Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Lettres au contrôleur-général

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Texte établi par Eugène DaireGuillaumin (tome IIp. 98-115).


LETTRES AU CONTRÔLEUR-GÉNÉRAL

RELATIVES
1o  à l’abolition de la corvée pour les transports militaires ;
2o  à la réforme des droits d’octrois perçus par les villes.

première lettre. — Sur l’abolition de la corvée pour les transports militaires.
(Limoges, le 19 avril 1765.)

Monsieur, depuis que je suis chargé de l’administration de cette province, je n’ai pu m’empêcher d’être vivement frappé des désordres qui accompagnent le transport des équipages de troupes, auquel sont assujettis les habitants des lieux de passage et des paroisses circonvoisines ; du dérangement que cette corvée apporte dans les travaux de l’agriculture, et de l’impossibilité d’y mettre un ordre qui en adoucisse le joug. Je me suis occupé, en conséquence, des moyens que l’on pourrait employer pour faire remplir ce service d’une manière moins onéreuse à la province. J’ai su que depuis longtemps les états de Languedoc ont pris le parti de traiter avec des entrepreneurs qui se chargent de faire ces transports aux dépens de la province moyennant un prix convenu, et qu’en 1752 M. de Beaumont, alors intendant de Franche-Comté, rendit à cette province le service d’y introduire le même usage qui s’y est perpétué, mais qui n’a encore été étendu à aucune autre.

J’ai cru que vous ne trouveriez pas mauvais que je procurasse le même avantage à la généralité de Limoges, en faisant un marché avec des entrepreneurs qui s’engageraient, comme en Languedoc et en Franche-Comté, à fournir les voitures et les chevaux. Ces entrepreneurs établiraient dans chaque lieu d’étape des soustraitants, commis ou agents, qui conduiraient les troupes d’un gîte à l’autre ; mais ne pourraient faire de fournitures que sur un ordre expédié par le subdélégué dans le lieu du départ, et visé ensuite par le subdélégué ou autre personne de confiance à ce commise dans celui de l’arrivée. Ce visa constatera que la fourniture ordonnée aura été faite, et sera la pièce justificative sur laquelle l’entrepreneur touchera le payement des chevaux compris dans l’ordre qu’il aura rapporté.

Je pense que, pour assurer le service et l’économie dans ce service, il devra être payé comptant. Le retard du payement renchérirait le service d’une manière beaucoup plus dispendieuse que ne seront les moyens d’en procurer l’avance.

Cette espèce de fourniture est sujette à trop de variétés imprévues, pour qu’il soit praticable d’imposer tous les ans une somme fixe qui en paye la dépense ; mais l’intendant peut être autorisé par un arrêt du Conseil, pour tout le temps que durera le traité, à imposer chaque année le montant du compte qu’il arrêtera des fournitures payées par le préposé du receveur général ; et, pour dédommager celui-ci de l’avance qu’il en aura faite, on lui passera dans son compte le sou pour livre en sus. Outre ce sou pour livre, l’arrêt du Conseil permettrait l’imposition d’un autre sou pour livre pour frais de recouvrement, dont quatre deniers seraient attribués aux collecteurs, quatre aux receveurs des tailles, et quatre au préposé chargé des avances dans la caisse duquel les receveurs particuliers versent les deniers de l’imposition ; au moyen de quoi ce préposé aurait seize deniers pour livres du montant de ses avances.

Ce serait trop si l’argent lui rentrait exactement aussitôt après son compte rendu ; car, ses avances étant faites à différents temps dans le courant de l’année, il y en aura toujours une partie dont il ne pourrait réclamer l’intérêt pour l’année entière ; mais il faut considérer que ces fonds ne lui rentreront qu’après le recouvrement de l’imposition, et que ce recouvrement, suivant la même marche que celui des impositions ordinaires, il ne pourra le plus souvent être achevé que dans le courant de la seconde année. En envisageant la chose sous ce point de vue, l’avantage fait au préposé ne paraîtra pas trop fort.

Il est indifférent que le commis à la recette générale chargé de ces avances les fasse en son propre nom, ou dans sa qualité de commis à la recette ; et il ne serait pas difficile de trouver un autre homme qui les fasse aux mêmes conditions.

Rien ne sera plus simple que le compte à rendre de sa gestion. Il ne s’agit que de faire un relevé des ordres donnés pour la fourniture, sur lesquels on aura payé, et qui auront été gardés quittancés pour servir de pièces justificatives au compte.

Je ne vois pas qu’il puisse se glisser aucun abus dans cette comptabilité. L’unique crainte qu’on pourrait avoir serait qu’il ne fût donné des ordres pour une plus grande quantité de fournitures que celles qui doivent être accordées aux troupes suivant l’ordonnance. Mais un pareil abus est tout aussi possible quand les fournitures sont faites en nature que quand elles seront faites en argent. Il sera toujours moins onéreux dans ce dernier cas, et il doit même être moins commun, puisque le payement des fournitures fera nécessairement passer tous les ordres sous les yeux de l’intendant, qui pourra, s’il apercevait qu’il en eût été donné mal à propos, prendre les précautions convenables pour réprimer cet abus commis, et empêcher de le renouveler.

