Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 02/Treizième leçon

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 2, 1873p. 47-76).


LES MOEURS CHRÉTIENNES


(TREIZIÈME LEÇON)




Messieurs,


Nous avions à nous assurer des forces de la société chrétienne, en présence de l’invasion dont grondaient déjà les premiers bruits. Il fallait connaître quelles institutions allaient recevoir le premier choc de la barbarie, lui résister dès à présent et par conséquent la vaincre un jour. Parmi ces institutions, il en était deux qui méritent d’être étudiées de plus près, à cause de la grande destinée qui les attendaient aux siècles suivants : je veux dire la papauté et le monachisme : Nous en avons interrogé les origines, et nous avons trouvé que la papauté résulte de la constitution même du christianisme, dont elle représente l’unité visible ; nous l’avons vue grandir avec les périls et les besoins, jusqu’à ce qu’enfin, en la personne de Léon le Grand, elle exerce toutes les prérogatives spirituelles qu’elle réclamera jamais, soit par la bouche de Grégoire le Grand, soit par celle de Grégoire VII. Nous avons établi que le monachisme était un phénomène nécessaire de toutes les grandes religions, et, à l’exemple des collèges des prophètes, des esséniens, des thérapeutes, nous avons vu commencer ces grandes colonies monastiques destinées à venir relever aux frontières de l’empire les légions fatiguées, et qui se multiplient avec tant de rapidité, que bientôt les bords des fleuves en sont couverts. Nous avons trouvé dans les écrits de saint Jérôme ce parfum du désert qui attirera dans la solitude d’innombrables anachorètes, et qui jettera saint Colomban dans les montagnes des Vosges ou dans les forêts de la Suisse. Ainsi, ces deux grandes institutions, qui avaient été représentées comme l’œuvre des temps barbares, comme l’ouvrage inévitable, mais désordonné, d’une époque de trouble et de nuit intellectuelle, précédaient les ténèbres où elles étaient appelées à faire briller encore quelque lumière.

Il nous resterait à examiner l’ensemble de la législation ecclésiastique, à considérer cette organisation nouvelle de la famille par le mariage chrétien, de la propriété par la législation des biens ecclésiastiques, de la justice par la procédure qui s’introduit, dans les tribunaux épiscopaux, et par le système pénitentiaire de l'Église laquelle embrasse ainsi, en quelque sorte, tous tes degrés de la moralité humaine. Mais, pour entreprendre une pareille tâche, le temps et la force nous manquent. Cependant il nous importe de marquer, dès à présent, ces commencements du droit canonique, dans lequel on voit se continuer les traditions romaines, qui se conservent, à la condition de se purifier. Et de même que les temples restent debout, de même que les lettres latines se maintiennent à la charge dé faire, dans l’Église, l’éducation des générations chrétiennes qui s’y pressent, ainsi la legistation romaine ne se conserve nulle part plus sûrement que dans ces institutions canoniques, qui semblent d’abord la couvrir et la voiler. C’est dans les canons des conciles, dans les décrets de cette série de papes, descendants des martyrs, qu’il faut aller étudier ce qui s’est conserve de la tradition et de la législation des persécuteurs. Ulpien, ce grand ennemi des chrétiens, n’est jamais plus sûr de vivre que dans le moment où les chrétiens, le couvrant d’un pardon universel, le font entrer et asseoir au lieu le plus honorable dans la chaire de leurs jurisconsultes. Ainsi les institutions étaient fortes, mais à côté des lois il y a les mœurs. Une société se tient encore moins assise sur ces bases larges, solides et apparentes qu’on appelle le droit, que sur ces autres fondements cachés, profonds, placés, ce semble, hors de la portée de la science et qù’on appelé les mœurs. Rome païenne eut aussi des institutions puissantes : seulement le progrès des lois y fut en raison de la décadence des mœurs. Il s’agit de savoir si la société.chrétienne au cinquième siècle présentera le même contraste, ou si le progrès des mœurs y accompagnera le progrès des lois. Je m’arrête deux points qui font toute la supériorité des mœurs, chrétiennes la dignité de l’homme et. te respect de la femme. Les barbares passent pour avoir introduit ces deux sentiments dans la civilisation moderne. Et, en effet, ces hommes errants, ces hommes de guerre, ces chasseurs, habitués à ne reconnaître aucune autorité visible, à ne dépendre que de leur arc et de leurs flèches, apporteront dans le monde, avec une humeur superbe qui foulera aux pieds, pendant longtemps, toute tentative des lois pour les réduire à la servitude civile, le sentiment de l’indépendance, de l’honneur, de l’inviolabilité personnelle. D’un autre côté, ces hommes indomptés reconnaissent aux femmes je ne sais quoi de divin : ils leur demandent des oracles avant la bataille, ils leur portent tours blessures après la victoire, ils s’agenouillent autour de la fatidique Velléda. Ils ont un sentiment que la société romaine ne connaissait pas, qui devait faire la grandeur du moyen âge et porter sa fleur au temps de la chevalerie.

Ce sont là les deux principes par lesquels les barbares doivent innover dans le monde. Il faut voir s’ils n’ont pas été précédés, si en arrivant avec ces deux instincts généreux, le respect de la dignité humaine et la vénération des femmes, ils ne trouveront pas une puissance qui avait déjà fait de ces deux instincts deux vertus.

