Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Impôt/09

La bibliothèque libre.


IX. LETTRE CIRCULAIRE
AUX COMMISSAIRES DES TAILLES DE LA GÉNÉRALITÉ DE LIMOGES.


L’examen que j’ai fait, Monsieur, de la manière dont la taille est répartie dans la généralité de Limoges, m’a convaincu que le système de la taille tarifée établi dans la vue de remédier aux inconvénients de la taille arbitraire, * est infiniment préférable à la forme ancienne ; mais que cependant il est encore trop éloigné de la perfection pour avoir pu procurer aux peuples tous les avantages qu’ils doivent naturellement en espérer. J’en ai conclu que j’avais deux choses à faire : l’une de maintenir les principes du système dans ce qu’ils ont d’utile ; l’autre de corriger les imperfections qui peuvent subsister encore dans la manière dont il a été exécuté. L’une et l’autre de ces vues sont conformes aux intentions du roi, que Sa Majesté a exprimées dans sa déclaration du 30 décembre 1761, concernant la taille tarifée en usage dans la généralité de Limoges. Vous recevrez en même temps que cette lettre un exemplaire de cette déclaration imprimée.

Vous y verrez qu’en autorisant par une loi expresse l’ancienne estimation des fonds de la généralité, et le tarif d’après lequel se fait la répartition, le roi m’impose la nécessité de réformer tout ce que les opérations faites jusqu’ici par rapport à ces deux objets, peuvent avoir laissé de défectueux. Mais je ne puis y réussir sans le secours des personnes qui, accoutumées à travailler d’après les principes du tarif, ont dû connaître, par l’expérience et par les obstacles mêmes qu’ils ont rencontrés dans leurs opérations, les avantages et les défauts de la forme actuelle, les difficultés auxquelles elle donne lieu, et les changements dont elle a besoin.

Quelques-uns de MM.  les commissaires m’ont déjà envoyé différents mémoires dans lesquels j’ai trouvé plusieurs observations utiles dont je compte profiter ; mais, avant de prendre un parti définitif, j’ai cru devoir réunir les réflexions de toutes les personnes qui jusqu’ici se sont occupées de cette matière, et c’est dans cette vue que je vous prie d’employer vos moments de loisir à mettre par écrit vos idées sur les difficultés de la répartition dans les principes du tarif actuel, sur les défauts que vous avez aperçus dans ce tarif, sur les moyens d’y remédier et de perfectionner le système de la taille tarifée. Le travail des vérifications que vous allez commencer vous occupera sans doute tout entier d’ici à quelque temps, et vous serez ensuite obligé de vous livrer à celui de la confection des rôles ; ainsi, quelque désir que j’eusse d’avoir promptement le résultat de vos réflexions, je prévois que je ne puis vous le demander que quelque temps après le département prochain[1] ; et le travail même auquel vous allez être livré vous donnera plus d’une occasion de réfléchir sur toutes les difficultés de cette matière, la plus importante de celles qui occupent l’administration.

Vos réflexions peuvent rouler sur trois objets qui doivent, à ce qu’il me semble, être considérés séparément.

1o L’opération même de la confection des rôles ;

2o Les règles du tarif, d’après lesquelles se fait la répartition, et qui sont détaillées dans les mandements et dans les préambules des rôles ;

3o Les estimations des fonds qui servent de base à la répartition.

Sur le premier objet, il se présente une question qu’il serait utile de bien éclaircir. Les rôles se font suivant deux formes absolument différentes, dont l’une a lieu pour les paroisses tarifées, et l’autre pour les paroisses abonnées ; il est naturel de se demander quelle est la plus avantageuse de ces deux formes. Au premier coup d’œil, l’opération des paroisses tarifées paraît moins simple, puisqu’on est obligé de faire une première et une seconde répartition. Cependant, je sais que plusieurs de MM. les commissaires la regardent comme plus facile et moins compliquée que celle qui est en usage dans les rôles par abonnement : en effet, quoique suivant cette dernière méthode on ne fasse qu’une seule répartition, l’on est obligé de faire auparavant un relevé par colonnes de tous les objets susceptibles de taxe, et qui doivent être taxés sur des principes différents. Ces relevés ont jusqu’à dix colonnes ; si le commissaire se trompe en omettant quelque article, ou en le transportant par inadvertance d’une colonne à une autre, cette erreur influe sur toute la répartition, et il se trouve obligé de recommencer tout l’ouvrage ; or, il est très-possible que l’embarras de ces relevés par colonnes, et surtout le risque des erreurs qu’on peut y commettre, soient plus qu’équivalents à la peine de faire deux répartitions. Il n’y a guère que l’usage qui puisse apprendre aux commissaires laquelle de ces deux méthodes est la plus facile à pratiquer, et peut-être que l’usage même fera trouver à chacun d’eux plus facile celle à laquelle il est le plus habitué.

