Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Impôt/08

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VIII. DÉCLARATION DU ROI
CONCERNANT
LA TAILLE TARIFÉE ÉTABLIE DANS LA GÉNÉRALITÉ DE LIMOGES,
DONNÉE À VERSAILLES LE 30 DÉCEMBRE 1761, REGISTRÉE EN LA COUR DES AIDES[1].


Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous ceux qui ces présentes verront, salut. — Le désir de diminuer pour l’avenir les frais que nos sujets taillables ont été dans le cas de faire jusqu’à présent pour parvenir à l’imposition, levée et recouvrement de la taille et des autres impositions accessoires, nous a déterminé à rendre notre déclaration du 13 avril dernier, par laquelle nous avons établi une nouvelle forme de procéder, plus sommaire et moins dispendieuse que celle qui a été pratiquée jusqu’ici, par rapport aux oppositions que nos sujets taillables se croiraient fondés à former contre leurs cotes. Nous avons permis, par l’article IV de ladite déclaration, aux sieurs intendants et commissaires départis, conformément aux dispositions de l’édit du feu roi Louis XIV, notre très-honoré seigneur et bisaïeul, du mois d’août 1715, de faire procéder, en présence des officiers des élections, ou autres qu’il plaira auxdits sieurs intendants commettre à cet effet, à la confection des rôles des villes, bourgs et paroisses taillables, dans lesquelles ils le jugeront nécessaire ; par l’article VI, les oppositions qui pourront survenir aux cotes insérées auxdits rôles seront portées en première instance en l’élection ; et, suivant l’article VII, en cas d’appel de la sentence des officiers de l’élection, ledit appel sera porté, instruit et jugé en nos Cours des aides. Il résulte de ces trois articles que l’attribution aux sieurs intendants et commissaires départis, sauf l’appel au conseil, de toutes les contestations qui auraient pu s’élever pour raison de l’exécution desdits rôles faits d’office, établie par l’article XXII de l’édit de 1715, et depuis continuée par différents arrêts de notre conseil, ne subsiste plus. — Cependant, nous avons été informé que l’exécution desdits articles VI et VII de notre déclaration du 13 avril 1761 pouvait donner lieu à quelques difficultés dans certaines provinces, et notamment dans la généralité de Limoges, où la taille s’impose dans une forme particulière et d’après un tarif dont les principes ne sont point juridiquement connus des officiers des élections, et où les sieurs intendants et commissaires départis, en vertu de l’article XXII de l’édit de 1715 et des arrêts du conseil subséquents, ont, depuis l’établissement dudit tarif, fait d’office, par eux ou par commissaires, la plus grande partie des rôles, et ont jugé les contestations qui se sont élevées pour raison de l’exécution desdits rôles. — Nous nous sommes fait rendre compte de la nature de ces difficultés, de la forme établie dans la généralité de Limoges, par rapport à l’imposition de la taille, de ses avantages et de ses inconvénients. Nous avons reconnu que cette forme, introduite en 1738, en conséquence des ordres par nous adressés au sieur Aubert de Tourny, lors commissaire départi en ladite généralité, avait pour objet d’établir des règles plus fixes et moins arbitraires pour la répartition de l’imposition entre les contribuables, et de prévenir par là tous les abus qui naissent de l’incertitude et de l’inégalité des répartitions, de la haine ou de la prédilection des collecteurs, ou de leurs égards intéressés pour certaines personnes, enfin des contestations sans nombre qui sont la suite inévitable de ces inégalités, et qui sont un surcroît de charge pour le peuple ; qu’à l’effet d’obtenir un but si désirable, la valeur de tous les biens-fonds de ladite généralité a été constatée, soit par un arpentement effectif de l’étendue du terrain, suivi d’une estima tion par experts, de sa qualité et de ses produits, conformément au plan général qui en avait été dressé, soit, dans une partie de la généralité où les circonstances n’ont pas permis de suivre ce plan dans son intégralité, par les déclarations qu’ont faites les propriétaires, de la quantité et qualité des terrains qu’ils possédaient, lesquelles déclarations ont été pour la plupart combattues par les autres contribuables, et vérifiées contradictoirement avec eux par des commissaires nommés à cet effet ; qu’après cette opération préalable, il a été établi des règles pour imposer l’industrie à un taux modéré et de la manière la moins arbitraire qu’il a été possible ; que, d’après les procès-verbaux d’arpentement et les déclarations fournies dans chaque paroisse, il a été formé un relevé exact des héritages possédés par chaque particulier, dans lequel l’estimation de ces héritages a été marquée ; que ces registres ou feuilles de relevé ont servi de base au travail des commissaires