Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 02/Quatorzième leçon

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 2, 1873p. 77-122).


LES FEMMES CHRÉTIENNES


(QUATORZIÈME LEÇON)




Messieurs,


Il fallait savoir si la société chrétienne était en mesure de recevoir les barbares, de les maîtriser par ses institutions et par ses mœurs il fallait voir si elle valait mieux qu’eux, si elle avait devancé les instincts généreux que ces peuples jeunes avaient conservés loin de la corruption romaine, à la faveur de leurs forêts et de leur ciel glacé ! Nous nous sommes arrêtés aux deux sentiments que les barbares passent pour avoir introduits dans le monde, et qui font l’âme des mœurs modernes, je veux dire le sentiment de la dignité de l’homme et le respect des femmes. Si la barbarie eut ces deux instincts, noùs avons trouvé qu’avant elle le christianisme en avait fait deux vertus. Les barbares connurent la dignité de l’homme, mais de l’homme libre et armé qui n’obéit pas, qui ne travaille point ; ce qu’ils connurent, à vrai dire, c’est l’honneur, l’honneur chevaleresque destiné à remplacer l’ancienne discipline militaire des légions romaines. Mais ils ne connurent pas, et l’Évangile seul pouvait reconnaître la dignité de l’esclave, de l’ouvrier, du pauvre, de l’homme qui obéit, qui travaille, qui souffre, c’est-à-dire de la plus grande portion du genre humain. Les barbares honoraient aussi dans la femme quelque chose de faible, quelque chose de divin. C’est une grande puissance des faibles d’imposer les ménagements et la délicatesse à celui qui est fort. Un gantelet de fer ne cueille pas une fleur comme il étreint une épée. Les barbares crurent voir dans les femmes les compagnes nécessaires de leurs aventures et de leurs périls ; ils eurent des guerrières, des vierges, des prophétesses ; mais le lendemain du danger le prestige se dissipait. L’antiquité n’avait même pas connu cette délicatesse et ces ménagements.

En Orient, les lois de Manou contiennent des passages charmants sur la destinée des femmes mais à côté nous y lisons : « Elles ont les cheveux longs et l’esprit court. » Chez les Grecs on nous dira : « Les dieux ont donné au lion la force, à l’oiseau des ailes, à l’homme la pensée ; n’ayant plus rien à donner à la femme, ils lui ont donné la beauté. » Les Grecs ne nous citent guère que leurs courtisanes, Aspasie et Phryné ; les Romains n’ont d’autre éloge à faire de leurs matrones que de vanter leur fécondité. C’était là le dernier terme de la vertu, de la grandeur des femmes, chez la seule nation de l’antiquité qui les ait honorées. Cependant n’oublions pas que Rome admira Lucrèce, Véturie, Cornélie ; Rome connaissait les vertus domestiques et les traditions de la famille.

Rendons justice la loi romaine ; elle donnait du mariage une définition sublime : « C’est, disait-elle, l’union de l’homme et de la femme, à la condition d’une vie commune et d’un partage complet de tous les droits divins et humains. — nuptiæ sunt conjunctio maris et feminæ, et consortium omnis vitæ divini et humani juris communicatio[1]. » Ces expressions sont belles, mais la loi trouvait à toute heure son démenti, non pas seulement dans les mœurs, mais dans d’autres lois : au lieu de cette égalité promise, nous ne voyons dans le mariage romain qu’inégalité. Et d’abord, inégalité de devoir sans doute il y eut une pudeur et une vertu antiques, et Rome n’avait rien épargné pour les mettre à l’abri du danger ; elle leur avait donné pour gardiens les serments, la majesté des dieux, et l’image terrible du tribunal domestique. Mais elle avait oublié le plus sûr de tous les gardiens ; la chasteté de l’homme, seule garde qui ait jamais mis à l’abri la pudeur des femmes. Elle avait fait un partage inégal des devoirs : de la femme, elle exigeait la virginité avant le mariage, la fidélité pendant, la pureté toujours ; mais ces vertus étaient celles du gynécée, l’homme ne les connaissait pas. Et la société ne se chargeait-elle pas de donner aux femmes des leçons bien différentes et bien dangereuses, lorsqu’elle les admettait aux cérémonies du culte, aux mystères de la bonne déesse ? Le mariage constituait encore l’inégalité dans la condition la meilleure condition que la loi romaine eût faite à la femme, le jour où les époux étaient unis par les cérémonies de la confarréation, en présence des auspices, avec le concours de tous les dieux, c’était d’être mater familias, d’être traitée comme la fille du mari, d’avoir un jour, à la division de l’héritage, une part d’enfant. C’était là tout ce que la majesté de l’homme avait pu faire pour la femme : de la traiter comme un enfant, de lui donner des plaisirs d’enfant, des jouets et un luxe qui charmaient une imagination sans culture. De là les plaintes des philosophes sur le luxe insolent des femmes romaines, sur ces créatures débiles dont le pied ne peut toucher la terre ; qui, pour franchir la moindre distance, ont besoin d’être portées sur le bras des eunuques, et étalent à leurs oreilles le prix de plusieurs patrimoines : tout cela parce que la femme n’était qu’un instrument de plaisir ; j’oubliais qu’elle était aussi l’instrument de la perpétuité de la famille.

Le Romain honnête, homme de bien, se marie pour avoir des enfants, liberorum quaerendorum causa. C’est la loi elle-même qui favorise la paternité et la maternité en attribuant des privilèges à ceux qui ont donné trois enfants à l’État, jus trium liberorum. C’est à ces deux conditions que la femme a sa place au foyer domestique, plaire et propager. Si la femme devient vieille, stérile, si des rides paraissent sur son front, les portes du domicile conjugal s’ouvrent, et l’affranchi vient lui signifier qu’elle plie bagage : Collige sarcinulas, dicet liberius, et exi.[2]

Une union aussi inégale ne pouvait pas être éternelle, et le divorce, introduit dans les lois romaines, fut pratiqué sous toutes les formes et pour tous les motifs. Il y avait le divorce des gens de bien, le divorce par lassitude, le divorce de ceux qui changeaient de femme chaque année. Il y avait le divorce par calcul, comme le prouve Cicéron, qui répudia Térentia, non qu’elle eût en rien contristé son âme, mais parce qu’il lui fallait une nouvelle dot pour satisfaire ses créanciers ; enfin, il y avait le divorce par générosité, comme celui de Caton, qui, ayant trouvé que sa femme Marcia plaisait son ami Hortensius, la lui transféra à titre d’épouse.

Voilà la place que le mariage faisait aux femmes mais la femme trouve sa vengeance dans l’iniquité même de la loi ce divorce, elle s’en arme à son tour, et le fait servir à ses intérêts et à ses calculs. De là cette impudeur des femmes qui, au temps de Sénèque, se prévalent du divorce avec la même ardeur que les hommes, et comptent leurs années, non plus par le nombre des consuls, mais par le nombre de leurs maris[3]. Elles aussi divorcent pour se remarier, et se marient pour divorcer. Saint Jérôme raconte qu’il a assisté à l’enterrement d’une femme qui avait eu dix-sept maris. Cette égalité que les hommes n’ont pas voulue dans la vertu, les femmes la retrouvent dans le vice. On les voit, comme les hommes, s’asseoir aux orgies, passer les nuits à se gorger de vin,. vomir comme eux afin de pouvoir ensuite recommencer à boire et à manger on les voit multiplier leurs adultères à ce point que la continence n’est plus qu’une preuve de laideur[4]. Elles ont une place d’honneur dans l’amphithéâtre elles donnent, le signal de l’égorgement du dernier gladiateur qui vient se débattre à leurs pieds en demandant grâce. Lorsque enfin la frénésie des combats du cirque se sera emparée de la société romaine tout entière, quand des chevaliers et des sénateurs descendront dans l’arène les femmes les y suivront, et le peuple romain aura ce plaisir d’assister a des combats de matrones nues. Voilà pourquoi Sénèque avait pu dire avec une certaine illusion que permettaient l’horreur des temps et le bouleversement de la nature humaine « La femme n’est qu’un animal sans pudeur, et si on ne lui donne pas beaucoup d’éducation, beaucoup de savoir, je ne vois en elle qu’une créature sauvage, incapable de retenir ses passions[5]. » Cet homme orgueilleux était —bien ingrat, car il était l’époux de Pauline, qui voulut partager le sort de son mari, et se fit ouvrir les veines avec lui.