Le premier ressort, le ressort secret, profond de la société moderne, c’est ce sentiment excellent qu’on appelle l’honneur, qui n’est autre chose que l’indépendance et l’inviolabilité de la conscience humaine, supérieure à tous les pouvoirs, à toutes les tyrannies, à toutes les forces du dehors ; c’est, en un mot, le sentiment de la dignité de l’homme, et nous ne devons pas méconnaître combien l’antiquité, avec toutes ses vertus civiques, avait opprimé cet instinct légitime de la dignité personnelle. En effet, vous le savez, en présence de la patrie, le citoyen n’est rien ; en présence de la loi, la conscience se tait ; en présence de l’Etat, l’homme ne connaît pas de droits. Voilà la loi générale et en même temps que l’antiquité écrasait la dignité humaine par la majesté de l’État, elle flétrissait la personne dans trois sortes d’hommes qui composaient la grande majorité du genre humain : les esclaves, les ouvriers et les pauvres. Nous savons ce que les lois anciennes avaient fait de l’esclave, nous ne savons pas assez ce qu’il était devenu dans les mœurs, ce qu’était devenue cette créature humaine ou plutôt cette chose dont on se servait pour assouvir les plus lubriques passions, pour essayer des poisons comme Cléopâtre, ou pour nourrir des lamproies comme Asinius Pollion. Mais l’humanité n’a jamais perdu ses droits et Sénèque, quelque part, avait osé produire cette opinion téméraire que les esclaves pourraient bien être hommes comme nous. Sénèque cependant possédait vingt mille esclaves, et on ne voit pas que son stoïcisme lui en ait fait affranchir un seul. Bien mieux, ce stoïcisme avait passé dans les écrits des jurisconsultes romains, et cependant ne cherchent-ils pas à diminuer le nombre des manumissions qu’ils regardent comme menaçantes pour la sûreté publique.


Une moitié de ta population romaine était esclave, et, chez l’esclave, on flétrissait l’âme en même temps que le corps. C’était, en effet, un proverbe reçu que de dire qu’à ceux à qui Jupiter enlève la liberté, il ôte aussi la moitié de l’intelligence. Les esclaves eux-mêmes en étaient persuadés : ils se croyaient destinés cette condamnation éternelle, sous le poids de laquelle ils se sentaient écrasés et flétris, et de là ces emportements de passions, ce dévergondage grossier auxquels ils se livrent et que nous apercevons surtout dans ces scènes dont la comédie latine était si prodigue. Piaule lui-même avait été esclave, il avait tourne la roue, et nous pouvons le croire sur parole lorsqu’il nous représente ta profonde corruption de cette servitude.

Le christianisme trouva les choses à ce point : on lui a reproché de ne pas avoir affranchi les esclaves sur l’heure. Mais il eut deux raisons pour cela : d’abord il a horreur de la violence, il déteste le sang versé ; voilà pourquoi Celui qui mourut esclave sur la croix n’enseignait pas à l’humanité le chemin de Spartacus. Une autre raison, c’est que l’esclave n’était pas capable de la liberté ; avant d’en faire un homme libre, il fallait en faire un homme, reconstituer en lui la personne, retrouver la conscience étouffée, et le relever à ses propres yeux. C’est par là, en effet, que le Christ avait commencé en prenant la forme d’un esclave et en mourant sur la croix. Tout homme, à son exemple, par cela qu’il devenait chrétien, devenait esclave volontaire (Qui liber vocatus est, servus est Christi)

Tous ceux qui mouraient martyrs mouraient véritablement et légalement esclaves, servi pœnæ. Ainsi, dès les premiers jours, la chaîne de l’esclave, baignée déjà dans le sang du Calvaire, fut purifiée, consacrée encore dans le sang des martyrs ; les esclaves eux-mêmes vinrent y tremper leurs fers, et disputer à leurs maîtres chrétiens cet honneur de mourir pour l’immortelle inviolabilité de la conscience. Dans ces bandes de martyrs, bravant le supplice dès les premiers siècles, il y a toujours quelques esclaves pour représenter cette partie déchue et maudite de l’humanité. A Lyon, c’est sainte Blandine en Afrique, sainte Félicité ; sainte Potamienne, d’Alexandrie, qui, sommée par le juge de répondre aux désirs passionnés de’son maître « A Dieu neplaise, s’écria-t-elle, que je trouve un juge assez inique pour me contraindre à obéir à la luxure de mon maître ! »