Je ne vois, dans la manière d’opérer les rôles par abonnement, qu’un avantage bien décidé, c’est que les industries sont imposées dans ces rôles à un taux fixe qui ne peut être ni augmenté ni diminué ; il en est de même des bestiaux, et comme ces deux objets doivent être extrêmement ménagés pour l’utilité même de ceux qui possèdent les fonds de terre, cette différence me paraît être un inconvénient des rôles par tarif. Il est vrai que, pour y remédier, on a pris le parti dans ces rôles de ne taxer en première répartition les industries, les profits de ferme et autres objets de cette nature, qu’à la moitié de la taxe qu’ils supportent dans les rôles par abonnement, au moyen de quoi, à moins que la seconde répartition ne soit double de la première, ces objets payent un peu moins dans les paroisses tarifées que dans les paroisses abonnées. Mais il en résulte toujours que leur taxe est sujette à une variation qui ne suit aucune règle, et si l’on a un peu remédié à l’inconvénient dont il s’agit, par rapport à l’industrie et aux profits de ferme, on l’a laissé subsister dans son entier par rapport aux bestiaux qui, dans les rôles par tarif, sont taxés en première répartition à la même somme à laquelle ils sont imposés définitivement dans les rôles par abonnement, c’est-à-dire à huit sous par bœuf, six sous par vache, etc. ; d’où il résulte que les bestiaux sont ordinairement plus chargés dans les paroisses tarifées. Il est vrai qu’on pourrait facilement ôter à la manière d’opérer par tarif cet inconvénient. Il suffirait pour cela d’appliquer aux industries, profits de ferme, bestiaux, etc., la même imposition fixe que dans les rôles par abonnement, et de relever séparément tous ces objets fixes, dont on déduirait le montant sur la somme totale à répartir sur la paroisse. On opérerait sur le surplus, suivant la forme ordinaire, par première et seconde répartition.

D’un autre côté, on pourrait aussi rendre le travail de la confection des rôles par abonnement un peu moins compliqué, et suppri primer les dix colonnes du relevé. Il semble en effet qu’il suffirait, en suivant le canevas du rôle article par article, de relever sur deux colonnes seulement, savoir : sur la première, toutes les taxes fixes, industries, bestiaux, profits de ferme, cotes réduites à 5 sous, etc.; sur la seconde, tous les objets susceptibles de répartition, en observant de doubler l’estimation de ceux qui seraient sujets à la taxe d’exploitation, de tripler celle des articles sujets à la taxe de propriété et d’exploitation, et de déduire sur les propriétés les rentes et intérêts qui doivent l’être. Le commissaire, après avoir additionné la première colonne, en retrancherait le montant de la somme totale à imposer sur la paroisse, et répartirait le surplus sur la totalité des objets contenus dans la seconde colonne. La comparaison de ce surplus à répartir, avec la somme résultant de l’addition de cette seconde colonne, donnerait le marc la livre de la propriété, et il n’y aurait plus qu’à appliquer ce marc la livre à chaque article. J’imagine que cette manière d’opérer serait plus simple que celle du relevé à dix colonnes, et plus directe que celle de la première et seconde répartition. Il est vrai que l’on ne pourrait pas sans un nouveau travail faire la récapitulation qu’il est d’usage de placer à la fin du préambule du rôle ; mais, puisqu’on se passe de cette récapitulation dans les rôles par tarif, on pourrait bien s’en passer dans les rôles par abonnement, ou du moins on pourrait se contenter de renonciation du montant de la colonne des taxes fixes et de celle du montant de la colonne des objets sujets à répartition. Cette dernière, devant servir de base à la fixation du marc la livre de la propriété, est essentielle à conserver.

Quelle que soit celle des deux méthodes à laquelle il faudra donner la préférence, il sera toujours très-avantageux de la rendre générale et d’établir une uniformité entière dans la manière d’opérer pour toutes les paroisses, soit en opérant les rôles des paroisses abonnées par première et seconde répartitions, soit en opérant les rôles des paroisses tarifées par une seule répartition.

L’un et l’autre de ces changements sont à peu près également faciles. Rien n’est plus simple que de substituer au travail des relevés dans les rôles par abonnement une première répartition au sou, aux 2 sous ou aux 3 sous pour livre de l’estimation, suivant que le contribuable sera sujet à la taxe de propriété, ou à celle d’exploitation, ou aux deux réunies.

À l’égard des rôles des paroisses tarifées, il n’y a guère plus de difficulté à y appliquer la méthode des rôles par abonnement, car la première répartition ayant toujours pour base la quantité de terrain possédé par chaque contribuable, et l’évaluation de ce terrain suivant sa qualité, il est aussi facile de faire un relevé des fonds, et d’y porter cette évaluation dans la colonne des fonds sujets à la taille de propriété et à celle d’exploitation, et dans celle des fonds sujets à la taille d’exploitation seulement, qu’il l’est de porter dans les colonnes du relevé des paroisses abonnées l’estimation de l’abonnateur. Les deux méthodes sont donc également applicables aux paroisses abonnées et aux paroisses tarifées. Il faudra, lorsqu’on aura déterminé la meilleure des deux, c’est-à-dire la plus commode dans la pratique, l’adopter pour toutes les paroisses et s’y tenir.

Il serait peut-être avantageux, pour faciliter le travail aux commissaires et pour former plus aisément des commis capables de les aider, de dresser une espèce de tableau des opérations qu’exige la confection des rôles, dans lequel on indiquerait autant qu’il serait possible les voies les plus abrégées pour parvenir au même but ; on pourrait y joindre aussi quelques tarifs qui soulageraient beaucoup dans le travail de la répartition. Plusieurs de MM.  les commissaires se sont fait à eux-mêmes des méthodes de calcul et des tarifs particuliers ; il serait à souhaiter qu’ils voulussent bien les communiquer, afin qu’on pût les rendre publics par l’impression. Le travail purement mécanique de la répartition deviendrait ainsi beaucoup moins fatigant pour eux : toute leur attention serait réservée pour le travail vraiment important des vérifications et de la formation des canevas, et les rôles pourraient être plus tôt en recouvrement.

Mais, quelque soin qu’on prenne pour simplifier le travail de la confection des rôles, je prévois qu’il sera toujours nécessairement assez compliqué, à moins qu’on ne parvienne à simplifier aussi les règles du tarif, et c’est le second objet sur lequel je serai fort aise d’avoir votre avis.