Peut-être est-ce dans cette vue qu’on a établi en Franche-Comté un inspecteur de ces fournitures, dont les appointements sont passés en dépense. Mais j’espère que je pourrai me passer d’inspecteur ; sauf à tenir compte au préposé de quelques menues dépenses en frais de régie, qu’il sera obligé de faire pour assurer le service dans quelques cas pressés.

Je désire beaucoup que vous approuviez le projet d’arrêt du Conseil que je vous soumets pour remplir ces vues et organiser cet établissement.

Avant de vous rien proposer, j’ai cherché à m’assurer d’un entrepreneur ; je n’ai pu trouver que deux particuliers qui aient voulu se charger de cette fourniture, et je leur ai fait faire la soumission que je joins à cette lettre. Vous verrez par cette soumission que je suis obligé de donner quatre francs par cheval ; mais aussi les entrepreneurs se contentent de l’étape pour leur tenir lieu des vingt sous d’ordonnance dont ils sont privés.

J’ai encore été obligé de passer aux entrepreneurs le prix d’une demi-journée par cheval pour les séjours que font les troupes suivant leurs routes. Cette augmentation m’a paru indispensable, parce que la rareté des chevaux dans cette paroisse, où les travaux se font avec des bœufs, mettra les entrepreneurs dans l’impossibilité de fournir des chevaux à chaque lieu d’étape : ils seront forcés par conséquent de conduire les équipages avec les mêmes chevaux depuis l’entrée de la généralité jusqu’à la sortie, et par conséquent de les nourrir sans rien faire pendant les séjours.

Mais je ne crois pas que cette légère augmentation dans les prix doive mettre obstacle à un établissement dont l’avantage et la nécessité me sont aussi démontrés. D’ailleurs, il y a grande apparence que ces prix diminueront dans la suite. Lors du premier marché passé par M. de Beaumont, le prix était de cent sous par cheval. Il a diminué depuis à chaque renouvellement. Les entrepreneurs ne traitent qu’en tremblant lorsqu’il s’agit d’un établissement nouveau dont ils ne connaissent pas encore la portée ; c’est par cette raison que je n’ai voulu traiter dans ce premier moment que pour une seule année.

Je ne pense pas que vous trouviez aucune difficulté dans la forme. J’espère aussi que la soumission dont j’ai l’honneur de vous envoyer copie suffira pour rendre l’arrêt dans lequel vous autoriserez ce traité. Je compte bien en rédiger les conditions dans une forme plus étendue, et y spécifier en détail les différentes précautions auxquelles doivent être assujettis les entrepreneurs pour assurer le service. Mais j’ai désiré, avant de mettre la dernière main à cet engagement, d’avoir votre approbation. D’ailleurs, la rédaction de ces différentes clauses exige beaucoup de réflexions et un travail assez long, et je n’ai pas cru pouvoir trop hâter le moment de délivrer cette province d’un joug très-onéreux, en profitant sans délai de l’offre des entrepreneurs.

Je vous serai très-obligé de vouloir bien faire expédier l’arrêt que j’ai l’honneur de vous demander, et de me faire part de votre décision à cet égard le plus tôt qu’il vous sera possible.

En vous proposant, monsieur, le plan contenu dans cette lettre, et en vous le présentant comme infiniment moins onéreux aux peuples que les fournitures en nature qui ont eu lieu jusqu’ici, je sens que vous ne devez pas m’en croire sur ma parole, et je dois sans doute vous développer les motifs qui déterminent ma façon de penser. Je suis cependant retenu par la crainte de ne vous dire que des choses trop connues, et qui n’ont véritablement éprouvé aucune contradiction lorsque M. de Beaumont a proposé, en 1752, un arrangement de la même nature pour la Franche-Comté. Cependant, l’exemple qu’il a donné n’ayant été imité nulle part dans le royaume, il peut n’être pas inutile d’insister sur des vérités qui, toutes communes qu’elles soient dans la théorie, n’ont pas encore assez influé sur la pratique de l’administration. Je crois donc devoir vous présenter mes réflexions ; mais je ne les ai placées qu’à la fin de cette lettre pour ménager vos moments, et afin que si, comme j’ai lieu de l’espérer, elle vous trouve convaincu d’avance, vous puissiez vous épargner l’ennui de les lire.

La première objection qui se présente contre le transport par corvée des équipages des troupes, est l’extrême inégalité dans la répartition d’une charge très-forte. Elle tombe tout entière sur un petit nombre de paroisses que le malheur de leur situation y expose, et dont une partie est encore de plus chargée de l’embarras et de la dépense du logement ; tout le reste de la province en est absolument exempt. Vraisemblablement cette charge ne s’est présentée dans l’origine que comme une simple fourniture peu onéreuse, et dont les particuliers seraient dédommagés par le payement qu’ils reçoivent. Chaque cheval est payé à raison de vingt sous, suivant l’ordonnance ; et quant à ceux qui sont fournis gratis aux invalides et soldats hors d’état de marcher, l’étape dédommage de ce payement ;* mais dans la réalité, ce prix n’a aucune proportion avec la charge imposée aux propriétaires des voitures.

