Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Travaux relatifs à la disette de 1770 et 1771 dans la généralité de Limoges

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TRAVAUX
RELATIFS À LA DISETTE DE 1770 ET 1771,
DANS LA GÉNÉRALITÉ DE LIMOGES.


I. 
instruction sur la formation des bureaux de charité.
II. 
lettre circulaire aux curés de la province.
III. 
lettre circulaire aux subdélégués de l’intendance.
IV. 
constitution des ateliers de charité.
V. 
instruction supplémentaire pour la destruction de la mendicité.
VI. 
arrêt du conseil d’état pour le maintien de la liberté du commerce des grains.
VII. 
ordonnance qui impose aux propriétaires l’obligation de nourrir leurs colons ou métayers.
VIII. 
ordonnance qui charge les propriétaires et habitants de chaque paroisse de pourvoir à la subsistance des pauvres jusqu’à la récolte prochaine.
IX. 
lettre d’envoi de l’ordonnance ci-dessus aux subdélégués.
X. 
ordonnance portant suspension des lois sur le timbre et le contrôle, et des privilèges des huissiers royaux.
XI. 
ordonnances pour le maintien de la liberté du commerce des grains.
XII. 
arrêt du conseil d’état qui casse l’ordonnance du lieutenant de police de la ville d’angoulême, portant atteinte a la liberté de ce commerce.
XIII. 
lettre au chancelier, sur le payement des rentes en grains pendant la disette.
XIV. 
compte-rendu, au contrôleur-général, des opérations relatives à la disette.

OBSERVATIONS DE L’ÉDITEUR.

Il y avait neuf ans que Turgot, après avoir refusé l’intendance de Lyon[1], dévouait son existence au bien public dans la triste et pauvre généralité de Limoges, lorsqu’en 1770, le terrible fléau de la disette vint frapper cette province.

Avec cette fixité de principes qui le caractérisait, Turgot comprit que, dans cette difficile conjoncture, il avait trois devoirs essentiels à remplir : maintenir la liberté du commerce des grains, devenue loi de l’État par l’édit de 1764 ; assurer aux pauvres un travail qui leur permît d’acheter les subsistances ; et forcer l’égoïsme à ne pas méconnaître l’obligation morale d’alléger les souffrances du prochain. L’historique officiel de son active énergie, sous ce triple point de vue, est dans l’ensemble des documents énumérés plus haut.

Malgré l’édit de 1764, on n’avait encore pu se faire, en France, à l’idée de la liberté du commerce des grains. Aussi, dès que la cherté se manifestait quelque part, rien n’était-il plus commun que de voir le peuple, et même les officiers de police qui voulaient capter sa bienveillance, s’emparer des grains qui traversaient une partie du territoire pour se rendre dans une autre où la cherté était plus grande, et où il était plus nécessaire encore, par conséquent, qu’ils fussent expédiés. Les propriétaires et les marchands étaient exposés à des insultes, à des taxations de prix, à des ordres de vendre au rabais, qui occasionnaient leur ruine, qui appelaient sur eux la fureur populaire, et qui les engageaient à cacher leurs récoltes au lieu d’approvisionner les marchés. Turgot, qui s’opposait dès 1765 à la pratique d’un tel système[2], ne le toléra pas davantage en présence de la disette de 1770.

Il fit casser, par le Conseil, un arrêt du Parlement de Bordeaux qui défendait aux propriétaires de grains de les vendre ailleurs que sur les marchés, et leur imposait f obligation de les approvisionner, en quantité suffisante, chaque semaine.

Des rassemblements populaires ayant voulu s’opposer à la libre circulation des grains, il en prévint le retour par une simple ordonnance.

Il réprima, par la même voie, un semblable abus d’autorité de la part des officiers municipaux de la ville de Turenne, et fit en outre citer à la barre du Conseil, pour y rendre compte de sa conduite, le lieutenant de police d’Angoulême, qui avait imité cet exemple.

Mais, en se livrant à ces mesures de nécessité rigoureuse, l’habile et vertueux administrateur ne perdait pas de vue ses autres devoirs. Comme premier magistrat de la province, il organisait la bienfaisance ; comme citoyen, il en donnait l’exemple ; et, après avoir épuisé toutes ses ressources disponibles, il emprunta 20,000 francs pour les répandre en bienfaits parmi ses administrés.

À sa voix, les assemblées et les bureaux de charité se formèrent de toute part.

Dès la fin de l’année 1769, il avait obtenu du gouvernement des secours pécuniaires, avec lesquels il créait des travaux publics et préparait des approvisionnements à la population. Ses vives instances et son autorité morale déterminèrent le pouvoir à doubler ses secours, et ce fut par leur sage emploi, combiné avec celui des ressources locales, que la province échappa du moins aux horreurs de la famine.

Toutefois, l’égoïsme, resté sourd aux appels de la charité, rendait ces dernières ressources presque complètement illusoires. Turgot n’hésita pas à le combattre par des mesures coercitives, et rendit deux ordonnances, dont l’une enjoignait aux propriétaires de pourvoir à la subsistance de leurs colons, et l’autre prescrivait à chaque paroisse de nourrir ses pauvres jusqu’à la récolte prochaine.

Cette dureté de cœur, cette absence de sympathie pour les souffrances de la masse, s’étaient manifestées d’une manière plus odieuse encore dans la prétention qu’élevaient les seigneurs de se faire payer leurs redevances en grains, sur le pied de la valeur exorbitante[3] que la disette procurait à cette espèce de produits. Ici, la légalité couvrait une spéculation sur la misère générale, et un principe supérieur à la loi positive en repoussait l’accomplissement. Néanmoins, les exploits commençaient à pleuvoir dans les campagnes, et la ruine des censitaires paraissait d’autant plus imminente, qu’on agissait contre eux en vertu de titres qui, dans la plupart des communes, prononçaient la solidarité entre tous les redevables. Mais, heureusement pour les débiteurs, le Parlement de Bordeaux pensa que l’espèce entraînait l’application de cet adage du droit romain : summum jus, summa injuria, et il ramena la convention aux termes de l’équité. Dès lors, il ne restait plus à Turgot, dont l’opinion n’avait pas été sans influence indirecte sur cet arrêt, que d’en rendre les dispositions applicables à la partie de la province dépendant de la juridiction du Parlement de Paris. Cette mesure étant dans le droit du chancelier, d’après la législation de l’époque, il s’adressa à ce ministre, et le détermina, par un exposé chaleureux de la question, à adopter son sentiment.

Ces lignes tracent le cercle matériel dans lequel se murent les nobles efforts de Turgot pour secourir la détresse de ses concitoyens ; mais les mille reflets de cette moralité profonde qui inspirait tous ses actes, et le secret de cette active philanthropie qui ne s’égarait pas dans les champs de l’idéal, il faut les demander aux documents originaux mêmes, parce que nulle part l’aspect de l’homme de bien ne se montre plus en relief que dans ses propres écrits.

(E. D.)

I. INSTRUCTION
SUR
LES MOYENS LES PLUS CONVENABLES DE SOULAGER LES PAUVRES
ET
SUR LE PROJET D’ÉTABLIR DANS CHAQUE PAROISSE DES BUREAUX DE CHARITÉ. (1770[4].)


La misère qu’occasionne parmi les peuples de cette province la rareté des subsistances n’est que trop connue. Il serait superflu d’en tracer le tableau, puisqu’elle frappe de tous côtés les yeux ; et l’on est persuadé que tous ceux qui, par leurs moyens, sont à portée de soulager les pauvres, n’ont besoin que de consulter leur propre cœur pour se porter avec empressement à remplir un devoir que la religion et l’humanité prescrivent. Mais, dans une circonstance où les besoins sont aussi considérables, il importe beaucoup que les secours ne soient point distribués au hasard et sans précaution. Il importe que tous les vrais besoins soient soulagés, et que la fainéantise, ou l’avidité de ceux qui auraient d’ailleurs des ressources, n’usurpe pas des dons qui doivent être d’autant plus soigneusement réservés à la misère et au défaut absolu de ressources, qu’ils suffiront peut-être à peine à l’étendue des maux à soulager. C’est dans cette vue qu’on a rédigé le plan qui fait l’objet de cette instruction.

Il n’est pas possible d’établir dans la distribution des charités cet ordre qui seul peut en étendre l’utilité, si les personues qui donnent ne se concertent entre elles pour connaître l’étendue des besoins, convenir de la quantité et de la nature des secours, prendre les mesures nécessaires pour les assurer en fixant la proportion dans laquelle chacun devra y contribuer, enfin pour prescrire l’ordre qui doit être observé dans la distribution, et choisir celles d’entre elles qui se chargeront spécialement d’y veiller. Il est donc avant tout indispensable que les personnes aisées et charitables, dans chaque ville, paroisse ou communauté, se réunissent pour former des assemblées ou bureaux de charité, dont tous les membres conviendront de ce qu’ils voudront donner, et mettront en commun leurs aumônes pour en faire l’emploi le plus avantageux aux pauvres.

On va proposer quelques réflexions : 1o sur la manière de composer ces bureaux et sur la forme de leur administration ; 2o sur les mesures à prendre pour connaître exactement les besoins des pauvres, afin d’appliquer à propos les secours qui leur sont destinés ; 3o sur la manière la plus avantageuse de soulager la misère des peuples, en procurant de l’ouvrage à ceux qui sont en état de travailler, et restreignant les secours gratuits à ceux que l’âge et les infirmités mettent hors d’état de gagner aucun salaire.

Ce troisième article se subdivisera naturellement en deux parties, dont l’une aura pour objet d’indiquer les différents travaux auxquels on peut occuper les pauvres, et l’autre de proposer les moyens de subvenir à la nourriture de ceux à qui l’on ne peut se dispenser de donner des secours gratuits.

Article I. — De la composition des bureaux de charité, et de la forme
de leur administration.

§ I. Le soulagement des hommes qui souffrent est le devoir de tous et l’affaire de tous : ainsi, tous les ordres et toutes les autorités se réuniront sans doute avec empressement pour y concourir. Tous les habitants notables et distingués par leur état, et tous ceux qui jouissent de quelque aisance, doivent être invités à la première assemblée, qui doit se tenir le premier jour de dimanche ou de fête qui suivra la réception de la présente instruction.

Il est naturel que l’invitation se fasse, dans les lieux considérables, au nom des officiers de justice et de police et des officiers municipaux, et dans ceux qui le sont moins, au nom des curés et des sei gneurs. L’assemblée doit se tenir dans le lieu où se tiennent ordinairement les réunions de la communauté.

À l’égard de l’ordre dans la séance et dans les délibérations, il convient de suivre l’usage, qui est dans toutes les villes, que le premier officier de justice préside.

L’objet particulier de celle-ci paraît cependant exiger que cet honneur soit déféré aux évêques dans les villes de leur résidence. Il s’agit d’une œuvre de charité, c’est la partie de leur ministère qui est la plus précieuse : ils doivent sans doute y avoir la principale influence, et l’on doit se faire une loi de déférer à leurs conseils, et de ne rien faire qui ne soit concerté avec eux. MM. les curés doivent, par la même raison, trouver dans les membres des assemblées la plus grande déférence pour leur zèle et leur expérience ; ils doivent même y présider dans les campagnes où il n’y a aucun juge de juridiction.

§ II. L’assemblée formée aura pour premier objet de délibération, de convenir de la manière dont sera fixée la contribution de chacun des particuliers. Il y a deux manières de parvenir à cette fixation. L’une est que chacun se taxe lui-même, et s’engage à donner la somme qu’il croira devoir donner, en ne considérant que sa générosité et ses moyens.

On écrit sur une feuille de papier le nom de celui qui fait son offre, et la somme qu’il s’engage de donner. — Lorsque les personnes charitables sont en assez grand nombre et leur générosité assez étendue pour que ces souscriptions volontaires paraissent suffire à l’étendue des besoins, il est naturel de s’en tenir à ce moyen, qui est tout à la fois le plus noble et le plus doux. Il est vraisemblable que l’exemple des principaux membres excitera une émulation universelle, et qu’il n’y en aura point qui ne veuille donner. S’il arrivait que quelqu’un s’y refusât, il se mettrait dans le cas d’être taxé par l’assemblée suivant ses moyens et facultés, et d’être obligé de faire, d’une manière moins honorable, ce qu’il n’aurait pas voulu faire par le seul mouvement de sa générosité et de sa charité.

§ III. L’autre manière de régler la contribution de chacun, est de taxer tous les cotisés à proportion de leurs facultés et d’en former une espèce de rôle. Or, comme il n’est pas possible qu’une assemblée nombreuse discute et compare les facultés de chaque particulier, on est obligé de charger, ou les officiers municipaux de la communauté, ou quelques députés choisis à la pluralité des voix, de faire ce rôle au nom de l’assemblée.