Il suffit de lire le préambule des rôles des paroisses tarifées et celui des rôles des paroisses abonnées, pour être frappé des contrariétés qui s’y trouvent. Indépendamment de la surcharge des bestiaux dans les paroisses tarifées, où ils sont taxés en première répartition à la même somme à laquelle ils sont taxés en définitif dans les paroisses abonnées, cette taxe des bestiaux est sujette dans les paroisses tarifées à différentes déductions en faveur des propriétaires, suivant la quantité de terrain qu’ils exploitent, et ces déductions n’ont pas lieu dans les paroisses abonnées.

Les fermiers des droits de halles dans les paroisses abonnées supportent la taxe d’exploitation ; dans les paroisses tarifées, ils ne supportent que la taxe de profit de ferme, qui n’est qu’un sixième de la taxe d’exploitation. J’aurais bien désiré pouvoir lever ces contradictions avant le département prochain, et la chose n’est pas entièrement impossible. Cependant, la nécessité de mettre les officiers des élections en état de se conformer aux règles du tarif dans le jugement des oppositions aux rôles du dernier département, ayant obligé de donner, par la déclaration du 30 décembre 1761, une authenticité légale aux deux préambules d’après lesquels les rôles avaient été faits, il n’est pas possible d’y rien changer sans lettres patentes enregistrées à la Cour des aides. Mais, comme il se peut qu’indépendamment des contrariétés qu’il est nécessaire de lever entre les différentes règles prescrites par les deux préambules de rôles, il y ait d’autres changements à faire à ces règles encore plus importants, il paraît raisonnable, pour ne pas inquiéter les esprits en proposant d’année en année de nouvelles lois destinées à être abrogées de même, de faire à la fois aux règles du tarif tous les changements dont elles ont besoin, et de ne les ramener à l’uniformité que lorsqu’on pourra les porter à leur perfectionnement. Or, des changements importants dans une matière aussi intimement liée au bonheur public ne sauraient être projetés avec trop de circonspection et même de timidité. Il faut, avant de rien entreprendre, avoir considéré l’objet sous toutes ses faces, avoir épuisé toutes les combinaisons, avoir balancé tous les avantages et tous les inconvénients.

Voilà ce qui m’empêche d’espérer qu’on puisse dès cette année faire aucune réforme aux préambules des rôles et aux règles du tarif, quelque désir que j’en eusse ; mais il est du moins nécessaire de s’occuper dès à présent, et très-sérieusement, de l’examen de ces règles, afin de se mettre en état de corriger le plus tôt qu’il sera possible les défauts qui peuvent s’y trouver.

Cet examen doit consister :

1o À comparer les deux préambules, à remarquer les articles sur lesquels ils prescrivent des règles différentes, et dans ce cas à recher cher les raisons qui peuvent faire pencher pour l’une plutôt que pour l’autre.

2o À recueillir toutes les difficultés et les doutes que l’exécution de ces règles peut présenter aux commissaires, et à remonter autant qu’il sera possible aux principes qui doivent donner la solution de ces doutes.

3o Et, cet objet est le plus important, à discuter en elles-mêmes chacune de ces règles, à peser leurs avantages et leurs désavantages, à voir si elles sont justes, si dans leur application il ne reste rien d’arbitraire, si elles ne tendent à décourager ni l’agriculture ni l’industrie.

Cette discussion présente une foule de questions sur lesquelles les avis des personnes les plus éclairées sont très-partages.

L’industrie doit-elle être taxée d’une manière fixe, comme dans les rôles par abonnement, ou doit-elle suivre la proportion générale de la paroisse, comme dans les rôles par tarif ordinaire ?

Les différentes déductions qu’on fait sur l’industrie en faveur de ceux qui ont plus ou moins d’enfants, sont-elles assez favorables à la population pour compenser la complication qu’elles introduisent nécessairement dans les règles du tarif ?

Mais, au lieu de discuter comment il faut taxer l’industrie, ne faudrait-il pas plutôt examiner si l’on doit taxer l’industrie ? Cette question est très-susceptible de doute, et bien des gens pensent que l’industrie doit être entièrement affranchie. Il est évident que la taxe de l’industrie est par sa nature arbitraire, car il est impossible de connaître exactement le profit qu’un homme fait avec ses bras, celui qu’il tire de sa profession, de son commerce, et il pourra toujours se plaindre sans que personne puisse juger de la justice de ses plaintes. Pour rendre cet inconvénient moins sensible, il n’y a d’autre moyen que de taxer l’industrie à un taux si faible que l’inégalité de la répartition ne mérite presque aucune considération ; mais, outre que cette taxe, légère pour les gens aisés, est toujours très-forte pour un homme qui n’a que ses bras, si la taxe de l’industrie est en général très-modérée, on craindra qu’elle ne soulage que bien peu les propriétaires de terres et les cultivateurs. Cependant, on peut soutenir que ce soulagement en lui-même est entièrement illusoire, et que la taxe de l’industrie retombe toujours à la charge de ceux qui possèdent les terres. En effet, l’homme indus trieux n’a d’autres profits que le salaire de son travail ; il reçoit ce salaire du propriétaire de terres, et lui rend par ses consommations la plus grande partie de ce qu’il en a reçu pour son travail. S’il est forcé d’abandonner une partie de son profit, ou il fera payer plus cher son travail, ou il consommera moins. Dans les deux cas, le propriétaire de terres perdra, et peut-être perdra-t-il plus qu’il n’a gagné en rejetant sur l’homme industrieux une partie du fardeau de l’imposition.

