Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre CIV

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Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 511-517).
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CIV.
S. P.*** a *** pour Descartes.
[Février 1638 ? ]
Texte de Clerselier, tome II, lettre i, p. 1-4.

« A vn Amy de Mr Descartes pour luy faire tenir », dit Clerselier, sans autre indication que les deux initiales S. P. à la signature : Mais Descartes, énumérant, dans une lettre à Mersenne, du 29 juin 1638 (Clers., II, 381-382), les objections qui lui ont été envoyées de France ou par des étrangers, dira, après avoir cité Fromondus, Plempius, et un Jésuite de Louvain : « Enfin quelqu’autre de La Haye m’en a envoyé touchant diuerses matieres. » D’autre part, on voit (p. 515, l. 26) que l’auteur de ces objections a eu connaissance de la réponse de Descartes à Fromondus ; or Huygens, Lettre CIII ci-avant, du 2 février 1638 (p. 508, l. 2-5), nous apprend que M. de Pollot (Alphonse) avait une copie de cette réponse et la lui avait communiquée précisément à La Haye. Enfin, il est question, à la fin de la lettre, de « nostre ortographe française », comme si l’auteur était français lui-même, ou au moins d’un pays de langue française : or la famille de Pollot était venue s’établir à Genève. Si ce dernier, de même que son frère, est exclu par l’initiale S, il n’en semble pas moins que l’on devrait chercher dans son entourage. Rien, il est vrai, dans les lettres de Huygens ou de Pollot à Descartes, ne confirme que l’un ou l’autre ait été l’intermédiaire auquel s’adresse l’auteur des objections.

Quant à la date, on peut par conjecture la fixer vers février 1638, au plus tôt, ou bien au mois de mars, Descartes déclarant dans sa réponse (Clers., II, 8) qu’il attend « un recueil de tout ce qui peut estre mis en doute sur ce sujet » (l’existence de Dieu), sans doute les objections de Petit, dont Mersenne lui avait parlé dans une lettre du 12 février (Clers., III, 190) et qu’il recevra en mars (Clers., III, 403). Mais si, au contraire, ce recueil est l’Ecrit du P. Gibieuf dont Descartes accusera réception seulement le 24 mai (Clers., III, 391), la présente pourrait n’être que d’avril ou de mai 1638.

Monſieur,

N’oſant pas m’adreſſer directement à Mr Deſcartes pour luy propoſer mes difficultez, i’emprunte voſtre credit, pour vous prier de les luy preſenter, & pour taſcher de faire en ſorte qu’il les prenne en bonne part, comme venant d’vne perſonne qui a plus de deſir d’apprendre que de contredire.

Premierement, la deuxiéme regle de ſa morale[1] ſemble eſtre dangereuſe, portant qu’il faut ſe tenir aux opinions qu’on a vne fois determiné de fuiure, quand elles ſeroient les plus douteuſes, tout de meſme que ſi elles eſtoient les plus aſſeurées : car ſi elles ſont 5 fauſſes ou mauuaiſes, plus on les ſuiura, plus on s’engagera dans l’erreur ou dans le vice.

| 2. La troiſiéme regle[2] eſt plûtoſt vne fiction pour ſe flatter & ſe tromper, qu’vne reſolution de Philoſophe, qui doit mépriſer les choſes poſſibles, s’il luy 10 eſt expedient, ſans les feindre impoſſibles ; & vn homme d’vn ſens commun ne ſe perſuadera iamais que rien ne ſoit en ſon pouuoir que ſes penſées.

3. Le premier principe de ſa philoſophie eſt : Ie penſe, donc ie ſuis[3]. Il n’eſt pas plus certain que tant 15 d’autres, comme celuy-cy : ie reſpire, donc ie ſuis ; ou cet autre : toute action preſuppoſe l’exiſtence. Dire que l’on ne peut reſpirer ſans corps, mais qu’on peut bien penſer ſans luy, c’eſt ce qu’il faudroit monſtrer par vne claire demonſtration ; car bien qu’on ſe puiſſe 20 imaginer qu’on n’a point de corps (quoy que cela ſoit aſſez difficile), & qu’on vit ſans reſpirer, il ne s’enſuit pas que cela ſoit en effet, & qu’on puiſſe viure ſans reſpirer.

4. Il faudroit donc prouuer que l’ame peut penſer 25 ſans le corps ; Ariſtote le preſupoſe à la verité en vn ſien axiome, mais il ne le prouue point. Il veut que l’ame puiſſe agir ſans organes, d’où il conclud qu’elle peut eſtre ſans eux ; mais il ne prouue pas le premier, qui eſt contredit par l’experience : car on voit que ceux qui ont la fantaiſie malade ne penſent pas bien ; & s’ils n’auoient ny fantaiſie ny mémoire, ils ne penſeroient point du tout[4].

5. Il ne s’enſuit pas de ce que nous doutons des choſes qui ſont autour de nous, qu’il y ait quelque 5 eſtre plus parfait que le noſtre[5]. La pluſpart des Philoſophes ont douté de beaucoup de choſes, comme les Pyrrhoniens, & ils n’ont pas de là conclud qu’il y euſt vne Diuinité ; il y a d’autres preuues pour en faire auoir la penſée, & pour la prouuer. 10