Dès ce jour la conscience est reconstruite, la personne relevée, et l’esclave ne fera plus qu’accomplir une servitude volontaire. Pour lui, désormais, le péril ne sera pas de se mépriser lui-même, mais de mépriser son maître. Aussi, dès les premiers siècles, saint Ignace exhorte les esclaves à ne point mépriser leurs maîtres, à né se point laisser entraîner par l’orgueil de la chaîne purifiée dont ils étaient chargés. Plus tard, saint Jean Chrysostome répond à ceux qui lui demandent pourquoi le christianisme n’a pas tout d’un coup affranchi les esclaves « C’est afin de vous apprendre l’excellence de la liberté. Car, de même qu’il est plus grand de conserver les trois enfants s’ils restent dans la fournaise, ainsi il y a moins de grandeur à supprimer la servitude qu’à montrer la liberté jusque dans les fers[1]. » Ainsi commençait l’affranchissement de l’humanité, par l’âme ; par en haut, comme le christianisme a toujours commencé, en rendant à l’esclave sa liberté morale, en préparant ce long et laborieux ouvrage de la liberté civile ; car, par cela seul qu’il était relevé à ses propres yeux, l’esclave se relevait aux yeux de son maître. Le dogme de l’égalité native de toutes les âmes reparaissait l’esclavage n’avait plus de fondement dans la nature, mais dans le péché, et le péché avait été vaincu par la Rédemption. Le maître chrétien ne pouvait plus croire qu’il possédait dans son esclave une nature inférieure à la sienne, sur laquelle il avait tous tes droits, même le droit de vie et de mort. Au contraire, saint Augustin disait qu’il n’est pas permis au maître chrétien de posséder un esclave au même titre qu’un cheval ; homme, il faut qu’il aime l’homme comme lui-même ; et un autre docteur, commentant la parole qui donne à Noé l’empire sur les animaux, répétait « En vous donnant sur les animaux de la terre le pouvoir de terreur et de tremblement, Dieu vous le refuse sur les hommes. »

L’esclavage subsiste donc chez les chrétiens mais le pouvoir sur la personne est à jamais aboli, et, par conséquent, l’esclavage perd la moitié de sa rigueur : l’esclave chrétien a droit aux choses sacrées. Il a droit a la famille, il a droit à la vie et a l’honneur, il a droit au repos : les Constitutions apostoliques, ouvrage apocryphe, mais qui remonte, sans contradiction, au cinquième siècle, décident que l’esclave se reposera le dimanche, en mémoire de la Rédemption, et encore le samedi, en mémoire de la Création ; L’Église était ingénieuse à trouver des raisons de repos pour les pauvres gens en faveur desquels le Christ avait dit « Venez, vous tous qui travaillez, et je vous soulagerai. » En présence de —ce visage sur lequel rayonnait déjà l' auréole de la couronne d’épines, le maître commençait à reconnaître dans cette basse créature, qu’il avait foulée aux pieds, l’image du Seigneur. Saint Paulin~ dans une lettre où il remercie Sulpice Sévère d’un jeune esclave qu’il lui avait envoyé, se désole d’avoir accepté les services de ce jeune homme, dans lequel il a reconnu une grande âme « Il m’a donc servi ! il m’a servi, dis-je, et malheur à moi qui l’ai souffert ; lui qui ne servait point le péché a servi un pécheur Et moi, indigne, je me laissais obéir par un serviteur de la justice. Chaque jour il me lavait les pieds, et, si je le permettais, il essuyait mes chaussures, ardent à tous les services du corps, avide de l’empire de l’âme. Ah c’est Jésus-Christ que je vénère dans ce jeune homme car toute âme fidèle vient. de Dieu, et tout homme humble de cœur procède du cœur même du Christ[2].

Quand le respect de l’homme était rétabli de la sorte, il faut convenir que l’esclavage était bien ébranlé. En effet, il ne restait plus au christianisme que peu de coups à frapper pour faire tomber successivement tous les pans de ce vieil édifice à moitié en ruines. Ce furent d’abord des catégories entières d’esclaves que le christianisme supprima comme les esclaves de théâtre. Avant de fermer les portes des théâtres païens, il les avait. ouvertes pour en faire sortir tous les esclaves attachés à ce service, ces innombrables danseuses qu’on comptait par troupeaux, ces mimes, ces hommes, enfin, qui étaient les esclaves les plus honteux les esclaves du plaisir. Que dire aussi de ces troupeaux de gladiateurs qu’il affranchissait a la fois de la servitude et de la mort ? Sans doute quelques chrétiens promenaient encore, sur les places publiques, le luxe insolent de leur cortége d’esclaves, mais le christianisme leur faisait une rude guerre, et saint Jean Chrysostome les attendait à la fête prochaine dans sa basilique de Constantinople ; alors il paraissait devant eux le front levé, les mains menaçantes, leur demandant compte de leurs duretés, de leur prodigalité, de leur oisiveté « Pourquoi tant d’esclaves ? Un maître devrait se contenter d’un serviteur. Bien plus, un serviteur devrait suffire à deux ou trois maîtres ; si cela te paraît dur, songe à ceux qui n’en ont pas[3]. »

Il en accorde deux mais il ne peut souffrir ces riches qui se promènent sur les places et dans les bains, comme des pâtres chassant devant, eux des troupeaux d’hommes. Et comme on lui répondait. C’est afin de nourrir un grand nombre de malheureux qui mourraient de faim s’ils ne mangeaient pas mon pain, il répliquait « Si vous agissiez ainsi par charité, vous leur apprendriez un métier, et ensuite vous les rendriez libres, et c’est ce que vous vous gardez de faire. Je sais bien, ajoutait-il, que ma parole vous est à charge, mais je fais mon devoir et je ne cesserai de parler. » Ces paroles ont eu d’autres résultats elles tirent plus que d’accomplir un devoir, elles reconquirent un droit pour l’humanité opprimée, et chaque jour se multipliaient ces affranchissements que Constantin avait autorisés dans les églises les jours de fête. Il semblait qu’il n’y eût pas de joie possible si des esclaves n’étaient émancipés par bandes, et si, au sortir de l’église, l’hymne du jour n’était répété par une foule qui secouait ses fers et les jetait loin derrière elle.