Comment doit-on taxer les bestiaux ? Doit-on taxer les bestiaux ? Il y a encore sur cet article bien des raisons de douter. Les bestiaux peuvent être envisagés comme nécessaires au labourage et à l’engrais des terres ; et sous ce point de vue ils ne sont point un revenu, mais un instrument nécessaire pour faire produire à la terre un revenu ; il serait donc plus naturel de chercher à encourager leur multiplication, que d’en faire un objet d’imposition. Considérés sous un autre point de vue, les bestiaux qu’on engraisse et les bêtes à laine donnent un revenu, mais c’est un revenu de la terre. Si donc on impose la terre et les bestiaux séparément, de deux choses l’une, ou l’on fait un double emploi, ou l’on n’a pas imposé la terre à sa valeur. Il est plus simple de ne point taxer les bestiaux et d’imposer la terre dans sa juste proportion.

Un domaine est composé de terres labourables, de maisons, de prairies, etc. Les prairies sont nécessaires pour la nourriture des bestiaux, sans lesquels on ne peut cultiver les terres ; les maisons et autres bâtiments sont indispensables pour loger les colons, pour retirer les bestiaux et serrer les grains. Ces deux objets ne produisent donc rien par eux-mêmes, et servent seulement à mettre les terres labourables en état de produire. Doit-on en conséquence regarder la taxe des prairies et des maisons comme un double emploi, et doit-on la supprimer ? Ou bien faut-il proportionner l’imposition à la valeur entière du domaine, et la répartir sur les prairies, les maisons et les terres labourables à raison de ce que ces différents fonds contribuent à la valeur totale du domaine ? Ce dernier parti semble plus juste, car lorsque les prairies et les terres labourables se trouvent entre les mains de différents propriétaires, comme il arrive quelquefois, il faut bien que le laboureur achète le fourrage du propriétaire de prairies. Alors le produit des prairies n’est pas nul ; mais, du produit des terres labourables il faut déduire comme frais de culture ce que le laboureur est obligé d’acheter du propriétaire de prairies, et qui fait le revenu de celui-ci.

Je n’ai pu voir sans étonnement, dans le préambule des rôles par tarif, que les locataires des maisons sont imposés à la taxe d’exploitation et aux 2 sous pour livre de leurs baux. Une maison, pour un locataire, est une dépense et non un revenu, et le bail d’une maison n’a rien de commun avec le bail d’une ferme sur laquelle le fermier gagne. Il est vrai qu’en Limousin, louer une maison pour l’habiter et prendre un domaine à bail pour le faire valoir sont deux choses qui s’expriment également par le mot d’affermer ; mais cette équivoque n’a point lieu dans le reste du royaume : aussi, dans aucune autre province les locataires de maisons ne sont taxés sur le prix de leurs baux. Il serait assez singulier que cette équivoque de nom fût l’origine de l’imposition qu’on fait supporter dans la province aux locataires des maisons.

Dans tous les pays de taille personnelle, la plus grande partie de l’imposition porte sur la tête du fermier ou du métayer ; cependant c’est le propriétaire qui possède le fonds et qui jouit du revenu : le cultivateur n’a que son travail et ne gagne que ce que le propriétaire lui laisse pour salaire de ce travail. Mais, une grande partie des fonds étant possédée par des nobles ou des privilégiés qui ne peuvent être imposés personnellement à la taille, on a imposé leurs fermiers ou leurs colons à proportion des fonds qu’ils faisaient valoir, et par ce moyen l’on a imposé indirectement les propriétaires ; car il est bien évident que le fermier ou le colon ne paye sa taille que sur les produits de la terre qu’il cultive, et que le prix de la ferme, ou la portion que le colon rend à son maître, sont nécessairement diminués à raison de ce que le cultivateur paye au roi. Il est si peu douteux que toute la taille imposée sur les colons ne soit véritablement à la charge des propriétaires, que ceux-ci, dans les conventions qu’ils font avec leurs métayers, se chargent très-souvent de payer leur taille en tout ou en partie.

Dans les pays de taille réelle, on suit d’autres principes : la taille est imposée sur le fonds, et c’est le propriétaire qui la paye. Il en résulte que le cultivateur n’est jamais exposé à des poursuites ruineuses, et que l’état de laboureur y est dès lors plus avantageux que dans les pays de taille personnelle : le propriétaire doit donc trouver plus facilement des colons pour mettre son bien en valeur, et cet avantage solide est bien préférable à l’avantage chimérique de n’être point imposé à la taille sous son nom, mais sous le nom de son fermier. Dans ces provinces, on n’a point cherché à éluder le privilège de la noblesse en taxant indirectement ses fonds sous le nom des cultivateurs ; mais ce privilège a été restreint et attaché à de certains fonds qui, étant possédés par des nobles à l’époque de l’établissement de la taille réelle, ont reçu alors ce caractère de nobilité qu’ils ont conservé depuis, même en passant dans les mains des roturiers.

La taille tarifée, établie en Limousin, n’est ni la taille réelle ni la taille personnelle des autres provinces d’élection. Comme la taille réelle, elle a pour base une estimation des fonds d’après laquelle l’imposition se répartit dans chaque paroisse ; mais, comme tous les règlements sur la taille qui avaient force de loi dans la province étaient et sont encore relatifs à la taille personnelle établie anciennement en Limousin comme dans les autres pays d’élection, l’on a été gêné par ces règlements, et l’on n’a pu adopter le principe de la taille réelle de taxer les fonds sous le nom du propriétaire : on a continué d’imposer le colon ou le fermier, comme dans les pays de taille purement personnelle. Cependant, comme on a considéré que le propriétaire, à moins qu’il ne fût privilégié, était aussi sujet à la taille pour le revenu qu’il tire de son fonds, l’on a partagé la taille d’un fonds en deux parties, dont l’une, supportée par le cultivateur sous le nom de taxe d’exploitation, fait les deux tiers de l’imposition totale du fonds ; l’autre tiers, sous le nom de taxe de propriété, est supporté par le propriétaire, à moins qu’il ne soit privilégié, auquel cas l’héritage ne supporte que les deux tiers de l’imposition totale ou du plein tarif, et l’autre tiers retombe à la charge des autres taillables.

