obscur, rien ne doit coûter, et qu’il faut violenter la langue qui traduit plutôt que de dissimuler l’énergie de la langue traduite à tout prix, il est nécessaire de rendre le texte divin. Voilà ce que saint Jérôme veut, se propose et poursuit avec un incroyable courage. Il n’ignore pas la barbarie qui en rejaillira sur son style, et il conjure Paulin de ne pas se laisser repousser par la langue simple et rude des Écritures-. Ailleurs il demande que le lecteur n’exige pas de lui une élégance qu’il a perdue au contact des Hébreux. Ainsi se produit là Vulgate, cette traduction de l’Ancien Testament en langue latine, un des plus prodigieux ouvrages de l’esprit humain et qu’on n’a pas assez étudiée sous ce point de vue. Par elle entre dans la civilisation romaine tout le flot, pour ainsi dire, du génie oriental, non pas tant par le petit nombre de mots hébreux intraduisibles que saint Jérôme a conservés et dont il est inutile de tenir compte. Ce n’est pas parce que la langue latine a adopté l’Alleluia et l’Amen qu’elle a multiplié ses richesses, mais c’est par les constructions hardies qu’elle s’est appropriées, par ces alliances de mots inattendues, par cette prodigieuse abondance d’images, par le symbolisme des Écritures où les événements mêmes et les personnages sont les figures d’autres événements et d’autres personnages, où Noé, Abraham, Job valent surtout comme types, comme représentations anticipées du christianisme, où les noces sacrées de Salomon représentent les noces futures du Messie et de l’Église, où, en un mot, toute image du passé se rapporte à -l’avenir. De là ce qu’on n’a pas encore assez remarqué dans les profondeurs du génie hébraïque, ce qui arrivait, ainsi dans les richesses nouvelles de la langue chrétienne je veux dire ce parallélisme qui est le génie même des Hébreux. Les Grecs composent presque toujours sur le nombre trois ainsi, l’ode grecque est composée d’une strophe, d’une antistrophe et d’une épode ; il y a dans la grammaire grecque trois temps, le présent, le passé et le futur. Mais il n’en est pas ainsi dans le génie des Hébreux là, au contraire, les versets d’un psaume se divisent toujours en deux parties à peu près égales qui.se balancent et répondent l’une a l’autre. Vous ne trouvez dans cette langue que deux temps, par un caractère qui lui est d’ailleurs commun avec les autres langues sémitiques. L’hébreu n’a pas de présent. Et avec raison car qu’est-ce que le présent ?, c’est un point d’intersection invisible entre le passé et l’avenir ; il n’y a pas de temps présent qui ne soit divisible en deux portions, l’une passée, l’autre future il n’y a donc pas de présent. Aussi la langue hébraïque ne connaît que le passé et le futur, de même que le peuple hébreu n’a pas de destinée présente et ne connaît que sa destinée passée, qui s’appelle la tradition, et sa destinée à venir, qui s’appelle les prophéties. De là dans cette langue ; dans cette poésie, .ce caractère tout nouveau qui fait que, sans cesse, sont en présence ces deux temps, la tradition accomplie et la prophétie qui doit s’accomplir, se répondant et s’appelant l’une l’autre, et, au milieu de ces deux temps qui se changent, se prennent l’un pour l’autre, le sentiment du présent s’efface. Souvent les prophètes se serviront du passé pour exprimer les choses futures, et Isaïe racontera la passion du Christ comme un événement accompli au contraire, Moïse rapportant l’alliance conclue entre le peuple d’Israël et son Dieu, place toutes ces choses dans l’avenir. Tel est le caractère de cette langue et telle a été sa destinée avec elle le temps s’efface ; il ne reste plus qu’une chose, un grand sentiment qui est le fond de la pensée orientale, et qui entre avec elle dans la langue latine pour la marquer d’un cachet dont toute la littérature du moyen âge se ressentira ce qui entre dans cette langue, à cette heure où nous nous en occupons, ce qui y pénètre et y demeure, c’est le sentiment de l’éternité.

