Œuvres de Blaise Pascal/Tome 4/Note préliminaire aux Provinciales

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LXX
PREMIÈRE PROVINCIALE
23 janvier 1656.
1re édition in-4o, Bibliothèque Nationale, Réserve D. 4061.

NOTE PRÉLIMINAIRE


LE TEXTE DES PROVINCIALES.


Les Provinciales parurent séparément par plaquettes in-4o de 8 ou de 12 pages. La plupart des lettres eurent plusieurs tirages différents, simultanés ou successifs. Entre la 17e et la 18e, on se décida à réunir les exemplaires non vendus et l’on forma ainsi des recueils factices, comprenant d’abord 17, puis 18 lettres, et précédés d’un avertissement dû sans doute à Nicole. Au même moment, on se préoccupait de réimprimer les Provinciales dans le format in-12, plus maniable. Il existe de cette impression, présentée comme faite « à Cologne chés Pierre de la Vallée, 1657 », mais en réalité due aux frères Elzevier, deux éditions que rien ne distingue au premier aspect, et qui offrent néanmoins de très importantes differences, la première ne faisant que reproduire les exemplaires in-4o, la seconde donnant un texte fortement remanié, surtout pour les trois premières Provinciales. Dès les premiers ours, on s’était préoccupé de traduire ces lettres en latin ; cette traduction fut éditée en 1658 « à Cologne chez Nicolas Schoute » par Nicole, qui prit le pseudonyme de Guillaume Wendrock[1]. Enfin, avant la mort de Pascal, en 1659, parut une troisième édition française in-8o, « à Cologne chez Nicolas Schoute ». Le texte en est encore modifié en de nombreux passages[2]. Conformément aux principes exposés en tête de notre édition, nous avons reproduit le texte de l’édition princeps, qui représente la première forme de la pensée de Pascal. C’est d’ailleurs celui que la critique s’accorde aujourd’hui à regarder comme le meilleur. Les modifications apportées en 1657 ou en 1659 sont en général ou des atténuations de la pensée, ou des éclaircissements destinés à éviter les accusations d’équivoque. Souvent aussi on y trouve des adoucissements de style, des rajeunissements apportés dans les constructions de syntaxe, où l’on reconnaît la main de Nicole ou d’Arnauld, — de Nicole surtout — ; grammairiens formés à l’école de Vaugelas, ils trouvaient trop archaïque et parfois trop brutal le style de Pascal. Les modifications ont néanmoins été approuvées ou tolérées par l’auteur, et il est essentiel de les donner en variantes. Il en est de même pour le texte latin : la traduction a été faite de l’aveu de Pascal, et Pascal l’a revue comme le déclare formellement Wendrock : « Has Epistolas Latinè jam expressas ad ipsum Montaltium curavi transmittendas, quas ille et emendare, et emendatas probare dignatus est » ; nous en indiquerons tous les passages utiles pour l’établissement du texte ou l’interprétation de la pensée. Nous donnons, pour la première Provinciale seulement, le texte complet de Wendrock.

Toutes les fois que nous avons pu déterminer le plus ancien des exemplaires de l’édition princeps in-4o, nous l’avons reproduit de préférence aux autres. Nous voudrions, à propos de la première Provinciale, montrer comment on peut distinguer les différentes variétés et les grouper en familles[3]. Les exemples donnés seront tirés, autant que possible, de la première page, dont nous donnons le fac-similé p. 118.

Nous avons trouvé neuf variétés de cette première Lettre ; quatre présentent des compositions typographiques différentes, nous les désignerons par V, X, Y et Z ; des corrections ont été en outre peu à peu apportées au cours d’un même tirage, nous désignerons ces exemplaires corrigés par X, X2, X3, X4

Tous ces types peuvent être représentés par les exemplaires suivants : V, Bibliothèque Nationale, Réserve, D. 4047 ; X, ibid., D. 4048 ; X2, ibid., D. 4046 ; X3, Bibliothèque municipale de Besançon, n° 237187 ; X4, Bibliothèque A. Gazier ; Y, Bibliothèque Nationale, Res. D. 4061 ; Z, British Muséeum, C. 53 d. 10 ; Z2, Bibliothèque Nationale, Réserve, D. 4045 ; Z 3, ibid., D. 4060.