Voilà le mariage chez la nation la plus sage, la plus droite et la plus pratique de l’antiquité. C’.est dans cet état de dégradation que le christianisme vient prendre les femmes ; et, au premier abord, il semble qu’il doive y ajouter encore par le souvenir de la faute originelle due à la première femme. Mais saint Ambroise ne l’entend pas ainsi, et, dans un admirable chapitre, il applique tout son génie à prouver que, dans la faute originelle, la femme est bien plus excusable que l’homme car, dit-il, l’homme s’est laissé séduire par sa sœur et son égale ; la femme, au contraire, a été séduite par un ange déchu, mais par un ange, par une créature supérieure à l’homme. Chez elle le repentir a été plus prompt, et son excuse est bien plus généreuse elle ne se décharge que sur le serpent, tandis que l’homme répond à Dieu C’est la femme que vous m’avez donnée ! Mais que sont ces souvenirs et ces images en présence des souvenirs de la Rédemption, car si la femme fut l’instrument de la première faute, ne l’a-t-elle pas bien réparée en donnant le jour au Rédempteur ? Et saint Ambroise écrit avec une admirable éloquence « Approchez donc, Eve, qui maintenant vous appelez Marie, qui nous donnez l’exemple de la virginité, qui nous donnez un Dieu. Ce Dieu n’en a visité qu’une, mais il les appelle toutes[6]. » Voilà comment la théologie réhabilitait la femme chrétienne et le culte de la Vierge, commencé de bonne heure, faisait entrer cette réhabilitation dans les mœurs aussi bien que dans le dogme. Ce culte commence aux catacombes les découvertes faites jusqu’à ce jour ont constaté ce point. Dans des fresques du troisième siècle au plus tard, comme le démontre la nature de l’enduit sur lequel ces fresques sont peintes, figure déjà la Vierge avec l’Enfant. Ainsi cette image radieuse, qui devait en quelque sorte couvrir de ses rayons la déchéance des femmes, brillait déjà dans les ténèbres du christianisme primitif, du christianisme souterrain, et ne devait en sortir qu’accompagnée de ce cortége de vierges et de martyres auxquelles les chrétiens donnaient place autour de leurs autels. Il importait d’abord que l’on crût à la vertu des femmes, et c’est ce que le christianisme a obtenu en fondant la profession publique de la virginité, en donnant le voile et le bandeau d’or à ces vierges qui restaient dans leurs familles, mais honoraient par une profession publique cette vertu u laquelle l’antiquité ne croyait pas. De plus, il importait qu’elles se montrassent égales aux hommes dans ces vertus dont eux seuls se croyaient le privilége, le courage de mourir martyres, souvent avec l’honneur de mourir les dernières, après tous les autres. C’est ainsi que firent dès le commencement Thècle et Perpétue, et c’est chose souverainement touchante de voir le respect dont les martyrs, dans leurs prisons, entouraient ces premières mères du christianisme, nos mères dans la foi, qui leur donnaient l’exemple, et qui pour eux étaient comme des anges descendus du ciel, qui n’avaient pas d’ailes, mais qui de plus que les anges avaient des larmes. Voilà ce qu’on voit dès les premiers siècles, et rien dans les actes des martyrs n’égale le culte dont sainte Perpétue est entourée par ses frères dans la souffrance jusqu’au moment où le gladiateur vient l’achever en présence du peuple romain qui hurle de plaisir et d’enivrement.

Mais j’écarte ce qui touche de trop près au sanctuaire, je ne veux plus considérer les femmes dans ces rôles privilégiés, dans ces conditions exceptionnelles de diaconesse, de vierge, de veuve. C’est, au contraire, dans la vie commune que je veux considérer la place que fit le christianisme à ces filles d’Eve, relevées de l’antique anathème. Le christianisme, pour rétablir la femme à sa place naturelle dans la famille, avait à faire ce grand ouvrage de remanier de fond en comble l’institution du mariage, et d’y instituer tout ce que le paganisme avait méconnu. Dans le christianisme, la fin principale du mariage n’est pas la naissance des enfants ; saint Augustin le dit dans un admirable langage, et c’est aussi la doctrine de Tertullien : la fin principale du mariage, c’est de donner l’exemple, le type, la consécration primitive de toute société humaine dans cet amour qui en est le lien. Et comme ce type de toute société doit être l’unité parfaite, et par conséquent une unité où tout soit égal et indissoluble, il s’ensuit que dans le mariage chrétien tout se partage et rien ne se rompt : tout se partage, devoirs, condition les devoirs sont égaux pour les deux parties contractantes. Toutes les deux doivent apporter une même espérance, un cœur égal aux mémes chaines destinées à les unir toujours et saint Jérôme le dit avec son âpre et énergique langage. « Autres sont les lois de, César, autres les lois du Christ ; autres les décisions de Papinien, autres les préceptes de Paul. Les païens lâchent le frein a l’impudicité des hommes, et se contentent de leur interdire l’adultère des femmes mariées et le viol des filles libres ; ils leur livrent les esclaves et le lupanar.Chez nous, ce qu’on défend aux femmes, on ne le permet point aux hommes, et sous un même devoir, l’obéissance «  est égale.[7]  : »

Voilà ce qui rendait le christianisme lourd au monde païen, ce qui le rendait lourd aux Juifs, lourd aux barbares, et je le dis, voilà ce qui rend le christianisme lourd à nos contemporains.’C’est cette égalité glorieuse dans l’humiliation volontaire de la force, ce partage commun de la force et de la faiblesse portant ensemble le même joug, qui fit que le monde eut de la peine à subir cette foi. C’est ce qui éclate dans l’Évangile même. Quand le Christ dit une parole semblable, ses apôtres répondent « S’il en est ainsi, mieux vaux donc ne se marier jamais. » Aussi on voit les Pères, dans les premiers, temps occupés à faire pénétrer ces maximes sévères dans les cœurs révoltés des chrétiens eux-mêmes ; on les voit, pour ainsi dire, faire la police de ces familles chrétiennes, dans lesquelles le concubinage entre toujours par une porte pour bannir la femme qu’ils ont voulu installer-reine du foyer domestique, et ne se tenant satisfaits que lorsqu’ils se sont assurés qu’une seule reine est assise désormais dans la, maison, et que la place que Dieu lui a marquée ne sera plus prise par personne. Toute l’œuvre de la morale chrétienne est d’établir l’égalité de devoirs entre les époux en même temps, il faut maintenir l’égalité des conditions ; il faut que cette femme, destinée auparavant aux plaisirs de l’homme, à la récréation de ses sens, à la multiplication de sa postérité, ait désormais un plus sérieux ministère, et le christianisme ne lui épargne pas ce moyen austère de relever sa dignité. C’est pourquoi il la dépouille de tout ornement et lui retire ce luxe misérable, dont elle n’a pas besoin pour charmer le cœur de l’homme. Tertullien écrit des livres entiers sur, la parure des femmes, et leur reproche tous ces joyaux dont elles sont chargées il veut que leurs doigts soient libres il craint qu’au jour du martyre ce cou chargé d’émeraudes ne laisse pas de place à l’épée du bourreau. Les temps chrétiens ne sont pas un âge d’or, mais un âge de fer. Voilà pourquoi le christianisme assigne à la femme ces fonctions respectables, et cette ma.jesté du ministère charitable. Dans les écrits de Tertullien à son épouse, il nous représente la femme chrétienne jeûnant, priant avec son mari, se levant la nuit pour assister aux assemblées des chrétiens, visitant les frères pauvres dans leurs masures, rampant autour des prisons et se jetant aux pieds des geôliers pour obtenir de baiser la chaîne des martyrs. C’est dans ces graves exercices, dans ces austérités, dans ces périls, que la femme se retrempes c’est en cela qu’elle partage avec son mari tous les honneurs[8].