pour asseoir la taille ; que ces commissaires ont été chargés chaque année de vérifier dans les paroisses les changements arrivés dans la propriété des héritages, et de les porter sur lesdits registres ou feuilles de relevé ; que, pour les diriger dans la répartition de l’imposition, il a été dressé une instruction qui règle la proportion dans laquelle doivent être imposées les différentes natures de biens et d’exploitations, et les différentes classes d’industrie ; que la différence du plan qui a été suivi dans les paroisses opérées d’après les déclarations des propriétaires, qu’on nomme, dans la généralité, paroisses tarifées, et du plan qui a été suivi dans les paroisses arpentées et estimées par experts, qu’on appelle paroisses abonnées, a obligé de faire deux instructions ou modèles, dont les dispositions varient un peu, relativement à ce qu’exigent les deux différentes formes qu’on suit dans l’un ou l’autre cas ; que ces instructions ou modèles sont insérés dans le préambule du rôle, en sorte que le commissaire n’a plus qu’à en faire l’application aux cotes particulières, en appuyant son travail sur l’estimation portée dans les feuilles de relevé ; que, depuis l’établissement de cette forme de répartition dans la généralité de Limoges, les sieurs intendants et commissaires départis de cette généralité se sont occupés des moyens de la porter à toute la perfection dont elle est susceptible, soit en faisant vérifier et corriger les inexactitudes qui auraient pu se glisser dans les premières opérations, soit en simplifiant la forme des calculs et des répartitions ; que leurs soins ont été suivis d’un succès qui fait espérer d’arriver à cette perfection dans un court intervalle de temps, au moyen d’un travail dont les fondements sont déjà posés ; que, les premiers frais indispensables pour parvenir à la connaissance détaillée de tous les fonds ayant été très-considérables, et le peuple en ayant recueilli des fruits très-avantageux par la diminution du nombre des contestations, le bien de la province exige que nous prenions des mesures nécessaires, soit pour maintenir ladite forme d’imposition, et empêcher le retour des inconvénients qu’on a voulu éviter, soit pour la porter à la perfection à laquelle on peut espérer d’atteindre en la simplifiant encore, en la corrigeant, en réformant les erreurs des premières opérations, et fixant d’une manière encore plus équitable et plus solide ce que chaque fonds doit porter d’imposition. — Notre intention est de remplir l’un et l’autre de ces objets ; mais, comme les mesures à prendre pour parvenir à perfectionner entièrement le tarif demandent du temps et des instructions préalables, qu’il n’est pas possible de rassembler sur-le-champ, nous nous réservons d’y pourvoir dans la suite. Et, comme il est nécessaire d’empêcher que la proportion du tarif ne soit dérangée par les jugements que rendraient les officiers des élections, en conformité de l’article VI de notre déclaration du 13 avril dernier, ainsi qu’il est à craindre qu’elle ne le fut par l’impossibilité où seraient lesdits officiers de se conformer dans leurs jugements aux principes du tarif, dont ils n’ont eu jusqu’à présent aucune connaissance juridique ; que, d’ailleurs, cet objet exige les mesures les plus promptes, parce que tout changement considérable dans la forme à laquelle les peuples de la province sont accoutumés, ne pourrait manquer de nuire beaucoup à la facilité des recouvrements, surtout étant fait au moment du département et de la confection des rôles ; nous avons jugé à propos, en annonçant la résolution où nous sommes de déterminer incessamment, par un règlement, les opérations qui doivent encore être faites pour donner au tarif de la généralité de Limoges la perfection dont il a besoin, d’assujettir les officiers des élections à se conformer dans leurs jugements au tarif tel qu’il est actuellement en usage, et ce par provision et jusqu’à ce que les opérations qui seront faites en vertu du règlement que nous préparons, soient consommées en tout ou en partie, nous réservant d’expliquer nos intentions sur ces objets, à mesure que ces opérations seront assez avancées pour pouvoir servir à diriger la répartition. À cet effet, il est nécessaire de donner aux officiers des élections une connaissance juridique des principes d’après lesquels la taille est imposée dans la généralité de Limoges » et de l’estimation des fonds, qui sert de base à la répartition. C’est à quoi nous ne pouvons pourvoir d’une manière plus prompte et moins dispendieuse qu’en ordonnant le dépôt au greffe des élections, tant d’un double des registres ou feuilles de relevé, sur lesquels les commissaires établissent l’imposition, que des instructions insérées au préambule des rôles, et qui contiennent les principes du tarif. À ces causes, etc.