§ IV. Comme le mal auquel il s’agit de remédier doit naturellement durer jusqu’à la prochaine récolte, et par conséquent jusqu’au mois de juillet, il sera très-avantageux que la contribution, ou purement volontaire, ou répartie par un rôle, soit divisée en cinq payements, dont le premier se fera immédiatement après l’assemblée, et les autres de mois en mois d’ici au mois de juillet.

Il n’est pas possible de connaître dès le premier moment l’étendue des besoins à soulager. Si la contribution fixée lors de la première assemblée ne suffisait pas pour les besoins, il serait nécessaire, d’après le compte qui aurait été rendu à l’assemblée suivante, d’augmenter proportionnellement la contribution des autres mois, et de la porter au point où elle doit être pour correspondre à l’étendue des besoins.

§ V. Il est assez ordinaire que dans les campagnes une partie des propriétaires ne résident pas dans les paroisses où ils possèdent des biens, et il est surtout très-commun que la résidence des propriétaires des rentes en grains et dîmes soit très-éloignée. Il est cependant naturel et juste qu’ils contribuent comme les autres au soulagement des pauvres cultivateurs, de qui le travail seul a produit le revenu dont ils jouissent. On doit sans doute appeler aux assemblées les fermiers, régisseurs ou baillistes, qui perçoivent ces revenus ; et, en cas qu’ils ne se croient pas suffisamment autorisés pour convenir de la contribution des propriétaires qu’ils représentent, l’assemblée alors sera obligée de recourir à la voie du rôle dont il a été parlé ci-dessus (§ 3), pour régler la contribution des propriétaires absents dans la même proportion que celle des propriétaires présents, et de se pourvoir pour faire contraindre les régisseurs ou fermiers à payer à la décharge des propriétaires.

§ VI. Le second objet de la délibération des assemblées est l’ordre qu’elles établiront pour que les secours destinés aux pauvres leur soient distribués de la manière la plus utile pour eux et la moins dispendieuse.

Il ne serait pas possible qu’une assemblée nombreuse suivit par elle-même les détails compliqués d’une pareille opération, et il est indispensable de nommer des administrateurs ou députés pour remplir les différentes fonctions qu’elle exige ; pour se charger en recette des secours qui seront fournis par chaque membre de l’assemblée ; pour en faire l’emploi conformément au plan qui aura été adopté, et pour rendre compte de tout au bureau assemblé.

Il est nécessaire que, pour recevoir ce compte, l’assemblée détermine les jours où elle se réunira de nouveau, soit tous les mois, soit tous les quinze jours, ou une fois par semaine, suivant que les détails de l’opération plus ou moins multipliés l’exigeront. Du moins est-il indispensable que, s’il paraît trop difficile de réunir si souvent un aussi grand nombre de personnes, on y supplée en choisissant dans l’assemblée un certain nombre de membres chargés de la représenter, et qui composeront proprement le bureau auquel les députés, chargés de la recette et de la dépense, rendront compte régulièrement.

§ VII. Il est convenable qu’une seule personne soit chargée de tout le maniement des fonds destinés aux pauvres, et remplisse ainsi les fonctions de trésorier du bureau. Cette fonction, qui demande de l’assiduité et de l’exactitude à tenir des registres de recette et de dépense, n’a rien de commun avec celle de régler la disposition des fonds de la manière la plus avantageuse. Ce sera cette dernière qui exigera le plus de mouvement et d’activité de la part de ceux qui en seront chargés.

§ VIII. MM. les curés sont, par leur état, membres et députés nécessaires des bureaux de charité pour l’emploi et la distribution des aumônes, non-seulement parce que le soin de soulager les pauvres est une des principales fonctions de leur ministère, mais encore parce que la connaissance détaillée que leur expérience et la confiance de leurs paroissiens leur donnent des vrais besoins de chacun d’eux, les rend les personnes les plus éclairées sur l’emploi qu’on peut faire des charités.

Il ne s’ensuit pas néanmoins qu’ils puissent exiger qu’on les charge seuls de cet emploi. Outre qu’ils ont d’autres fonctions qui prennent une partie de leur temps, ils sont trop raisonnables pour ne pas sentir que, les aumônes étant fournies par tous les membres des bureaux de charité, il est naturel que ceux-ci conservent quelque inspection sur la distribution qui en sera faite.

Il convient donc de joindre à MM. les curés quelques personnes considérées par leur place, par leur caractère, par la confiance du public, et auxquelles leur fortune et leurs affaires permettent de s’occuper, avec l’activité et l’assiduité nécessaires, du détail de l’administration des aumônes.

On trouvera certainement dans les villes, parmi les différents ordres de citoyens, des personnes capables de remplir ces vues avec autant de zèle que d’intelligence, et qui se feront un plaisir de s’y livrer. — Il est même vraisemblable que, dans la plupart des campagnes, il se trouvera quelques gentilshommes et quelques bourgeois charitables qui pourront se charger, conjointement avec les curés, du soin de soulager les pauvres.

§ IX. Celui qui sera choisi pour receveur ou trésorier du bureau doit avoir, comme il a été dit, un registre de recette et de dépense dans lequel ces deux articles soient séparés..

Dans le premier, il inscrira régulièrement tout ce qu’il recevra en argent, en grains, ou en autres effets propres au soulagement des pauvres.

Dans la colonne de dépense, il écrira tout ce qu’il délivrera des fonds qu’il aura entre les mains, et il ne devra rien délivrer que sur des billets signés d’un ou de plusieurs députés, ainsi qu’il aura été réglé par le bureau. — Ces billets formeront les pièces justificatives de son compte.

§ X. Il est important que le receveur et les députés chargés de l’emploi des fonds en rendent un compte exact à chaque fois que l’assemblée générale ou le bureau se tiendra ; et il est important que leurs séances soient régulières, tant pour cet objet, que pour s’occuper de tous les arrangements que les circonstances peuvent mettre dans la nécessité de prendre de nouveau, ou de changer.

§ XI. Il ne paraît pas possible que dans les grandes villes un seul bureau puisse suivre tous les détails qu’exigera le soulagement des pauvres. Mais on peut, à la première assemblée, convenir d’en former de particuliers à chaque paroisse, ou bien l’on peut, dans les paroisses trop étendues, former plusieurs bureaux dont chacun ne s’occupera que des détails relatifs au canton de la paroisse qui lui aura été assignée. Peut-être encore trouvera-t-on plus simple et plus praticable de former différents départements, et d’assigner chaque paroisse ou chaque canton à un ou deux députés du bureau général.

article II. — Des mesures à prendre pour connaître l’étendue des besoins
que les bureaux de charité auront à soulager.

§ Ier. Donner indistinctement à tous les malheureux qui se présenteraient pour obtenir des secours, ce serait entreprendre plus qu’on ne peut, puisque les fonds ne sont pas inépuisables, et que l’affluence des pauvres, qui accourraient de tous côtés pour profiter des dons offerts sans mesure, les aurait bientôt épuisés. Ce serait de plus s’exposer à être souvent trompé, et à prodiguer aux fainéants les secours qui doivent être réservés aux véritables pauvres. Il faut éviter ces deux inconvénients.

§ II. Le remède au premier est de limiter les soins des bureaux de charité aux pauvres du lieu ; c’est-à-dire dans les campagnes à ceux de la paroisse, dans les villes à ceux de la ville et de la banlieue ; non pas uniquement cependant à ceux qui sont nés dans le lieu même : il est juste d’y comprendre aussi tous ceux qui sont fixés depuis quelque temps dans le lieu, y travaillent habituellement, y ont établi leur domicile ordinaire, y sont connus et regardés comme habitants. Ceux qu’on doit exclure sont les étrangers qui ne viendraient dans le lieu que pour y chercher des secours dus par préférence aux pauvres du lieu même. Ces étrangers doivent être renfermés, s’ils sont vagabonds ; et, s’ils ont un domicile, c’est là qu’ils doivent recevoir des secours de la part de leurs concitoyens, qui seuls peuvent connaître s’ils en ont un besoin réel, et si leur pauvreté n’est pas uniquement l’effet de leur fainéantise.

§ III. L’humanité ne permet cependant pas de renvoyer ces pauvres étrangers chez eux, sans leur donner de quoi subsister en chemin. Voici le moyen d’y pourvoir qui a paru le moins compliqué et le moins sujet à inconvénient. La personne préposée par le bureau de charité pour ce détail fournira au mendiant étranger sa subsistance en nature ou à raison d’un sou par lieue, jusque chez lui, si la distance n’est que d’une journée. Elle y joindra un passe-port ou certificat portant le nom du mendiant, le nom du lieu d’où on le renvoie et du lieu dont il se dit originaire et où il doit se rendre, le jour de son départ, et mention du secours qu’il aura reçu. Le mendiant, arrivé chez lui, doit présenter son certificat à l’officier de police, ou municipal, ou au curé, ou à celui qui sera préposé pour ce soin par le bureau de charité du lieu, et ce sera à ces personnes à s’occuper de lui procurer des secours ou du travail. Si cet étranger avait plus d’une journée à faire pour se rendre chez lui, l’on se contenterait de lui fournir sa subsistance jusqu’à la résidence du subdélégué le plus prochain, lequel, sur la représentation de son certificat, lui donnerait une route pareille à celle qu’on délivre aux hommes renvoyés des dépôts de mendicité, avec laquelle il se rendrait chez lui en recevant à chaque résidence de subdélégué le secours d’un sou par lieue.

§ IV. Si cependant cet étranger était attaqué d’une maladie qui le mît hors d’état de se rendre chez lui, il faudrait le faire conduire dans un hôpital à portée pour y recevoir les mêmes secours que les pauvres du lieu. À défaut d’hôpital, les secours doivent lui être fournis par le bureau de charité, comme aux pauvres mêmes du lieu, jusqu’à ce qu’il soit rétabli et qu’on puisse le faire partir.

§ V. En excluant ainsi les étrangers, il deviendra plus facile de n’appliquer les secours qu’à propos, et de les proportionner aux vrais besoins. Il faudra cependant du soin et de l’attention, afin d’en connaître exactement l’étendue.

Le moyen le plus simple pour y parvenir est de dresser un état, maison par maison, de toutes les familles qui ont besoin de secours, dans lequel on marquera le nombre de personnes dont est composée chaque famille, le sexe, l’âge, et l’état de validité ou d’invalidité de chacune de ces personnes, en spécifiant les moyens qu’elles peuvent avoir pour gagner de quoi subsister ; car il y a tel pauvre qui peut, en travaillant, gagner la moitié de sa subsistance et de celle de sa famille : il n’a besoin que du surplus. S’il ne manque que d’occasion de travail, le bureau s’occupera de lui en procurer, et non de lui fournir des secours gratuits. Ces états ne peuvent donc être trop détaillés. Personne n’est autant à portée que MM. les curés de donner les connaissances nécessaires pour les former ; et, lorsqu’ils n’en seront pas chargés seuls, les commissaires nommés par le bureau doivent toujours se concerter avec eux.

§ VI. Dans les très-grandes paroisses de ville, qu’on aura jugé à propos de subdiviser en plusieurs cantons soumis chacun à l’inspection d’un bureau particulier, il sera nécessaire de former l’état des pauvres de chaque canton séparément.

§ VII. La formation de ces états des pauvres est indispensable, non-seulement pour connaître l’étendue des vrais besoins et n’être pas trompé dans l’emploi des charités, mais encore pour mettre quelque ordre dans les distributions. Il ne faut pas cependant se dissimuler un inconvénient de ces états, si l’on voulait y comprendre sans exception toutes les personnes qui ont besoin de secours. Il est certain qu’il y en a parmi celles-ci qui n’ont que des besoins momentanés, occasionnés par des circonstances extraordinaires, et dont la misère n’est point connue. Des charités publiques les dégraderaient en quelque sorte au-dessous de l’état dont elles jouissent, et la plupart d’entre elles aimeraient mieux souffrir la plus affreuse misère, que d’être soulagées par cette voie. Ce genre de pauvres est très-commun dans les grandes villes. Leur juste délicatesse doit être ménagée, et il n’est pas possible de les comprendre dans les états des pauvres ; cependant, il est à désirer qu’on puisse aussi les soulager. Il ne paraît pas qu’il y ait d’autre moyen d’obvier à cette difficulté, que de destiner sur la masse totale des fonds du bureau un fonds particulier pour le soulagement des pauvres honteux, et d’en confier la distribution à MM. les curés, ou avec eux à un ou deux membres du bureau engagés au même secret qu’eux.