Mais ce n’est pas assez après avoir établi l’unité dans le devoir et la condition, il fallait l’établir dans la durée. La loi romaine admettait le divorce sans limites, sans conditions, par simple consentement mutuel. Telle était la force des mœurs, la puissance d’une coutume invétérée, que les empereurs, devenus chrétiens, n’osèrent pas toucher au divorce, ou.plutôt n’y touchèrent qu’avec prudence, timidité, et pour retirer bientôt leur main.-Une institution de Constantin, de l’an 331, ne le permettait que dans trois cas au mari et à la femme mais, hors ces cas, il ne le punissait que de peines pécuniaires. Cette législation parut cependant trop rigoureuse, et Honorius, en 421, atténua quelques unes de ces dispositions. Théodose le Jeune alla même jusqu’à rétablir le divorce par consentement mutuel, et le divorce passa ainsi dans la législation de Justinien, qui n’osa l’effacer entièrement de ses codes. Mais, où hésitait la sagesse des empereurs, là ne devait pas chanceler la fermeté de la doctrine chrétienne. C’est le cas ou jamais de dire que le christianisme avait ses lois et César les siennes et saint Jean Chrysostome s’écriait « Ne me citez pas les lois qui ordonnent de signifier la répudiation. Dieu ne vous jugera pas sur les lois des hommes, mais sur les siennes. »

En 416, le concile de Milève interdit aux époux divorcés de convoler à d’autres noces, c’est-à-dire qu’il convertit pour toujours le divorce en simple séparation de corps. De là toute la théorie chrétienne du mariage, telle qu’elle est restée et telle qu’elle a résisté à toutes les atteintes des siècles. Dans le mariage, il y a autre chose qu’un contrat ; par-dessus tout il y a un sacrifice, ou mieux deux sacrifices : la femme sacrifie ce que Dieu’lui a donné d’irréparable, ce qui fait la sollicitude de sa mère, sa première beauté, souvent sa santé, et ce pouvoir d’aimer que les femmes n’ont qu’une fois ; l’homme, à son tour, sacrifie la liberté de sa jeunesse, ces années incomparables qui ne reviendront plus, ce pouvoir de se dévouer pour celle ’qu’il aime, qu’on ne trouve qu’au commencement de sa vie, et cet effort d’un premier amour pour lui faire un sort glorieux et doux. Voilà ce que l’homme ne peut faire qu’une fois, entre vingt et trente ans, un peu plus tôt, un peu plus tard, peut-être jamais !… Voilà pourquoi je dis que le mariage chrétien est un double sacrifice ; ce sont deux coupes dans l’une se trouvent la vertu, la pudeur, l’innocence ; dans l’autre un amour intact, le dévouement, la consécration immortelle de l’homme à celle qui est plus faible que lui, qu’hier il ne connaissait pas, et avec laquelle, aujourd’hui, il se trouve heureux de passer ses jours ; et il faut que les coupes soient également pleines pour que l’union soit sainte, et pour que le ciel la bénisse. C’était en rendant ainsi à~la femme l’empire absolu et éternel du cœur de l’homme, en lui faisant ainsi une royauté sans partage, en lui assurant la première dignité domestique, que le christianisme pouvait consentir à lui ouvrir les portes de la maison, à lui laisser franchir ces limites du gynécée où les anciens l’avaient confinée, et à la laisser s’avancer dans la cité, disposée maintenant à l’accueillir avec respect et vénération. Quand, pendant trois siècles, les hommes, chrétiens et païens, eurent été habitués à voir ces femmes chrétiennes dans le prétoire comme martyres, à l’église comme vierges, et partout pour visiter les pauvres et s’enquérir des misères à soulager, alors ils les laissèrent passer sans injures et sans insultes, comme des messagères du ciel qui ne traversaient le monde qu’en y faisant du bien ; alors il n’y eut plus de périls pour elles dans les rues de ces cités tumultueuses où jadis les matrones romaines étaient obligées de se faire porter dans leurs chaises par les bras vigoureux des Germains et des Gaulois leurs esclaves, qui repoussaient, loin d’elles les insultes. Alors le respect leur fut assuré. Elles en usèrent pour exercer la magistrature de la charité qu’elles ont conservée jusqu’à nos jours. Ce ne furent pas seulement les diaconesses, mais les simples chrétiennes, qui dévouèrent leur vie, ou cette partie de leur vie que leur laissaient les devoirs de la famille , au service des pauvres, de ceux qui souffrent, et qui jusque-là n’avaient jamais vu leurs larmes essuyées par des mains si tendres et si bienfaisantes. Saint Jérôme raconte que Fabiola, descendante des Fabius, qui, connaissant mal le christianisme, avait eu le malheur de divorcer, touchée de la mort de son second mari, résolut de faire une pénitence publique et se présenta un jour à la basilique de Latran, la tête chargée de cendres, confondue dans les rangs des pécheurs, et demandant à expier ses fautes, au milieu des larmes que versaient le peuple, le clergé et l’évéque lui-même et quand elle eut reçu sa pénitence, elle vendit tous ses biens, et de leur prix construisit un hôpital pour les malades où elle les soignait elle-même. La fille des consuls et des dictateurs pansait les blessures des misérables, des estropiés, des esclaves de rebut que leurs maîtres abandonnaient, portait elle-même sur ses épaules les épileptiques, étanchait le sang des plaies, et remplissait tous ces ministères, que les riches chrétiens les plus charitables ont coutume, dit saint Jérôme, de faire exercer par les mains de leurs serviteurs, ayant le courage de faire l’aumône de leur argent, mais non de leurs répugnances. Une foi plus forte est maîtresse de ces dégoûts. Aussi la vénération du peuple s’attacha-t-elle à cette femme qui avait méprisé ainsi et foulé aux pieds loutes les grandeurs pour se’ faire servante de toutes les misères, et lorsque Fabiola mourut, saint Jérôme raconte ses obsèques triomphales, qu’il compare à toutes les ovations dont l’ancienne Rome avait entouré ses grands hommes : « Non, dit-il, Camille ne triompha pas si glorieusement des Gaulois, ni Scipion de Numance, ni Pompée des peuples du Pont. On m’a raconté cette foule qui précédait le cortège, et ces torrents de peuples qui venaient le grossir. Ni les places, ni les portiques, ni les terrasses des maisons, ne suffisaient a contenir la multitude. Rome vit tous tes peuples différents qu’elle renferme réunis en un seul, et tant d’hommes ennemis se trouvèrent d’accord pour la gloire d’une pénitente[9].

Vous voyez donc les femmes déjà en possession de cet aimable empire de la charité que depuis elles n’ont pas laissé échapper de leurs mains. Ce spectacle de tout un peuple accompagnant le cortége de Fabiola s’est renouvelé : il y a quelques années ce même peuple se pressait aux funérailles de la jeune princesse Borghèse, et l’on vit les chevaux du char dételés par cette foule qui voulut porter le corps de sa bienfaitrice jusqu’aux lieux de son dernier séjour. C’est là un de ces points où les mœurs modernes touchent à l’antiquité : on a peine à y découvrir une imperceptible distance, malgré les siècles qui nous en séparent ; toutes les différences de temps disparaissent dès qu’on entre dans le fond du christianisme, c’est-à-dire dans ce qui est du domaine de l’éternité. Avec ce pouvoir du bienfait, peu à peu les femmes devaient devenir les maîtresses des mœurs, des mœurs plus fortes que la loi. Plus tard elles auront part à la puissance des lois elles-mêmes ; c’est ce que vit le cinquième siècle en la personne de Pulchérie, fille d’Arcadius, qui, se trouvant un peu plus âgée que son jeune frère Théodose II, avait un admirable sentiment des difficultés des temps. Aussi,.vouant à Dieu sa virginité et sa jeunesse, elle prend la tutelle de son frère, et l’on voit une jeune princesse de seize-ans, petite-fille, il est vrai, de Théodose, et seule héritière de son génie et de son courage, gouverner l’empire d’Orient et l’empire d’Occident, qui n’avait rien à opposer à l’influence et au génie de cette femme, lutter pendant tout un règne contre les intrigues d’une cour d’eunuques, contre cet enuuque Chrysaphe, qui semble suscité comme le mauvais génie de l’empire byzantin.