Ainsi se. grossit sans cesse ce nombre des émancipations dangereuses pour la république. Mais qu’y faire ? il faut bien que les Romains s’accoutument à affranchir les captifs barbares, s’ils veulent être affranchis à leur tour. Les barbares, en effet, s’introduisent par toutes les portes de l’empire ; eux aussi enlèvent par troupes les femmes et les enfants, et vendent sur leurs marchés les sénateurs mêmes. En présence de cette nouvelle source d’esclavage, il faut bien que le christianisme s’émeuve, qu’il presse l’œuvre de la rédemption que les évêques, traités d’imprudents naguère, lorsqu’ils parlaient. de la manumission des esclaves, demandent en chaire maintenant que des sommes soient réunies et des collectes soient faites pour affranchir ces sénateurs, ces patriciens, aujourd’hui captifs de quelque Suève ou de quelque Vandale.. C’est alors que saint Ambroise prononce ces admirables paroles dans lesquelles il exhorte à vendre, s’il le faut, les vases sacrés de l’Église pour racheter les captifs, « car, dit-il, l’ornement des mystères, c’est la rédemption des captifs. ».

Ainsi, vous le voyez, on a demandé où et quand le christianisme avait prêché formellement la rédemption des esclaves : voila les textes, et je ne finirais pas si je voulais les citer tous. Nommons seulement saint Cyprien, qui, au milieu des persécutions, attaqué par les satellites du proconsul, trouvait le temps de réclamer la collectes des fidèles, non pour lui ou pour ses prêtres, mais pour je ne suis quels captifs enlevés aux frontières par des bandes d’Arabes. Plus tard, c’est saint Grégoire le Grand qui affranchit les esclaves de ses nombreux domaines, et motive ces manumissions en disant « Puisque notre Rédempteur, auteur de toute la création, a voulu prendre la chair de l’homme pour que la puissance de sa divinité brisât la « chaîne de notre servitude et nous rendît à la liberté primitive, c’est agir d’une façon salutaire que d’avoir pitié des hommes que la nature avait faits libres, que, le droit des gens avait réduits en esclavage, et de les rendre par le bienfait de la manumission à la liberté pour laquelle ils naquirent[4].

Voilà les maximes qui ont été l’âme de tout ce grand travail du moyen âge pour l’émancipation des peuples, cette transformation des esclaves en serfs, des serfs en colons, des colons en propriétaires, des propriétaires en bourgeois et des bourgeois en ce tiers état qui devait devenir un jour le maître chez les peuples modernes. Voilà les principes qui animeront saint Eloi, lorsque cet homme illustre, s’échappant du palais des rois mérovingiens, dont il est le serviteur et le ministre, se rend sur la place publique, attendant avec impatience le moment où viendront les captifs qu’on y met en vente, qu’il achète, et qu’il affranchit ensuite dans la basilique, afin de les déclarer libres aux pieds du Sauveur. Plus tard, Smaragde, écrivant au roi Louis le Débonnaire, lui faisait un devoir de conscience de ne plus souffrir d’esclaves dans ses domaines et de rendre un édit pour abolir la servitude sur une terre chrétienne. Ainsi cet effort d’émancipation se fera sentir dans la société chrétienne jusqu’à la fin, et, lorsqu’au treizième siècle, il n’y plus d’esclaves à affranchir sur la terre de France, aux jours de grandes fêtes, pour que quelque chose rappelle le souvenir de ces émancipations solennelles, on lâchera dans les églises des nuées de pigeons captifs, pour qu’il y ait encore une captivité consolée et des prisonniers délivrés en l’honneur du Rédempteur. Nous avons à voir en second lieu ce que le christianisme fit des ouvriers. Rien n’est plus ennemi de l’esclavage que le travail libre aussi, l’antiquité, qui tenait à l’esclavage, foulait aux pieds le travail libre, le méprisait, le flétrissait des noms les plus durs, et Cicéron, ce grand homme, cet homme si sensé auquel de nos jours on aime tant à recourir, Cicéron dit quelque part que le travail des mains ne peut rien avoir de libéral que le commerce, s’il est petit, doit être considéré comme sordide que, s’il est vaste et opulent, il ne faut pas trop sévèrement le blâmer[5]. Brutus prêtait, et exerçait une si effroyable usure, que toute la Grèce, en quelque sorte était sa débitrice. Atticus prêtait aussi à la grosse aventure et réalisait des bénéfices énormes. Sénèque avait engagé successivement ses débiteurs dans des liens si habilement construits, calculés de telle manière, que la Bretagne, ne pouvant pas se libérer envers lui, et déjà irritée par les exigences du proconsul impérial, commença une insurrection qui faillit devenir fatale, et qui coûta la vie à quatre-vingt mille Romains[6]