Les journées doivent être de cinq à huit lieues, et il y en a de dix à quinze. Il faut compter trois jours pour aller au rendez-vous, pour faire le transport ordonné, et pour revenir. Il faut que les chevaux soient accompagnés d’un conducteur pour les ramener ; tous ces frais sont fort au-dessus du payement qu’on donne, et ce qui le prouve sans réplique, c’est que dans les provinces où l’on a essayé de faire faire ces transports par entreprise et à prix d’argent, les entrepreneurs ont exigé depuis trois livres dix sous jusqu’à quatre et même cinq livres au delà de ce que règle l’ordonnance. Le payement accordé aux propriétaires des chevaux n’est donc que le cinquième ou tout au plus le quart de la charge qu’ils supportent. Le surplus est une véritable imposition.

La charge augmente infiniment par le défaut de liberté dans la fourniture. Un entrepreneur a fait son calcul et ses arrangements avant de conclure son traité. Ses chevaux et ses voitures n’ont pas d’autre destination, et le salaire qu’on lui paye est un gain pour lui. Mais un malheureux paysan, à qui on vient demander son cheval au moment où il en a besoin pour ses labours ou sa récolte, serait encore bien loin d’être dédommagé par le gain dont l’entrepreneur se contenterait. Or, le service des transports des troupes se fait en tous temps ; les saisons les plus précieuses pour le travail de la campagne ne sont pas exceptées.

C’est surtout dans les pays où l’on se sert de bœufs au lieu de chevaux pour les labours et les voitures que ces inconvénients se font sentir. Ces animaux sont bien plus faibles et surtout plus lents que les chevaux, et beaucoup plus sujets aux accidents inséparables d’une longue route. Ils ont quelquefois quinze lieues à faire, sans compter l’aller et le retour du lieu du départ, chez eux, qui vont souvent à trois ou quatre lieues. Pour peu que le temps soit mauvais, et que les bœufs soient surchargés ou maltraités, il est très-commun qu’on soit obligé de les laisser une ou deux semaines sur la litière : qu’un seul soit dans ce cas, l’attelage devient inutile. Il n’est pas rare d’en voir périr dans ces courses extraordinaires. Aussi, un très-grand nombre de propriétaires préféreraient de donner 15 à 20 fr. plutôt que d’être obligés de fournir une voiture à quatre bœufs. Il résulte de là que chacun cherche à se soustraire à cette corvée ; de là aussi les contraventions multipliées, le ralentissement, et quelquefois l’interruption du service, par la désobéissance des particuliers commandés. Les plus voisins du lieu du départ en sont punis avant ceux qui ont désobéi ; on est obligé de commander au hasard ceux qui se trouvent sous la main, et les officiers envoient ordinairement des soldats avec les syndics pour contraindre les bouviers à marcher, source intarissable de désordres et de vexations. On condamne les délinquants à l’amende ; nouvelle charge qui, quoique encourue volontairement, n’est pas moins ruineuse pour les cultivateurs. Ces amendes n’arrêtent point les contraventions, parce que, quoiqu’elles soient assez fortes, on aime autant en courir le risque que de s’exposer à ceux qui sont inséparables de la course des bœufs. Si les amendes étaient plus fortes, il ne serait pas possible de les faire payer.

À l’énormité du fardeau se joint un autre inconvénient, qui l’augmente encore : c’est l’impossibilité absolue de mettre quelque ordre dans les commandements. Quand il n’y aurait pas d’autre obstacle que l’incapacité des syndics de paroisses, il serait plus que suffisant. Il faudrait tenir des états exacts des voitures et des bestiaux de chaque espèce qui sont dans chaque paroisse, afin de faire marcher chacun à tour de rôle. Il faudrait former un état pour les bêtes de trait, un pour les bêtes de selle ; y conformer les différents commandements par ordre de numéros ; reprendre ceux qui ont passé leur tour pour des excuses valables ; passer par-dessus ceux qui l’ont devancé pour suppléer aux délinquants, ou dans des occasions imprévues. Un homme très-intelligent aurait besoin de toute son attention pour suivre ces détails avec l’exactitude convenable, et l’on n’a, pour les exécuter, que des paysans parmi lesquels il est rare d’en trouver qui sachent lire.

Il ne suffirait même pas d’avoir fait ces états et de les vérifier tous les ans ; c’est encore une des suites de In culture à bœufs, que le nombre des bestiaux varie sans cesse dans chaque paroisse, parce qu’ils sont l’objet d’un commerce continuel. On les achète maigres, on les fait travailler quelque temps, après quoi on les engraisse et on les vend gras pour en racheter d’autres, ce qu’on ne fait souvent qu’à l’instant précis où l’on en a besoin pour le travail, en sorte qu’il y a tel moment où un domaine du labourage de deux bœufs n’en a point du tout. Les bœufs à l’engrais donnent encore lieu à un très-grand embarras. Il est certain qu’ils sont hors d’état de soutenir aucune fatigue, et que si on les commande on court risque de les faire périr. D’un autre côté, si on ne les commande pas, chacun prétendra que les bœufs qu’on lui demande sont à l’engrais, et chaque commandement deviendra un procès à juger entre les propriétaires et le syndic. Tout cela s’arrange, je le sais bien ; mais tout cela s’arrange au hasard, et sans égard pour la justice : les principaux bourgeois sont ménagés, les faibles sont écrasés ; ils se plaignent inutilement, parce qu’il est impossible de juger si leurs plaintes sont bien ou mal fondées, et ils se lassent à la fin de se plaindre.