Par une suite des règlements qui rendent la taille personnelle, la taxe de propriété ne s’impose pas dans la paroisse où est situé le fonds, mais dans celle où le propriétaire fait son domicile. Ainsi, pour former la cote d’un propriétaire qui possède des fonds dans différentes paroisses, il faut connaître l’estimation de chacun de ses fonds dans ces paroisses, pour les taxer en facultés personnelles dans celle où le propriétaire est imposé. Il est aisé de sentir à combien d’embarras, de fraudes, de difficultés de toute espèce, donne lieu ce transport de la taxe de propriété d’une paroisse à l’autre. Ces diffi cultés sont développées avec beaucoup de sagacité dans un excellent Mémoire qui m’a été envoyé par un des commissaires de l’élection d’Angoulême (M. Saunières de Glori).

La facilité de se tromper et d’être trompé lors de la recherche des fonds qu’un propriétaire possède dans différentes paroisses n’est pas même le plus grand inconvénient de cet usage. Avec la plus sévère exactitude de la part du commissaire à rapporter à la cote de chaque propriétaire la taxe de toutes ses propriétés éparses dans différentes paroisses, dans différentes élections et souvent dans différentes provinces, quand on supposerait que tous les propriétaires auraient la bonne foi de déclarer eux-mêmes leurs possessions les plus éloignées et les plus difficiles à découvrir, il serait encore impossible d’éviter une injustice inséparable de ce transport des facultés d’une paroisse à l’autre.

En effet, il ne faut pas être versé dans la matière de la taille tarifée pour savoir que les estimations entre les fonds de terre situés dans différentes paroisses n’ont aucune proportion les unes avec les autres. On serait bien heureux que la proportion fut bien établie d’héritage à héritage dans la même paroisse ; mais la disproportion de paroisse à paroisse est si reconnue que, depuis l’établissement de la taille tarifée dans la province, il n’a pas été possible de penser à prendre ces estimations pour base de l’opération du département, et qu’on a continué à répartir la taille entre les paroisses d’après des considérations absolument étrangères aux estimations de l’abonnement, auxquelles on n’aurait pu avoir égard sans écraser entièrement certaines paroisses, tandis que d’autres auraient été excessivement soulagées, il est résulté de là que la proportion ou le marc la livre de la taxe, soit de propriété, soit d’exploitation, avec l’estimation, varie d’une paroisse à l’autre à un point qu’il serait difficile d’imaginer. Je ne vous dissimulerai pas toute la surprise que m’a causée cette différence de proportion, et je ne doute pas qu’elle n’ait beaucoup contribué aux plaintes qu’a excitées dans la province l’établissement de la taille tarifée. En attendant qu’on puisse y remédier, il est évident que, si l’on transporte la taxe de propriété d’un fonds d’une paroisse où le marc la livre de la propriété n’est qu’à un sou pour livre de l’abonnement, dans une autre paroisse où le marc la livre sera à 4 sous pour livre de l’abonnement, le propriétaire payera une taxe quadruple de celle qu’il aurait dû supporter, et plus forte d’un tiers en sus que les deux taxes de propriété et d’exploitation de son héritage, s’il les eût payées l’une et l’autre dans la paroisse où le fonds est situé. Par la même raison, dans le cas contraire, il payera moins qu’il n’aurait du payer. Or, il s’en faut beaucoup que la disproportion que j’ai citée pour exemple soit une des plus fortes parmi celles qu’on peut observer en parcourant les plumitifs du département.

Un autre effet de ces transports de propriété est d’enlever au propriétaire d’un domaine ravagé par la grêle la part qui doit lui revenir de la diminution accordée lors du département à la paroisse ou au village dans lesquels ce domaine est situé, parce que la taxe de propriété de ce domaine est reportée dans une paroisse qui n’a point été grêlée. Il arrive souvent aussi que 1a diminution accordée lors du département étant répartie à proportion de l’imposition de chacun des particuliers qui a souffert, et cette imposition étant souvent formée en raison de facultés personnelles provenues de biens situés dans des paroisses étrangères et qui n’ont essuyé aucune perte, les modérations accordées aux particuliers n’ont aucune proportion avec le dommage réel qu’ils ont souffert.

Mais, de toutes les conséquences qu’entraîne cette taxe de propriété détachée du fonds dont elle provient pour suivre la personne, la plus funeste est l’attrait qu’elle donne aux propriétaires de campagne pour transférer leur séjour dans les villes dont la taille est fixée, et pour éluder par ce moyen facile près du tiers de leurs impositions. Il en résulte un double malheur pour les campagnes : d’un côté elles perdent le débit de leurs denrées, les salaires de leur industrie, parce que les propriétaires vont ailleurs dépenser leurs revenus ; de l’autre, il faut que les habitants qui y restent supportent ce tiers de l’imposition des fonds dont les propriétaires se délivrent en se retirant dans les villes. Ainsi les campagnes se dépeuplent, ainsi les ressources diminuent, les charges augmentent, les cultivateurs s’appauvrissent, l’agriculture s’énerve, et les propriétaires, qui voient de jour en jour leurs domaines dépérir, payent bien cher leur prétendu privilège.