§ VIII. Il est quelquefois arrivé que, dans des temps difficiles où les métayers n’avaient point assez récolté pour leur subsistance, des propriétaires, pour se dispenser de les nourrir, les ont mis dehors, sans doute dans l’espérance que ces malheureux trouveraient des ressources dans les charités publiques. Si ces cultivateurs abandonnés par leurs maîtres étaient compris dans les états de ceux dont les bureaux de charité se chargeront, ce seul article absorberait une grande partie des fonds qui pourraient être consacrés à cet objet dans les campagnes. Rien ne serait plus injuste. Les cultivateurs doivent trouver des ressources dans les avances ou les dons de leurs maîtres, qui leur doivent ce secours moins encore à titre de charité qu’à titre de justice, et même à ne consulter que leur seul intérêt bien entendu. Ces métayers ne doivent donc point être mis dans l’état des pauvres, et c’est aux maîtres à pourvoir à leur subsistance.

Article III. — De la nature des soulagements que les bureaux de charité
doivent procurer aux pauvres.

Il ne faut pas que les bureaux de charité perdent de vue que les secours destinés à la pauvreté réelle ne doivent jamais être un encouragement à l’oisiveté. Les pauvres se divisent en deux classes, qui doivent être secourues de deux manières différentes. Il y en a que l’âge, le sexe, les maladies, mettent hors d’état de gagner leur vie par eux-mêmes ; il y en a d’autres à qui leurs forces permettent de travailler. Les premiers seuls doivent recevoir des secours gratuits ; les autres ont besoin de salaires, et l’aumône la mieux placée et la plus utile consiste à leur procurer les moyens d’en gagner. Il sera donc nécessaire que, d’après l’état qui aura été formé de ceux qui sont dans le besoin, l’on fasse la distinction des pauvres qui peuvent travailler et de ceux qui ne le peuvent pas, afin de pouvoir fixer la partie des fonds du bureau qu’il faudra destiner aux divers genres de soulagement qui doivent être appliqués aux uns et aux autres. Ces deux objets du travail à procurer aux uns, et des secours gratuits à fournir aux autres, présentent la subdivision naturelle de cet article, et nous allons en traiter successivement.

Première partie de l’article III. — Des différents travaux auxquels on peut employer
les pauvres.

§ Ier. Il semble que tous les propriétaires aisés pourraient exercer une charité très-utile, et qui ne leur serait aucunement onéreuse, en prenant ce moment de calamité pour entreprendre dans leurs biens tous les travaux d’amélioration ou même d’embellissement dont ils sont susceptibles. S’ils se chargent d’occuper ainsi une partie tics pauvres compris dans les états, ils diminueront d’autant le fardeau dont les bureaux de charité sont chargés, et il y a lieu de penser qu’on pourrait de cette manière employer un grand nombre des pauvres de la campagne. Les propriétaires, en leur procurant ce secours, n’auraient fait qu’une avance dont ils tireraient un profit réel par l’amélioration de leurs biens.

§ II. Si les travaux que peuvent faire exécuter les particuliers ne suffisent pas pour occuper tous les pauvres, il faut chercher quelques ouvrages publics où l’on puisse employer beaucoup de bras. Les plus simples et les plus faciles à entreprendre partout sont ceux qui consistent à remuer des terres. Le roi ayant bien voulu accorder au soulagement de la province des fonds dont la plus grande partie est destinée, suivant les intentions de M. le contrôleur-général, aux travaux publics, et en particulier aux grands chemins, les entrepreneurs ont reçu ordre en conséquence de doubler le nombre des ouvriers sur les différents ateliers des routes, et ils en ont ouvert ou en ouvriront incessamment plusieurs nouveaux. Mais, outre que ces entrepreneurs, faisant travailler pour leur compte, ne peuvent, sans risque de perdre, employer toutes sortes d’ouvriers, quelque nom bre d’ateliers qu’on puisse ouvrir sur les grandes routes, il y aura toujours beaucoup de paroisses hors de portée d’en profiter, et les fonds accordés par le roi ne suffiront pas pour en établir partout où il serait nécessaire. Il est donc à désirer que l’on destine partout une partie des contributions de charité à faire quelques ouvrages utiles, tels que l’arrangement de quelques places publiques, et surtout la réparation de quelques chemins qui facilitent le commerce des habitants.

§ III. Ces travaux, peu considérables, peuvent être conduits par économie et suivis par quelque personne de bonne volonté qui se charge d’y donner ses soins. Mais il est essentiel qu’ils soient suivis avec la plus grande attention pour prévenir les abus qui peuvent aisément s’y glisser. Il faut s’attendre que plusieurs des travailleurs chercheront à gagner leur salaire en faisant le moins d’ouvrage possible, et que surtout ceux qui se sont quelquefois livrés à la mendicité travailleront fort mal. D’ailleurs, dans un ouvrage dont le principal objet est d’occuper les pauvres, on est obligé d’employer des ouvriers faibles, des enfants, et quelquefois jusqu’à des femmes, qui ne peuvent pas travailler beaucoup. On est donc obligé de partager les ouvriers en différentes classes, à raison de l’inégalité des forces, et de fixer des prix différents pour chacune de ces classes. Il serait encore mieux de payer tous les ouvriers à la tâche, et de prescrire différentes tâches proportionnées aux différents degrés de force ; car il y a des travaux qui ne peuvent être exécutés que par des hommes robustes, d’autres exigent moins de force : par exemple, des enfants et des femmes peuvent facilement ramasser des cailloux pour raccommoder un chemin, et porter de la terre dans des paniers. Mais, quelque parti que l’on prenne de payer à la tâche, ou de varier les prix suivant l’âge et la force, la conduite de pareils ateliers exigera toujours beaucoup d’intelligence et d’assiduité.

§ IV. On a eu occasion de remarquer un abus qui peut facilement avoir lieu dans les travaux de cette espèce. C’est que des gens, qui d’ailleurs avaient un métier, quittaient leur travail ordinaire pour se rendre sur les ateliers où l’on payait à la journée. Cependant, ces ateliers de charité doivent être réservés pour ceux qui manquent d’ailleurs d’occupation. L’on n’a trouvé d’autre remède à cet inconvénient que de diminuer le prix des journées, et de le tenir toujours au-dessous du prix ordinaire.

§ V. Si les ouvrages qu’on entreprendra ne sont pas de ces ouvrages simples que tout le monde peut conduire, il deviendra nécessaire d’employer et de payer quelque ouvrier principal intelligent, qui servira de piqueur et de conducteur. On trouvera vraisemblablement partout de bons maçons propres à cette fonction. Si la nature de l’ouvrage exigeait un homme au-dessus de cet ordre, et qui sût lever des plans et diriger des travaux plus difficiles, il faudrait, en cas qu’il n’y en ait pas dans le canton, s’adresser à M. l’intendant, qui tâchera d’en procurer.

§ VI. Il y a des ouvrages utiles qui ne peuvent guère se bien faire que par entreprise, et qui exigent que des gens de l’art en aient auparavant dressé les plans et les devis. Tels sont des chaussées, des adoucissements de pentes et autres réparations considérables aux abords des villes, et quelques chemins avantageux pour le commerce, mais trop difficiles dans l’exécution pour pouvoir être faits par de simples ateliers de charité. De pareils travaux ne peuvent se faire que sur les fonds d’une imposition autorisée par un arrêt du Conseil.

Il y a eu quelques projets de ce genre faits à la requête de plusieurs villes ou communautés. Il y en a beaucoup d’autres qu’on pourrait faire, si les communautés qu’ils intéressent voulaient en faire la dépense. Il serait fort à souhaiter qu’elles s’y déterminassent dans ce moment : ce serait encore un moyen de plus d’occuper un grand nombre de travailleurs, et de répandre de l’argent parmi le peuple. Indépendamment de la diminution qu’il est d’usage d’accorder lors du département aux communautés qui ont entrepris de faire à leurs fraisées travaux utiles, et qui réduit presque leur dépense à moitié, M. l’intendant se propose encore, pour procurer plus de facilité, de faire l’avance d’une partie de l’argent nécessaire, afin qu’on puisse travailler dès à présent, quoique les fonds qui seront imposés en vertu des délibérations ne doivent rentrer que longtemps après, et lorsque (es rôles seront mis en recouvrement.

§ VII. Ce qu’il y a de plus difficile est d’occuper les femmes et les filles, qui pour la plus grande partie ne peuvent travailler à la terre. Il n’y a guère d’autre travail à leur portée que la filature, soit de la laine, soit du lin, soit du coton. Il serait fort à désirer que les bureaux de charité pussent s’occuper d’étendre ce genre de travail, en avançant des rouets aux pauvres femmes des villes et des campa gnes, et en payant dans chaque lieu une fileuse pour instruire celles qui ne savent point encore filer. Il faudrait encore se pourvoir des matières destinées à être filées, et s’arranger à cet effet avec des fabriques ou avec des négociants qui fourniraient ces matières et emploieraient ou vendraient le fil à leur profit. Pour faciliter l’introduction de cette industrie dans les cantons où elle est peu connue, M. l’intendant se propose d’envoyer chez ses subdélégués quelques modèles de rouets, d’après lesquels on pourra en faire. Il destinera aussi volontiers à cet objet une partie des fonds que le roi a bien voulu accorder pour faire travailler les pauvres. Au surplus, les personnes qui se chargeront de ce détail dans les villes ou dans les campagnes, sont invitées à informer des difficultés qu’elles pourraient rencontrer et des secours qu’elles croiraient nécessaires pour assurer le succès de cette opération, M. Desmarest, inspecteur des manufactures de la généralité, qui se fera un plaisir de leur faire passer directement, ou par la voie de MM. le subdélégués, les éclaircissements qui lui seront demandés. Il faudra que les lettres lui soient adressées sous le couvert de M. l’intendant.

Deuxième partie de l’article III. — De la nature et de la distribution des secours.

§ Ier. On peut pourvoir de deux manières à la subsistance des pauvres : ou par une contribution dont les fonds soient remis au bureau de charité pour être employés de la manière qu’il jugera la plus avantageuse, ou par une distribution des pauvres entre les personnes aisées, dont chacune se chargerait d’en nourrir un certain nombre, ainsi qu’il a été pratiqué plusieurs fois dans cette province.

§ II. Cette dernière méthode a quelques inconvénients. Un des plus grands paraît être le désagrément auquel s’exposent les personnes qui se chargent de nourrir ainsi les pauvres, d’avoir à essuyer les murmures de ces sortes de gens, qui sont quelquefois très-difficiles à contenter. Un bureau de charité leur en imposerait vraisemblablement davantage, et personne ne serait importuné de leurs plaintes, dont le peu de fondement serait connu. D’ailleurs, cette méthode de rassembler ainsi les pauvres pour ainsi dire à chaque porte ressemble trop à une espèce de mendicité autorisée. Il est plus avantageux que les secours leur soient donnés dans l’intérieur de chaque famille. Il paraît même qu’on ne peut guère soulager autrement ceux qui n’ont besoin que d’un supplément de secours, et qui sont en état de gagner une partie de la subsistance de leurs familles ; car comment ferait-on pour mesurer les aliments qu’on leur donnerait et les proportionner à leurs besoins ? Vraisemblablement les personnes qui se seraient chargées d’eux ne penseraient qu’à leur ôter tout prétexte de murmurer, en leur donnant autant de nourriture qu’ils en voudraient, sans pouvoir, ou même sans vouloir exiger d’eux aucun travail, ce qui leur ferait contracter l’habitude de l’oisiveté.

§ III. Cependant cette méthode peut avoir quelques avantages dans la campagne, où peut-être quelques propriétaires trouveraient moins dispendieux de nourrir quelques personnes de plus avec leurs métayers ou leurs valets, que de donner de l’argent ou du grain pour faire le fonds du bureau de charité. Si quelques paroisses préfèrent cette méthode, il sera toujours nécessaire d’arrêter, d’après l’état des pauvres, un rôle pour fixer le nombre que chaque propriétaire devra nourrir.

§ IV. Dans le cas, qui paraît devoir être le plus général, où l’on choisira de mettre des fonds en commun pour être employés à la disposition des bureaux de charité, les offres pourront être faites ou en argent, ou en grain, ou même en autres denrées propres au soulagement des pauvres. Il est vraisemblable que, surtout dans les campagnes, la plus grande partie des contributions se feront en grains.

