Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre XIV

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Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 69-75).
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XIV.
Descartes a Mersenne.
[Amsterdam, 13 novembre 1629.]
Autographe, Bibliothèque Nationale, M S., fr. n. a, 5160, fol. 48.

Lettre 2 de la collection Lahire, non comprise dans le classement de dom Poirier. Elle est, en effet, incomplète et non datée, le second feuillet ayant été enlevé. — La date peut néanmoins être restituée assez sûrement ; car la lettre précédente, écrite « il y a vn mois (p. 70, l. 7) », est évidemment celle du 8 octobre 1629 (ci-avant X). D’autre part, d’après la lettre XX ci-après, en même temps que Descartes écrivait à Ferrier celle du 13 novembre (XIII) il en envoyait dans le même paquet une pour Mersenne, et il n’y en a point d’autre, en dehors de la présente, à laquelle on puisse assigner cette date du 13 novembre.

Monſieur & Rend Pere,

Ie ſuis bien marry de la peine que ie vous ay donnee de m’enuoyer ce Phaenomene[1], car il eſt tout ſemblable a celuy que i’auois vû. Ie ne laiſſe pas de vous en auoir tres grande obligation, & encores plus de l’offre que vous me faites de faire imprimer ce petit traité que i’ay deſſein d’eſcrire ; mais ie vous diray 5 qu’il ne ſera pas preſt de plus d’vn an. Car depuis le tans que ie vous auois eſcrit il y a vn mois, ie n’ay rien fait du tout qu’en tracer l’argumant, et au lieu d’expliquer vn Phaenomene ſeulemant, ie me ſuis reſolu d’expliquer tous les Phaenomenes de la nature, 10 c’eſt a dire toute la Phyſique. Et le deſſein que i’ay me contente plus qu’aucun autre que i’aye iamais eû, car ie penſe auoir trouué vn moyen pour expoſer toutes mes penſees en ſorte qu’elles ſatisferont a quelques vns & que les autres n’auront pas occaſion d’y 15 contredire.

L’inuention de Mr Gaudey[2] eſt tres bonne & tres exacte en prattique ; toutesfois affin que vous ne penſiés pas que ie me fuſſe meſpris de vous mander que cela ne pouuoit eſtre Geometrique, ie vous diray que 20 ce n’eſt pas le cylindre qui eſt cauſe de l’effait, comme vous m’auiés fait entendre, et qu’il n’y fait pas plus que le cercle ou la ligne droitte, mais que le tout depend de la ligne hélice que vous ne m’auiés point nommée & qui n’eſt pas vne ligne plus receue en 25 Geometrie que celle qu’on appele quadraticem, pource qu’elle ſert a quarrer le cercle & meſme a diuiſer l’angle en toutes ſortes de parties eſgales auſſy bien que celle cy & a beaucoup d’autres vſages que vous pourrés voir dans les elemans d’Euclide commantés par Clauius[3]. Car encore qu’on puiſſe trouuer vne infinité de points par ou paſſe l’helice & la quadratice, toutefois on ne peut trouuer Geometriquemant 5 aucun des poins qui ſont neceſſaires pour les effaits deſirés tant de l’vne que de l’autre ; et on ne les peut tracer toutes entieres que par la rencontre de deus mouucmans qui ne dépendent point l’vn de l’autre, ou bien l’helice par le moyen d’vn filet, car tournant 10 vn filet de biais autour du cylindre, il decrit iuſtemant cete ligne la ; mais on peut auec le meſme filet quarrer le cercle, ſi bien que cela ne nous donne rien de nouueau en Geométrie. Ie ne laiſſe pas d’eſtimer bien fort l’inuention de Mr Gaudey, & ne croy 15 pas qu’il s’en puiſſe trouuer de meilleure pour le meſme effait.