Théodose meurt et les prétoriens décernent là pourpre à Pulchérie elle-même : elle est proclamée Auguste, impératrice et maîtresse du monde. Mais bientôt, redoutant sa solitaire grandeur ; elle tend sa main désormais chargée du fardeau impérial à Marcien, vieux soldat de qui elle obtient la promesse de la respecter comme une soeur, et l’empire romain connut encore quelques années de grandeur. et de gloire sous les lois réunies de Marcien et de Pulchérie. Et lorsque Attila, se croyant encore au temps des eunuques et du gouvernement des cours, fit demander à l’empire d’Orient de lui payer le tribut accoutumé, l’impératrice répondit « Je « n’ai d’or que pour mes amis, et pour mes ennemis du fer, » Il fallut qu’une femme chrétienne, qu’une sainte[10] vînt s’asseoir sur le trône de Constantin pour le faire respecter d’Attila.

J’ai insisté sur ce travail du christianisme dans les mœurs du cinquième siècle, parce que là, comme toujours, il ne travaille pas seulement pour un temps, mais surtout pour les âges qui suivent. Il fallait, en effet, que la famille chrétienne fût fondée avant que les barbares vinssent la troubler de leurs désordres. Les barbares apportèrent un instinct qui aurait facilement péri s’il n’avait pas rencontré des leçons capables de les développer et de l’agrandir. Ce n’est, pas toujours qu’ils respectèrent les femmes. L’histoire raconte que les Thuringiens, ayant fait invasion dans la Gaule, au commencement du sixième siècle, et ayant enlevé trois cents jeunes filles, les attachèrent à terre avec des pieux et firent ensuite passer sur elles leurs chariots. En outre, les barbares avaient la polygamie, comme nous l’apprend Tacite les chefs se faisaient gloire du grand nombre de leurs épouses ; dans les mœurs germaniques, on achetait celle qu’on se donnait pour compagne, on pouvait la revendre, et souvent le chef qui mourait faisait’ attacher sur son bûcher les femmes qui avaient partage l’honneur de sa couche.

Ainsi le christianisme avait à apprendre aux barbares à respecter les femmes tous les jours, et s’il rencontra pour cette œuvre quelque secours dans les instincts de la barbarie, il y trouva encore plus de dangers. Aussi Théodoric et Gondebaud se hâtèrent-ils d’emprunter au code Théodosien la constitution de Constantin, qui réglait le divorce, et à, l’aide de ces textes les rois barbares crurent pouvoir introduire la polygamie dans les mœurs ; la polygamie successive, au moins, sinon simultanée [11]. De là le grand nombre de femmes des rois mérovingiens, et nous savons comment saint Colomban, par exemple, ayant reproché à Brunehaut le soin avec lequel elle fournissait de concubines le sérail de son petit-fils, fut exilé et obligé d’aller chercher dans les solitudes de la Suisse un lieu où il ne trouva plus que des ours, des bêtes féroces, moins rebelles à ses mains miraculeuses que les hommes. Nous voyons la même question agitée dans tous les siècles barbares et renouvelée au temps du roi Lothaire, lorsqu’il veut répudier son épouse Teutberge. Nicolas 1° résiste, et. déclare, en réponse à toutes les sollicitations, qu’il ne veut pas souffrir que le désordre étende ses racines-et. encourage les hommes qui se lasseront de leurs femmes. La même question reparaît..dans la lutte du pape Grégoire VII et de l’empereur Henri IV, qui ne songe à mettre la main sur les investitures que pour rompre son mariage avec Berthe, fille du margrave de Saxe ; entre Innocent III et Philippe Auguste au seizième siècle, elle se renouvelle entre Henri VIII et Clément VII ; et alors —on eut ce grand spectacle de la papauté consentant à voir le schisme d’Henri VIII. plutôt qu’à signer son adultère, à perdre une province de l’empire chrétien plutôt-que le dogme régénérateur de la famille chrétienne. Et ce n’était pas trop de deux siècles pour lutter contre les instincts violents de ces hommes du Nord, qui n’avaient abjuré aucune des passions de la chair ; ce n’était pas trop de lutter si longtemps pour arriver faire refleurir cette délicatesse de sentiments qui existait dès le cinquième siècle au sein de la société chrétienne, et devait s’éclipser un moment pour reparaître plus tard, et faire aujourd’hui toute la pureté et tout le charme de la civilisation moderne.

C’est à la condition de cette place qui lui est faite dans-la famille, que la femme prend sa large part dans le travail de la civilisation. Voilà pourquoi ces femmes honorées se trouvent en mesure d’amener, l’un après l’autre, _ leurs époux barbares a la foi, et avec eux les peuples qui les suivaient. Il suffit de nommer Clotilde et Clovis, Berthe et Ethelbert, Théodelinde et Lothaire toutes ces conductrices des peuples paraissent, traînant à leur suite leurs nations comme enchantées derrière leur manteau royal, et traçant les voies dans lesquelles marcheront leurs descendants. Elles ont inspiré à ces peuples naguère barbares une telle confiance, que ces Germains, ces Francs, ces Saxons, ces Espagnols, rebelles à tout commandement humain, qui se faisaient gloire de mépriser toute obéissance, ne craindront pas de se soumettre à la royauté d’une femme.

Cependant il ne faut pas conclure de là que le christianisme ait détruit tout ce que la nature avait fait, qu’il ait, voulu précipiter les femmes dans la vie publique, et rétablir cette égalité absolue que le matérialisme de notre époque a rêvé. Non, le christianisme ne l’entend point ainsi, il est trop spiritualiste pour avoir une pareille idée. Le rôle des femmes chrétiennes était quelque chose d’analogue à celui des anges gardiens : elles pouvaient conduire le monde, mais en restant invisibles comme eux. Ce n’est que rarement que les anges deviennent visibles à l’heure du souverain danger, comme l’ange Raphaël avec le jeune Tobie : de même ce n’est qu’à de certains moments marqués longtemps d’avance que cet empire des femmes devient visible, et que ces anges, sauveurs de la société chrétienne, apparaissent sous le nom de Blanche de Castille ou de Jeanne d’Arc.

Je me suis arrêté à vous montrer la réhabilitation des femmes dans les mœurs pou mieux étudier ensuite, ce qui est de mon domaine et de mon devoir, pour étudier la place, le rang, l’influence des femmes dans les lettres et c’est ici, je crois, que nous marchons par des chemins nouveaux, et que nous quittons, pour ne plus y revenir, ce lieu commun de la réhabilitation des femmes par le christianisme.. Le christianisme, qui espérait tout de l’intelligence des femmes et ne devait rien leur refuser, prit d’abord soin de leur éducation. Nous avons, sur ce point, des documents bien attachants dans la correspondance de saint Jérôme. Dans les deux lettres qu’il écrit a Laeta et à Gaudentius sur l’éducation de leurs deux filles, comme tous les grands hommes, il ne méprise rien de ce qui paraît petit il fait commencer les premiers soins dé l’éducation sur les bras de la nourrice ; comme ce Romain, qui attribuait les commencements de la corruption de l’éloquence aux mauvaises leçons des nourrices et des pédagogues, saint Jérôme veut une nourrice modeste et grave, qui ait souvent le nom de Dieu sur les lèvres. Il ne veut pas qu’on perce les oreilles de ces enfants, qu’on teigne leur visage avec du carmin et de la céruse, qu’on donne à leurs cheyeux une couleur de flamme, qui est comme un premier reflet de l’enfer. Il demande que de bonne heure on s’applique à dégager leur intelligence, qu’on mette des lettres d’ivoire entre leurs mains pour leur apprendre à former des mots, que l’on confie d’abord à leur mémoire un grand nombre de vers grecs que les études latines viennent ensuite ; qu’on ne leur laisse pas ignorer l’Écriture sainte, et enfin les écrits des Pères[12].