On doit compter encore pour beaucoup la difficulté de contenir les troupes dans les bornes et la modération prescrites par les ordonnances.

Le nombre des voitures qui doivent être fournies à raison de la force de chaque troupe est fixé ; le poids dont on peut les charger est spécifié ; mais les officiers exigent presque toujours plus qu’il ne leur est dû, et il est d’autant plus rare que les consuls des lieux de passage aient la fermeté de leur résister, qu’ils n’y mettent pas pour l’ordinaire un grand intérêt. Il est défendu d’exiger aucuns chevaux de trait pour leurs chaises, et j’ai vu plus d’un exemple d’officiers qui, ayant demandé des chevaux de selle, ont, à force de menaces et de coups, obligé les conducteurs de les atteler à des chaises, au risque d’estropier des chevaux faibles et qui n’avaient jamais tiré. Souvent des soldats à qui il est accordé, suivant leur route, un cheval gratis, se font payer par le propriétaire du cheval pour le dispenser d’exécuter le commandement. Ils font la route à pied et se font donner, en arrivant, l’étape du cheval et du conducteur. Il est encore très-fréquent que, pendant la route, les soldats se jettent sur les voitures déjà très-chargées ; d’autres fois, impatientés de la lenteur des bœufs, ils les piquent avec leurs épées ; et, si le paysan veut faire quelque représentation, vous imaginez bien que la dispute tourne toujours à son désavantage, et qu’il revient accablé de coups. Lorsque ces mauvais traitements peuvent être constatés, on en dresse des procès-verbaux, on les envoie au ministre de la guerre, qui condamne l’officier conducteur à des dédommagements ; mais vous sentez, monsieur, combien il doit être difficile de vérifier les faits avec assez de précision pour pouvoir demander cette satisfaction : aussi peut-on bien assurer que la plus grande partie des vexations de ce genre demeurent impunies. Le moyen que j’ai eu l’honneur de vous proposer rend tous ces abus impossibles, parce qu’un entrepreneur connu, et instruit avec précision de ce qu’on a droit d’exiger de lui, n’est pas, comme un paysan, livré sans défense à la vexation ; il sait à qui il doit porter ses plaintes, et on peut toujours lui rendre justice.

Voilà, monsieur, bien des détails pour démontrer une chose dont l’évidence est sensible pour peu qu’on y fasse attention ; mais il semble que le gouvernement ait ignoré pendant longtemps combien il est important de ne pas immoler la liberté des sujets du roi aux caprices et aux vexations de quelques particuliers, puisqu’il n’est aucune partie de l’administration où l’on ne soit pas tombé dans cette faute, par l’esprit d’économie le plus mal entendu qui fut jamais. J’aurai plus d’une occasion de vous mettre sous les yeux des abus de ce genre. En attendant, les observations que je viens d’avoir l’honneur de vous proposer peuvent servir, par leur trivialité même, à prouver combien il est avantageux au gouvernement de tout payer en argent, parce que de cette manière seule il sait exactement ce qu’il lui en coûte, et que par là même il lui en coûte toujours infiniment moins. La dépense en argent est toujours prise sur les revenus ; la dépense en nature diminue souvent la source des richesses. La dépense en argent se répartit sur tous les sujets du roi à proportion de leur fortune ; la dépense en nature frappe au hasard quelques particuliers et attaque la liberté, la plus précieuse certainement de toutes les propriétés. J’ai l’honneur d’être, etc.


seconde lettre. — Sur l’abolition de la corvée pour les transports militaires.
(Limoges, le 10 janvier 1769.)

Monsieur, il y a déjà quelques années que j’ai pris le parti de faire exécuter à prix d’argent, dans cette généralité, la fourniture des voitures et chevaux pour le transport des équipages des troupes, à l’exemple de ce qui se pratiquait depuis plusieurs années en Languedoc et en Franche-Comté. M. l’intendant de Montauban a fait un semblable arrangement à peu près dans le même temps, et M. Fargès en a fait autant à Bordeaux dans le courant de l’année dernière.

Ce n’est pas ici le lieu de m’étendre sur l’avantage de cet établissement, que j’ai tâché de développer assez au long dans une lettre que j’ai écrite à M. de Laverdy le 19 avril 1765[1]. Il paraît qu’on en est assez convaincu, et dès lors M. d’Ormesson était porté à proposer un arrangement général de la même nature pour tout le royaume.