6. L’experience fait voir que les belles font entendre leurs affections & paſſions par leur ſorte de langage[6], & que par pluſieurs ſignes elles monſtrent leur colere, leur crainte, leur amour, leur douleur, leur regret d’auoir mal fait ; teſmoin ce qui ſe lit de certains 15 cheuaux qui, ayant eſté employez à couurir leurs meres ſans les connoiſtre, ſe precipitoient apres les auoir reconnües[7]. Il ne faut pas à la verité | s’arreſter à ces hiſtoires ; mais il eſt euident que les animaux font leurs operations par vn principe plus excellent 20 que par la neceſſité prouenante de la diſpoſition de leurs organes ; à ſçauoir par vn inſtinct, qui ne ſe trouuera iamais en vne machine, ou en vne horloge, qui n’ont ny paſſion ny affection, comme ont les animaux. 25

7. L’Auteur dit que l’ame doit eſtre neceſſairement creée[8], mais il euſt eſté bon d’en donner la raiſon.

8. Si la lumiere eſtoit eſtenduë comme vn baſton, ce ne ſeroit pas vn mouuement, mais vne ligne preſſante ; & ſi elle eſtoit vn mouuement qui ſe fiſt du Soleil à nous, ce ne ſeroit point en vn inſtant, veu que 5 tout mouuement ſe fait en temps ; elle ne ſe fera point auſſi en ligne droite, s’il faut qu’elle paſſe, comme le mouſt de la cuue, au trauers d’vn interualle plein de corps plus gros que cette matiere ſubtile qui la porte, & leſquels peuuent rompre la ligne droite par leur 10 agitation[9].

9. Puiſque l’Auteur fait profeſſion d’écrire methodiquement, clairement, & diſtinctement, il ſembloit conuenable qu’il monſtraſt quelle eſt cette matiere ſubtile qu’il preſupoſe[10] : car on demande auec raiſon, 15 premierement ſi elle eſt, 2(o) ſi elle eſt elementaire ou etherée, & ſi, eſtant elementaire, elle eſt propre ou commune à tous les elemens.

10. Si l’eau n’eſt liquide que pource que cette matiere ſubtile la rend telle[11], il s’enſuiura que la glace 20 ne ſe fondra pas pluſtoſt deuant le feu qu’ailleurs ; ou il faudra auoüer que c’eſt le feu, & non la matiere ſubtile qui la rend liquide.

11. On a de la peine à s’imaginer que l’eau ſoit de figure d’anguilles, & les raiſons qui en font données 25 page 163[12] du Liure des Metheores, & expliquées dans les Réponſes à Monſieur Fromont[13], ne font conclure autre chofe ſinon qu’il faut qu’elle ſoit gliſſante, & capable de s’accommoder à toutes ſortes de figures ; mais on ne peut pas conclure quelle ſoit en forme d’anguilles, & s’il faut que les corps les plus penetrans ſoient de telle figure, il s’enfuiura que l’air l’eſt encore dauantage. 5

| 12. Si le ſel ſe fait gouſter par ſa figure pointuë & piquante[14], les autres corps ayant la meſme figure feront le meſme effet, quoy qu’ils ſoient inſipides ; il s’enſuiura auſſi que les liqueurs, qui ſelon l’Auteur ont vne figure d’anguille & non piquante, ne ſeront 10 point gouſtées, ſur tout celles qui ſont douces, & qui n’ont point la pointe du ſel ; enfin la ſaueur ne ſeroit qu’vne figure externe, & non pas vne qualité interne ; & la force que le ſel a de garder les chofes de ſe corrompre, ne conſiſteroit qu’en ſa pointe, & en ſa figure. 15

13. Si vn corps ne s’enfonce point dans l’eau, pource qu’il eſt également gros par les deux bouts[15], il s’enſuiura que tous ceux qui ſont de meſme figure ne s’enfonceront point, & que ceux qui ont l’vn des bouts plus gros s’enfonceront. 20

14. Il s’enſuiuroit auſſi que le ſel eſtant de cette figure, & comme des baſtons qui ne ſe peuuent plier, il ſeroit aiſé de deſſaler l’eau de la mer, en la faiſant filtrer ou paſſer par quelque corps qui ait des pores fort eſtroits. 25

15. Il eſt vray que noſtre ortographe Françoiſe a des ſuperſluitez qu’il faut corriger, mais il faut que ce ſoit ſans cauſer des ambiguitez : car on doutera peut-eſtre, touchant les mots de cors & d’eſpris, ſi le premier ne ſignifie point des cornets, que nous nommons auſſi des cors, & ſi l’autre ne ſe prend point pour eſtre eſpris de quelque choſe. Il eſt vray que c’eſt vne remarque de Grammairien, & non de Philoſophe : 5 c’eſt pourquoy on l’a miſe hors du rang des autres, ou peut-eſtre c’eſt la faute de l’Imprimeur.

Ie vous prie de faire agréer la hardieſſe que i’ay priſe de vouloir que mes difficultez fuſſent veües par vn homme du merite de Monſieur Deſcartes ; le peu 10 de peine que ſans doute elles luy donneront, me le rendront plus fauorable, & vous m’obligerez à continuer d’eſtre comme i’ay touſiours efté,

Monſieur,
Voſtre tres-humble & tres-obeïſſant 15 ſeruiteur, S. P.

  1. Disc. de la Methode, p. 25.
  2. Disc, de la Meth., p. 26.
  3. Ib., p. 33.
  4. Cf. Aristote, De anima, l. I, c. i, 403 a, 8-12.
  5. Disc, de la Meth., p. 34-35.
  6. Ib., p. 57.
  7. Aristote, Hist. anim., l. IX, c. 47.
  8. Disc, de la Meth., p. 59-60.
  9. Dioptrique, Disc. I, p. 3 et suiv.
  10. Meteores, Disc. I, p. 159.
  11. Ib., p. 162.
  12. Page 124 Clers.
  13. Voir plus haut, p. 422, art. 11.
  14. Meteores, Disc. 3, p. 175.
  15. Ib., p. 176.