J’arrive au second point. Une partie seulement de l’Ancien Testament était écrite en hébreu et avait été traduite mais une autre partie et tout le Nouveau Testament, les épîtres des apôtres contenant le résumé le plus profond de la théologie chrétienne, les livres des premiers Pères, tout cela était en grec, et avait dû être traduit de très-bonne heure en langue latine pour les besoins religieux ; mais tout aussi repassa sous la main de saint Jérôme, lorsque le pape Damase exigea de lui la révision complète des Écritures de la nouvelle alliance comme de l’ancienne. En conséquence, les richesses théologiques du christianisme grec passèrent a leur tour dans la langue latine, et là aussi je tiens peu de compte des mots nouveaux que l’on fut contraint d’emprunter aux Grecs, comme par exemple, tous les mots relatifs à la liturgie, à la hiérarchie episcopus, prebyter, diaconus, le nom de Christ, le Paraclet et, les noms de baptême, d’anathème et. tant d’autres. Mais ce ne sont pas la des conquêtes qui comptent pour une langue, c’est comme la pierre que l’avalanche ramasse dans sa chute et qui ne fait pas corps avec elle.

Ce que la langue latine apprit à l’école du christianisme grec, ce ne furent pas non plus ces artifices oratoires, ces jeux de nombre et de rhythme auxquels Cicëron s’étaitarrêtë ; mais elle appris à suppléer à son insuffisance philosophique, à cette insuffisance dont Cicéron lui-même se plaignait lorsque, dans ses efforts pour traduire les écrits de Platon et doter sa langue de ce que la Grèce avait pensé, par moments, il s’avouait désespéré et vaincu. Le christianisme n’accepta pas ce désespoir et cette.défaite, et quand la langue latine eut une fois osé traduire les épîtres de saint Paul, c’est-à-dire ce qu’il y avait de plus hardi et de plus difficile dans la métaphysique chrétienne, il n’était rien désormais qu’elle ne put tenter. D’abord le christianisme fit ces mots nécessaires à toute théologie chrétienne : spiritualis, carnalis, sensualis, pour désigner ce qui rapport à l’âme, à la chair ou aux sens ; ensuite ces verbes qui expriment~aussi des idées que les anciens ne connaissaient pas, le verbe salvare, car Cicéron dit lui-.même quelque part qu’il n’existe pas de mot pour rendre le mot σωτήρ , pour exprimer l’idée du Sauveur, et il fallait une innovation chrétienne pour dire salvator, justificare, mortificare, jejuniare voilà beaucoup de verbes qu’il fallait produire. Ce n’était pas assez : il fallait descendre plus profondément que les anciens ne l’avaient fait dans les délicatesses du cœur humain. Sénèque, sans doute, avait poussé bien loin le scrupule de l’analyse, mais le christianisme allait plus avant et découvrait, dans les derniers replis du cœur, des vertus dont les anciens n’avaient pas cru l’homme capable. Les anciens Romains n’avaient jamais dit et les chrétiens les premiers disent compassio il est vrai qu’ils ne font pas toujours des mots latins, qu’ils se bornent quelquefois, à transcrire le mot grec ; c’est ainsi qu’ils dirent eleemosyna, l’aumône. Il fallait pousser avec vigueur ce travail qui créait ainsi à la langue des ressources qu’auparavant elle n’avait pas connues, et n’être plus retenu par la crainte de former des expressions nouvelles. La langue latine avait toujours gardé le caractère concret : la langue latine n’aimait pas les expressions abstraites elle n’avait pas le don de les tirer de son propre fonds. Ainsi, pour dire reconnaissance, les anciens latins disaient gratus animus; pour dire ingratitude, ingratus animus ; le christianisme fut plus hardi, et il dit en un mot, ingratitudo. De là la facilité de construire beaucoup de termes analogues, de multiplier tes idées abstraites, de propager, d’étendre dans la langue latine le dictionnaire des pensées abstraites ; ainsi on fit sensualitas, et même gratiositas, dubietas. Toutes ces expressions n’étaient pas superflues et propres seulement à encombrer de vaines richesses une tangue qui déjà se suffisait à elle-même; elles rendent ce qui, auparavant, se rendait par une périphrase, c’est-à-dire ce qui souvent ne se rendait pas car on n’énonce volontiers que ce qui s’exprime par un mot seul. Par là, les raisonnements suivis, les discussions les plus subtiles pouvaient se soutenir en langue latine ; la langue chrétienne, pour suivre les disputes épineuses des Ariens, avait été obligée de se mouler sur la souplesse, sur la délicatesse de la langue grecque et d’acquérir la même promptitude à servir d’intelligence en lui donnant le mot demandé, un mot exprès pour une pensée définie. Le latin était donc arrivé à cette richesse du grec de pouvoir plus que jamais créer des mots selon le besoin.