Le marché que j’ai passé avec un entrepreneur pour cette fourniture, et qui devait durer trois ans, expire au 1er  février prochain. Je me disposais à le renouveler lorsque j’ai appris, par une lettre que les entrepreneurs généraux des étapes ont écrite à leur directeur dans cette province, que vous pensiez en effet à 4 supprimer dans tout le royaume la corvée des transports d’équipages de troupes, et que la compagnie des entrepreneurs des étapes, dont le marché doit être renouvelé cette année, se proposait de réunir les deux entreprises. Les entrepreneurs chargent même leur directeur de sonder le sieur Michel, entrepreneur de la fourniture des voitures dans ma généralité, pour l’engager à sous-traiter d’eux cette fourniture. L’incertitude où cette lettre me jette m’a empêché de conclure avec le sieur Michel le renouvellement du marché, et je me suis contenté de convenir avec lui qu’il ferait le service jusqu’à ce que je me fusse assuré du parti que vous prendriez.

Je ne puis certainement qu’applaudir au dessein où vous paraissez être de faire effectuer le transport des équipages de troupes à prix d’argent. Tant que le mauvais système de charger les provinces de ce service durera, l’on ne peut rien imaginer de mieux pour en rendre le fardeau moins difficile à supporter ; mais permettez-moi de vous dire qu’il s’en faut bien que je trouve les mêmes avantages au projet de charger une seule compagnie de cette fourniture dans tout le royaume. Il me paraîtrait bien plus simple d’autoriser les intendants à faire chacun un marché pour leur département, ainsi qu’en ont usé jusqu’à présent les intendants des provinces où ce service se fait à prix d’argent. J’ai vu d’assez près cette partie pour m’assurer que les détails sans nombre qu’elle exige ne sauraient être suivis par une seule compagnie qui embrasserait tout le royaume. Il y a même très-peu d’hommes, dans chaque généralité, qui réunissent, à la fortune que suppose une telle entreprise, l’intelligence qui est absolument nécessaire pour la remplir, et je doute que ce petit nombre d’hommes veuillent s’en charger à des prix qui ne leur promettent pas des profits certains ; s’ils consentent à sous-traiter d’une compagnie, il faudra donc ajouter à leur profit particulier celui des entrepreneurs généraux. Or, ce serait une augmentation de dépense en pure perte, quand même on supposerait que le service fût aussi bien fait.

J’ai lieu de croire que cette supposition s’éloigne beaucoup de la vérité, tant par la raison que j’ai déjà touchée de l’excessif détail qu’il entraîne, que par l’exemple de ce qui se passe sous mes yeux pour les étapes. Je suis convaincu que ce dernier service serait infiniment mieux fait et à meilleur marché, s’il était adjugé dans chaque province. Je me rappelle d’avoir écrit à la fin de 1765, à M. d’Ormesson, une lettre très-détaillée dans laquelle j’essayais de lui prouver l’avantage qu’on trouverait à supprimer la compagnie générale, et à faire une adjudication particulière dans chaque province. Je ne trouve pas sous ma main la minute de cette lettre[2] ; sans doute elle aura été gardée dans les bureaux de M. d’Ormesson. Je persiste dans la même façon de penser.

Je sens qu’il est avantageux pour les entrepreneurs que les deux services soient réunis, les magasins de l’étape ne pouvant manquer d’être d’un très-grand secours pour la nourriture des chevaux nécessaires à la conduite des troupes. Mais, bien loin que l’utilité de cette réunion me paraisse devoir engager à confier à une seule compagnie l’entreprise de la conduite des équipages dans tout le royaume, je pense que c’en est une pour faire dans chaque province une adjudication particulière des étapes ainsi que des fournitures nécessaires au transport des équipages. Les intendants adjugeraient en même temps les deux services, et je m’en occuperais si vous adoptiez ma proposition, ce que je vous serai infiniment obligé de vouloir bien me faire savoir, lorsque vous serez décidé.

Il y aurait un autre moyen de faire exécuter le service du transport des équipages des troupes qui épargnerait infiniment la dépense, et qui, en réduisant les détails de la régie à la plus grande simplicité, couperait par la racine une multitude d’abus que les ordonnances les plus sages et l’attention la plus vigilante ne pourront jamais parvenir à empêcher dans le système actuel. Vous savez que les voitures et les chevaux se payent de gîte en gîte ; et, en réunissant au salaire prétendu compétent que payent les régiments, ce que paye la province, il en coûte environ 100 sous par cheval à chaque gîte. Par ce moyen, la plus grande partie des effets que transportent les régiments coûtent plus de transport qu’ils ne valent, et souvent il y aurait du profit à les vendre dans le lieu du départ, pour les remplacer par des effets neufs dans le lieu de l’arrivée. C’est un calcul aisé à faire d’après le nombre des gîtes sur une route un peu longue, et que j’ai fait plus d’une fois. Lorsqu’un invalide va de Paris en Roussillon, et que sa route porte qu’il lui sera fourni un cheval, il en coûterait moins d’acheter le cheval à Paris que de payer tous ceux qui sont fournis sur la route. La chose est si palpable, que certainement l’on n’aurait jamais imaginé de faire le service de cette manière, si on l’avait dès le commencement payé en argent. Mais, comme on l’exigeait en nature, comme on était encore alors dans l’erreur que ce qui coûte au peuple ne coûte rien au gouvernement, on s’imaginait épargner beaucoup en obligeant les habitants des lieux de passage à faire le service pour rien, ou pour un prix absolument disproportionné à la charge qu’ils supportaient. L’expérience a fait voir que cette prétendue épargne était un fardeau énorme pour ceux sur lesquels il tombait. On a vu que les frais de ce service, converti en argent, étaient, quoique payés très-chèrement, un très-grand soulagement pour les provinces. En effet, on paye 100 sous par cheval ; un cheval fait à peu près le service d’une paire de bœufs, et il était très-commun de voir des propriétaires aimer mieux payer 15 francs, que de faire le service avec leurs bœufs. Vous voyez par là, monsieur, qu’on doit évaluer ce service, dans les provinces où il se fait en nature, à bien plus haut prix que dans celles où tout se paye en argent. Lorsque cette dernière méthode aura été adoptée dans tout le royaume, le calcul de la dépense, comparé avec le poids des effets transportés, fera sentir, quand on voudra faire cet examen, et le ridicule, j’ose le dire, du système actuel, et la facilité d’y suppléer à beaucoup moins de frais.