§ V. Quand même la plus grande partie des contributions se feraient en argent, il y aurait beaucoup d’inconvénient à distribuer de cette manière les secours destinés à chaque famille. Il n’est arrivé que trop souvent que des pauvres auxquels on avait donné de l’argent pour leur subsistance et celle de leur famille l’ont dissipé au cabaret, et ont laissé leurs familles et leurs enfants languir dans la misère. Il est plus avantageux de donner à chaque famille les denrées dont elle a besoin ; il s’y trouve même une espèce d’économie, en ce que ces denrées peuvent être à meilleur marché pour le bureau de charité qu’elles ne le seraient pour les pauvres mêmes, qui seraient obligés de les acheter en détail chez les marchands, et de supporter par conséquent le profit que ceux-ci devraient y faire.

§ VI. On ne pense pas cependant qu’il convienne d’assembler les pauvres pour leur faire des distributions de soupe ou de pain, ou d’autres aliments : ces distributions ont l’inconvénient, qu’on a 11. 2 déjà remarqué, de les accoutumer à la mendicité. Il est d’ailleurs très-difficile d’y mettre l’ordre et d’éviter l’abus des doubles emplois, et des pauvres inconnus peuvent se glisser dans la foule.

§ VII. La voie la moins sujette à inconvénient paraît être que les personnes chargées de veiller à la distribution journalière, soit les curés, soit d’autres députés du bureau, aient un boulanger attitré pour les secours qui devront être donnés en pain ;

Qu’ils désignent quelque personne intelligente et capable de détail, lorsque l’on jugera plus à propos de faire préparer quelque autre aliment, comme pourraient être du riz ou des légumes ;

Et qu’ils remettent à chaque chef de famille un billet d’après lequel le boulanger, ou les personnes chargées de la distribution des autres aliments, donneront au porteur la quantité qu’il aura été trouvé convenable de lui fournir, soit en pain, soit en autres aliments, soit tous les jours, soit un certain nombre de fois par semaine, ainsi qu’il aura été réglé.

Cette méthode aura l’avantage de pouvoir fixer, sans aucun embarras, la quantité de secours qu’on voudra donner à chaque famille. Il deviendra aussi facile de régler la portion de celui qui sera en état de gagner les trois quarts de sa subsistance, que celle du misérable qui ne peut absolument vivre que de charité.

§ VIII. Le pain étant, par les malheureuses circonstances où se trouve la province, une des denrées les plus chères, il serait à souhaiter qu’on pût en diminuer la consommation en procurant aux pauvres d’autres subsistances aussi saines et moins dispendieuses. Vraisemblablement, dans plusieurs campagnes, on pourra faire usage du blé noir. Le roi ayant eu la bonté d’autoriser M. l’intendant à employer des fonds en achat de riz, il en a fait venir une certaine quantité de Bordeaux, et il doit en arriver dans quelque temps encore davantage. Ce grain est susceptible d’être préparé de différentes manières peu dispendieuses ; elles sont expliquées dans un Avis imprimé, dont il sera joint quelques exemplaires à la présente instruction. Il est à désirer que dans chaque lieu quelque personne charitable se charge de faire exécuter celle de ces préparations qui se trouvera être la moins dispendieuse, ou la plus au goût du peuple : les communautés religieuses seraient plus à portée que personne de prendre ce soin. On distribuerait ce riz de la même manière que le pain, sur des billets du curé ou du député du bu reau. Il y aurait beaucoup de désavantage à distribuer le riz en nature, et sans l’avoir fait préparer : la plus grande partie de ceux à qui l’on en donnerait de cette manière ne sauraient pas en tirer parti, et vraisemblablement ils s’en déferaient à vil prix. On a vu, dans des occasions semblables, des paysans donner une livre de riz pour une livre de pain : cependant une livre de riz nourrit au moins quatre à cinq fois autant qu’une livre de pain, parce qu’il se renfle prodigieusement à la cuisson.

§ IX. Il ne paraît guère possible de payer autrement qu’en argent les ouvriers employés dans les ateliers de charité ; cependant il leur sera vraisemblablement avantageux de profiter de la facilité que donnera la préparation du riz, pour se nourrir à bon marché : il serait par conséquent utile de leur en procurer les moyens. Cela peut se faire de deux manières : ou en chargeant quelque personne de leur vendre du riz préparé au prix courant, ou en leur donnant des billets pour en recevoir de la même manière que les pauvres ; mais, dans ce cas, on aurait l’attention de retenir sur leurs salaires la valeur de ce riz.

§ X. Le besoin de la subsistance n’est pas le seul qui se fasse sentir : le chauffage dans les villes, le vêtement dans les villes et dans les campagnes, sont encore deux objets dont les bureaux de charité pourront avoir à s’occuper ; mais on croit inutile d’entrer à ce sujet dans aucun détail.

§ XI. Il n’est pas possible de s’occuper, quant à présent, de répartir le riz que le roi a bien voulu destiner au secours des pauvres ; la répartition ne peut être faite que d’après l’état connu des pauvres de chaque paroisse. Il est donc nécessaire avant tout que chaque bureau de charité adresse à If. l’intendant, le plus promptement qu’il sera possible, l’état qui aura été dressé des pauvres de chaque paroisse, et de la quantité de secours à fournir à chacun. Cet état doit être accompagné d’une copie de la délibération par laquelle on se sera fixé aux arrangements qu’on aura cru devoir adopter dans chaque ville ou dans chaque communauté. C’est d’après cet envoi que M. l’intendant déterminera, en connaissance de cause, la répartition des secours dont il peut disposer.

§ XII. Il y a quelques paroisses dans lesquelles il a été fait des fondations pour distribuer, chaque année, aux pauvres une certaine quantité de grains. Différents arrêts du Conseil ont réuni quelquesunes de ces fondations aux hôpitaux voisins, mais elles subsistent encore dans plusieurs paroisses. Le meilleur usage qu’on en puisse faire est de les employer avec les contributions qui seront fournies de la même manière, et suivant les arrangements qui seront pris par le bureau de charité. Ce serait peut-être même un moyen d’engager le Conseil à laisser subsister ces fondations, au lieu de les réunir aux hôpitaux, que de charger un bureau de charité, établi à demeure dans la paroisse, d’en faire la distribution d’après les règles qui auront été établies dans l’occasion présente. La protection du gouvernement serait d’autant plus assurée a ces bureaux de charité permanents, que leur concours serait infiniment utile au succès des vues qu’a le Conseil pour la suppression totale de la mendicité, lesquelles ne peuvent être remplies qu’autant que les pauvres seront assurés de trouver les secours nécessaires dans la paroisse.

§ XIII. Dès à présent l’établissement des bureaux de charité, quoiqu’ils ne doivent avoir lieu que jusqu’à la récolte prochaine, mettra du moins en état de délivrer la province des vagabonds qui l’infestaient ; car, au moyen de ce que les bureaux assureront la subsistance à tous les pauvres connus, il ne pourra rester d’autres mendiants que des étrangers sans domicile ou des vagabonds volontaires, et la maréchaussée aura ordre de les arrêter partout où ils se trouveront[5].


II. LETTRE CIRCULAIRE
AUX CURÉS DE LA PROVINCE.


À Limoges, le 10 février 1770.

Vous trouverez, monsieur, joint à cette lettre, un arrêt du parlement de Bordeaux, qui ordonne qu’il sera tenu, dans chaque paroisse ou communauté, une assemblée pour délibérer sur les moyens de parvenir au soulagement des pauvres, et que tous les particuliers aisés, habitant, ou possédant des revenus dans les paroisses, seront tenus d’y contribuer à raison de leurs biens et facultés, sans distinction de privilégiés ou non privilégiés. Il ordonne aussi que la contribution des absents sera payée par leurs fermiers, régisseurs ou baillistes.

Les mêmes vues qui ont déterminé le parlement de Bordeaux à rendre cet arrêt m’avaient engagé à concerter, avec M. l’évêque de Limoges, un plan d’assemblée de charité et de contribution volontaire en faveur des pauvres dans chaque paroisse. Ce plan peut être suivi dans les lieux où la bonne volonté et la charité offriront des secours assez abondants pour subvenir aux besoins des pauvres. Je suis même assuré, par la correspondance que j’ai eue à ce sujet avec M. le procureur-général, et par les instructions qu’il a données à MM. les officiers des sénéchaussées, que cette voie de contribution volontaire, lorsqu’elle sera suffisante, remplira entièrement les intentions du parlement.

Je vous adresse en conséquence une instruction imprimée sur les moyens de former ces assemblées ou bureaux de charité, et de remplir leur objet. J’ai dû embrasser dans cette instruction différents moyens qui peuvent être pris pour soulager les pauvres ; et, quoique ces moyens ne puissent pas être également appliqués dans tous les lieux, j’ai dû les développer tous en rédigeant une instruction destinée à être répandue dans toutes les parties de la province. Mais je sens que c’est principalement dans les villes et dans les lieux considérables que le plan proposé pourra être exécuté dans toute son étendue, et je m’attends qu’il faudra le simplifier et le restreindre au pur nécessaire dans plusieurs paroisses de campagne trop peu considérables, et où il serait trop difficile de trouver des personnes capables de suivre avec exactitude les détails d’une opération compliquée. C’est dans cette vue que je destine une partie de cette lettre à présenter une espèce d’extrait de cette instruction, réduit à l’exposition la plus simple des points essentiels qu’on doit exécuter partout, et même dans les communes de la campagne. Il sera cependant utile d’y joindre la lecture de l’instruction même, qui fera mieux connaître l’ensemble de l’opération et les vues qui doivent diriger les personnes chargées de l’exécution.

extrait de l’instruction.

1o Il est partout indispensable, ou d’exécuter littéralement l’arrêt du parlement du 17 janvier dernier, en formant un rôle de contribution sur tous les habitants aisés et propriétaires, tant présents qu’absents ; ou de remplir d’une autre manière les intentions du parlement et les devoirs de la charité, en se cotisant volontairement pour subvenir aux besoins des pauvres.

2o La première démarche qu’on doit faire est de tenir l’assemblée prescrite par l’arrêt du parlement, pour prendre le parti qui sera jugé le plus convenable. L’assemblée doit être tenue le premier jour de fête ou dimanche qui suivra la réception de l’arrêt dans chaque paroisse.

3o Dans les villes et lieux où il y a des officiers de justice et de police, ce sont eux qui doivent convoquer l’assemblée. Dans les autres lieux, ce sont les curés. Tous les seigneurs, gentilshommes et bourgeois notables, doivent y être invités.

4o La voie des offres purement volontaires paraît devoir être préférée dans les villes, où le plus grand nombre de ceux qui doivent contribuer sont présents, et où il est plus facile de composer les bureaux de charité. L’instruction renferme tous les détails relatifs à ces offres volontaires et à l’établissement de ces bureaux. Il suffit d’y renvoyer ici.

5o Le grand nombre de propriétaires absents peut, dans les campagnes, faire préférer la voie d’une répartition proportionnelle sur tous les aisés.

6o Ces contributions peuvent se faire de deux manières, ou par une taxe sur chacun des propriétaires présents et absents, ou en distribuant les pauvres entre les aisés, de façon que chacun se charge d’en nourrir un certain nombre.

7o Le parti de la taxe sur les propriétaires est sujet à quelques embarras dans les campagnes, par la difficulté de former les rôles de cette taxe, surtout quand les assemblées ne sont composées que de simples paysans, qui ne savent ni écrire ni compter.

8o Il est quelquefois difficile aussi de trouver des gens qui puissent se charger de la recette et de la distribution des aumônes, et à qui les autres habitants veuillent les confier ; et il se peut que le curé ne veuille pas en être chargé seul.

Règles à suivre pour la formation des rôles de contribution dans les campagnes.

9o Dans les paroisses où il se trouve assez de personnes intelligentes et qui méritent la confiance publique, pour qu’on puisse faire un rôle des contributions d’aumône, il est important que ces rôles ne soient pas faits d’une manière arbitraire, qui deviendrait une source de contestations. Voici les règles qu’il est à propos de suivre.

10o Tous les propriétaires de fonds ne doivent pas être taxés. Il y a des possessions si petites, que leur produit ne suffit pas à la subsistance du propriétaire, qui est obligé de vivre de son travail ; on ne peut pas regarder ceux qui les possèdent comme aisés. On doit donc taxer seulement les propriétaires qui possèdent des corps de domaines, et ceux qui jouissent de dîmes et de rentes dans la paroisse. Quant aux propriétaires de domaines, il est naturel qu’on se règle par l’estimation de leur revenu porté au rôle des tailles, sauf à exempter de la taxe les domaines qu’on saurait être incultes et sans valeur. À l’égard des rentes et des dîmes, il est juste de leur faire supporter une contribution double de celle des domaines, attendu que les propriétaires de ceux-ci sont déjà chargés d’impositions beaucoup plus considérables, et en outre de la nourriture de leurs métayers.