Voilà les liens sous lesquels pliait le travail libre voila de quelles usures provenaient les nexi et toutes ces peines dont le débiteur était menacé. D’après la loi, des Douze Tables, le débiteur qui ne satisfaisait pas son créancier était mis à la discrétion de celui-ci pour être vendu comme esclave, ou bien coupé en autant de morceaux qu’il y avait de créanciers, afin que chacun d’eux eût sa part. Au temps de Sénèque, on ne coupait plus le débiteur en morceaux, mais on le contraignait de vendre ses enfants, et, jusqu’à Constantin, on vendait sur la place publique les enfants du débiteur insolvable. Voilà comment l’antiquité traitait le travail libre. Le christianisme le réhabilita par l’exemple du Christ et des apôtres, par l’exemple de saint Paul, qui avait voulu travailler de ses mains, et s’était associé à Corinthe avec le juif Aquila pour faire des tentes, plutôt que de manger un pain qu’il n’aurait pas gagné à la sueur de son front. Les premiers chrétiens étaient tous des gens de travail, et Celse prenait en grande pitié « ces cardeurs de laine, ces foulons, ces cordonniers, tourbe ignorante et grossière qui se tait devant les chefs de famille et les vieillards, mais qui entraîne a l’écart les femmes et les enfants pour les persuader de ses prodiges. » Celse n’avait pas assez de mépris pour cette tourbe des premiers chrétiens; mais le christianisme s’en honorait, et il se vantait d’avoir appris à philosopher aux cordonniers, aux bouviers, aux laboureurs.

Ce n’est pas tout ce travail, honoré par la foi, par la doctrine, s’élevait encore par tes œuvres sacrées auxquelles il s’était applique. Au-dessous des prêtres, des diacres, une condition honorée entre toutes ; c’était celle des fossoyeurs (fossores), parce que c’étaient eux qui creusaient, au-dessous des carrières de Pouzzolane que Rome avait ouvertes, les retraites cachées des catacombes, qui multipliaient ces réduits dans lesquels se réfugiaient les communautés chrétiennes ; ils étaient les pionniers de la société nouvelle avec leurs pioches et leurs lanternes, ils ouvraient la marche que nous suivons encore aujourd’hui ; on les comprenait, dans la hiérarchie ecclésiastique, et on disait : « Parmi les clercs, le premier ordre est celui des fossoyeurs, qui, à l’exemple de Tobie, sont chargés d’ensevelir les morts, afin qu’en prenant soin des choses visibles ils pensent aux invisibles. » C’est ce que nous attestent de nombreuses inscriptions et les peintures qui nous représentent le fossor avec les instruments de son humble travail.

Voilà comment le christianisme réhabilite le travail, par la puissance de l’exemple. Mais ce n’était pas assez de l’honorer, il fallait le reconstituer il fallait le désintéresser, en apprenant aux hommes le travail en commun, les uns pour les autres. C’est ce que fit le christianisme dans les communautés monastiques. Dès le principe, saint Basile avait prescrit à ses moines-le travail des mains, et afin que le jeûne ne devînt pas obstacle au travail « Si le jeûne vous interdit le labeur, dit-il, il vaut mieux manger comme des ouvriers du Christ que vous êtes. » Saint Augustin, dans son livre de Opere monachorum , répond à ces’ moines superbes qui dans leur monastère se croyaient déchargés de l’obligation du travail imposée au premier homme et qui se répétaient : « Le Christ n’at-il pas dit de faire comme les oiseaux du ciel, qui ne travaillent pas, ou comme les lis des champs, qui ne filent pas et n’en sont pas moins aussi bien vêtus que Salomon[7] ? » En réponse à ces objections, saint Augustin consacre son livre à démontrer la dignité, la majesté du travail des mains ; il a cela de souverainement respectable qu’il n’absorbe pas tout entier, qu’il n' empêche pas la méditation. Les oiseaux ne sèment pas, n’amassent pas, mais ils n’ont pas vos palais ; ils n’ont pas vos greniers, ils n’ont pas vos serviteurs, pourquoi en auriez-vous ? Il déclare que si l’on voit arriver au monastère un grand nombre d’esclaves qui demandent a y entrer, il faut leur ouvrir les portes à deux battants, parce que ce sont ces mâles populations qui font la prospérité d’une communauté chrétienne mais il ne faudrait pas, dit-il, que ces hommes qui entrent au monastère croient par la échapper au travail de tous les jours, qu’ils avaient accompli jusque-là il ne faut pas que là où des sénateurs viennent s’enfermer et travailler de leurs mains, les paysans entrent pour faire les délicats et trouver le repos[8].

C’est là que le travail est organisé dès les premiers temps. Il y avait bien déjà dans l’antiquité romaine un commencement d’institutions industrielles, des corporations (collegia), des associations formées entre les ouvriers, et la législation romaine donne des preuves de l’existence d’une grande quantité de ces corporations, soit pour les ouvriers qui travaillent le bois, soit pour ceux qui travaillent le marbre, l’or, le fer ou la laine. Tous ces collèges nous apparaissent de bonne heure avec des propriétés communes, avec leur ordo, leurs curies, leurs magistrats particuliers qu’ils appellent duumviri ; mais ils étaient bien faibles, bien écrasés par la législation romaine, par les impôts qui pesaient sur eux ; de plus, la corruption païenne les avait gagnés. En effet, plusieurs de ces associations, qu’on serait porté à respecter outre mesure, n’étaient formées que dans la vue de se réunir, à certains jours, à des banquets et pour se donner du plaisir. Voilà quelle avait été la pensée primitive des corporations ouvrières dans la société païenne.