Article I. La taille et les autres impositions accessoires continueront, dans la généralité de Limoges, d’être imposées comme par le passé, conformément aux règles du tarif exécuté dans cette généralité depuis l’année 1738, suivant les instructions ou préambules de rôles attachés sous le contre-scel des présentes, et d’après les énonciations et estimations des héritages portées aux registres ou feuilles de relevé, qui depuis ce temps servent de base au travail de la confection des rôles.

IL Les officiers des élections en première instance, et notre Cour des aides en cause d’appel, se conformeront auxdites règles et auxdites estimations dans le jugement des oppositions qui pourraient survenir aux cotes insérées aux rôles faits en conséquence ; et ce pendant le temps de trois années que nous jugeons nécessaire pour nous mettre en état d’expliquer nos intentions sur les changements qui pourraient être à faire soit aux règles du tarif en général, soit aux estimations des fonds de chaque paroisse en particulier.

III. À l’effet de mettre nos officiers des élections à portée d’exécuter les dispositions de l’article précédent, nous ordonnons qu’il soit déposé au greffe de chacune des élections situées dans ladite généralité, un modèle de l’instruction insérée au préambule des rôles des paroisses tarifées, et un pareil modèle de l’instruction insérée au préambule des rôles des paroisses abonnées, lesquels seront conformes aux modèles desdites instructions attachées sous le contrescel des présentes ; et seront lesdites instructions déposées aux greffes des élections, dans un mois pour tout délai, à compter de la date de l’enregistrement des présentes.

IV. Ordonnons pareillement qu’il soit fait incessamment des doubles des registres ou feuilles de relevé de chacune des paroisses de la généralité où le tarif est en usage, lequel double sera fait conformément à l’état actuel des paroisses, eu égard aux changements qui ont pu arriver dans la propriété des héritages depuis les premières opérations, et qui ont été vérifiés et reportés chaque année sur lesdites feuilles de relevé par les commissaires chargés de la confection des rôles.

V. Lesdits doubles des registres ou feuilles de relevé seront visés par le sieur intendant et commissaire départi en ladite généralité, ou en son absence, par telle personne que nous l’autorisons par ces présentes de commettre à cet effet ; et seront lesdits doubles en cet état déposés aux greffes des élections dans la juridiction desquelles sont situées chacune des paroisses.

VI. Le dépôt desdits registres ou feuilles de relevé se fera successivement, à mesure que ceux de chaque paroisse seront transcrits en entier ; et entendons qu’ils soient tous déposés dans le délai de six mois, à compter de la date de l’enregistrement des présentes.

VII. Ceux qui seront chargés de la confection des rôles seront tenus d’envoyer chaque année, aux greffes des élections, un état des changements arrivés dans les paroisses dont ils feront le rôle, pour être lesdits changements établis exactement sur les feuilles de relevé déposées auxdits greffes.

VIII. Dans le cas où les officiers des élections seraient obligés de statuer sur quelques oppositions aux cotes insérées aux rôles d’une paroisse, avant que le dépôt du registre ou feuille de relevé de ladite paroisse ait pu être fait, nous les autorisons par ces présentes à former leur jugement d’après l’estimation portée aux rôles des trois dernières années, qui sont en leur greffe, en y joignant l’extrait de la feuille de relevé, restée entre les mains du commissaire qui aura fait le rôle contre lequel on se sera pourvu, lequel extrait ledit commissaire sera tenu de faire remettre, certifié de lui, au greffe de l’élection, toutes et quantes fois il en sera requis, sans que pour raison de ce il puisse exiger aucuns frais des parties. Si donnons en mandement, etc.