Mais le christianisme ne pouvait parvenir —à ce renouvellement de la langue latine qu’à. la condition de faire subir bien des violences à cette belle langue de Cicéron et de Quintilien, pour lui faire accepter ces expressions inouïes que je viens de rappeler, pourquoi fut possible de dire, dans cet idiome autrefois exquis, sensualitas, impassibilitas, et tous ces autres mots nécessaires cependant aux disputes des conciles. La Bible avait été le principe et le grand instrument de la réforme du latin, en introduisant, d’une part, les richesses poétiques de l’hébreu, et, d’autre part, les richesses philosophiques du grec. Mais la Bible elle-même et le christianisme, en ceci, furent servis par deux auxiliaires : d’un côté, par les Africains, de l’autre, par le peuple, c’est-à-dire, déjà à l’époque où nous nous trouvons, par un peuple à moitié barbare.

Je signale à votre attention ce fait, trop peu étudié, de l’intervention, de l’invasion des Africains dans les lettres latines et surtout dans les lettres chrétiennes au temps qui nous occupe. On a remarqué plus d’une fois que les lettres latines font en quelque sorte le tour de la Méditerranée : écloses dans ce berceau que formaient la grande Grèce et l’Étrurie, elles en sortirent pour passer les Alpes et trouver dans la Gaule des écrivains comme Cornélius Gallus, Trogue Pompée et leurs contemporains ; ensuite en Espagne, où se rencontrèrent des poëtes et des historiens d’un goût moins pur ; et enfin, un peu plus tard, en Afrique, où naquit la dernière, mais non la moins laborieuse génération qui apporta dans les lettres toute la fougue de son climat. Ce furent, au temps de Néron, Cornutus, disciple de Sénèque ; puis Fronton, maître de Marc-Aurèle, le poëte Némésianus, Apulée, et bien d’autres, pour finir par Martius Capella, dont je vous ai fait connaître la savante allégorie des Noces de la Philologie et de Mercure. Le génie des Africains est surtout connu par Apulée, qui, dans son roman de l’Ane d’or, fait bien voir son goût des métaphores obscures, des expressions surannées, des hyperboles téméraires. Apulée charge la prose de tous les ornements de la poésie, il fait de la prose un langage poétique, foulant aux pieds toutes les règles du goût latin. Il semble, en vérité, que ces écrivains africains aient à venger l’injure d’Annibal sur la langue de ses vainqueurs. Mais on ne peut méconnaître, au milieu de ce désordre, je ne sais quoi de fougueux qui se sent de l’ardeur du soleil et des sables du désert. C’est ce qu’on reconnaît davantage quand l’école africaine devient chrétienne ; quand elle produit les plus illustres Pères de l’Église latine et les premiers : Tertullien, que saint Cyprien appelait le Maître, lorsqu’il disait à son secrétaire en parlant de ses ouvrages : « Donnez-moi le Maître ; » puis saint Cyprien lui-même, Arnobe, et par-dessus tous saint Augustin.