Voilà l’éducation mâle et, grave que saint Jérôme propose, aux filles des chrétiens. Je ne m’étonne plus qu’il offre, au besoin, de la donner lui-même, et qu’il écrive à Laeta du fond de son désert. « Je la porterai sur mes épaules, je formerai ses lèvres bégayantes, bien plus glorieux qu’Aristote il élevait, un roi destine à périr par le poison des Babyloniens, moi j’élèverai une servante, une épouse du Christ, héritière du ciel[13]. » Avec cela on peut s’étonner que les femmes chrétiennes des premiers siècles aient si peu écrit, car on ne saurait, guère citer qu’un petit nombre de lettres admirables[14], qui ont toujours été leur triomphe, et quelques vers comme ceux de Faltonia Proba, qui fit un centon en l’honneur du christianisme. Ce sont là les faibles titres littéraires des femmes chrétiennes des premiers siècles, ou plutôt c’est leur gloire d’avoir compris que dans les lettres. comme dans’l’État leur empire doit être invisible, et que leur fonction est mille fois moins de paraître que d’inspirer.

On ne voit pas que chez les anciens les femmes aient inspiré des travaux sérieux parcourez les lettres familières de Cicéron, et vous en trouverez très-peu adressées à des femmes; parmi les lettres de Symmaque, aucune ne s’adresse à des femmes. Sénèque, il est vrai, a écrit à sa mère et à Helvia pour les consoler ; cet homme orgueilleux, qui traitait les femmes avec tant de dédain, une fois avait été touché de leurs larmes. Mais à peine le christianisme a-t-il paru, que déjà l’exemple du Sauveur instruisant la Samaritaine est imité. Saint Jean écrit à Électe, et tous les Pères de l’Eglise écrivent pour des femmes. Tertullien compose les deux livres, ad Uxorem suam, le traité de Cultu feminarum, le traité de velandis Virginibus. Ce génie si fier, ce génie indompté, s’humilie devant les servantes du Christ, et il se déclare le dernier venu et le plus humble de leurs frères. Saint Cyprien tient le même langage dans son livre de Habitu virginum. Saint Ambroise compose trois écrits sur la virginité, et s’adressant à celles qui liront son livre, il leur dit « Si vous trouvez ici quelques fleurs, ce sont celles de vos vertus, et tout ce qu’il y a de parfums dans ce livre vient de vous[15]. » Telle était la courtoisie de ce grand esprit mais je trouve plus lorsque j’arrive à saint Augustin. Saint Augustin est par-dessus tout l’ouvrage de sa mère, sainte Monique elle l’avait enfanté deux fois la première, dans les douleurs de la chair ; l’autre, dans les angoisses du cœur c’est cette fois qu’elle l’avait enfanté pour l’éternité. Nous savons avec quelles larmes elle avait suivi les égarements de son fils, et sa joie à cette parole d’un évêque, qui lui promet que le fils de tant de larmes ne peut pas périr.

Elle a la première joie de sa conversion et la première place dans les Entretiens philosophiques de Cassiciacum. Et comme la bonne mère demande si jamais on a vu dans les livres que les femmes aient philosophé, Augustin répond que si la philosophie n’est autre chose que l’amour de la sagesse, Monique, qui aime Dieu depuis bien plus longtemps, est bien plus près de la philosophie, « car, après tout, ma mère, dit-il, ne craignez-vous pas la mort bien moins que beaucoup de prétendus sages», et il ajoute qu’il se ferait volontiers son disciple. Aussi, bien loin de l’écarter de ces disputes, il l’engage a y prendre part, et déclare que, si jamais ces livres qu’il écrit tombent entre les mains de quelqu’un, il est sûr que personne ne lui fera de reproche d’avoir donné la parole à sa mère. Lorsqu’il dispute sur le souverain bien, c’est Monique qui ouvre cette opinion que l’âme n’a d’autre aliment naturel que la science, que l’intelligence de la vérité ; et il se trouve par là qu’elle rencontre l’Hortensius de Cicéron. Saint Augustin, ravi de cette circonstance, déclare que sa mère a remporté la palme de la philosophie, que c’est à elle qu’il doit cette passion de la vérité qu’il préfère à toute chose ; qu’il lui doit de ne penser qu’à cette vérité, de ne vouloir connaître qu’elle ; de telle sorte qu’il fait remonter toute sa vocation de penseur à l’inspiration qui lui vient de sa mère[16]. C’est, en effet, ce qu’il justifie dans ce passage de ses Confessions, qu’on ne peut trop rappeler, lorsqu’il nous raconte que peu de jours avant la mort de Monique il se trouvait avec elle près d’une fenêtre à Ostie, que là ils s’entretinrent ensemble de la vie future, de Dieu, de l’éternité, et qu’à un moment, par un effort du cœur, ils y touchèrent. Monique conclut l’entretien en déclarant qu’elle n’avait plus rien à faire sur la terre. Elle mourut en effet bientôt, mais son œuvre est accomplie ; elle a fait de son fils tout ce que Dieu l’avait chargée d’en faire[17]. Augustin reprendra plus d’une fois ce chemin de l’éternité qu’il avait suivi un soir avec sa mère dans cette dernière conversation il retournera à Dieu, il arrivera très-avant dans la science de Dieu ; mais toujours il y retournera par la même route, repassant par les mêmes lieux, où pour la première fois, encore inexpérimenté, il ne s’était aventuré que sous l’aile de sa mère.

Saint Augustin est un tendre génie qui pu être un jour saisi par la main d’une mère. Mais il doit en être autrement, ce semble, de saint Jérôme : et le plus merveilleux, c’est que cet homme fougueux a l’esprit indompté, à l’imagination ardente et indisciplinée, que le christianisme a conquis, ne s’est développé que sous ces mêmes inspirations des femmes chrétiennes. Nous avons déjà vu saint Jérôme à Rome; ce qui est moins connu, c’est qu’il avait alors cinquante-deux ans, et que, jusque-là, il avait très-peu écrit, deux ou trois lettres seulement, quelques traités d’une médiocre importance. C’était là tout-le produit de, cette longue vie, mûrie au désert. Sur sa réputation, il ne tarda pas à être entouré d’un grand nombre de matrones chrétiennes des plus illustres de Rome, Paula et ses deux filles, Eustochie et Blesillà ; Félicitas, Albina, Marcella, Lœa, veuve, et Asella, vierge. Marcella, chez laquelle toutes les autres se rassemblaient pour entendre le grand docteur, dévorée de la passion des Écritures, ne voyait saint Jérôme que pour lui poser des questions, multipliant les objections autour de lui, ne l’abandonnant que lorsque la lumière était complète. Et quand il eut quitté Rome, Marcella devint l’âme de cette petite société dé femmes chrétiennes ; elle répondait à leurs difficultés avec ce tact et cette délicatesse qui n’appartiennent qu’aux femmes, leur disant toujours c’est la doctrine de Jérôme ou de quelque autre, mais ne parlant jamais en son nom.