  1. Turgot fut nommé à l’intendance de Limoges le 8 août 1761. La date de cette déclaration fait voir que ses premiers efforts eurent pour but d’améliorer le régime de l’impôt, dont la mauvaise répartition était, dans cette généralité comme ailleurs, la cause principale de la misère du pays et des habitants. Quant à l’étendue du désordre, on peut en juger à l’avance par les lignes qui suivent, et que nous empruntons à Dupont de Nemours : On avait arpenté environ les deux tiers de la province, mais on n’avait point fait de cartes de cet arpentement. Sur les simples brouillons des arpenteurs, on avait fait des procès-verbaux généraux des paroisses, et des feuilles de relevé, contenant chacune les articles qui devaient servir à former la cote de chaque particulier. Il se trouvait, par des erreurs de copistes, que les feuilles de relevé n’étaient point d’accord avec les procès-verbaux ; et il était impossible, par le défaut de cartes, et sans les brouillons originaux qu’on n’avait point conservés, de savoir lequel du procès-verbal ou des feuilles de relevé méritait le plus de confiance. Des abonnateurs, qui n’avaient et ne pouvaient avoir aucune lumière sur la science encore ignorée de calculer les frais de culture, et de les soustraire des récoltes pour en connaître le revenu, avaient ensuite estimé les héritages ; et cette estimation faite rapidement, sans discussion avec les propriétaires ni avec les cultivateurs, avait servi de base pour répartir entre les contribuables de chaque paroisse la même somme de principal de taille qui y avait été précédemment imposée. Il en résultait que dans des paroisses la taille paraissait à 1 sou pour livre du revenu estimé, et dans d’autres à 5 sous pour livre. Mais, comme l’estimation du revenu n’avait elle-même aucune base, la disproportion pouvait être plus faible ou plus forte, et personne n’était à portée de le savoir. L’incertitude originelle de toutes les parties de cette opération se trouvait énormément accrue, parce que depuis vingt-deux ans on n’avait fait aucune vérification, ni pris aucun soin de constater les changements de propriété par successions, ventes, échanges ou abandon ; de sorte que les paroisses étaient imposées par des rôles qui n’avaient aucun rapport avec leur situation réelle, et il se trouvait une infinité de fausses taxes et de cotes inexigibles, que les collecteurs étaient néanmoins obligés d’acquitter, sauf à les réimposer l’année suivante, par forme de rejet, sur ce qui restait des anciens contribuables, dont presque aucun n’avait sa propriété dans le même, état où elle avait été vingt-deux ans auparavant.

    « Telle était la situation des deux tiers de la province.

    « L’autre tiers n’avait pas été arpenté. On y avait pour base de la répartition d’anciennes déclarations des propriétaires sur l’étendue et la qualité de leurs héritages, d’après lesquelles on avait estimé qu’ils devaient porter telle ou telle part de l’imposition. Les héritages avaient tous varié dans cette partie de la province, comme dans l’autre qui avait été arpentée, et l’on avait encore moins de moyens d’y suivre les mutations de propriété.

    « On avait, d’ailleurs, dans cette partie de la province, confondu parmi les objets de revenu, les bestiaux même de labour, qui ne sont qu’un instrument dispendieux pour le faire naître, et tous les bestiaux y étaient soumis à une imposition par tête.

    « Cependant, comme les anciens propriétaires avaient eu grand soin de faire leurs déclarations fautives, il y avait moins de murmures dans cette partie de la province que dans celle qu’on avait arpentée, où l’arpentement, si le reste de l’opération eût été bien fait, devait offrir une règle plus équitable et plus solide.

    « On avait présumé la fausseté des déclarations, et l’on avait été conduit, par la vraisemblance de leur infidélité, à établir des taux différents pour les deux parties de la province. Dans la partie arpentée, les profits particuliers de ferme étaient taxés à 2 deniers pour livre, et dans la partie non arpentée, à 4 deniers. On se servait de la même raison pour justifier l’imposition par tête du bétail étendue jusques sur les bestiaux de labour. Cette imposition ne s’appliquait dans la partie arpentée qu’aux troupeaux et aux bestiaux qu’on engraisse pour les vendre.

    « En tout, la plus profonde ignorance de la vraie situation des contribuables était générale ; on n’avait pas le moindre élément pour juger de leurs réclamations et de leurs plaintes. MM. les intendants, assiégés par ceux qui trouvaient accès ou crédit auprès d’eux, ne pouvaient que céder aux demandes, toujours plausibles, mais dont la justice était toujours impossible à vérifier ; et le plus grand nombre des malheureux, ne pouvant ni se faire entendre, ni, quand on les eût écoutés, prouver, dans cette obscurité universelle, que leurs réclamations fussent bien fondées, tombaient dans un découragement absolu. » (E. D.)