Rien n’est plus simple. Parmi les effets qu’un régiment est obligé de transporter, il en faut distinguer de deux sortes. Les uns, et c’est la plus grande partie, ne sont d’aucun usage pendant la route ; il suffit que le régiment les retrouve, lorsqu’il sera arrivé au lieu de sa destination. Pour cela, il suffit que l’officier chargé du détail fasse un marché avec des rouliers à tant du quintal, comme ferait un négociant qui aurait la même quantité d’effets à faire transporter. Cette manière est assurément la plus simple, la plus sûre et la moins dispendieuse. À l’égard des effets dont le régiment a besoin dans sa route, ils ne sont pas en grande quantité ; un ou deux fourgons qui suivraient les régiments suffiraient et au delà pour les porter, et en outre les éclopés. L’on pourrait même en retrancher facilement la caisse militaire, en déposant son montant chez le trésorier du lieu du départ, et prenant une rescription de pareille somme sur le trésorier du lieu de l’arrivée. Ces fourgons seraient un meuble appartenant aux régiments, et les officiers prendraient tels arrangements qu’il leur conviendrait pour les faire conduire avec eux, en louant des chevaux, ou bien en les achetant pour les revendre lorsque la troupe serait arrivée.

À l’égard des cas où il est d’usage de fournir un cheval de selle, ce qu’il y aurait de mieux à faire serait de payer en argent, à ceux auxquels cette fourniture est due, une somme pour leur en tenir lieu, avec laquelle ils s’arrangeraient comme ils le jugeraient à propos. Cette somme serait certainement beaucoup moindre que ce qu’il en coûte aux provinces.

L’épargne qui résulterait d’un pareil arrangement ne consisterait pas seulement dans le moindre prix de la fourniture ; je ne doute pas que la réduction même sur la quantité des fournitures ne formât un objet plus considérable. Certainement on serait beaucoup plus attentif à n’ordonner ces fournitures qu’en connaissance de cause et pour de bonnes raisons, lorsqu’en même temps on serait dans le cas d’en débourser le prix, qu’on ne l’est lorsque ceux qui les ordonnent n’ont aucun rapport avec ceux qui les payent. Il en résulterait la suppression d’une foule de disputes entre les troupes et les personnes chargées, dans les provinces et dans les villes, des détails de l’administration. Cet avantage et celui de la diminution des détails me paraissent inestimables.

Je ne vois, monsieur, qu’une seule difficulté à cet arrangement, c’est que, tous les frais devant en être supportés ou par les régiments, ou par le roi, le ministre de la guerre y trouverait une augmentation de dépense dont il ne voudrait probablement pas charger les fonds assignés à son département. Il est encore très-facile de lever cette difficulté. En effet, puisque dans l’état actuel les provinces payent ce service, il serait naturel qu’elles contribuassent au supplément dont il faudrait, pour les en décharger, augmenter les fonds de la guerre. Les provinces qui font déjà cette fourniture à prix d’argent supportent une imposition pour cet objet, et sans doute vous serez obligé d’ordonner une pareille imposition sur toutes les autres provinces, si vous vous déterminez à suivre le même plan pour tout le royaume. — Comme la dépense sera certainement beaucoup moindre dans celui que je propose, on y subviendrait avec une imposition plus légère, et dès lors elles y trouveraient encore du soulagement. — Si vous goûtiez cette idée, monsieur, vous pourriez en faire la proposition à M. le duc de Choiseul, et en concerter avec lui l’exécution. Je la lui aurais faite moi-même directement, si je n’avais cru plus convenable de vous en prévenir d’abord, et d’attendre que vous m’ayez fait connaître votre façon de penser.

Je suis avec respect, etc.


troisième lettre. — Sur la réforme des droits d’octrois.
(Limoges, le l) novembre 1772.)