Ils se distinguent par les lignes de fleurons qui sont en tête de la première page, et qui varient le plus souvent d’une composition à l’autre ; — par les caractères employés dans le titre, ou au cours de la lettre ; — par les mots qui terminent ou les pages, ou les lignes d’une même page (ainsi dans V, X, Y, la première page se termine à jamais trou-, tandis que dans Z elle se termine par que quel-, avec un retard d’une ligne exactement qui se maintiendra jusqu’à la fin de la lettre ; X d’une part, Y et V de l’autre, dont la composition paraît d’abord identique, ne présentent pas toujours les mêmes mots à la fin des lignes).

L’on constate aussi, au cours de la lecture, de nombreuses modifications ; les abréviations typographiques varient : quand X, X2, X3, X4 écrivent Monsieur, comme, condamne, Propositions, dans, etc., Y abrège Mr, côme, côdamne, Propositiôs, dâs, etc. ; mêmes variations dans l’emploi des majuscules, X écrivant questions de fait, de droit, livre, et Y, Questions de Fait, de Droit, Livre ; dans l’emploi de l’i et du j, de l’u et du v, de la forme s et de la forme .

De même, l’orthographe est très indécise, variant pour un même mot dans un même exemplaire, et au même endroit suivant les différents textes. C’est ainsi que l’on trouve Arnauld et Arnaud, Distinguo et distingo, points et poincts, saint et sainct, neanmoins et neantmoins, mandians et mandiants, — asseurance et assurance, creu et crû, escrite et escritte, gueres et guerres, en suite et ensuitte ; — même, même et mesme ; toujours, toûjours et tousjours ; éclaircirois et esclaircirois ; écrire et escrire ; établie et establie ; mêlez et meslez ; répondre et respondre ; — voulut et voulût ; je n’en pus et pûs ; — aisé et aysé ; ni… ni ; ny… ny, et ni… ny ; — surquoy et sur quoy ; beaufrere et beau-frere ; l’autrefois et l’autre fois. — L’accentuation et les cédilles varient de même : lèvres et lèvres ; près et prés ; après et après ; costé-la et costé-là ; separément et séparément ; decider et décider ; determiner et déterminer ; — ouy et oüy ; Jouir et joüir ; joüer et jouër ; sceu et sçeu. — Les traits d’union existent ou n’existent pas entre les mots là dessus ; jusques là ; bien tost ; nous mesmes ; voulez vous ; dites moy ; demandez le ; grand peur. — Des fautes d’impression (ils vous dirons ; agist pour agitast) servent aussi à distinguer les exemplaires. — La ponctuation enfin est des plus variables : (les exemplaires de la famille X portent à la première page : Je ne suis détrompé que d’hier. Jusques-là… et tous les autres : Je ne suis détrompé que d’hier, jusques là…) ; le point d’interrogation se trouve ou ne se trouve pas marqué à la fin des phrases. — Voici, à titre d’exemple, comment le même passage se trouve ponctué dans les diverses familles d’exemplaires :

V. « Allons donc doucement, Distinguo, s’il appelle ce pouvoir, pouvoir prochain, il sera Thomiste, et partant Catholique : sinon il sera Janseniste, et partant heretique. Il ne l’appelle, luy dis je, ni prochain, ny non prochain : Il est donc heretique, me dit-il : demandez le à ces bons Peres. Je ne les pris pas pour juges, car ils consentoient… »

X. « Allons donc doucement. Distinguo, s’il appelle ce pouvoir, pouvoir prochain, il sera Thomiste : et partant Catholique : sinon il sera Janseniste, et partant heretique. Il ne l’appelle, luy dis je, ni prochain ni non prochain. Il est donc heretique me dit-il : demandez-le à ces bons peres. Je ne les pris pas pour juges : car ils consentoient… »

Y. « Allons donc doucement, Distingo, s’il appelle ce pouvoir, pouvoir prochain, il sera Thomiste, et partant Catholique ; sinon il sera Janseniste, et partant heretique. Il ne l’appelle, luy dis-je, ni prochain, ny non prochain : Il est donc heretique, me dit-il : demandez-le à ces bons Peres. Je ne les pris pas pour juges ; car ils consentoient… »

Z. « Allons donc doucement, Distingo, s’il appelle ce pouvoir, pouvoir prochain, il sera Thomiste, et partant Catholique ; sinon il sera Janséniste, et partant heretique. Il ne l’appelle, luy dis-je, ny prochain, ny non prochain : Il est donc heretique, me dit-il, demandez-le à ces bons Peres. Je ne les pris pas pour juges, car ils consentoient… »