Pour ce que vous me demandés ſur quel fondemant i’ay pris le calcul du tans que le poids employe a deſcendre eſtant attaché a vne chorde de 2, 4, 8 & 20 16 pieds[4], encore que ie le doiue mettre en ma Phyſique, ie ne veus pas vous faire attendre iusques la & ie tafcheray de l’expliquer. Premierement ie ſuppoſe que le mouuemant qui eſt vne fois imprimé en quelque cors y demeure perpetuellemant, s’il n’en eſt oſté par 25 quelque autre cauſe, c’eſt a dire que quod in vacuo ſemel incoepit moueri, ſemper & æquali celeritate mouetur. Supponas ergo pondus in A exiſtens impelli a ſua grauitate verſus C. Dico ſtatim atque coepit moueri, ſi deſereret illum[5] ipſius grauitas, nihilominus pergeret in eodem motu donec perueniret ad C ; 5 ſed tune non tardius nec celerius deſcenderet ab A ad B quam a B ad C. Quia vero non ita fit, fed adeſt illi grauitas quæ premit illum[5] deorſum & addit ſingulis momentis nouas vires ad deſcendendum, hinc fit vt multo 10 celerius abſoluat ſpatium B C quam A B, quia in eo percurrendo retinet omnem impetum quo mouebatur per ſpatium A B & inſuper 15 nouus ei accreſcit propter grauitatem quæ de nouo vrget ſingulis momentis. Qua autem proportione augeatur iſta celeritas, demonſtratur in triangulo 20 A B C D E : nempe prima linea denotat vim celeritatis impreſſam 1° momento, 2[5] linea vim impreſſam 2° momento, 3[5] 3° vim j° inditam, & ſic conſequenter. Vnde fit triangulus A C D qui repræſentat augmentum celeritatis motus in deſcenſu ponderis ab A uſque 25 ad C, & A B E qui repræſentat augmentum celeritatis in priori media parte ſpatii quod pondus percurrit, & trapezium B C D E quod repræſentat augmentum celeritatis in poſteriori media parte ſpatii quod pondus percurrit, nempe B C. Et cum trapezium B C D E ſit triplo maius triangulo A B E, vt patet, inde ſequitur pondus triplo celerius deſcenſurum a B ad C quam ab A ad B : id eſt ſi tribus momentis deſcendit ab A ad B, vnico momento deſcendet a B ad C ; id eſt 5 quattuor momentis duplo plus itineris conficiet quam tribus, & per conſequens 12 momentis duplo plus quam 9, & 16 momentis quadruplo plus quam 9, & ſic conſequenter.

Quod autem de deſcenſu ponderis per lineam 10 rectam demonſtratum eſt, idem ſequitur de motu ponderis ad funem appenſi[6], quippe in cuius motu quantum ſpectat ad vim per quam mouetur, non oportet conſyderare arcum G H quem percurrit, ſed finum K H ratione cuius 15 deſcendit ; ac proinde idem eſt ac ſi recta deſcenderet a K ad H, quantum ſcilicet attinet ad motum propter grauitatem. Si vero conſyderes aeris impedimentum, multo magis 20 & aliter impedit in motu obliquo a G ad H quam in recto a K ad H. Or pour cet empeſchemant de l’aer duquel vous me demandés la iuſteſſe, ie tiens qu’il eſt impoſſible d’y reſpondre et ſub ſcientiam non cadit ; car s’il eſt chault, s’il est 25 froid, s’il eſt ſec, s’il eſt humide, s’il eſt clair, s’il eſt nebuleus, & milles autres circonſtances peuuent changer l’empeſchemant de l’aer ; et outre cela, ſi le poids eſt de plonb, de fer ou de bois, s’il eſt rond, s’il eſt quarré ou d’autre figure & milles autres choſes 30 peuuent changer cete proportion, ce qui ce peut dire generalemant de toutes les queſtions ou vous parlés de l’empeſchemant de l’aer.