Vous le voyez, la littérature chrétienne, dès les premiers siècles, est tout africaine d’origine, et par conséquent elle en a le caractère. Tertullien, le chef de cette école, a aussi tous les torts du génie africain : il n’a pas de calme, et c’est déjà un grand tort en présence de cette antiquité dont le calme est, en général, le plus grand caractère dans les ouvrages d’esprit. L’impétuosité de sa pensée se jette non pas sur l’expression la plus juste, mais sur la plus forte et la plus dure. S’il a une vérité à présenter, n’attendez pas qu’il la présente par le côté qui attire, mais par le côté qui blesse. Il est téméraire, provocateur, il met au défi les intelligences qui le suivent ; mais ses ténèbres sont pleines d’éclairs, mais, chez lui, la pompe des paroles ne sert point à voiler l’indigence des pensées ; il brise les moules antiques, mais parce que la lave qui déborde ne s’y contient plus ; ses expressions si énergiques, qui semblent des défis, bien souvent forcent enfin l’aveu de votre raison qui se reconnaît vaincue ; et cet homme, qui dit tout d’une manière si barbare, arrive enfin a ce qui est le triomphe de l’éloquence humaine : à dire ce qu’il veut dire ; il le dit mal peut-être, mais tout entier, sans ménagements, de la manière la plus forte et la plus durable. C’est ainsi qu’il a fait un jour, pour le besoin d’exprimer l’ensemble de la civilisation romaine, ce mot monstrueux, mais éloquent : romanitas. C’est ainsi qu’ayant à définir l’Église il a dit dans une langue qu’aucun Romain assurément n’eût voulu reconnaître pour la sienne : « Corpus sumus de conscientia religionis et disciplinae divinitate et spei foedere. L’Église est un grand corps qui résulte de la conscience d’une même religion, de la divinité d’une même discipline et des liens d’une même espérance. » C’est lui aussi qui, voulant poursuivre jusque dans ses derniers détails la décomposition de l’organisation humaine, a trouvé ces fortes expressions « Cadit in originem terram, et cadaveris nomen, ex isto jam nomine peritura in nullum inde jam nomen et omnis vocabuli mortem ». Et il a légué à Bossuet cette phrase immortelle « Ce je ne sais quoi « qui n’a de nom dans aucune langue. » Ainsi les Africains sont des barbares, mais des barbares éloquents : ils portent la hache sur cet édifice savant de la langue latine telle que l’avaient faite les anciens, les élèves des Grecs ; mais on comprend que de ces débris on pourra reconstruire quelque chose de plus grand.

Toutefois ce n’étaient pas les Africains seuls qui aidaient au christianisme dans ce grand travail de destruction et de reconstruction ; ils étaient seulement la tête de cette colonne barbare que formait, à vrai dire, le peuple romain, ce peuple recruté de toutes les barbaries.

Dès les temps les plus anciens, en effet, bien avant qu’il fût question de Goths et de Vandales, l’invasion s’accomplissait à Rome et s’y faisait tous les jours. Lorsqu’au cinquième siècle de Rome, par exemple ; l’esclave Hordeonius et un grand nombre des siens se trouvèrent maîtres du Capitole, c’était Rome qui était au pouvoir des barbares. Rome était peuplée d’esclaves, d’affranchis, de mercenaires, d’étrangers qui disposaient de sa langue ; et Scipion lui-même, que Cicéron plaçait à l’âge d’or de la langue latine, Scipion disait au peuple du haut de la tribune, avec toute la présomption d’un héros qui ne craignait rien : « Je vous reconnais tous pour les Numides, les Espagnols et autres barbares que j’ai amenés ici les mains liées derrière le dos ; vous êtes libres d’avant-hier et vous votez aujourd’hui » Voilà comment ce peuple, qu’on appelait le peuple romain, n’était autre chose que la grande et croissante recrue de la barbarie. C’était aussi la recrue du christianisme car cette religion, qui n’avait pas de dédains pour les petits, pour les-ignorants, qui avait fait les premiers pas au-devant d’eux, leur ouvrait les portes à deux battants, n’avait pas peur de leur grossièreté et permettait que les catacombes fussent couvertes d’inscriptions grossières semées de barbarismes et de solécismes «  Quam stabiles tivi haec vita est. Refrigero deus animo hominis. Irene da Calda . »