Il fallait le christianisme pour les sauver et les régénérer par des principes nouveaux, et il réussit. L’empire tombe, et on voit les collegia, les scholae, se multiplier. Constituées bientôt a Rome, à Ravenne, dans toutes les villes de l’exarchat et de la Pentapole, ces corporations armées achèveront de briser la puissance des empereurs d’Orient, sauveront la papauté des périls qu’elle court au commencement du huitième siècle, et constitueront les premiers éléments de ces communes, destinées à devenir si. fortes et si glorieuses. Et un signe que le christianisme est avec elles, qu’une pensée meilleure que la pensée de la jouissance inspire leurs délibérations, c’est le dévouement qui les pousse à mourir sur le champ de bataille, lorsqu’il s’agit de résister aux invasions de la Germanie, de défendre les libertés guelfes, qui sont les libertés religieuses. Plus tard, je reconnais encore le signe civilisateur et chrétien dont elles sont marquées, à cette passion des corporations florentines et des autres corporations italiennes pour les arts, pour le beau, pour la poésie, pour.tout ce qui est grand. Ce sont en effet des corporations d’ouvriers qui bâtiront l’église de Or San Michele à Florence, ce noble monument de la grandeur républicaine.

Nous avons, en troisième lieu, à parler de la pauvreté. Dans l’antiquité, les pauvres avaient été foulés aux pieds, le génie ancien les regardait comme des hommes frappés de la réprobation de Dieu. Encore au temps de saint Ambroise, les païens et les mauvais chrétiens avaient coutume de. dire : Nous ne nous soucions pas de donner à des gens que Dieu a maudits puisqu’il les laisse dans la peine et l’indigence. Il fallait commencer par honorer la pauvreté, c’est ce qu’on faisait en lui donnant la première place à l’église et dans la communauté chrétienne. Saint Jean Chrysostome le dit quelque part « Comme les fontaines disposées près des lieux de prières pour l’ablution des mains que l’on va tendre vers le ciel, les pauvres ont été placés par nos aïeux près de la porte des églises pour purifier nos mains par la bienfaisance, avant de les élever à Dieu »[9]. Ainsi les pauvres étaient, plus que respectés, ils étaient nécessaires, et de là cette grande parole souvent incomprise, souvent blasphémée : « Il y aura toujours des pauvres. » Il n’a pas été dit qu’il y aura toujours des riches, mais il fallait qu’il y eût toujours des pauvres, et, à défaut de la pauvreté forcée, la pauvreté volontaire, qu’il y eût ces institutions dans lesquelles chacun veut faire abnégation de sa propriété personnelle et vœu de pau vreté Voilà comment la pauvreté allait prendre le rang qui lui était assigné dans l’économie divine elle devenait la cheville ouvrière de la société chrétienne. Ce n’est pas tout il fallait la secourir et la soulager par l’assistance. L’antiquité avait eu un système d’assistance publique elle avait eu les lois frumentaires de César et les distributions impériales. Aurélien aimait le peuple[10]. et voulait que ces distributions fussent faites tous les jours, que tous les jours on donnât aux pauvres une couronne de pain de deux livres, du lard et du vin et le préfet du prétoire lui disait : « Si vous continuez ainsi, il n’y a pas de raison pour ne pas leur donner du poulet et des oies ! » Le préfet avait raison, car les pauvres de Rome n’étaient secourus qu’au préjudice des pauvres des provinces, et nos aïeux les Gaulois suaient sang et eau pour nourrir cette société affamée, inscrite sur le registre du cens. A Rome l’aumône n’était un devoir pour personne, c’était un droit pour tous. Le christianisme fit tout le contraire dans l’économie chrétienne, l’aumône n’est un droit pour personne et est un devoir pour tout le monde. Elle est un devoir sacré, un précepte et non pas simplement, un conseil si bien que saint Ambroise dit quelque part, s’adressant aux riches :

« Vous dites Je ne donnerai pas mais prenez garde que si vous donnez au pauvre, vous ne lui donnez pas du vôtre, mais du sien. Vous payez une dette, vous ne faites pas une largesse volontaire. C’est pourquoi l’Écriture vous dit Inclinez votre âme vers le pauvre, et payez ce que vous devez[11]. »

Mais, si le christianisme fait de l’aumône un devoir envers le pauvre, c’est envers le pauvre anonyme universel, envers ce pauvre qui s’appelle le Christ, qui est pauvre en la personne de tous les pauvres. Lui seulement est créancier lui seulement a un tribunal où il attend le mauvais riche. Mais le christianisme n’a jamais créé un droit personnel et individuel à chaque pauvre de réclamer cette créance qui lui appartient. Saint Augustin dit « Le superflu des riches est le nécessaire des pauvres. Posséder le superflu, c’est posséder le bien d’autrui. Donnez donc à votre frère qui a besoin ; mais à quel frère ? au Christ. Dieu même a voulu avoir besoin de vous, et vous retirez la main ! » Dieu donc, seul maître de toutes choses, est le seul créancier du riche, créancier invisible et patient. Le riche n’est que son économe mais cet économe est juge des besoins ; il faut qu’il garde la disposition de ses richesses, puisqu’il en règle la distribution. Et saint Ambroise veut que le riche discerne, qu’il écarte les hommes valides, ceux qui peuvent se passer de ce bienfait, les fourbes, les vagabonds, ceux qui se disent dépouillés par les voleurs ou— ruinés par des créanciers. Il faut, au contraire, qu’une inquisition sévère aille rechercher les misères cachées, interroger les douleurs qui ne parlent pas, visiter le grabat ou souffre en silence le malade, et pénétrer jusque dans les cachots où des malheureux ne trouvent pas d’écho pour renvoyer au dehors le bruit de leur plainte[12].