11o Il faudra que l’assemblée de la paroisse charge quelqu’un de faire ce rôle, d’après la règle qui vient d’être donnée. Le rôle doit être signé par le curé, et par les principaux membres de l’assemblée qui savent signer.

13o Ce rôle doit être remis au receveur que la paroisse aura choisi, lequel sera tenu de marquer en marge de chaque article tous les payements qui seront faits.

13o Comme il y a cinq mois d’ici à la récolte, et comme il serait peut-être onéreux à plusieurs de payer à la fois la totalité de leur contribution, il convient de la partager en cinq payements égaux dont le montant sera remis, de mois en mois, entre les mains du receveur, qui croisera chaque payement en marge du rôle. Le premier payement doit se faire immédiatement après que le rôle aura été arrêté.

14o Si quelqu’un refusait de contribuer, il faudrait s’adresser au juge du lieu, qui est autorisé par l’arrêt du parlement à rendre une ordonnance pour l’y contraindre. Cette ordonnance doit être délivrée gratuitement et sans frais. Si les contribuables jugent à propos d’appeler sous prétexte d’excès dans la taxe, l’appel sera porté en la sénéchaussée du lieu, pour y être jugé sommairement et sans frais. Cet appel ne sera point reçu que l’appelant n’ait justifié préalablement qu’il a payé la taxe.

15o Les fonds provenant de cette taxe, soit en argent, soit en grains, seront employés par les personnes que la paroisse aura chargées, partie à faire travailler les pauvres, et partie à procurer du pain ou d’autres secours à ceux qui en ont besoin, ainsi qu’il est expliqué plus au long dans l’instruction.

Règles à observer dans les paroisses où l’on distribuera les pauvres.

16o Dans les paroisses où il ne se trouvera point assez de personnes capables d’entrer dans ces détails, on pourra s’en tenir au parti de distribuer les pauvres entre les différents propriétaires de domaines, de rentes et de dîmes, qui seront tenus de leur fournir la subsistance, en faisant néanmoins travailler ceux auxquels leurs forces permettent de le faire.

17o Dans le cas où ces propriétaires feraient travailler les pau vres, ils seraient obligés de leur donner, outre la subsistance, un léger salaire en forme de supplément, lequel serait réglé par l’assemblée.

18o Les propriétaires absents seront tenus de passer en compte à leurs métayers le grain nécessaire à la nourriture des pauvres qui leur auront été distribués ; il en sera de même des propriétaires de dîmes et de rentes absents, lesquels seront tenus de passer en compte à leurs fermiers ou régisseurs la dépense que ceux-ci auront faite pour nourrir les pauvres. Ceux qui refuseraient seront contraints en vertu de l’ordonnance du juge, ainsi qu’il a été dit ci-dessus.

19o Il est juste de faire supporter une charge double aux propriétaires des rentes et des dîmes, attendu qu’ils n’ont point de métayers à nourrir, ainsi qu’il a déjà été observé.

20o Si le nombre des pauvres était assez petit pour qu’on ne pût pas en donner à tous les propriétaires en état de les nourrir, les propriétaires qui les recevraient d’abord ne s’en chargeraient que pour quelque temps, après lequel les autres propriétaires les recevraient à leur tour.

États à former des familles pauvres.

21o Soit qu’on prenne le parti de former un rôle de contribution en argent ou en grains, soit qu’on préfère de distribuer les pauvres entre les propriétaires, il n’est pas possible de fixer la quantité de contribution à répartir, ou la quantité de pauvres que chacun doit nourrir, si l’on n’a préalablement fait un dénombrement exact des pauvres qui se trouvent dans la paroisse. Il est donc nécessaire d’en dresser un état, famille par famille, dans lequel on marquera le nombre des personnes dont chaque famille est composée, le sexe, l’âge et l’état de validité ou d’invalidité de chacune de ces personnes, en faisant mention des moyens qu’ils peuvent avoir pour gagner de quoi subsister.

Messieurs les curés trouveront joints à cette lettre des états imprimés en blanc, dont ils n’auront qu’à remplir les colonnes. Il sera nécessaire de former ces états doubles, pour m’en envoyer un, afin que je puisse connaître l’étendue des besoins de chaque paroisse, et me décider sur l’envoi des secours dont je puis disposer.

22o Comme il est plus aisé de connaître exactement le nombre des pauvres dans les campagnes que dans les villes, je ne présume pas qu’il faille beaucoup de temps pour former ces états, et je crois que messieurs les curés pourront les avoir remplis dans l’intervalle entre la réception de cette lettre et la tenue de la première assemblée. Il est à souhaiter qu’ils puissent y présenter ces états tout faits, afin que l’on sache précisément la quantité de secours nécessaire, et qu’on puisse s’occuper sur-le-champ des moyens d’y subvenir ; sans cela, il deviendrait nécessaire de rassembler une seconde fois la paroisse, et l’opération en serait d’autant plus retardée.

Du renvoi des mendiants étrangers.

23o Comme, par les moyens qui viennent d’être expliqués, il doit être pourvu dans chaque paroisse à la subsistance des pauvres, il sera expressément défendu à toutes personnes de mendier passé le 15 mars prochain, même dans le lieu de leur domicile, à peine d’être arrêtées et conduites dans les maisons de force.

24o Les mendiants étrangers seront renvoyés dans les paroisses dont ils sont originaires ; à cet effet, il leur sera donné de quoi subsister pendant la route. Si la paroisse dont ils sont originaires n’est éloignée que d’une journée, ils y seront renvoyés directement, et leur subsistance leur sera donnée en nature ou à raison d’un sou par lieue, sur les contributions de charité fournies par les propriétaires ; et, dans le cas où il n’aurait été fait aucune contribution, mais où l’on aurait distribué les pauvres, il faudrait charger du soin de fournir cette subsistance aux mendiants étrangers quelqu’un des propriétaires, auquel on donnerait pour le dédommager un ou deux pauvres de moins à nourrir.

Le curé, ou la personne qui aura été chargée de ce soin, donnera au mendiant étranger un certificat contenant son nom, les noms de la paroisse d’où on le renvoie et de celle dont il s’est dit originaire, et où il doit se rendre, le jour de son départ, et la mention du secours qu’il aura reçu. J’ai fait imprimer des modèles de ces certificats en blanc, et je vous en envoie quelques-uns que vous pourrez remplir. S’ils ne suffisent pas, vous en ferez aisément de pareils à la main.

25o Si la paroisse dont le mendiant s’est dit originaire est éloignée de plus d’une journée, on l’adressera au subdélégué le plus prochain, en lui fournissant sa subsistance pour se rendre chez ce subdélégué, et on lui donnera un certificat dans lequel il sera fait mention de cette dernière circonstance, et sur le vu duquel le subdélégué lui donnera le sou par lieue, nécessaire pour qu’il puisse se rendre chez lui. Les modèles de ces certificats sont pareillement imprimés en blanc, et joints à cette lettre.

26o Les mendiants, arrivés dans leur paroisse, doivent se présenter à l’officier de police ou au curé, pour lui montrer leur certificat. Si des mendiants de votre paroisse vous sont ainsi renvoyés, il faudra pourvoir à leur subsistance de la même manière qu’à celle des autres pauvres, ou leur procurer du travail, s’ils sont en état de travailler.

Il est superflu d’observer que les assemblées de paroisses doivent se tenir de temps en temps, pour se faire rendre compte de l’exécution et du succès des mesures prises pour le soulagement des pauvres, et pour remédier aux inconvénients ou aux nouveaux besoins qui auraient pu se présenter.

Je vous prie, monsieur, de me faire part, le plus promptement qu’il sera possible, du parti qui aura été pris dans votre paroisse, et de m’envoyer en même temps un des doubles de l’état des pauvres. Si je puis disposer en faveur de votre paroisse de quelques secours particuliers, j’aurai soin de vous en instruire. Dans le cas où vous rencontreriez quelques obstacles à l’exécution du plan proposé pour le soulagement des pauvres, vous pourrez vous adresser à mes subdélégués, auxquels j’ai mandé de se concerter avec vous pour lever, autant qu’il sera possible, toutes les difficultés.

Je vous serai obligé de communiquer cette lettre, ainsi que l’instruction et l’arrêt dont elle est accompagnée, aux seigneurs, aux gentilshommes et aux personnes notables de votre paroisse, afin qu’ils connaissent tous les détails d’un plan dont je ne doute pas qu’ils ne se fassent un plaisir d’assurer le succès, en y donnant tous leurs soins.

Je suis très-parfaitement, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

P. S. J’ai parlé à la fin de l’Instruction des fondations qui ont été faites dans quelques paroisses pour distribuer aux pauvres de l’argent, des grains ou d’autres aumônes, et j’ai observé que ces aumônes ne pouvaient être mieux employées, cette année, qu’en les joignant aux fonds des aumônes des bureaux de charité, à la décharge de ceux qui doivent contribuer pour soulager les pauvres, et dont la contribution serait d’autant diminuée. Je vous prie de me mander, en m’informant du parti qui aura été pris par vos habitants, et en m’envoyant l’état de vos pauvres, s’il y a dans votre paroisse quelque aumône annuelle de ce genre : vous voudrez bien me marquer en quoi elle consiste, quelles personnes sont chargées de la payer, si elle est exactement acquittée, et, dans le cas où elle ne le serait point, depuis combien d’années le payement en est interrompu ; enfin, par qui et dans quelle forme se fait la distribution de cette aumône. Il y en a quelques-unes qui ont été réunies par le Conseil à des hôpitaux : il ne faut pas omettre d’en faire mention, et je vous prie en ce cas de me mander si vous pensez qu’on puisse les employer dans votre paroisse de façon à les rendre plus utiles qu’elles ne le sont, étant réunies aux hôpitaux.


III. LETTRE CIRCULAIRE
AUX SUBDÉLÉGUÉS DE L’INTENDANCE.


À Limoges, le 16 février 1770.

Je vous envoie, monsieur, un exemplaire de l’arrêt du parlement de Bordeaux, du 17 janvier dernier, par lequel il est ordonné de tenir, dans chaque paroisse ou communauté, une assemblée pour délibérer sur les moyens de parvenir au soulagement des pauvres. — J’y joins l’instruction que j’ai rédigée sur les moyens qu’il m’a paru le plus convenable de prendre, et sur le projet d’établir dans chaque paroisse des bureaux de charité. Mais, comme les détails dans lesquels je suis entré sont assez compliqués, et sont principalement relatifs au système des offres purement volontaires, j’ai pensé que, dans la plus grande partie des paroisses de campagne, on serait forcé de prendre des moyens plus simples pour remplir les vues que s’est proposées le parlement. C’est dans cette idée que j’ai cru devoir écrire aux curés une lettre en date du 10 février, dont vous trouverez aussi un exemplaire ci-joint, et qui forme comme une espèce d’instruction plus sommaire que la première. Enfin, je vous envoie encore un exemplaire de la délibération prise dans l’assemblée de la ville de Limoges[6], parce que j’ai pensé que dans les autres villes principales elle pourrait servir d’exemple, et suggérer des idées utiles. La lecture de ces différentes pièces vous mettra parfaitement au fait du plan général auquel je me suis arrêté, et des différentes formes d’opérer dont il peut être susceptible pour parvenir au même but.

Il ne me reste qu’à y ajouter quelques détails sur ce que vous avez à faire pour y coopérer.

Comme l’arrêt du Parlement charge spécialement les officiers des sénéchaussées et les autres juges ordinaires de la convocation des assemblées, et des ordonnances à rendre dans les cas où l’on prendra le parti de former un rôle pour obliger les particuliers à payer leur cote-part, vous serez dispensé de ce soin ; mais vous aurez à distribuer les différents Avis et Instructions tant dans les villes que dans les campagnes de votre arrondissement, et sur cette distribution, il est nécessaire que vous vous concertiez avec les officiers des justices ordinaires, afin que vos démarches et les leurs concourent au même but sans se croiser.