Enfin et surtout, il y a des variantes de texte, les seules que nous reproduirons en notes[4] : page 122, Z, Z 2, Z 3 ont les eût veües, et les autres exemplaires, les y eût veües ; — page 124, Z a aussi importante, et les autres, aussi peu importante ; — page 128, V a serait-il possible, et les autres, seroit-il bien possible ; — page 130, X, X 2, X 3, X 4 ont je le leur, et les autres, je leur ; — Y, Z, Z 2 Z 3 ont la fin, et les autres, le fin ; — Z, Z 2, Z 3 ont qu’il y a, et les autres, qui est ; — Va remarquer, et les autres, marquer ; — page 137, Z a qui determine, et les autres et qui détermine ; — page 138, tous les exemplaires ont ce texte peu acceptable pour la suite des idées : Monsieur le Moine appelle…, et X 4 l’a corrigé ainsi Monsieur le Moine et nous appelions… ; — page 142, X 2, X 3, X 4 ont est-ce que le mot, et les autres, est-ce que ce mot ; — page 144, X 3, X 4 ont l’aulhorité laquelle luy…, et les autres, l’authorité qui luy

Le Journal de d’Asson de Saint-Gilles nous dit qu’il y eut vers le 30 mars 1606 une réimpression des deux premières Provinciales faite par l’imprimeur Langlois ; et nous savons que, dès le début, ces lettres étaient imprimées en divers endroits à la fois et qu’un même imprimeur possédait le plus souvent plusieurs presses. Il y eut donc des tirages simultanés et successifs. On saisit bien parfois des modifications apportées sur la planche typographique au cours d’un même tirage (la planche s’empâte, les espaces sont peu à peu remis en place, les fautes sont corrigées). Mais comment déterminer les rapports qui unissent les divers types principaux ? Les ressemblances de caractères, les mises en pages si voisines, même lorsqu’elles sont différentes, indiquent un parti pris de se conformer à un type unique. Par certains détails, V peut sembler refait sur Y ; et X dont les dernières variétés offrent des textes évidemment améliorés pourrait bien être la famille plus récente que signale d’Asson de Saint Gilles. Mais ce ne sont là que des hypothèses ; rien ne permet de dire si Y a été fait d’après Z, ou réciproquement.

Nous avons suivi pour chaque Provinciale le texte d’un seul exemplaire, gardant partout l’orthographe avec ses caprices, modifiant seulement, d’après les autres exemplaires, la ponctuation, lorsque le texte en devenait plus clair. Dans un seul cas, malgré la presque unanimité des exemplaires et des éditions, nous avons modifié une ponctuation assez fréquente dans les ouvrages de cette époque, mais qui répugne trop à nos habitudes modernes, en remplaçant par une virgule le point qui sépare la proposition principale de la proposition subordonnée précédente. Les éditions écrivent en effet : « … et comme ma curiosité me rendoit presque aussi ardent que luy. Je luy demanday… »

P. désigne les variantes tirées des divers exemplaires de l’édition princeps in-4o (1656-1657) ; P’. et P". les variantes des tirages successifs de cette édition, lorsqu’on a pu les déterminer.

A. les variantes communes aux deux éditions in-12 (1657) ; A1 celles qui ne se trouvent que dans la première, A2 celles qui ne se trouvent que dans la seconde.

W. les explications tirées de l’édition latine de Wendrock (1608).

B. les variantes de l’édition in-8o (1659).


  1. Nicole se trouvait dans les Petites Ecoles des Granges de Port-Royal, et c’est là qu’il fit sa traduction ; il donnait les Provinciales en thèmes à certains écoliers ; il y a même plusieurs de ces traductions auxquelles il n’apporta que peu de changement (Mémoires de la vie de M. Wallon de Beaupuis, 1751, p. 88).
  2. Cf. à l’appendice de la dix-huitième Provinciale la description détaillée de ces diverses éditions contemporaines de Pascal.
  3. Cf. sur toute cette question bibliographique l’édition Molinier, qui a présenté un essai de classification des exemplaires de l’édition princeps. Un travail du même genre avait été préparé par Basse, Bulletin du bibliophile, 1870, p. 58 sq. — Voir aussi l’article très documenté de L. Batiffol : L’impression clandestine des « Provinciales » de Pascal (Revue Hebdomadaire du 17 août 1912).
  4. Nous avons été guidés dans notre travail par l’édition de Molinier, et nous l’avons complété grâce à l’exemplaire du British Museum, C. 53 d. 10, signalé par M. Albert Maire, où Basse avait noté avec le plus grand soin les résultats de l’étude de plus de cinquante exemplaires des Provinciales. Le catalogue de la collection de Basse se trouve dans le Supplément au Bulletin du Bibliophile, année 1878.