Pour les tours & retours d’vne chorde tirée d’vn poulce hors de ſa ligne droitte[7], ie dis qu’in vacuo ilz diminuent en proportion Geometrique : c’eſt a dire ſi 5 C D eſt 4 la premiere fois & au retour 2, au troiſieſme il ne ſera qu’vn ; s’il eſt 9 la premiere fois & 6 au ſecond coup, il ſera 4 au troiſieſme, et ainſy 10 de ſuitte. Or en ſuitte de cela la viſteſſe de ſon mouuemant diminuera touſiours a meſme proportion, ſi bien qu’il luy faudra autant de tans pour chaſcune des dernieres allees & venues que pour les premieres. Ie dis in vacuo, mais in aere ie croy qu’elles ſeront vn peu 15 plus tardiues a la fin qu’au commencemant, pour ce que, le mouuemant ayant moins de force, il ne ſurmonte pas l’empeſchemant de l’aer ſi ayſemant. Toutefois de cecy ie n’en ſuis pas aſſuré, et peut eſtre auſſy que l’aer au contraire luy ayde a la fin, pour ce 20 que le mouuemant eſt circulaire. Mais vous le pouués experimenter auec l’oreille, en examinant ſi le ſon d’vne chorde ainſy tiree eſt plus aygu ou plus graue a la fin qu’au commencemant ; car s’il eſt plus graue, c’eſt a dire que l’aer le retarde ; s’il eſt plus aigu, c’eſt 25 que l’aer le fait mouuoir plus viſte.

Et en ſuitte les queſtions que vous me propoſés, combien vne chorde doit eſtre plus longue & de quel poids elle doit eſtre tendue affin que ces tours & retours ſoyent deus… 30

Le fragment mathématique latin contenu dans cette lettre doit être d’une rédaction bien antérieure et remonter à l’époque du premier séjour de Descartes en Hollande (de 1617 à juillet 1619) ; c’est, en effet, Beeckman qui lui a posé la question de la loi mathématique de la chute des graves dans le vide (cf. lettre à Mersenne du 18 décembre 1629 Clers.t. II, p. 483, et les Cogitationes privatæ, Foucher de Careil, t. I, p. 16). A cette époque, Galilée était déjà en possession de cette loi depuis une quinzaine d’années au moins, mais il ne devait la publier que dans les Massimi Sistemi de 1632.

Dans cette recherche a priori, Descartes procède comme parait l’avoir fait aussi Galilée, en partant du principe de la conservation du mouvement antérieurement acquis (que Beeckman, au reste, admettait déjà), et en employant un procédé tout à fait analogue à celui de la méthode des indivisibles (ainsi bien avant Cavalieri). Mais il commet une faute de raisonnement singulière. Sur sa figure, la coordonnée ABC devrait représenter les temps, tandis qu’il s’en sert également pour représenter les espaces parcourus. La marche, très ingénieuse au reste, qu’il suit, l’empêche d’apercevoir immédiatement les contradictions auxquelles cette confusion sur la figure aurait dû le conduire ; il aboutit donc à une relation essentiellement différente de celle de Galilée, puisqu’elle reviendrait à considérer l’espace parcouru comme proportionnel, non pas au carré du temps, mais à une puissance du temps dont l’exposant est le rapport de log. 2 à log. 4/3, c’est-à-dire environ 2, 4.

Ayant depuis longtemps rejeté l’hypothèse de la possibilité du vide, Descartes ne revint jamais sérieusement sur ce tentamen, et par suite ne reconnut pas son erreur. Il semble même avoir cru de bonne foi que la loi de Galilée ne différait pas de celle qu’il avait lui-même donnée à Beeckman dès 1619. Il est, au contraire, possible que Clerselier, constatant le vice du raisonnement développé dans la présente lettre à Mersenne, en ait volontairement laissé de côté la minute (T).

  1. Voir plus haut, lettre X, p. 23, l. 15.
  2. Voir plus haut, lettre X, p. 25, l. 20.
  3. Christophori Clavii Bambergensis e Soc. I. Operum Mathematicorum tomus primus, complectens commentaria in Euclidis Elementa geometrica, etc., Moguntiaæ, sumptibus Antonii Hierat, excudebat Reinhardus Elz, anno MDCXI. — Il y a eu des éditions antérieures : Rome, Accolti 1574, Rome, Grassi 1589, Cologne, Ciottus 1591, Rome, Zanetti 1603, Cologne 1607, etc.
  4. Voir plus haut, lettre X, p. 27, l. 22.
  5. a, b, c et d Lisez illud.
  6. Voir plus haut, lettre X, p. 27, l. 22.
  7. Voir plus haut, lettre X, p. 29, l. 4.