Les différents détails dans lesquels il a fallu entrer ayant exigé plus de temps que je ne l’avais compté, j’ai été forcé de différer l’envoi des instructions que je vous adresse. Je prévois que dans plusieurs villes et campagnes l’on aura déjà commencé à former des assemblées pour pourvoir au soulagement des pauvres en exécution de l’arrêt du Parlement. Je pense que cela ne doit pas vous dispenser de communiquer aux personnes qui doivent ou convoquer, ou composer les assemblées, les différentes instructions que je leur ai destinées, non-seulement parce que ces instructions, à l’exemple de ce qui s’est fait à Limoges, peuvent leur présenter des idées auxquelles on n’a pas pensé, mais surtout parce qu’il est très-important que l’opération soit suivie dans toute la généralité sur un même plan. D’ailleurs, il est absolument nécessaire, pour me mettre à portée de décider de l’étendue des secours que je pourrai procurer aux lieux qui en auront le plus besoin, que je reçoive des états exacts de la quantité de pauvres que les assemblées se seront chargées de nourrir, et que je sache le résultat des délibérations qui auront été prises dans l’assemblée de chaque communauté.

De plus, vous verrez dans les instructions qu’un des moyens, qui me paraît le plus avantageux pour soulager les pauvres, est de procurer de l’occupation à ceux qui ont la force de travailler. Je propose différents genres d’occupations, tant pour les hommes que pour les femmes. Cet article exige encore une correspondance de chaque paroisse avec moi, laquelle doit passer par vous.

Enfin, comme le renvoi des mendiants étrangers dans leurs paroisses fait partie du projet, qui se lie par là au plan adopté depuis quelque temps par le Conseil sur la suppression de la mendicité, il est encore nécessaire, par cette raison, que l’ensemble des opérations passe continuellement sous vos yeux et sous les miens.

Il est donc indispensable que, dans les paroisses mêmes où l’on aurait déjà commencé à opérer en vertu des ordres donnés par les officiers de justice, l’on s’occupe de répondre aux différents objets que je demande, soit par mon instruction, soit par ma lettre du 10 février.

Le premier soin dont vous ayez à vous occuper est, après être convenu de toutes vos démarches avec les officiers de justice, de distribuer les différents paquets que je vous adresse, soit pour les officiers municipaux des villes, soit pour les curés de votre subdélégation. La circonstance est trop pressante, et les envois ont déjà été trop retardés, pour attendre les occasions ordinaires, et je vous prie de distribuer les paquets par des exprès. Tâchez de choisir des personnes sûres, et mettez-y d’ailleurs toute l’économie que vous pourrez. Je vous ferai rembourser sur-le-champ de la dépense que vous aurez faite à cette occasion.

Outre les paquets destinés aux curés, j’ai cru devoir vous envoyer un assez grand nombre d’exemplaires des Instructions et de la Lettre, afin que vous puissiez en distribuer aux principaux seigneurs et gentilshommes de votre subdélégation qui résident dans les paroisses de la campagne, et que vous croirez disposés à concourir par leurs soins au succès de l’opération. Cette attention sera surtout nécessaire dans les paroisses où vous sauriez que le curé, soit par défaut de capacité, soit par quelque vice de caractère, ou seulement parce qu’il n’aurait pas la confiance de ses habitants, ne peut seul conduire l’opération et la faire réussir. C’est à votre prudence que je m’en rapporte pour vous assurer de ces circonstances, et pour juger des personnes auxquelles il convient de vous adresser afin de suppléer au défaut de capacité ou de volonté des curés. Dans le cas même où le curé mérite toute confiance, il est toujours utile que les principaux seigneurs ou gentilshommes soient instruits du plan ; mais sans doute que les curés leur communiqueront mes instructions, ainsi que je les en ai priés par ma lettre du 10 février.

Dans les villes, il est nécessaire de donner aussi mes instructions aux principaux officiers du corps de ville et des juridictions, qui tous doivent coopérer à l’exécution du plan ; vous voudrez donc bien leur en faire part. À l’égard de la délibération de la ville de Limoges, elle ne peut guère être imitée que dans les villes les plus considérables, et je n’ai pas cru, par cette raison, devoir vous en envoyer un grand nombre d’exemplaires.

J’ai joint à la lettre destinée aux curés de campagne des états à colonnes en blanc, qui serviront à former les états des pauvres de leur paroisse. Vous en trouverez aussi d’autres pour dresser les états des pauvres des villes. La forme en est un peu plus compliquée que celle des états relatifs aux pauvres de la campagne, parce que j’ai cru ce détail nécessaire dans les villes ; vous voudrez bien remettre ou faire remettre aux assemblées ou bureaux de charité la quantité nécessaire pour en distribuer aux curés de chaque paroisse, afin qu’ils puissent, en les remplissant, présenter un état exact de leurs pauvres. Je vous prie de me rendre compte de ce qui aura été fait, et de veiller à ce qu’un double de ces états me soit renvoyé. Il m’a paru avantageux de faire remplir fictivement quelques-uns de ces états, afin de donner à MM. les curés une idée plus précise de la façon dont ils doivent être remplis. Vous trouverez quelques-uns de ces états fictifs dans votre paquet.

L’article du plan qui concerne le renvoi des mendiants étrangers vous occasionnera une légère augmentation de travail. Vous avez pu voir dans mes instructions que, lorsque ces mendiants sont originaires d’un lieu éloigné de plus d’une journée de celui d’où l’on a jugé à propos de les renvoyer, on ne leur fournira la subsistance que jusqu’à la résidence du subdélégué le plus prochain. Pour qu’ils puissent de là se conduire jusque chez eux, il faudra que vous leur donniez des routes pareilles à celles qu’on donne aux mendiants mis en liberté et renvoyés chez eux avec le secours d’un sou par lieue. Vous ne leur donnerez ce sou par lieue que jusqu’au premier endroit où ils trouveront un subdélégué, et vous vous conformerez à cet égard à ce que je vous ai prescrit par ma lettre du 25 octobre 1768, en vous envoyant mon Instruction du 1er août de cette même année, relative à la suppression de la mendicité[7]. Vous trouverez dans votre paquet un certain nombre de routes en blanc, que vous expédierez à ceux qui vous seront renvoyés des paroisses sur la présentation qu’ils vous feront du certificat prescrit par le paragraphe 25 de ma lettre du 10 février, et par le paragraphe 3 de l’art. Il de l’Instruction.

Je dois vous prévenir encore que, conformément à ce que j’annonce dans ma lettre du 10 février, paragraphe 23, j’ai fait passer à M. de Gilibert les ordres que M. le chancelier et M. de Choiseul m’avaient adressés l’automne dernier pour étendre la capture des mendiants à ceux même qui sont domiciliés. Comme j’étais autorisé à suspendre l’envoi de ces ordres, j’avais différé cet envoi à cause de la misère générale ; mais, dès qu’il aura été pourvu dans chaque paroisse à la subsistance des pauvres du lieu, et que les pauvres étrangers auront été renvoyés chacun chez eux, il n’y aura plus aucun prétexte pour mendier, et ce moment est le plus favorable qu’on puisse prendre pour exécuter complètement les vues du Conseil.

Cependant, je n’ai pas pensé qu’on dût emprisonner indistinctement toutes les personnes qu’on aurait trouvées mendiant : j’ai au contraire mandé à M. le prévôt qu’il convenait de relâcher ceux qui, n’étant point notés comme de mauvais sujets ou des vagabonds incorrigibles, promettraient de ne plus mendier ; et la nouvelle Instruction que je me propose d’envoyer sur ce point à toutes les brigades de maréchaussée, leur prescrit de n’emprisonner les domiciliés arrêtés en mendiant dans l’étendue de leur paroisse, qu’après s’être assurées du commencement de l’exécution du plan projeté pour procurer la subsistance aux pauvres, et après s’être concertées avec les curés dans les campagnes, et dans les villes avec les subdélégués ou les officiers de police. Vous recevrez par le prochain courrier cette Instruction particulière, qu’il n’a pas encore été possible d’imprimer[8].

Si les besoins des paroisses qui auront été reconnus lors des assemblées de charité, et qui seront constatés par les états des pauvres que je demande à chaque curé, me déterminent à leur faire passer quelques portions des secours en riz que M. le contrôleur-général m’a autorisé à faire acheter, vous serez chargé de la distribution de ce riz aux paroisses de votre subdélégation, conformément à l’état que je vous en enverrai, et vous recevrez en même temps un avis imprimé sur les différentes manières d’employer le riz.

Vous verrez, dans la première partie de l’article troisième de mes Instructions, quelles sont mes idées sur les différentes manières d’occuper les pauvres. Si vous avez connaissance de quelque ouvrage utile et qu’on puisse entreprendre promptement dans quelques lieux de votre subdélégation, vous me ferez plaisir de me l’indiquer, et de me faire part en même temps des moyens que vous imaginez qu’on pourrait prendre pour trouver des fonds suffisants. Je sais qu’il y a dans plusieurs petites villes des revenus, assez modiques à la vérité, mais dont les arrérages accumulés depuis longtemps, et laissés entre les mains ou des fermiers ou des anciens officiers municipaux auxquels on a négligé d’en faire rendre compte, forment une somme assez considérable, qu’on pourrait employer à des ouvrages utiles et propres à occuper les pauvres ; faites-moi part de ce que vous savez à cet égard. Indépendamment de cette ressource, je vous répète que je me porterai volontiers à aider, ainsi que je l’ai dit dans l’Instruction, les communautés qui voudront entreprendre quelque ouvrage utile à leurs frais, soit en leur avançant de quoi travailler dès ce moment sans attendre le recouvrement des sommes qui seront imposées en vertu de leur délibération, soit même en leur accordant quelque secours, lorsque l’ouvrage paraîtra devoir être avantageux au commerce de la province.

L’occupation des femmes est un objet non moins digne d’attention. J’ai parlé, dans l’Instruction, de ce qu’il y aurait à faire pour étendre les filatures dans les campagnes et dans les petites villes. Afin d’y réussir, il est absolument nécessaire de trouver quelque négociant qui fasse filer pour son propre compte, et qui se charge de fournir les matières et même les rouets, ce détail étant trop compliqué pour que je puisse le suivre, ni même le faire suivre de Limoges. Je fournirai cependant volontiers quelques secours pour cette opération, si je puis être assuré qu’ils seront employés utilement. Vous m’obligerez de vous occuper très-sérieusement de cet objet, et de vous concerter soit avec les négociants ou fabricants que vous saurez être à portée de faire filer, soit avec les curés ou autres personnes intelligentes des paroisses où la filature peut s’étendre avec avantage. Vous voudrez bien en même temps me mander l’espèce et la quantité des secours qu’il vous paraîtrait convenable d’accorder : vous pourrez suivre cette correspondance avec M. Desmarets, ainsi que je l’indique dans l’Instruction.

Je ne m’éloignerai même pas de faciliter encore par quelques secours l’introduction des fabriques de siamoises et autres petites étoffes dans les campagnes ou dans les petites villes, si, par la connaissance que vous avez du local, ou par les lumières que vous donneront les négociants auxquels vous vous adresserez, vous vous apercevez que cette idée soit praticable. Je vous prie de me le mander, et d’entrer en même temps dans le détail des moyens que vous jugerez propres à en assurer le succès.

Le post-scriptum qui est a la fin de ma lettre du 10 février mérite une attention particulière de votre part, et je vous prie de faire dresser de votre côté un état des paroisses de votre subdélégation dans lesquelles il y a des aumônes régulières et fondées, soit en argent, soit en grains, et de vous mettre, par tous les moyens que vous pourrez imaginer les plus sûrs, en état de remplir ce que je demande aux curés dans ce post-scriptum.

Je ne pense pas avoir rien de plus à vous marquer quant à présent sur l’opération du soulagement des pauvres : je ne puis trop vous recommander d’y donner tous vos soins, et de m’instruire exactement du succès qu’elle aura dans les différentes parties de votre subdélégation.

J’ai l’honneur d’être, etc.


IV. CONSTITUTION DES ATELIERS DE CHARITÉ[9].


On a borné les ateliers de charité aux parties de chemins dont la construction ne présente pas de grandes difficultés, et peut être exécutée par des travailleurs peu instruits, tels que sont les ouvriers de toute espèce, hommes, femmes et enfants, qui sont dans le cas de s’y présenter. Les parties qui demandent une plus grande capacité ont été adjugées par entreprise à prix d’argent, et au rabais, comme le sont ordinairement tous les chemins à construire dans la généralité de Limoges, depuis que les corvées y sont abolies. Alors, c’est à l’entrepreneur à choisir, instruire, payer et surveiller ses ouvriers, de manière que son chemin soit bon et recevable.

Mais, quand le public est obligé d’être lui-même entrepreneur pour la distribution des charités consacrées à des travaux utiles, on ne peut les choisir d’une espèce trop aisée, afin d’éviter les négligences et les malfaçons, si faciles à introduire dans un ouvrage public qui serait un peu compliqué.