Voila à quelles conditions l’assistance chrétienne s’exerça mais, outre l’assistance privée, il y avait l’assistance publique. Ce n’est pas le lieu de rappeler l’organisation des secours publics depuis les collectes que saint Paul prescrivait aux Thessaloniciens de faire le premier jour de la semaine. Dans les écrits de saint Justin, nous voyons que, le dimanche, les fidèles né se séparaient pas sans avoir quêté pour les pauvres. Chez saint Cyprien et chez les autres jusqu’à saint Léon, on, voit que les collectes s’accomplirent régulièrement jusqu’à l’établissement des diaconies romaines. Alors apparaît un plus vaste système de bienfaisance publique car ces diacres de Rome ont chacun à visiter deux des quartiers de —cette grande ville, et chacun a son registre sur lequel les pauvres sont inscrits, avec mention de leurs titres à la générosité chrétienne et toutes les précautions d’une administration régulière. Je vous rappellerai seulement l’admirable histoire de saint Laurent pressé d’e livrer au préfet de la ville les trésors de l’Église, il promit de les livrer dans trois jours ; les trois jours écoulés le préfet, étant venu au lieu marqué, trouva sous des portiques un nombre infini de pauvres, d’estropiés-, de misérables, que Laurent lui présenta comme les vases sacrés et les richesses.de l’Église romaine.

Il y avait de plus des secours collectifs, et, dé bonne heure, on voit commencer les hôpitaux, asiles ouverts à toutes les misères, et à toutes les infirmités humaines. Ces institutions sont déjà mentionnées dans une loi de Justinien comme anciennes; c’est ce qui résulte, d’ailleurs, d’un canon qui se trouve ordinairement à la suite du concile de Nicée et qui présente l’état de la législation et des mœurs en Orient dès la plus haute antiquité chrétienne « Que dans toutes les villes des maisons soient choisies afin de servir d’hospices pour les étrangers, les pauvres, les malades. Si les biens de l’Eglise ne suffisent, pas à ces dépenses, que l’évêque fasse recueillir par’les diacres de continuelles aumônes, que les fidèles donneront selon leur pouvoir. Et, ainsi, qu’il soutienne nos frères pauvres, malades et étrangers ; car il est leur mandataire et leur économe. Cette œuvre obtient la rémission de beaucoup de péchés, et de toutes, c’est celle qui met l’homme le plus près de Dieu[13]. »

Ainsi vous voyez les hôpitaux s’ouvrir d’un bout à l’autre de l’empire romain, et, s’ils sont déjà si multipliés en Orient, l’Occident n’en manquera pas. Deux personnages illustres, une dame romaine, Fabiola, descendante des Fabius, et Pammachius, aussi descendant de sénateurs, se donneront à Dieu vendront, tous leurs biens, et élèveront, l’une, un hôpital de malades dans Rome, l’autre, un hospice de pauvres à Ostie. Après la mort de Pauline, sa femme, Pammachius, au lieu de répandre des fleurs sur sa tombe, avait répandu les parfums de l’aumône. Saint Jérôme, du fond de son désert, lui écrit : il loue sa charité, mais il ne lui dit pas qu’il en a fait assez : loin de là : « J’apprends que tu as fondé au port d’Ostie un hospice pour les pauvres voyageurs, que tu as planté sur la plage d’Italie un rejeton de l’arbre d’Abraham, et qu’aux lieux où Énée traça son camp, tu élèves un autre Bethléem, une autre maison du pain. Qui croirait que l’arrière-petit-fils de tant de consuls, au milieu de la pourpre des sénateurs, paraîtrait vêtu d’une tunique noire sans rougir des regards de ceux qui furent ses égaux ? Cependant si, le premier d’entre les patriciens, tu t’es fait moine pour le service des pauvres, n’y trouve pas un sujet d’orgueil. Tu auras beau t’humilier, tu ne seras jamais plus humble que le Christ. le veux ; tu marches nu-pieds, tu te fais l’égal des pauvres, tu frappes modestement à la porte des indigents, tu es l’œil des aveugles, la main des estropiés, le pied des. boiteux ; tu portes l’eau, tu fends le bois, tu allumes le feu : je le veux encore ; mais où sont les soufflets et les crachats ? où sont les fouets ? où est la croix ? où est la mort ? »

Voilà le secret de la bienfaisance chrétienne c’est le souvenir de ce premier pauvre, mort sur la croix, qui passionnera tous les serviteurs des pauvres, destines à porter si loin, au moyen âge, l’enthousiasme de la pauvreté, Saint François d’Assise donnera l’exemple, et son dévouement, capable d’inspirer les chants de Jacopone da Todi, inspirait encore Giotto lorsque, dans ses fresques admirables, il répresentait le mariage de saint François et de la Pauvreté.