Revenu dans la solitude de Bethléem, saint Jérôme continua à être poursuivi des questions de ces illustres matrones. Ce n’est pas tout, plusieurs d’entre elles allèrent le rejoindre, et chercher encore cette lumière dont elles ne savaient plus se passer. Elles le poursuivent dans son désert. C’est ainsi que Fabiola traversa les mers, pour voir les saints lieux sans doute, mais aussi pour relire avec saint Jérôme le livre des Nombres,et se faire expliquer des chapitres qu’elle n’avait jamais bien compris. Paula, devenue veuve, et sa fille Eustochie renoncèrent aussi à la gloire et à la fortune qui les entouraient, franchirent la Méditerranée, arrivèrent a Antioche, et ces femmes, qui autrefois pour aller dans Rome avaient besoin des bras de leurs eunuques, montées sur les ânes, traversèrent les âpres chemins du Liban pour se rendre à Jérusalem. Arrivées à Bethléem, elles y fondèrent un monastère d’hommes et trois monastères de femmes et dans les règles de ces monastères de femmes, aucune religieuse ne pouvait se dispenser d’étudier l’Écriture sainte. C’était une école de théologie et une école de langues puisque l’interprétation de l’Écriture sainte est fondée sur l’étude des langues, et que ces femmes illustres parlaient latin, grec, hébreu ; Paula, en effet, chantait les psaumes en hébreu, et saint Jérôme, lorsqu’elle touchait à ses derniers moments, s’étant approché d’elle pour lui demander si elle souffrait, elle lui répondit en grec. Aussi ces deux femmes ne lui laissaient pas de repos elles le pressaient de relire avec elles la Bible tout entière, d’un bout à l’autre, en leur en expliquant tous les détails. Longtemps il se refusa à leurs instances ; mais enfin, ne pouvant plus résister, il y consentit, et éprouva ~bientôt à quelles difficultés il s’était exposé elles ne souffraient pas qu’il ignorât quelque chose, il ne lui était pas permis de déclarer qu’il ne savait pas, et il devait dire au moins quelle était l’opinion la plus probable. Ce fut pour elles qu’il entreprit ce grand ouvrage qui fit sa gloire et sa puissance, qui, après tout, a fait de lui le maître de la prose chrétienne pour tous les siècles suivants la traduction de l’Écriture sainte. La Vulgate fut entreprise pour satisfaire aux impatiences et aux ardeurs de ces deux femmes : c’est à Paula et à Eustochie qu’il dédie les livres de Josué, les Juges, les Rois, Ruth, Esther, les Psaumes, Isaïe, les douzes petits prophètes, et dans sa dédicace il déclare qu’elles seules ont eu le pouvoir de le décider à reprendre la charrue pour tracer ce laborieux sillon et écarter les broussailles qui germent sans cesse dans le champ de l’Écriture sainte. C’est à elles qu’il en appelle de ceux. qui pourraient douter de l’exactitude de sa version : « Vous êtes, leur dit-il, juges compétents des controverses des textes, ouvrez les originaux hébreux, comparez-les avec ma traduction pour savoir si j’ai hasardé un seul mot[18] . » Et comme. il est en butte à des accusations de toute espèce, comme on s’afflige de sa traduction ainsi que d’une nouveauté, et qu’il réduit au désespoir tous, ces prêtres possesseurs d’exemplaires magnifiques, d’admirables parchemins, ornés de lettres d’or, auxquels il vient dire qu’il en faut d’autres, ceux-ci, plutôt que d’admettre une vérité si affligeante, aimant mieux révoquer en doute l’exactitude de la nouvelle traduction, il ne trouve contre eux d’autre ressource, d’autre appui que les prières de Paula et d’Eustochie. Il les conjure de prendre sa défense contre la langue des médisants.

Ces grandes dames chrétiennes semblent jouer le rôle des femmes germaines elles aussi assistent aux combats, mais aux combats de l’esprit, elles en présagent la fin, en assurent l’heureuse issue, et pansent les blessures de la controverse. Ainsi se constituait une école chrétienne de femmes .illustres qui se perpétuera pendant plusieurs siècles, et qui sera le modèle sur lequel le dix-septième siècle devait voir tant d’incomparables et illustres personnes ne pas dédaigner de pâlir, elles aussi, sur les livres saints et les grands docteurs de l’Église. Les femmes chrétiennes sont donc déjà en possession de ces deux grands rôles qu’elles conserveront jusqu’à la fin le rôle d’inspirer et celui de concilier.

Mais, si elles ont l’avantage dans la science, il est à craindre qu’elles ne le perdent dans l’art et dans la poésie. En effet, les femmes ont si souvent et si dangereusement inspiré les sculpteurs et les poëtes païens, que le christianisme semble devoir chercher à effacer pour toujours ces images qui parlent trop à l’imagination, aux sens émus ; etpourtant il rien fut pas ainsi ; si nous pénétrons dans les catacombes, c’est-à-dire dans les lieux les plus austères que le christianisme ait habités, au milieu de tous ces souvenirs de la persécution et des menaces des satellites qui sont déjà peut-être à l’entrée, et qui,’tout à l’heure, vont mettre la main sur le prêtre à l’autel et sur les fidèles qui l’entourent, nous verrons, à la clarté des flambeaux et des lampes, un certain nombre de peintures qui décorent le sanctuaire et se développent en guirlandes autour des autels. Le sujet de ces peintures, nous le dirons une autre fois mais j’en remarque une qui est là plus fréquente, avec celle du bon Pasteur, c’est celle qu’ils appelaient l’Orante : c’est une femme en prière, seule, les bras en croix, quelque la tête voilée, vêtue avec cette simplicité que Tertullien et saintCyprien prêchèrent. D’autres fois elle paraît, comme les martyrs, au lieu du supplice, comme parurent dans l’arène Félicité et Perpétue, sans voile, sans ornements, sans ces colliers et ces émeraudes qui n’auraient, pas laissé de place à l’épée du bourreau : elle est couverte de la stola, robe simple, blanche, garnie seulement d’une bande de pourpre qui retombe jusqu’à ses pieds elle porte les yeux levés au ciel, les mains étendues. C’est donc sous les traits d’une femme que les chrétiens représentent la prière, se persuadant qu’avec l’humilité et la douceur de cette sainte créature, la prière fléchirait Dieu plus facilement. D’autres fois, elle est représentée avec deux vieillards qui lui soutiennent les bras à droite et à gauche. Quelquefois deux noms sont écrits aux pieds de l’image les deux vieillards s’appellent Pierre et Paul, et la femme qui est au milieu d’eux, qui prie, qui étend les bras, s’appelle Marie. Cette figure, qui paraît à côté du Christ, ne serait donc autre chose que la première image de la Vierge, de la madone, de cette longue famille de vierges byzantines qui inspireront les peintres du moyen âge : la femme régénérée régénérera les arts modernes. Ce n’est pas assez que la femme chrétienne ait pris possession de la peinture et des arts plastiqués pour les réformer ; il faut qu’elle entre dans la poésie, il faut que cette poésie tout inondée des ardeurs de Sapho et d’Alcée, toute brûlante des passions que les femmes de l’antiquité, inspirent, se purifie en se lavant dans le sang des vierges martyres, qui deviennent les héroïnes, les inspiratrices des poëtes chrétiens.

Ce qui est singulièrement touchant dans la poésie chrétienne, c’est que la première femme qui l’a inspirée, qui lui a arraché des accents nouveaux, c’est une jeunefille, sainte Agnès, qui mourut martyre à Rome, en 310, à la fin de la persécution de Dioclétien. Une sorte ’de prédilection s’attacha à elle, comme à la plus jeune, à la dernière née de cette nombreuse famille des martyrs toutes les complaisances de l’imagination contemporaine se rassemblèrent sur.elle, et l’amour, le respect et l’enthousiasme s’unirent pour composer sa couronne. En effet, peu de temps après sa mort, on raconte dejà une des plus charmantes légendes chrétiennes : Ses parents veillaient, quelques jours après son supplice, et priaient à son tombeau, lorsque la vierge Agnès leur apparut au milieu d’une grande lumière, entourée d’une multitude de vierges, vêtues comme elle de longues robes d’or, elle avait un agneau blanc comme la neigé à ses côtés, et., s’adressant à ses parents qui pleuraient, elle leur dit : « Ne pleurez pas, car vous voyez que j’ai été reçue avec les compagnes que voici, dans les demeures de lumière, .et que je suis unie à celui que j’avais aimé. »

Cette vie paraît avoir captivé les regards et. l’admiration de tous les hommes de ce siècle, et il n’est pas de sainte qui ait été célébrée davantage dans les discours des hommes éloquents et les vers des poètes. Saint Ambroise y revient à trois fois, et, ’au commencement de son livre de Virginitate, il se plaît à célébrer cette jeune fille qui avait bravé les bourreaux, qui s’était avancée au lieu du sacrifice plus triomphante que si elle était allée donner. sa main au plus illustre descendant des consuls. Mais les poëtes surtout s’attachent à cette image et d’abord le pape saint Damase, qui vivait à la fin du quatrième siècle, a chanté, dans un poème très-court, mais d’une rare énergie, le supplice d’Agnès et sa gloire, « comment au signal lugubre de la trompette, elle s’échappa des bras de sa nourrice, foula aux pieds les menaces du tyran, et, quand son noble corps fut livré aux flammes, comment sa jeune âme vainquit l’épouvante immense, comment elle se couvrit de ses longs che veux, de peur que des yeux périssables ne vissent le temple de Dieu.