Vous le voyez, la langue des inscriptions des catacombes, c’est la langue de ce peuple dont je vous parlais déjà comme ne s’inquiétant ni des règles euphoniques ni des règles logiques, et ayant une prononciation très-différente de celle de la société choisie et élégante qui parlait la langue de Cicéron et d’Horace. Il défigurait même le latin si populaire des psaumes, et saint Augustin nous apprend que dans les églises d’Afrique le clergé n’ avait jamais pu obtenir qu’on chantât : Super ipsum efflorebit sanctificatio mea. On chantait floriet. toute la docilité chrétienne n’avait pu déraciner ce solécisme. De même saint Augustin dit encore que pour être entendu du peuple, il ne faut pas dire Non est absconditum a te os meum mais ossum meum, et il aime mieux lui-même parler ainsi ; « car, dit-il, il ne s’agit pas tant d’être latin que d’être compris. » Saint Jérôme, tout amoureux qu’il est encore de la belle langue des poëtes et de ses souvenirs classiques de Cicéron et de Plaute, accorde que les Écritures doivent être d’une simplicité qui les mette à la portée d’une assemblée d’Ignorants. Cependant c’est surtout dans la poésie que l’intervention du peuple devient sensible, nouvelle et féconde avec le christianisme. A côté de cette poésie savante dont un petit nombre seulement pouvait goûter les jouissances, pendant que les oreilles exercées des courtisans d’Auguste savouraient toute l’harmonie des dactyles et des spondées tombés des lèvres de Virgile, le peuple romain, trop grossier pour ces plaisirs d’esprit, avait assurément d’autres jouissances poétiques : il avait ses poésies populaires, ses atellanes que nous connaissons peu, ses vieux vers saturnins que nous ne connaissons pas davantage. Nous ne savons, des goûts poétiques des anciens Romains, qu’une seule chose, laquelle nous intéresse infiniment, c’est que dans les vers ils goûtaient beaucoup la rime.

On en trouve des traces dans Ennius, dans les poésies de Cicéron, et même dans les vers de Virgile, l’hémistiche rime avec la fin du vers. Cette rime se retrouve surtout, avec une affectation et une recherche très-volontaire, dans les pentamètres d’Ovide, qui va au-devant des désinences consonnantes, se plaît à les rapprocher, et y trouve évidemment sa satisfaction et l’espoir certain d’enlever un applaudissement. Ce goût de la rime, qu’on ne peut pas s’empêcher de reconnaître jusque dans la poésie savante du siècle d’Auguste, paraît sortir des instincts poétiques du peuple, de ce peuple qui, avec sa langue grossière, devait avoir aussi sa poésie rude et ignorante. En effet, parmi les plus anciens monuments de la chanson populaire latine, il s’en trouvé plusieurs dont les vers riment entre eux. Vous connaissez ce chant des soldats romains

Mille, mille Sarmatas occidimus. ;
Mille, mille Persas quaerimus.

Le christianisme, si condescendant pour les goûts populaires, n’avait, assurément aucune raison de contrarier celui-là et aussi, dans les plus anciens essais poétiques qui soient tombés d’une main chrétienne, on est surpris de trouver déjà la rime développée a un point qui nous transporte dans les habitudes des temps modernes. Je signale, pour la première fois, un poëme très-peu connu, qui n’a encore été cité par personne, et qui me paraît cependant décisif en cette matière : c’ést un poëme sous le nom de saint Cyprien, qui ne paraît pas être de_ lui, mais qui est certainement de son temps, du temps des persécutions. Le sujet est la résurrection des morts, et les quatorze premiers vers forment une grande tirade monorime dont vous allez juger l’harmonie par le peu que j’en lirai :

Qui mihi rucicolas optavi carmine Musas,
Et vernis roseas titulari floribus auras,
Aestivasque graves maturavi messis aristas,
Succidi tumidas autumni votibus uvas, etc.

Après quatorze vers qui riment en as, cinq riment en o et six en is ; et, d’un bout à l’autre, le poète chrétien qui cherche à graver ses vers dans le souvenir de ses auditeurs, n’a pas trouvé de moyen plus sûr que la rime pour s’emparer de leur mémoire et séduire leur imagination.

Un peu plus tard, le chrétien Commodianus, encore aux temps des persécutions, compose quatre-vingts chapitres Adversus gentium deos, qui ont la prétention d’être des vers. Ils ne valent point ceux que je viens de vous lire. Ils n’ont de l’ancien vers héroïque que le nombre des syllabes, qu’il faut faire longues ou brèves arbitrairement pour obtenir des dactyles et des spondées ; les vingt-six derniers vers forment une longue tirade monorime :

Incolae cœlorum futuri cum Deo Christo
Tenente principium, vidente cuncta de cœlo,
Simplicitas, bonitas, habitet in corpore vestro.