Ce sentiment, les barbares ne l’avaient pas connu, pas plus que l’amour du travail et la pitié pour l’esclavage. Les barbares avaient le sentiment de la dignité humaine, mais de la dignité de l’homme libre, de l’homme qui avait de l’or et un glaive. Quant à l’esclave, ils le plaçaient, sans doute, dans une condition moins dure, moins odieuse que les lois romaines, mais dans une condition où il dépendait du caprice du maître, qui pouvait trancher la vie du serviteur inutile : En ce qui concerne la pauvreté, ils croyaient que le Valhalla ne s’ouvrait pas si l’on n’avait les mains pleines d’or. Ils ne méprisaient pas moins le travail car travailler, c’était s’enchaîner, se vaincre, et le barbare sut vaincre toutes choses hormis lui-même. L’esclavage, la pauvreté et le travail, que l’antiquité avait déshonorés et flétris, la barbarie ne devait pas les relever. Ce ne fut, au contraire, que par de longs combats que le christianisme parvint, peu à peu, à rendre leur dignité à ces trois types de l’humanité qui avaient été si longtemps insultés, méconnus par l’injustice de la civilisation ancienne et foulés aux pieds par l’injustice de la barbarie. Il fallut de longs siècles pour que s’élèvassent dans les pays barbares quelques hôpitaux. Au sixième siècle, à Lyon, s’ouvrira ce grand hôtel-Dieu qui depuis ne s’est jamais fermé ; le septième siècle verra commencer les hôpitaux de Clermont, d’Autun, de Paris. Bientôt ils se multiplieront avec une, admirable prodigalité, et le temps viendra où il n’y aura pas de commune chrétienne qui, à côté de son église, n’ait un asile ouvert à la douleur. Saint Grégoire de Nazianze, racontant la fondation du grand hôpital de Césarée par saint Basile, s’écrie qu’il aperçoit des merveilles supérieures à toutes celles de l’antiquité, aux murs de Thèbes ou de Babylone avec ses jardins suspendus, au monument de Mausole, aux pyramides d’Egypte, tombeaux magnifiques, mais qui n’ont pu rendre la vie a un seul des rois qui y était ensevelis, et dont il n’est revenu à leurs fondateurs qu’un peu de vaine gloire. Saint Grégoire avait raison. L’antiquité nous a surpassés en élevant des monuments au plaisir ; quand je vois nos villes de boue et de fange, nos maisons entassées les unes sur les autres et la condition dure et misérable faite à ces populations emprisonnées dans les murs d’une cité, je me dis que, si les anciens revenaient, ils nous trouveraient barbares, et si nous leur montrions nos théâtres, ces petites salles enfumées où nous nous pressons les uns contre les autres, ils se retireraient sans doute avec dégoût. Eux, ils entendaient bien mieux l’art de jouir, rien ne leur coûtait pour élever leurs colisées, leurs théâtres, leurs cirques où venaient s’asseoir les spectateurs.par nombre de quatre-vingt mille ; ils savaient mieux l’art de jouir, mais nous les écrasons par les monuments élevés à la douleur et à la faiblesse, par ces innombrables hôtels-Dieu que nos pères ont bâtis en l’honneur de la souffrance et de la faiblesse. Oui, Messieurs, les anciens savaient jouir, mais nous avons une autre science ils savaient aussi quelquefois mourir, il faut l’avouer, mais mourir, c’est bien court. nous, nous savons ce qui fait la véritable dignité humaine, ce qui est long, ce qui dure autant que la vie, nous savons souffrir et travailler.

  1. S. Jean. Chrisost., in Ep. I, ad Corinth. Homelie 19
  2. S.Paulin, ep.XXIII, ad Severum.
  3. S. Joann. Chrysost., in Ep. I ad Corin. homilia 40.
  4. Decret. Grat. p 11, caus. XII quaest. 2. V.M. Wallon, Histoire de l'esclavage, t III, p 382.
  5. De Officiis, I, I, c. 42
  6. Dion Cassius, LXII, 2. cf. Tacite, Annales, XIII, 42.
  7. Matth., VI, 28-29
  8. V. M. Wallon, Histoire. de l’esclavage dans l’antiquité, t. III, p. 402 et suiv.
  9. S. Joann. Chrysost. Verbis apost. habentes eumdem spiritum, serm. III, c. 2.
  10. EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON. Le christianisme crée le premier peuple. A vrai dire il n’y a pas de peuple à Athènes, à Rome, ou plutôt il y en a trois, les citoyens, les étrangers, les esclaves : Seule l’Eglise parlait sincèrement quand elle adressait ses instructions clero et populo.
  11. Ecclesiastic.,IV, 8.
  12. EXTRAIT DES NOTES DE LA.LEÇON. C’est ici qu’éclate cette vérité méconnue, que, dans le christianisme,le mystère soutient toute la morale. Comment le christianisme concilia la charité et la propriété, le précepte de l’aumône et le droit de refuser l’aumône. C’est. le Christ qui est dans l’homme, qu’il faut aimer dans l’homme, qui souffre dans le pauvre, qui exercera les droits du pauvre dans l’autre vie. La morale chrétienne est à ce prix. Si vous ôtez le dogme qui la soutient, elle croule, et les partis s’arment de ses débris pour se faire une morale socialiste, une morale égoïste, la morale de la tyrannie, la morale du désordre et de l’immoralité. Présence immanente du Christ dans l’humanité. Le pauvre de saint Martin. Le lépreux de sainte Etisabeth. Voilà pourquoi on ne le sert pas avec dédain, mais avec passion, avec transport, assuré que ses plaies sont celles dit Sauveur.
  13. Conc Nicoeni, can. 70.