Viribus immensum parvis superasse timorem,
Nudum profusum crinem per membra dedisse,
Ne Domini templum facies peritura videret[19]

.

Ces vers sont très-beaux, mais ils sont égalés par l’hymne que Prudence, poëte du commencement du cinquième siècle, a composé en l’honneur de saint Agnès : il fait une longue histoire du martyre et il la couronne par cette invocation. «  Ô vierge heureuse ! ô nouvelle gloire ! noble habitante du palais du ciel, abaissez vers notre fange votre front ceint d’une double couronne. L’éclair de votre visage favorable, s’il pénètre jusqu’à mon cœur, le purifiera. Tout devient pur là où daignent tomber vos regards, là où se pose votre pied éclatant de blancheur.

Nil non pudicum est quod pia visere
Dignaris, albo vel pede tangere[20].

Je ne sais, mais voilà une poésie qui me semble avoir retrouvé l’élan des anciens, seulement la trace qu’elle suit, c’est la trace qui mène au ciel. Ce n’est pas tout, un autre souffle, un souffle nouveau, qui vient aussi des lèvres des femmes, va pénétrer dans la poésie chrétienne et y révéler une fécondité dont les autres âges recueilleront les fruits l’amour platonique. Ce sentiment commence seulement dans Platon à se dégager des obscénités et des ignominies de l’amour grec ; au contraire, lorsque, pour la première fois, un chrétien que le souffle inspirateur a touché, écrit en prose mais dans un langage bien poétique, lorsque Hermas compose son livre étonnant du Pasteur, l’amour platonique s’y fait place, mais ne souffre autour de lui rien que de chaste. Il raconte que dans sa jeunesse il avait aimé, pour sa beauté et sa vertu, une jeune esclave chrétienne, dont son tuteur était le maître et souvent il se disait « Heureux si j’avais une telle épouse ! » Quoique temps après, Hermas errait avec ses pensées dans la campagne, honorant les créatures de Dieu qu’il trouvait belles ; et, s’étant endormi, il songea qu’il était dans un lieu sauvage où il se mit à genoux pour prier et le ciel s’ouvrit, et il vit la jeune fille qu’il avait aimée, et elle lui disait

« Salut, Hermas ! –Ma Dame, que faites-vous là ? J’ai été appelée ici pour t’accuser, devant Dieu. Ma Dame, si j’ai péché contre vous, quand est-ce et en quel lieu ? Ne vous ai-je pas toujours tenue pour ma dame et respectée comme ma sœur ?–Un mauvais désir est monté dans ton cœur prie Dieu et il te pardonnera ton péché. » Et le ciel se referma[21]. Vous voyez là commencer cet amour qui se reproche jusqu’à la pensée légitime du mariage, cet amour qui ne veut rien d’intéressé, qui est tout entier dans le sacrifice, dans le dévouement, qui devient coupable au moment où il cesse de s’oublier lui-même.

C’est là le principe de toutes les lettres chrétiennes nés pendant, les âges qui vont suivre, et nous en aurons bientôt le spectacle. En effet, les barbares viennent, mais le christianisme a pris soin de s’assurer de leurs filles les vierges franques et anglosaxonnes remplissent les monastères, et les saints écrivent pour elles, comme les Pères pour les vierges des premiers siècles. Ainsi Fortunat passera de longues années à Poitiers, composant des vers pour sainte Radegonde, épouse du roi Clotaire ; saint Boniface, au milieu des travaux immenses de son apostolat, adresse des vers à la belle Lioba, abbesse d’un des monastères d’Angleterre, qui, plus tard, suivit la trace de Boniface, continua ses travaux apostoliques et éleva des couvents dans les forêts de la Germanie pour faire l’éducation des jeunes barbares. Ainsi Alcuin comptera parmi ses disciples les filles et les nièces de Charlemagne ; elles lui demanderont des commentaires sur saint Jean, et elles ne manqueront pas de lui rappeler que saint Jérôme ne méprisait point les prières des nobles femmes, et qu’il leur écrivait de longues lettres pour dissiper les obscurités des prophéties, et il y a moins loin, ajoutent-elles, de Tours à Paris que de Bethléem à Rome. Comment aurait-il pu résister ? Aussi désormais on voit son exemple entraîner la postérité : les femmes chrétiennes prennent peu à peu rang dans la théologie et dans les lèttres ; c’est au dixième siècle, Hroswitha ; au douzième, sainte Hildegarde ; plus tard, c’est sainte Catherine de Sienne, qui partage la gloire des plus grands écrivains c’est enfin, au’seuil des temps modernes, cette grande sainte Thérèse, qui étonne encore le monde de son génie.

Cette influence se continuera plus tard, lorsqu’au milieu de toutes les lumières du dix-septième siècle les plus grands esprits brigueront les suffrages d’un certain nombre d’incomparables femmes Jacqueline Pascal, qui partagera les travaux de son frère et s’associera à sa gloire par ses efforts madame de Longueville, qui prêta des auspices si favorables au génie de Nicole ; madame de Sévigné, madame de la Fayette, madame de Maintenon, et toutes ces autres femmes illustres qui achevèrent l’éducation intellectuelle du peuple le plus poli de la terre.

Voilà pour la prose, pour la science mais pour la poésie, le respect des femmes ne sera-t-il pas le principe générateur, l’âme de toute la chevalerie ? Sans l’idée de sacrifice, toute cette poésie disparaissait il faut que le chevalier serve sa dame sans intérêt, et c’est à la même condition qu’il est permis au poëte chevaleresque de la chanter. C’est désormais ce culte destiné à épurer l’âme des adorateurs qui doit devenir l’inspiration dominante de toute la poésie des douzième et treizième siècles c’est lui qui suscite les premiers troubadours, les premiers Minnesinger, les premiers poëtes italiens, et qui fera le génie de Dante et de Pétrarque ? Qu’est-ce en effet que Béatrix, si ce n’est une personnification vivante de l’intelligence divine, une représentation symbolique, en même temps qu’une réalité souveraine et charmante ? Qu’est-ce que Béatrix, si ce n’est celle qui est destinée a purifier l’âme de Dante, à la dégager de tout ce qui lui restait de terrestre ; le seul sourire de cette jeune fille qui passait suffisait pour inonder de joie le. coeur de Dante, pour donner la paix, pour humilier l’orgueil, pour effacer les offenses et pour induire à bien faire. Dante supposait sans doute à Béatrix trop d’empire, mais du moins il a ressenti cet empire. Lorsqu’il la retrouve, lorsqu’elle lui apparaît au sommet du purgatoire, dans ce paradis terrestre qu’il reconstruit Béatrix se montre non pour le flatter, pour lui accorder de vains éloges, mais pour l’accuser de ne pas lui avoir voué un amour assez pur, de laisser son âme s’appesantira l’atmosphère dangereuse de la terre ; elle accuse Dante comme la belle esclave accusait Hermas cette esclave inconnue qu’Hermas avait un jour aimée se trouve, en quelque sorte, la sœur aînée de Béatrix, de Laure, de toutes ces femmes illustres destinées à susciter les plus beaux génies de la poésie moderne.

Nous avons aussi un spectacle bien rare dans l’histoire littéraire. Il y a des siècles qui sont comme de véritables printemps, où tout fleurit dans l’esprit humain ; mais c’est une jouissance rarement permise que d’atteindre jusqu’aux dernières racines et aux premiers germes de ses fleurs, de savoir d’où elles ont reçu la sève et la vie. C’est là ce que nous venons de voir, et nous ne nous arrêtons plus désormais à ces fleurs de poésie des temps chevaleresques, dont la racine est cachée dans la dernière profondeur des temps chrétiens.