Monsieur, j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 30 du mois dernier, par laquelle vous me marquez que plusieurs villes et hôpitaux se sont dispensés d’obtenir des lettres-patentes, sur les arrêts du Conseil qui leur permettent l’établissement de nouveaux octrois ou la prorogation de ceux dont ils jouissaient déjà ; que cependant ces octrois ne s’en perçoivent pas moins, et que cet abus vous paraît mériter d’être réformé. Vous me chargez en conséquence de me faire représenter, par les villes, bourgs et hôpitaux de ma généralité, les titres en vertu desquels ils perçoivent les droits et octrois qui leur ont été accordés ; d’enjoindre à ceux qui n’ont que des arrêts du Conseil d’obtenir des lettres-patentes et de les faire enregistrer, et de les prévenir que, faute par eux de satisfaire à cet ordre avant le 1er  avril prochain, la perception sera suspendue à compter de ce jour jusqu’à ce qu’ils se soient mis en règle. Vous désirez aussi que je défende à l’avenir aux villes et hôpitaux toutes perceptions pour lesquelles ils n’auraient pas obtenu de lettres-patentes.

C’est certainement une chose désirable que d’abolir toute perception qui ne serait pas appuyée sur des titres revêtus de la forme qu’exigent les lois, et de donner à la perception des droits destinés à subvenir à des dépenses même louables l’autorisation légale qui peut leur manquer. Je crois cependant, monsieur, que, le travail nécessaire pour remédier à l’abus que vous avez remarqué pouvant être l’occasion d’une réforme plus considérable et plus utile, il convient de ne s’y pas borner. Je vais prendre la liberté de vous proposer sur la réforme des droits d’octrois quelques considérations qui me paraissent mériter votre attention, et qui tendent à suivre, dans le travail que vous me prescrivez, une marche un peu plus longue que celle qui serait nécessaire pour exécuter strictement les dispositions de votre lettre.

Rien de plus irrégulier en général que la perception des droits d’octrois. Une partie sont établis sur des titres qui, non-seulement manquent des formes légales qu’il serait facile de suppléer, mais qui ont de plus le défaut d’être conçus en termes vagues et incertains, qu’on est presque toujours obligé d’interpréter par des usages qui varient suivant que les fermiers sont plus ou moins avides, ou suivant que les officiers municipaux sont plus ou moins négligents. Il en résulte une foule de procès également désavantageux aux particuliers et aux communautés.

Un autre vice de presque tous ces tarifs est d’assujettir à des droits très-légers une foule de marchandises différentes, ce qui en rend la perception très-minutieuse et très-facile à éluder, à moins de précautions rigoureuses qui deviennent fort gênantes pour le commerce. Il règne enfin, dans presque tous les tarifs des droits d’oc-trois, un troisième vice plus important à détruire : c’est l’injustice avec laquelle presque tous les bourgeois des villes auxquelles on a accordé des octrois ont trouvé le moyen de s’affranchir de la contribution aux dépenses communes, pour la faire supporter en entier aux plus pauvres habitants, aux petits marchands et au peuple des campagnes. Les droits d’octrois sont établis pour subvenir aux dépenses générales des villes ; c’est donc aux citoyens des villes, pour l’utilité desquels se font ces dépenses, à en payer les frais. Mais comme ces droits ont toujours été accordés sur la demande des corps municipaux, et comme le gouvernement, occupé de tout autre chose, a presque toujours adopté sans examen les tarifs qui lui étaient proposés, il est arrivé presque partout qu’on a chargé par préférence les denrées que les pauvres consomment ; que si, par exemple, l’on a mis des droits sur le vin, on a eu soin de ne les faire porter que sur celui qui se consomme dans les cabarets, et d’en exempter celui que les bourgeois font entrer pour leur consommation ; que pareillement on a exempté toutes les denrées que les bourgeois font venir du crû de leurs biens de campagne ; qu’ainsi ceux qui profitent le plus des dépenses communes des villes sont précisément ceux qui n’y contribuent en rien ou presque en rien ; et que ces dépenses se trouvent payées dans le fait par ceux qui n’ont point de biens-fonds et que leur pauvreté met hors d’état de s’approvisionner en gros, ou par les habitants des campagnes, dont les denrées chargées de droits se vendent toujours moins avantageusement.

Il me semble, monsieur, que le résultat de ces observations doit être, en cherchant à mettre en règle la perception des droits d’oc-trois, non-seulement d’obliger les villes à faire revêtir des formes légales les titres de leur perception, mais encore d’en corriger les tarifs ; de fixer les droits d’une manière claire, précise, qui prévienne les interprétations arbitraires et les contestations qui en naî traient ; de les simplifier, en ne les faisant porter que sur un petit nombre de denrées d’une consommation générale, assez précieuses pour que l’augmentation résultant du droit soit peu sensible et pour que la charge tombe principalement sur les plus aisés, et assez volumineuses pour qu’il ne puisse y avoir lieu à la fraude ; enfin, de supprimer les privilèges odieux que les principaux bourgeois se sont arrogés au préjudice des pauvres et des habitants des campagnes.

La lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire n’annonce de réforme que sur un seul de ces objets ; et je ne sais s’il n’en résulterait pas par la suite une difficulté plus grande de remédier aux deux autres. En effet, vous me chargez d’avertir les villes de se pourvoir pour obtenir des lettres-patentes. Ces lettres, vraisemblablement, seraient accordées sur les anciens tarifs, sans que personne songeât à les réformer. Il est encore très-vraisemblable qu’elles seraient enregistrées dans les tribunaux sans aucune difficulté. Par là, les abus qu’il est le plus important de corriger acquerraient au contraire plus de force, puisque le vice de leur titre serait couvert par la nouvelle autorisation.