C’est détestable, mais curieux voilà la rime qui

se prononce, qui prend le dessus ; après avoir été accessoire dans les poëmes du siècle d’Auguste, elle devient la seule difficulté des poëmes nouveaux, où l’imitation des vers héroïques n’est plus, en quelque sorte, qu’une tradition défigurée. Saint Augustin met de côté toutes les prétentions de rappeler les procédés de l’art ancien écartant tous les souvenirs de la métrique latine, dont il avait cependant autrefois composé un traité en cinq livres ; pour les besoins de son troupeau, pour graver dans les esprits les principes de la controverse contre le donatisme qui avait si longtemps déchiré l’Eglise d’Afrique, il compose un psaume Contra donatistas , et ce psaume ne compte pas moins de deux cent quatre-vingt-quatre vers, divisés en vingt couplets de douze versets, chacun accompagné d’un refrain, sans compter l’épilogue. Ces vers sont tous également composés de seize à dix-sept syllabes partagées au milieu par une césure et se terminant tous par la même rime :

Omnes qui gaudetis de pace, modo verum judicate,

Abundantia peccatorum solet fratres conturbare
Propter hoc Dominus noster voluit nos praemonere,

Comparans regnum cœlorum reticulo misso in mare.

Vous voyez qu’ici tous les artifices de la poésie ancienne ont disparu ; tout ce qui ressemblait à la quantité, aux dactyles, aux spondées, s’est effacée : il ne reste plus que les deux éléments de toute poésie populaire moderne, à savoir le nombre des syllabes et la rime.

Ce qui me frappe bien davantage encore, c’est que cette forme, qui consiste à suivre la même rime pendant vingt, trente, quarante vers, jusqu’à ce qu’elle soit épuisée, est précisément la première sous laquelle se produiront nos anciens poëmes chevaleresques dans le moyen âge, nos poëmes carlovingiens et nos plus vieux romans la même assonance y revient pendant une page entière jusqu’à à ce qu’elle ait lassé la patience du jongleur et de l’auditoire. Ainsi il fallait que.l’esprit humain trouvât un charme singulier dans cet artifice nouveau, qui succédait à tous ceux de la poésie ancienne à y regarder de près, il se peut que l’attrait de la rime consiste précisément dans cette attente qu’elle excite et qu’elle satisfait, dans cette expérience qu’elle fait naître et dans ce souvenir qu’elle rappelle, dans ce retour d’une même consonnance agréable, dans ce retour d’un même plaisir, lorsque tous les plaisirs passent et reviennent si peu. Voilà peut-être le principe psychologique de ce ressort nouveau, de cet art nouveau, qui s’introduit avec l’élément populaire dans la langue latine, et qui deviendra le principe de toutes les versifications modernes.

Voilà ce que fit le christianisme avec la Bible pour instrument, les Africains et les barbares pour serviteurs ; et, de plus, le peuple, c’est-à-dire la recrue de la barbarie. Il ne fallait pas moins que ce grand remaniement de la langue latine pour y réunir tous les éléments de la civilisation ancienne et pour en faire la langue du moyen âge. D’abord le moyen âge devait être une époque de contemplation : rappelez-vous ces innombrables ascètes, ces moines, cette vie cénobitique qui déborde alors partout. Il fallait bien qu’elle trouvât son expression dans une langue qui se fût colorée aux feux qui éclairaient tes anachorètes d’Orient. Il fallait que le moyen âge trouvât dans l’idiome qu’il parlerait l’expression de ce symbolisme qui était aussi un de ses besoins. Aucune époque n’a plus cherché à représenter les idées par des figures, à découvrir dans chaque être le signe d’une pensée divine. Ainsi partout, dans sa poésie, dans son architecture, dans les œuvres du pinceau comme dans celles du ciseau, le moyen âge conservera le caractère allégorique le chant des psaumes pouvait seul prêter aux cathédrales gothiques une voix digne d’elles. Le latin était la langue nécessaire de la liturgie, qui est l’âme poétique du moyen âge. En second lieu, le moyen âge a le génie de la spéculation, une activité d’esprit qui ne se lasse pas de distinguer, d’analyser. Il produira ces légions de logiciens, de controversistes, dont l’infatigable subtilité ne se lassera pas d’analyser les choses de l’esprit. Il fallait aussi, pour rendre ces pensées, une langue assouplie, à l’exemple de la logique et de la métaphysique grecque le latin du moyen âge devint la langue de la scolastique.