En étudiant les mœurs chrétiennes du cinquième siècle, nous venons d’assister à la plus grande révolution intellectuelle qui ait jamais été. Les lettres sont gouvernées par les intelligences, oui, mais par les intelligences qu’elles ont pour mission d’instruire ou de charmer. C’est l’auditoire qui fait l’orateur ; c’est la foule pour laquelle ils chantent qui inspire et suscite les poëtes : dans l’antiquité, les philosophes ne parlent que pour un bien petit nombre d’esprits d’élite, que pour le cortège peu nombreux des initiés et des adeptes ; les orateurs s’adressent à la foule qui couvre les places publiques, mais cette foule ne se compose que des citoyens ; les poëtes, à Athènes, produisent pour le théâtre, mais au théâtre n’entrent que les hommes libres. À Rome, les femmes vont au théâtre, mais la poésie latine, si peu intelligible pour le vulgaire, ne s’adressait encore qu’à un petit nombre d’esprits. Horace s’en plaint, il savait que, ainsi que Virgile, il n’était goûté tout au plus que par des chevaliers, et que jamais son génie ne descendrait jusqu’aux derniers rangs du peuple-roi. Les lettres antiques n’avaient jamais parlé qu’au petit nombre : il en fut autrement des lettres chrétiennes qui s’adressent à tous. Les Pères écrivent pour les esclaves et composent pour les femmes, et saint Jean Chrysostome se félicite, dans ces termes énergiques que vous lui connaissez, de ce que le christianisme apprend à philosopher aux cordonniers et aux foulons. Les Pères montent en chaire non plus pour parler seulement à ceux qui ont le droit de cité, mais à tous les hommes libres, à tous les esclaves, aux femmes, aux enfants réunis dans la même basilique.

On a considéré comme un événement grave, dans l’histoire de l’esprit humain, l’invasion et l’arrivée des barbares : on a eu raison, car enfin les barbares venaient renouveler l’intelligence humaine en donnant à tous ceux qui étaient capables de parler et d’écrire des auditeurs nouveaux, une foule neuve, qui n’apportait pas des oreilles blasées, un esprit flétri, qui venait leur ouvrir, au contraire, un cœur jusque-là libre et disposé à frémir, à tressaillir de tout ce qui serait véritablement digne d’admiration. On a eu raison : l’arrivée de ce flot d’esprits nouveaux devait changer les conditions littéraires du monde ; mais on n’a pas pris assez garde à cette invasion plus grande, plus considérable, accomplie avant celle des barbares : je veux dire l’invasion des esclaves, des ouvriers, des pauvres, des femmes, dans le monde intellectuel, c’est-à-dire l’invasion de la plus grande partie de l’humanité qui venait demander, non pas des empires, des biens, des terres, comme les barbares le demandèrent plus tard, mais une part légitime dans cette jouissance promise à tous, qui est due à tous, du vrai, du bien, du beau.


EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON
LETTRE
PAULA ET EUSTOCHIE A MARCELLE.

La charité n’a point de mesure, l’impatience ne connaît point de règle et le regret n’attend pas. Vous qui la première nous avez poussées à ces études par la parole et par l’exemple, qui nous. avez rassemblées, comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, maintenant vous nous laissez voler sans mère, tremblant de rencontrer l’épervier. C’est pourquoi nous vous supplions tendrement (l’absence ne nous permet-pas davantage) de nous rendre notre Marcelle, et elle si bonne, si suave et plus douce que le miel. Vous répondez que la garde des anges et la grâce du Christ se sont retirées de Jérusalem depuis que le Seigneur en a prophétisé la ruine en pleurant. Mais le Seigneur ne pleurerait pas sur elle s’il ne l’aimait pas. Il pleura aussi Lazare parce qu’il l’aimait. Sachez d’ailleurs que le crime fut celui du peuple, non de la cité. On l’appelle une terre maudite parce qu’elle a bu le sang du Sauveur. Et comment, tient-on pour bénis les lieux où Pierre et Paul, les chefs de l’armée chrétienne, ont donné leur vie. Nous vénérons partout les sépultures des martyrs, et, s’il se peut, nous touchons leurs cendres de nos lèvres. Et quelques-uns voudraient qu’on négligeât le tombeau du Sauveur.

Nous ne prétendons point dire que nous ne portions pas en nous-mêmes le royaume de Dieu, ni qu’il n’y ait des saints dans d’autres contrées. Mais ici, où nous sommes venues les dernières de tous, nous avons trouvé les premiers de l’univers. Tout ce qu’il y a de grand dans les Gaules accourt à Jérusalem. Le Breton, séparé du monde, tourne le dos au soleil couchant et veut visiter les lieux qu’il ne connaissait que par la renommée et par le témoignage des Écritures. Que dirai-je des Arméniens, des Perses, des Éthiopiens, du Pont et de la Cappadoce, terres fertiles en moines presque a l’égal de l’Egypte, et de tous les essaims qu’envoie l’Orient ? Les langues ne s’accordent point, mais la religion est une. Autant de, nations, presque autant de chœurs qui psalmodient. Au milieu de cette ferveur, rien d’arrogant ; personne ne se fait gloire de ses jeûnes, personne ne juge le prochain, de peur d’être jugé par le Seigneur.

0h! quand viendra.le temps où un courrier tout essoufflé nous apportera ce message, que notre Marcelle vient d’aborder au rivage de la Palestine ? Tous les chœurs des moines, tous les essaims de vierges le répéteront. Et nous déjà, nous avons hâte de courir au-devant d’elle, et sans attendre la litière, nous pressons nos pas. Nous tiendrons donc ses mains, nous verrons ses traits, à peine nous arrachera-t-on d’un embrassement si désiré. Viendrat-il donc le jour. où il nous sera donné d’entrer ensemble dans le sépulcre du Sauveur, de pleurer dans le tombeau de notre Dieu, avec notre sœur, avec notre mère ? Nous baiserons —ensuite le bois de la croix, nous gravirons la montagne des Oliviers, accompagnant de l’âme, du désir, le Seigneur qui la monta. Nous irons à Nazareth, et, selon l’étymologie de son nom, nous verrons la fleur de la Galilée. Non loin de là se trouve Cana, où l’eau fut changée en vin. Puis, toujours en compagnie du Christ, après avoir passé par Silo, Béthel et les autres lieux où des églises s’élèvent comme les trophées des victoires du Seigneur, nous reviendrons à notre grotte de Bethléem ; nous y chanterons toujours, nous pleurerons souvent, nous prierons sans cesse, et, blessées de la flèche du Sauveur, nous dirons ensemble « J’ai trouvé celui que cherchait mon âme, je le retiendrai, et je ne le quitterai plus ! »

  1. Digest., XXIII, tit. II, l. 1.
  2. Juv. sat VI, v 147
  3. Sénèque, de Beneficiis I, III chap XVI
  4. Sénèque, Ep.XCVII.
  5. Sénèque, de Constantia sapientis, c. XIV.
  6. S. Ambr., de Institutione virginis, c.V
  7. S. Hieronymus, ad Oceanum de morte Fabiolae,Ep LXXVII.
  8. Tertull., ad Uxorem, c. IX.
  9. Hieronymus, ep. LXXVII, de Morte Fabiolae.
  10. EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON.. Saint Léon lui rend ce glorieux témoignage qu’en prêtant son appui à la condamnation de Nestorius et d’Eutychès, elle a fait la paix religieuse du monde.
  11. V. l’édit. de Théodoric, c. LIV, et la loi des Bourguignons, tit. III, § 3.
  12. St Hieronym. Ad Laetam; ep. CXII.
  13. Ad Gaudentium, ep.CXXVIII.
  14. Voir les notes à la fin de la leçon.
  15. S. Ambr., de Viginibus, ad Marcellinam sororem suam, I,II, c.VI.
  16. S. Augustin, de vita beata, l. I, ch. viii.
  17. Confessiones, IX, c. ix.
  18. Voir la lettre XCII à Paula et à Eustochie.
  19. Bibliotheca Patrum, t.V,p. 543.
  20. Prud., Peristephanon, XIV, v. 133.
  21. Hermas, Pastor, visio prima.