Le seul remède à cet inconvénient serait sans doute de taxer tous les fonds dans les paroisses où ils sont situés, en exceptant peut-être les fonds qui dépendent de corps de domaines situés dans les provinces voisines, et qu’on pourrait, sans aucun embarras, taxer dans la paroisse où est le corps du domaine. Je sais que les règlements s’y opposent, parce que, la taille étant dans l’origine une imposition personnelle, chaque contribuable ne peut être taxé qu’au lieu de son domicile ; mais les règlements peuvent être changés par la même autorité qui les a établis, et le roi ayant annoncé, par sa déclaration du 30 décembre, le projet de perfectionner la taille tarifiée dans toutes ses parties, vous ne devez point être arrêté dans vos réflexions par les règlements actuels, et vous devez étendre vos vues sur tout ce que vous croirez pouvoir être utile. Quand vous vous tromperiez, vous donneriez toujours lieu à une discussion plus approfondie, à un examen de l’objet sous toutes ses faces, et votre erreur même ne serait point infructueuse. Je ne craindrai pas qu’elle puisse devenir nuisible ; il y a toujours si loin du projet à l’exécution, qu’on a certainement tout le temps d’y réfléchir.

Si l’on taxe tous les fonds dans le lieu où ils sont situés, fera-t-on porter toute l’imposition sur la tête du propriétaire, comme dans les pays de taille réelle, ou sur la tête du cultivateur, comme dans les pays de taille personnelle ? Il est bien clair que dans les deux méthodes c’est toujours le propriétaire qui paye, mais le propriétaire étant plus riche que le colon, étant plus attaché à son fonds, et plus sur de retrouver dans une année ce qu’il perd dans une autre, n’est pas aussi aisément ruiné par une surcharge accidentelle et momentanée que le colon ; il n’y a pas à craindre que le découragement lui fasse abandonner son champ. Si, pour mettre sa terre en valeur, il a le plus grand intérêt, à trouver de bons cultivateurs, il a de même intérêt à leur inspirer la plus grande sécurité ; il a donc intérêt à prendre sur lui toutes les charges, et il doit désirer que le colon ne soit point taxé. Il en sera bien dédommagé par les conditions avantageuses que celui-ci lui fera en prenant sa terre. Le transport de l’imposition sur la tête du propriétaire seul anéantirait la plus grande partie des frais et des exécutions qui aggravent si cruellement le poids des taxes : les saisies de fruits et les exécutions seraient presque toutes converties en de simples saisies-arrêts entre les mains du fermier et du colon. Le privilège des nobles se concilierait aisément avec cette innovation. Il serait également facile ou de diminuer du tiers la cote des nobles, comme on l’a fait jusqu’ici en supprimant leur taxe de propriété, ou d’appliquer leur privilège à certains fonds, comme on l’a fait dans les pays de taille réelle.

Le parti de taxer en plein sur la tête du colon est moins éloigné du système actuel, et c’est à quelques égards un avantage.

Soit qu’on suivît l’un ou l’autre système, il faudrait également que les arrangements entre les propriétaires d’une part et les fermiers ou colons de l’autre fussent un peu différents, car il est certain que, si le propriétaire est chargé de tout, le colon doit lui rendre bien davantage de sa terre ; si au contraire c’est le colon, il rendra d’autant moins au propriétaire. Ces arrangements se feraient d’eux-mêmes en assez peu de temps ; mais on ne peut disconvenir que le moment du changement ne dût produire quelque embarras par rapport aux conventions déjà faites. Pour éviter cet inconvénient, il serait nécessaire de prendre des précautions, assez difficiles à déterminer, et sur lesquelles il faudrait que le législateur statuât en établissant sa loi nouvelle.

Je ne puis que vous indiquer une partie des questions que vous trouverez à examiner et à discuter sur les règles du tarif ; la connaissance que vous avez de cette matière vous en fera naître sans doute beaucoup d’autres. Je passe au troisième objet, que je propose à vos réflexions : l’estimation des fonds.

Les règlements sur la manière de répartir l’imposition d’après l’estimation des fonds sont proprement ce qu’on appelle, en matière de taille, le tarif. Ce tarif doit être appliqué d’après la connaissance exacte de la valeur des fonds ou du moins de la proportion entre les différents fonds, c’est-à-dire de leur valeur relative ; l’estimation des fonds qui fixe cette proportion est proprement le cadastre ; le tarif et le cadastre sont deux choses très-différentes et indépendantes l’une de l’autre.

Un bon tarif peut être appliqué à un mauvais cadastre, et réciproquement ; l’un peut être changé, l’autre restant le même. Ainsi, sans rien changer aux abonnements, on pourrait ou supprimer ou augmenter certains privilèges ; on pourrait charger plus ou moins les bestiaux, les maisons, les profits de ferme, les industries, etc. L’on pourrait de même changer tous les abonnements, et laisser subsister toutes les règles contenues dans l’un ou l’autre des préambules de rôles.

Je voudrais bien pouvoir me flatter que les estimations d’après lesquelles on répartit la taille dans cette province méritassent une entière confiance. J’ai cru, pendant quelque temps, que du moins les corrections dont elles avaient besoin seraient légères, qu’en général la proportion des héritages d’une même paroisse entre eux était suffisamment fixée, et qu’il ne s’agissait plus, pour mettre à cet égard la dernière main au système de la taille tarifée, que de déterminer la proportion entre la valeur des fonds dans les différentes paroisses, afin que cette proportion put servir de base à l’opération du département. Je savais qu’à la vérité les estimations devaient être moins précises dans les paroisses qui n’étaient que tarifées, mais j’imaginais que, si ce degré de précision était absolument nécessaire, on pourrait facilement l’atteindre par les mêmes moyens qu’on avait employés dans l’abonnement des autres paroisses.