En troisième lieu, le moyen âge a le génie de l’action, et l’idée du droit le presse ; la plupart des grandes guerres du moyen âge commencent par de grands procès. On y plaide pour le sacerdoce et contre le sacerdoce ; on y plaide pour l’empire et contre l’empire, pour le divorce et contre le divorce. Il y avait, je le répète, un litige au fond de toutes les querelles armées du moyen âge cette époque est une époque souverainement juridique elle produit tout le droit canon ; il fallait donc qu’elle eût aussi une langue faite pour rendre toutes les subtilités, pour satisfaire à tous les besoins des jurisconsultes : le latin du moyen âge fut la langue des affaires. Mais surtout le moyen âge était l’enfance commune des nations chrétiennes il fallait donc que cette enfance commune eût la même langue pour servir à la même éducation de plus, il fallait que cette langue fût simple, naïve, familière, capable de se prêter à la pauvreté d’esprit de ces Saxons, de ces Goths, de ces Francs, qui formaient la grande multitude de la nation chrétienne. Voilà pourquoi le christianisme avait, avec raison, préféré l’idiome du peuple à l’idiome des savants, et d’avance préparé ainsi un langage accessible à ces fils de barbares qui allaient bientôt remplir les bancs de toutes les écoles. Ainsi toutes les langues modernes devaient, l’une après l’autre, naître de l’influence et de la fécondité de l’ancien latin non-seulement celles qu’on appelle néo-latines, l’italien, le provençal, l’espagnol, devaient trouver leur origine dans la langue, des Romains mais même les langues germaniques ne s’étaient pas affranchies de cette espèce de tutelle que le latin avait exercée sur elles. longtemps elles en ont ressenti l’heureuse influence, et la langue anglaise, par exemple, où cette influence s’est mieux conservée que dans les autres langues du Nord, est aussi celle qui a acquis le plus de clarté, de force et de popularité. Le latin, qui a ainsi façonné les langues modernes, n’est pas le latin de Cicéron, ni même le latin de Virgile, si étudié qu’il ait été au moyen âge, c’est le latin de l’Église et de la Bible, le latin religieux et populaire dont je vous ai fait l’histoire. C’est la Bible, ce premier livre que les langues naissantes s’efforcent de traduire, le premier dont nous avons des essais de traduction dans la langue française du douzième siècle, dans la langue teutonique des huitième et neuvième siècles, c’est la Bible qui, avec ses admirables récits, avec cette simplicité de la Genèse, avec ses peintures de l’enfance du genre humain, s’est-trouvée parler le langage qu’il fallait à ces peuples enfants aussi, qui arrivaient pour faire leur avènement à la civilisation et à la vie de l’esprit. Nos pères avaient coutume de couvrir d’or et de pierres précieuses le volume des Écritures saintes. Ils faisaient plus lorsqu’un concile se rassemblait, le livre des saintes Écritures était placé sur l’autel, au milieu de l’assemblée sur laquelle il planait, et dont il devait, en quelque sorte, conquérir les esprits. Si les pompes religieuses s’écoulaient au dehors, Alcuin nous apprend que dans les rangs de la procession on portait en triomphe la Bible dans une châsse d’or. Nos ancêtres avaient raison de porter la Bible en triomphe et de la couvrir d’or ce premier des livres anciens est aussi le premier des livres modernes il est pour ainsi dire l’auteur de ces livres mêmes, car de ses pages devaient sortir toutes les langues, toute l’éloquence, toute la poésie et toute la civilisation des temps nouveaux.

  1. Et ut res rationesque vostrorum omnium
    Bene expedire voltis. peregreque et domi,
    Bonoque atque amplo auctare perpetuo lucro,
    Quasque incepistis res ; quasque inceptabitis.

    (Plaute, Amphitryon, prolog., v. 5)
  2. Tota saepe theatra, et omnem circi turbam exclamasse barbare scimus (Quint. Instit. Or. I I, c. VI)