Dans des ateliers composés de plusieurs centaines de travailleurs, il deviendrait impossible de distribuer chaque jour une tâche à chacun. Cette opération trop longue consumerait un temps précieux. Il faut donc, pour abréger, distribuer l’ouvrage en tâches qui puissent occuper plusieurs ouvriers pendant plusieurs jours, et réunir ainsi plusieurs travailleurs sur une même tâche. Mais, pour éviter dans ces réunions les jalousies et les disputes, que l’inégalité des forces et l’inégalité de l’assiduité au travail pourraient occasionner, on donne chaque tâche à une famille entière, qui a l’intérêt commun de faire le plus d’ouvrage possible pour la subsistance commune, et dans laquelle le père occupe chacun selon ses forces, et surveille et contient chacun de ses coopérateurs mieux que le piqueur le plus vigilant. Les conducteurs de travaux, choisis par les ingénieurs ou sous-ingénieurs, les subdélégués ou les commissaires ad hoc, qui sont la plupart des gentilshommes voisins, des curés ou des particuliers distingués par leurs lumières et leur zèle, que l’amour du bien public porte à surveiller les ateliers de charité et à concourir au bien qu’ils procurent, ces conducteurs marchandent avec le chef de famille le prix de la tâche dont il se charge. Ce marché peut bien être sujet à quelque erreur, comme le sont ceux des bourgeois qui marchandent avec des ouvriers pour ouvrir des fossés, ou faire d’autres travaux de ce genre ; mais une sorte d’expérience, quoique peu éclairée, qu’ont les gens de la campagne, n’y laisse pas de grandes inexactitudes ; et, d’ailleurs, dans le cas d’erreur trop grande ou de lésion, le recours au commissaire de l’atelier est toujours ouvert.

Dans les ouvrages qui consistent en déblais ou transports de terre, les tâches se règlent avec facilité par le nombre de hottées, de brouettées, civières ou camions. Il n’est pas même besoin alors d’associer plusieurs travailleurs, quoiqu’il soit toujours bon de répartir ces travaux par familles. Ceux qui transportent deviennent les piqueurs naturels de ceux qui piochent ; à chaque voyage, le manœuvre reçoit du préposé une marque de cuir destinée à cet objet, et selon la convention, on lui délivre pour un certain nombre de marques, ou de voyages, ce qu’on appelle dans le pays des marreaux. (Le mot français est méreau[10].)

Ces marreaux ou méreaux sont une espèce de monnaie de cuir, qui a été imaginée pour empêcher que le père ne dissipât au cabaret le salaire destiné à la subsistance de sa famille, comme cela arrivait trop souvent dans ce pays, lorsqu’on y payait en argent les ouvriers qui se présentaient aux ateliers de charité.

Il y a quatre sortes de marreaux. Celui qu’on nomme du no 4 est empreint de quatre fleurs de lis. Il vaut une espèce de pain, connu en Limousin sous le nom de tourte, et qui pèse vingt livres.

Le marreau du no 3, qui ne porte que trois fleurs de lis, ne vaut qu’une demi-tourte ou un pain de 10 livres.

Le marreau no 2, qui n’a que deux fleurs de lis, est reçu par le boulanger pour un quart de tourte ou 5 livres.

Enfin, le no 1 ne vaut qu’une livre de tourte, et ne sert que pour les appoints.

Les marques qui certifient le nombre des voyages sont d’une forme ; différente, et ne peuvent être confondues avec les marreaux.

Le subdélégué, ou le commissaire de l’atelier, fait avec un boulanger voisin un marché pour qu’il cuise la quantité de pain nécessaire au nombre d’ouvriers qui s’y réunissent, et qu’il le leur délivre pour des marreaux ; et, en rapportant ces marreaux au caissier, le pain dont ils constatent la fourniture est payé au boulanger selon le prix qui a été arrêté avec lui, conformément à celui du grain.

Afin que ce marché ne dégénère pas en privilège exclusif, qui pourrait autoriser des infidélités ou des négligences dans la fourniture, les ouvriers sont libres de prendre leur pain chez le boulanger qui se tient à portée, ou chez tout autre boulanger qui les accommoderait mieux ; et tout boulanger qui rapporte des marreaux à l’atelier est payé par le caissier de la quantité de pain qu’il a donnée pour eux, au même prix et sur le même pied que celui avec lequel le marché fondamental est fait.

Cette liberté de concurrence contient le boulanger principal dans son devoir.

Indépendamment du pain, et pour procurer au peuple diverses subsistances qui varient ses jouissances, ce qui est utile à la santé, et dans les temps de calamité lui fait supporter son infortune, on a établi, à portée des ateliers, des cuisines où l’on accommode, d’une manière économique, différentes espèces de soupes composées de riz et de carottes, de raves, de citrouilles, de fèves et de pommes de terre, où l’on a pu s’en procurer.

On a calculé qu’une chopine de cette soupe nourrit à peu près autant et coûte à peu près autant qu’une livre de pain. On en délivre pour des marreaux sur ce pied, et les marreaux rendus par les entrepreneurs de ces cuisines leur sont remboursés de même en argent.

Mais on ne rembourserait en argent aucuns marreaux ni aux cabaretiers, ni à aucun particulier, parce que leur objet est d’assurer la subsistance des familles, dans un temps de calamité, contre les dangers de l’inconduite, consolation trop fréquente de la misère habituelle.

On a même la précaution de ne délivrer chaque jour, et par forme d’à-compte, que la quantité de marreaux qui suffit pour pourvoir aux besoins physiques des diverses personnes employées sur l’atelier ; et, si une famille laborieuse fait plus d’ouvrage qu’il n’en faut pour sa subsistance, on lui donne à la fin du travail le surplus en argent. Les conducteurs d’ateliers ont pour cela une forme de comptabilité très-claire, établie par des registres à colonnes imprimées.

Tous ces arrangements, et toutes les précautions nécessaires pour qu’ils s’exécutent avec facilité, simplicité et sûreté, sont développés très-clairement, avec un soin extrême, dans une lettre et une instruction circulaires imprimées, et adressées par M. Turgot à ses subdélégués et aux commissaires des ateliers de charité. — Nous n’avons pu y voir sans surprise et sans émotion jusqu’où s’étend la sagesse attentive, prévoyante et paternelle qui en a dicté tous les détails. — Les travaux de ce genre sont ce que l’on peut imaginer de plus difficile à faire, surtout pour un homme d’un savoir étendu et d’un génie élevé comme l’est ce magistrat. On trouverait cent beaux esprits capables de concevoir et d’exécuter les ouvrages les plus brillants, contre un qui saura empêcher qu’une pauvre famille ne soit privée de la soupe dont elle a besoin, et que des commis ne puissent malverser avec les fonds qu’il faut leur confier. — Ce sont là les véritables soins de l’administration, ceux dont elle doit être occupée sans cesse, ceux qui sont le plus ignorés, ceux qu’on admire le moins, mais ceux aussi qui sont les plus utiles, qui méritent le mieux la bénédiction des peuples, qui montrent le plus aux sages quel terrible fardeau est attaché aux fonctions publiques pour l’homme de bien éclairé.


V. SUPPLÉMENT
AUX INSTRUCTIONS DU 1er  AOÛT ET DU 20 NOVEMBRE 1768,
CONCERNANT LA SUPPRESSION DE LA MENDICITÉ[11]. (19 février 1770.)


Le Conseil s’étant déterminé à étendre les ordres ci-devant donnés pour la suppression de la mendicité à tous les mendiants, soit qu’ils aient un domicile ou qu’ils n’en aient pas, M. le chancelier et M. le duc de Choiseul ont adressé de nouvelles instructions aux officiers de la maréchaussée pour les autoriser à faire arrêter et conduire dans les dépôts ceux qui seraient trouvés mendiant, même dans le lieu de leur domicile, et à procéder contre eux de la même manière que contre les autres mendiants de profession. L’intention du Conseil n’est pas cependant que ces ordres soient exécutés avec la même rigueur et la même universalité que ceux précédemment donnés pour faire arrêter les mendiants non domiciliés. Il ne doit, au contraire, y être procédé qu’avec la modération nécessaire pour ne point risquer de confondre deux choses aussi différentes que la pauvreté réelle et la mendicité volontaire occasionnée par le libertinage et l’amour de l’oisiveté. La première doit être non-seulement secourue, mais respectée ; la seconde seule peut mériter d’être punie. Il ne faut donc pas perdre de vue que la seule mendicité volontaire, qui se refuse aux moyens honnêtes de subsister qu’on lui offre, est l’objet de ces nouveaux ordres.

Par conséquent, leur exécution suppose que les vrais pauvres trouveront chacun dans la paroisse où ils font leur domicile, ou des secours, s’ils sont hors d’état de gagner leur vie, ou du travail, s’ils ont la force ou la santé nécessaires.

Cette considération avait déterminé à suspendre l’envoi de ces mêmes ordres, jusqu’à ce que la diminution du prix des grains eût fait cesser la mendicité forcée par la misère répandue dans les campagnes. Mais, les mesures qui doivent être prises dans toutes les paroisses de la généralité pour assurer la subsistance ou procurer du travail aux vrais pauvres ne laissant plus aucun prétexte pour mendier, on a cru que c’était au contraire le moment le plus favorable qu’on pût choisir pour remplir les vues du Conseil et supprimer entièrement la mendicité ; et, comme il est nécessaire de donner des règles précises sur la conduite que doivent observer les différentes personnes chargées des détails de l’opération, afin que les principes qu’on suivra soient uniformes dans toute la généralité, l’on a rédigé ce supplément aux deux instructions du 1er  août et du 20 novembre 1768.

Art. Ier. Il ne sera plus loisible à quelque personne que ce soit de mendier même dans la paroisse de son domicile, et ceux qui mendieront seront arrêtés par les cavaliers de la maréchaussée, de la même manière que l’instruction du 10 août prescrit d’arrêter les mendiants de profession.

II. Ils ne pourront cependant être arrêtés que dix jours après que les ordres et les instructions, donnés dans chaque paroisse pour assurer la subsistance des pauvres, auront été exécutés, ce dont les cavaliers auront soin de s’instruire par la voie de MM. les curés.

III. Comme on peut toujours retrouver des mendiants domiciliés et connus, et comme il est moins question de les punir d’avoir mendié que de les empêcher de mendiera l’avenir ; comme il serait, d’ailleurs, inutile et dispendieux de remplir les dépôts d’une foule de gens qui seraient disposés à quitter la vie mendiante, les officiers et cavaliers de la maréchaussée ne doivent point conduire dans les prisons ceux qu’ils auraient arrêtés, par la seule raison qu’ils les auraient trouvés mendiant. Ceux à qui il n’y aurait d’autre reproche à faire que d’avoir été trouvés mendiant, doivent être remis en liberté, à la charge de ne plus mendier, et en les prévenant que, s’ils y retournent, ils seront arrêtés de nouveau et conduits dans les dépôts.

IV. Il doit néanmoins être dressé procès-verbal de leur capture, et des éclaircissements qui auront été pris sur leur nom, leur domicile et leur état, ainsi que l’article II de l’instruction du 1er août 1768 le prescrit relativement aux mendiants domiciliés, qui n’étaient point dans le cas d’être emprisonnés, mais dont l’état devait être constaté.

V. En effet, s’ils sont repris de nouveau, ils seront conduits dans les prisons, et l’on suivra contre eux la forme de procéder prescrite, par les instructions précédentes, vis-à-vis des mendiants de profession.

VI. Ceux qui seront connus dans leur paroisse pour mauvais sujets, mendiants opiniâtres ou insolents, se refusant aux occasions de travailler, et déterminés à continuer de mendier, doivent être, dès la première fois, traités en mendiants de profession ; mais, comme les cavaliers ne peuvent les connaître, ils doivent demander aux subdélégués et aux officiers chargés de la police dans les villes, et aux curés dans les campagnes, des informations sur les particuliers qui ont mérité ces notes, afin d’arrêter ceux qui leur seront indiqués.

VII. En se concertant ainsi avec les fonctionnaires publics de chaque lieu, l’on ne risquera point de confondre les bons et véritables pauvres avec les mendiants volontaires.

VIII. Conformément aux instructions et aux ordonnances qui ont été données dans toutes les paroisses pour subvenir aux besoins des pauvres domiciliés, les pauvres étrangers doivent être renvoyés dans le lieu de leur domicile ordinaire, et il doit leur être fourni de quoi subsister pendant la route, au moyen de quoi il ne leur sera pas permis de mendier, et ceux qui seraient surpris mendiant doivent être arrêtés par la maréchaussée.