Ce que j’ai appris de la méthode qui a été suivie dans l’abonnement d’un grand nombre de paroisses, et la multitude de plaintes que j’ai reçues, dont je crains bien qu’une grande partie ne soit fondée, tout me persuade que l’ouvrage est bien plus éloigné de sa perfection que je ne l’avais pensé ; et j’envisage avec peine l’étendue du travail qui reste encore à faire, soit pour suppléer à l’imperfection des déclarations dans les paroisses tarifées, soit pour réformer les erreurs qui se sont glissées dans l’estimation des fonds des paroisses abonnées, soit pour établir la proportion entre les différentes paroisses. Mais, si ce travail est nécessaire pour rétablir la juste proportion dans l’imposition, il ne faut pas hésiter à s’y livrer. Les vérifications que vous allez faire vous mettront à portée de connaître si les plaintes qu’on porte contre les anciennes estimations sont aussi fondées que bien des gens le prétendent, et à quel point les erreurs qui peuvent s’y être glissées sont préjudiciables.

Il ne saurait être encore question cette année d’apporter remède à l’injustice de ces estimations, puisqu’on ne pourrait encore les réformer en connaissance de cause, et qu’on ne peut rien y changer sans risquer de commettre des injustices peut-être encore plus grandes. Mais il est essentiel de constater la nécessité de la réforme et du changement qu’on paraît désirer, avant de se déterminer à l’entreprendre, et c’est sur quoi les connaissances que vous devez recueillir dans le cours des vérifications pourront me procurer beaucoup de lumières.

S’il résulte de cet examen que les anciennes estimations ne peuvent servir de base à une répartition équitable, et qu’elles ont besoin de réforme, il faut découvrir pourquoi elles ont été si fau tives, et chercher les moyens de faire un ouvrage plus solide et, s’il est possible, moins dispendieux ; car je ne vois rien de plus affligeant, dans cette nécessité de remanier les anciennes estimations, que la perte de sommes qui ont été dépensées pour cet objet par les propriétaires, et il est bien à désirer qu’on puisse corriger l’ancienne opération sans obliger personne à faire une seconde fois les mêmes frais.

Il m’a été assuré que les anciennes estimations ont été faites dans chaque paroisse par un seul expert, dont l’opinion a été l’unique règle de l’appréciation de chaque héritage ; et je ne suis point étonné qu’une opération aussi arbitraire ait donné lieu à beaucoup de plaintes, et même à des plaintes fondées. Il est bien difficile qu’un seul homme, étranger dans une paroisse, et qui ne peut y séjourner que peu de temps, puisse connaître assez parfaitement la valeur de tous les fonds pour en faire une appréciation exacte ; et, quand une parfaite exactitude aurait été possible, il aurait suffi que cette estimation fût l’ouvrage d’un seul homme, pour que chacun se crût en droit de se prétendre surchargé et ses voisins soulagés à son préjudice.

Je suis persuadé que des estimations faites par des experts choisis dans chaque paroisse, et exposées pendant quelque temps à la contradiction des propriétaires intéressés dont on aurait recueilli et pesé les allégations, auraient obtenu plus de confiance, et j’imagine que, s’il est possible de prendre une voie à peu près semblable pour vérifier les erreurs dont on se plaint, le succès pourra être plus heureux. Mais, pour inspirer au public une confiance encore plus entière, je ne sais s’il ne vaudrait pas mieux, dans l’estimation qu’on fera des héritages, se contenter d’une appréciation purement idéale, et qui n’exprimerait que le rapport d’un héritage à l’autre, sans prétendre estimer la valeur absolue des fonds en livres, sous et deniers. — Pour rendre ceci plus clair, je suppose que la valeur totale de tous les fonds d’une paroisse soit exprimée par un, et que cette unité soit divisée en millièmes, en dix-millièmes, etc. ; la paroisse vaudra ou mille millièmes ou dix mille dix-millièmes : si un héritage vaut quarante dix-millièmes, un héritage double en valeur vaudra quatre-vingts dix-millièmes, et le travail des experts aura toujours pour objet la comparaison des héritages entre eux, et non leur valeur absolue en livres, sous et deniers.

L’avantage de se borner à cette simple comparaison des fonds, sans prétendre découvrir leur valeur absolue, consiste en ce qu’il est assez évident que, si chaque particulier peut se croire intéressé à ce que son héritage soit moins estimé, à proportion, que ceux de tous les autres, ceux-ci sont tous intéressés à ce qu’il soit remis dans sa juste proportion, et ils se réunissent tous contre lui. Toute fraude de la part du particulier combat directement l’intérêt public, dès lors elle devient odieuse ; personne ne peut la mettre en pratique sans s’avouer à lui-même qu’il fait une chose malhonnête, et j’aime à croire que le plus grand nombre des hommes doit être arrêté par une pareille considération. Au contraire, lorsqu’on cherche à connaître la valeur absolue de chaque héritage et le revenu réel des particuliers, chacun se révolte et cherche à se soustraire à cette espèce d’inquisition. On craint de se nuire à soi-même en laissant voir trop exactement ce qu’on possède. On sait que l’on peut être imposé en conséquence au vingtième ; or, il est naturel de chercher à diminuer son fardeau ; et, quoique dans le fait le soulagement de l’un entraîne toujours la surcharge des autres, cette conséquence est moins directe et moins sensible dans le cas de l’estimation absolue, que dans celui de la simple comparaison. L’on se fera toujours moins de scrupule de se dérober aux recherches lorsqu’on croira ne tromper que le gouvernement, que lorsqu’on croira tromper ses voisins.