Je pense donc, monsieur, qu’au lieu d’ordonner aux villes de se pourvoir directement pour obtenir des lettres-patentes, il serait à propos de leur ordonner, d’abord et simplement, de remettre entre les mains des intendants de chaque province, avant le terme qui leur serait fixé, et qui pourrait être celui du 1er avril proposé par votre lettre, tous les titres relatifs aux droits d’octrois et autres qui peuvent être perçus à leur profit, que cette perception soit ou non autorisée par lettres-patentes ; d’y joindre les tarifs de ces droits sur chaque espèce de marchandises qui s’y trouvent assujetties, avec les modifications que l’usage a pu introduire dans la perception, en y ajoutant encore le détail des exemptions ou privilèges, et les titres particuliers, s’il y en a, qui établissent ces privilèges ; enfin, l’état des charges et dépenses assignées sur le produit de ces droits.

Vous chargeriez les intendants de vous envoyer leur avis sur l’utilité plus ou moins grande de ces perceptions relativement aux besoins des villes ou communautés qui en jouissent ; sur les droits qu’il pourrait être avantageux de supprimer, et sur ceux par lesquels on pourrait les remplacer pour procurer aux villes le même revenu d’une manière plus simple et moins onéreuse au commerce ; enfin sur les différents privilèges qu’il peut être juste d’abroger ou de conserver. Vous les autoriseriez à vous proposer de nouveaux projets de tarifs ; et vous vous décideriez, sur les éclaircissements qu’ils vous enverraient, à accorder ou à refuser la confirmation des droits d’octrois, et à autoriser par des lettres-patentes les anciens tarifs, ou ceux que vous jugeriez à propos d’y substituer.

Je ne vous dissimulerai pas que tous ces droits sur les consommations me paraissent un mal en eux-mêmes ; que, de quelque manière que ces droits soient imposés, ils me semblent toujours retomber sur les revenus des terres ; que par conséquent il vaudrait beaucoup mieux les supprimer entièrement que de les réformer ; que la dépense commune des villes devrait être payée par les propriétaires du sol de ces villes et de leur banlieue, puisque ce sont eux qui en profitent véritablement ; que, si l’on peut supposer que certaines dépenses utiles aux villes le sont aussi aux campagnes des environs, ce qui est effectivement vrai quelquefois, il vaudrait mieux assigner une portion de l’impôt levé sur ces campagnes, pour subvenir aux dépenses dont ces campagnes profitent suivant cette supposition, que de les leur faire payer par la voie indirecte d’un impôt sur les consommations. Mais les idées ne sont pas encore assez généralement fixées sur les principes à suivre dans l’établissement des impositions, pour que l’on puisse proposer dans ce moment un changement aussi considérable. En attendant, et puisqu’il faut qu’il y ait des droits d’octrois, il faut du moins que ces droits soient établis de la manière qui entraîne le moins d’inconvénients. Comme cette réforme ne me paraît pas difficile, je crois devoir vous la proposer.

Je sens que l’examen des différents tarifs, et les éclaircissements nécessaires pour en proposer de nouveaux en connaissance de cause, exigeront quelque temps, et qu’un an ne suffira peut-être pas pour compléter tout ce travail. Il en résultera que, s’il se lève plusieurs droits sans une autorisation légale, cet abus durera un peu plus longtemps, puisqu’il n’est pas possible de faire cesser par provision la perception, et de priver par là les villes et les communautés de leurs revenus. Mais ce mal me paraît beaucoup moins fâcheux que celui de perpétuer des tarifs vicieux en eux-mêmes, onéreux au commerce, sujets à mille contestations et remplis d’injustice, en les autorisant sans un examen préalable et sur la simple demande des villes. Je vous serais très-obligé, monsieur, de vouloir bien me marquer si vous adoptez le plan que j’ai l’honneur de vous proposer.

Comme le délai d’ici au 1er  avril n’est pas fort long, j’ai cru devoir rendre dès à présent une ordonnance pour obliger toutes les villes, bourgs et hôpitaux qui jouissent de droits d’octrois, à me présenter leurs titres et leurs tarifs avant le 15 mars prochain, sans m’expliquer sur les autres dispositions de votre lettre, et sans leur indiquer la voie de se pourvoir directement au Conseil pour obtenir des lettres-patentes : l’exécution de cette ordonnance préparatoire me fera toujours connaître cette partie plus en détail. Si vous adoptez mes idées, je pourrai travailler tout de suite à l’examen des tarifs actuels, et m’occuper des moyens de les réformer. Si vous ne jugez pas à propos d’entreprendre un si long travail, je me contenterai de mander aux villes et communautés de se pourvoir pour faire autoriser leurs tarifs par des lettres-patentes.

Je suis avec respect, etc.


  1. Cette lettre est la précédente, mais M. de Laverdy avait été remplacé, en octobre 1768, par M. Magnon d’Invau, qui eut, à la fin de 1769, l’abbé Terray pour successeur. (E. D.)
  2. Nous ne l’avons pas retrouvée. On voit combien de pièces précieuses sur l’administration de M. Turgot paraissent ne plus exister. (Note de Dupont de Nemours.)