Je conviens que la connaissance de la proportion des héritages de la même paroisse entre eux ne donnera pas directement la balance des paroisses entre elles ; mais je crois la proportion d’héritage à héritage dans la même paroisse bien plus importante en elle-même, bien plus difficile à suppléer par des à-peu-près, et que de plus cette proportion une fois trouvée fournit aisément les moyens de découvrir celle de paroisse à paroisse par des voies plus simples et moins effrayantes qu’une recherche du revenu réel de tous les fonds. J’ajoute que l’évaluation par livres, sous et deniers des anciens abonnements n’a servi de rien pour fixer la proportion de paroisse à paroisse, puisque tout le monde sait que les estimations des fonds de pareille qualité situés dans différentes paroisses n’ont entre elles aucune proportion. Il en est même résulté un mal, c’est que ces mêmes estimations ayant été prises pour bases de l’imposition du vingtième, cette imposition se trouve répartie avec beaucoup d’inégalité. L’on ne fût pas tombé dans cet inconvénient si l’on n’avait pas donné les estimations des abonnateurs pour des estimations de la valeur réelle des fonds, ce qui est assurément très-éloigné de la vérité.

Je pourrais m’étendre beaucoup sur les différents moyens qu’on peut employer pour parvenir à perfectionner l’opération du cadastre ou de l’évaluation des fonds ; mais mon objet est de vous demander vos réflexions, et non de vous occuper des miennes, et j’aime mieux savoir votre façon de penser que de vous insinuer mes propres idées.

Je recevrai avec plaisir des lumières, non-seulement de vous, mais de toutes les personnes éclairées que l’amour du bien public engagera à s’occuper de cette matière. Vous pouvez vous apercevoir que je ne cache aucune de mes vues ; je n’y suis attaché qu’autant qu’elles me paraissent utiles ; plus le public pourra être convaincu de cette utilité, plus il sera disposé à y concourir, et plus le succès deviendra certain. C’est pour cela que je me propose de donner à toutes mes opérations la plus grande publicité, afin d’écarter s’il se peut toute défiance de la part du peuple. Je ne puis trop vous prier de travailler de concert avec moi à lui inspirer cette confiance, non-seulement en rendant une exacte justice dans l’exercice de vos fonctions, mais encore en traitant les paysans avec douceur, en vous occupant de leurs intérêts et de leurs besoins, et en me mettant à portée de les soulager.

Je ne vous prescris aucun temps pour m’envoyer les éclaircissements que je désire ; mais je vous serai obligé de m’en faire part le plus tôt que vous pourrez, et du moins peu de temps après que vous serez quitte du travail de la confection des rôles.

Je suis très-parfaitement, monsieur, etc.[2].


  1. On appelait alors département l’opération de répartir entre les élections, les villes, les bourgs, les paroisses de campagne la somme imposée à titre de taille sur la généralité ou la province soumise à une intendance. (Note de Dupont de Nemours.)
  2. Dupont de Nemours possédait une collection complète des lettres de Turgot à ses subdélégués, aux commissaires des tailles, aux officiers de police et aux curés de la généralité de Limoges. Malheureusement, à ce qu’il rapporte, la plus grande partie de cette précieuse correspondance a été perdue par suite de déménagements, ou livrée aux flammes par excès de prudence, lors de la crise révolutionnaire. Il nous a conservé, toutefois, dans ses Mémoires sur la vie de Turgot, un fragment d’une autre circulaire aux commissaires des tailles, que nous nous croirions coupable de ne pas reproduire.

    Vous devez vous regarder » écrivait l’illustre intendant de Limoges à ces commissaires, « comme autant de subdélégués ambulants…… Ne négligez point de vous instruire de l’état de l’agriculture dans chaque paroisse, de la quantité de terres en friche, des améliorations dont elles sont susceptibles, des productions principales du sol, des objets de l’industrie des habitants, et de ceux qu’on pourrait leur suggérer, du lieu où se fait le plus grand débit de leurs denrées, de l’état des chemins, et s’ils sont praticables pour les voitures ou seulement pour les bêtes de somme.

    La position du lieu, la salubrité de l’air, les maladies les plus fréquentes des hommes et des animaux, les causes auxquelles on les attribue, sont encore dignes de vos recherches. Vous pouvez aussi écouter les plaintes des particuliers sur toutes sortes d’objets. Vous vous attacherez à découvrir, autant qu’il vous sera possible, les abus de tout genre dont le peuple peut souffrir ; désordres dans différentes parties de l’administration, vexations plus ou moins caractérisées, préjugés populaires qui peuvent être funestes à la tranquillité ou à la santé des hommes. Vous pouvez conférer sur tous ces objets avec MM. les curés à qui j’ai aussi demandé de pareils éclaircissements, avec les seigneurs et les gentilshommes que vous aurez occasion de voir, avec les principaux bourgeois du canton Je serai fort aise de connaître toutes les personnes qui sont en état de me donner des éclaircissements utiles. Vous me ferez plaisir de m’indiquer ceux en qui vous aurez reconnu ces qualités. Vous vous informerez surtout soigneusement des médecins, des chirurgiens, des personnes charitables qui s’occupent de médecine, et qui distribuent des remèdes aux malades.

    Si vous rencontrez quelques hommes qui se distinguent par quelque talent, ou qui montrent des dispositions singulières pour quelque science ou quelque art que ce soit, vous m’obligerez de ne me les pas laisser ignorer. Je chercherai les occasions de les employer, et de ne pas laisser leur talent enfoui.

    Vous me ferez plaisir de prendre note des habitants à qui, dans le travail des vérifications, vous remarquerez le plus d’intelligence, et qui passent pour avoir le plus de probité……

    Quoique cette partie de vos fonctions ne soit liée que d’une manière éloignée avec l’objet direct de votre voyage, je suis persuadé qu’elle vous deviendra de plus en plus précieuse ; et je ne doute pas qu’elle ne serve aussi beaucoup à vous concilier l’affection et la confiance des habitants. »

    Turgot appelait toutes ces lettres ses œuvres limousines. Elles ont été devant Dieu, et pour les cœurs honnêtes, préférables aux plus belles œuvres académiques, dit Dupont de Nemours. (E. D.)