IX. Ces pauvres doivent être munis de certificats des curés ou des préposés du bureau de charité de la paroisse d’où on les renvoie, ou de routes délivrées par les subdélégués. Ces certificats et ces routes feront toujours mention du secours qu’ils ont reçu, du lieu d’où ils sont partis et de celui où ils doivent se rendre. Les cavaliers doivent veiller avec le plus grand soin à ce que ces hommes ne s’écartent pas de la route qui leur est indiquée.

X. Au surplus, les deux instructions précédentes, du 1er août et du 20 novembre 1768, continueront d’être exécutées dans tous les points auxquels il n’est point dérogé par la présente.

Les personnes chargées de concourir à l’exécution des ordres de Sa Majesté concernant les mendiants et vagabonds se conformeront, chacune pour ce qui la regarde, à l’instruction ci-dessus. Fait à Limoges, le 19 février 1770.


VI. ARRÊT DU CONSEIL D’ÉTAT DU ROI

qui ordonne que, sans s’arrêter à l’arrêt du parlement de bordeaux du 17 janvier 1770, il sera libre à toutes personnes de vendre leurs grains dans les provinces du limousin et du périgord, tant dans les greniers que dans les marchés, en exécution de la déclaration du 25 mai 1765 et de l’édit du mois de juillet 1764[12]. (19 février 1770.)
(Extrait des registres du Conseil d’État.)

Le roi s’étant fait représenter l’arrêt rendu par son Parlement de Bordeaux le 17 janvier 1770, par lequel ce Parlement a non-seu lement ordonné que tous marchands de blé, fermiers, régisseurs, propriétaires et décimateurs des provinces du Limousin et du Périgord, sans exception d’état, qualité ou condition, feront porter d’ici au 15 juillet prochain, successivement et chaque semaine, dans les marchés des lieux, quantité suffisante de blés de toute espèce pour l’approvisionnement desdits marchés, eu égard à celles qu’ils ont en leur pouvoir, et sur icelles préalablement prise la provision nécessaire pour eux, leur famille et leur maison ; mais a fait inhibitions et défenses à toutes sortes de personnes, de quelque état et condition qu’elles soient, de vendre en gros ou en détail lesdits grains dans leurs greniers, ni ailleurs que dans lesdits marchés ; sa Majesté a reconnu que les moyens pris par son Parlement de Bordeaux, pour soulager le peuple et lui procurer l’abondance nécessaire, sont contraires aux vues de bien public dont ce Parlement est animé ; que la nécessité imposée à toutes personnes de porter aux marchés les grains qui leur appartiennent, et sur lesquels ils ne pourraient prélever que leur provision, en répandant l’alarme et la terreur, déterminerait les propriétaires de grains à employer tous les moyens et détours possibles pour cacher leurs grains et éluder l’exécution de l’arrêt, et produirait nécessairement le resserrement que cette Cour a voulu prévenir ; que d’ailleurs la rareté de la denrée, occasionnée dans ces provinces par la médiocrité des dernières récoltes, est suffisamment réparée par l’activité du commerce, qui y fait importer les grains dont elles peuvent avoir besoin, et que, si les frais indispensables de transport en augmentent le prix, Sa Majesté a fait verser dans le Limousin des fonds de son Trésor royal, pour occuper le peuple, suivant les différents âges et métiers, à des ouvrages publics, assurer par ce moyen et multiplier ses salaires, et le mettre dans la possibilité d’acheter les grains au prix où les frais nécessaires pour les faire arriver jusqu’à lui les auraient fait monter ; mais que les défenses de vendre ailleurs qu’aux marchés détourneraient les commerçants par lesquels ces importations utiles de grains sont faites, et qui ne cherchent que le prompt débit dans la vente, et l’épargne des frais de magasin et de manutention auxquels ils seraient sujets s’ils étaient obligés à porter en détail et par parcelles dans les marchés, et feraient enfin tomber nécessairement le peuple de ces provinces dans la disette dont le Parlement de Bordeaux a voulu le garantir. À quoi étant nécessaire de pourvoir, ouï le rapport du sieur abbé Terray, etc., le roi étant en son Conseil, ordonne que, sans s’arrêter à l’arrêt du Parlement de Bordeaux du 17 janvier dernier, la déclaration du 25 mai 1763, et l’édit du mois de juillet 1764, et notamment les articles 1er et II de ladite déclaration, seront exécutés suivant leur forme et teneur ; en conséquence, qu’il sera libre à toutes personnes de vendre leurs grains dans le Limousin et le Périgord, tant dans les greniers que dans les marchés, lors et ainsi que bon leur semblera, conformément et aux termes dudit art. Ier de la déclaration du 25 mai 1763. Fait très-expresses inhibitions et défenses à tous ses juges et à ceux des seigneurs d’exécuter ledit arrêt du Parlement de Bordeaux. N’entend néanmoins Sa Majesté, par le présent arrêt, rien changer aux règlements de police et usages anciennement observés, tendant uniquement à entretenir l’ordre, la tranquillité et la sûreté dans les marchés. Enjoint aux sieurs intendants et commissaires départis dans les généralités de Bordeaux et de Limoges, de tenir la main à l’exécution du présent arrêt, qui sera lu, publié et affiché partout où besoin sera.

Fait au Conseil d’État du roi, Sa Majesté y étant, tenu à Versailles le 19 février 1770. — Signé Bertin[13].


VII. ORDONNANCE

QUI ENJOINT AUX PROPRIÉTAIRES DE DOMAINES DE POURVOIR À LA SUBSISTANCE DE LEURS MÉTAYERS OU COLONS[14]. (28 février 1770.)


DE PAR LE ROI. Anne-Robert-Jacques Turgot, etc.

Sur ce qui nous a été représenté par les bureaux de charité, déjà établis dans différentes paroisses de cette généralité pour subvenir aux besoins des pauvres, que plusieurs propriétaires de fonds ont été engagés, par la modicité de leurs récoltes et par la cherté actuelle des grains, à renvoyer une partie de leurs métayers ou colons, ne voulant pas suppléer à l’insuffisance de la portion desdits métayers dans la dernière récolte, et fournir à leur subsistance dans le cours d’une année aussi malheureuse ; — Que ces métayers et colons, ainsi abandonnés par leurs maîtres et dénués de toute ressource, sont réduits, eux et leur famille, à la plus grande misère, et contraints à quitter le pays, abandonnant leurs femmes et leurs enfants à vivre de charités, ce qui augmente à l’excès la charge des habitants obligés de se cotiser pour subvenir à la nourriture des pauvres déjà trop nombreux ; — Que la réclamation desdits habitants contre cette surcharge est d’autant plus juste, que, conformément à nos instructions et aux règles par nous prescrites sur la répartition des contributions pour le soulagement des pauvres, les propriétaires des biens-fonds n’ont été taxés qu’à la moitié de ce que supportent les propriétaires de rentes et de dîmes, et ce en considération de ce que ceux-ci n’ont point de colons dont la nourriture soit à leur charge ; — Que lesdits propriétaires de biens-fonds partageant avec tous les citoyens aisés l’obligation qu’imposent la religion et l’humanité de soulager les pauvres, cette obligation devient plus stricte encore, et semble appartenir plutôt à la justice qu’à la charité, lorsqu’il s’agit d’un genre de pauvres avec lesquels ils sont liés par des rapports plus particuliers fondés sur les services mêmes qu’ils sont dans l’habitude d’en recevoir ; — Que ces pauvres, au moment où la misère les a frappés, s’épuisaient par les plus durs travaux à mettre en valeur les biens de leurs maîtres, lesquels doivent à ces travaux tout ce qu’ils possèdent ; — Qu’à ces motifs d’humanité et de justice se joint, pour les propriétaires, la considération de leur véritable intérêt, puisque la mort ou la fuite des cultivateurs, l’abandon et l’anéantissement de leurs familles, suites infaillibles de la situation à laquelle ils seraient réduits, priveraient leurs maîtres des moyens de tirer de leurs terres un revenu qu’elles ne peuvent produire que par le travail ; — Que cet intérêt, dont la voix devrait être si puissante sur les particuliers, est en même temps de la plus grande importance pour le public et pour la province, qui, par la dispersion de la race des cultivateurs, souffrirait l’espèce de dépopulation la plus désastreuse et la plus terrible dans ses conséquences pour la province, qui, privée des seules ressources qui lui restent pour réparer ses malheurs par les travaux des années à venir, et perdant, faute de bras, l’avantage des saisons les plus favorables, serait longtemps dévouée à la stérilité, et verrait se perpétuer d’année en année les maux accablants sous lesquels elle gémit ; — Et nous ayant paru aussi juste qu’intéressant, pour le soutien de la culture et l’avantage de l’État, d’avoir égard auxdites représentations :

À ces causes, nous ordonnons que les propriétaires de domaines, de quelque qualité ou condition qu’ils soient, privilégiés ou non privilégiés, seront tenus de garder et nourrir jusqu’à la récolte prochaine les métayers et colons qu’ils avaient au 1er octobre dernier, ainsi que leurs familles, hommes, femmes et enfants. Ordonnons à ceux qui en auraient renvoyé de les reprendre dans la huitaine du jour de la publication de la présente ordonnance, ou d’autres en même nombre, à peine d’être contraints à fournir, ou en argent ou en nature, à la décharge des autres contribuables de la paroisse, la subsistance de quatre pauvres, par chacun de leurs métayers ou colons qu’ils auraient congédiés et non remplacés. Enjoignons aux syndics, collecteurs et principaux habitants de chaque paroisse de nous avertir, ou notre subdélégué le plus prochain, des contraventions qu’ils apprendraient avoir été faites à notre présente ordonnance, laquelle sera lue, publiée et affichée partout où besoin sera. Mandons à nos subdélégués d’y tenir la main. — Fait à Limoges le 28 février 1770.


VIII. ORDONNANCE

QUI CHARGE LES PROPRIÉTAIRES ET HABITANTS DES PAROISSES DE LA GÉNÉRALITÉ DE LIMOGES DE POURVOIR À LA SUBSISTANCE DES PAUVRES JUSQU’À LA RÉCOLTE PROCHAINE[15]. (1er  mars 1770.)


DE PAR LE ROI. Anne-Robert-Jacques Turgot, etc.

Étant informé que la modicité des récoltes de l’automne dernier a répandu dans les villes et les campagnes de cette province la misère la plus excessive, et multiplié le nombre des pauvres au point que plusieurs seraient réduits à manquer des choses les plus nécessaires à la vie, s’il n’était incessamment pris des mesures pour assurer leur subsistance par l’application et la répartition la plus juste des secours qu’ils sont en droit d’attendre de la religion et de l’humanité des personnes aisées, et désirant y pourvoir ; vu les ordonnances rendues par nos prédécesseurs dans les chertés de grains qui ont précédemment affligé la généralité, nous ordonnons ce qui suit :

Article I. Huit jours au plus tard après la réception de la présente ordonnance, il sera convoqué dans chacune des villes, paroisses ou communautés de la généralité, savoir, dans les villes, à la diligence des officiers municipaux, et dans les campagnes, à la diligence du syndic en charge ou de celui qui sera nommé par nos subdélégués pour en tenir lieu, une assemblée générale de charité composée des habitants notables et propriétaires de biens fonds, en présence des curés, des seigneurs, des officiers de justice et de police, et de concert avec eux, pour, par eux et entre eux, être conjointement délibéré sur les mesures les plus propres à assurer la nourriture et la subsistance des pauvres, habitants ou originaires du lieu, et de leurs femmes et enfants hors d’état de gagner leur vie par le travail.

II. En cas de négligence de la part des syndics à se conformer à ce qui leur est prescrit par l’article ci-dessus, Tes curés, seigneurs ou officiers de justice, seront autorisés à provoquer lesdites assemblées, sans préjudice de la punition que nous nous proposons d’infliger aux syndics qui se seraient rendus coupables de cette négligence.

III. Dans les villes où il y a un corps municipal établi en conséquence de l’édit du mois de mai 1765, l’on observera dans lesdites assemblées, entre les différents corps, le même ordre qui s’observe dans les assemblées générales des notables, conformément à l’article XLII dudit édit, sans préjudice néanmoins de la présidence, qui doit être déférée aux évèques dans les villes de leur résidence.

IV. Dans les lieux moins considérables, où il n’y a point de corps municipal en règle, et dans les campagnes, les curés présideront auxdites assemblées de charité.

V. Tous les habitants aisés résidant dans la ville ou paroisse, tous ceux qui y possèdent des biens fonds, des dîmes ou des rentes, seront tenus d’assister, suivant leurs moyens, les pauvres de la ville ou de la paroisse.

VI. Il sera loisible aux Assemblées de se déterminer entre les deux manières de pourvoir aux besoins des pauvres, ou par la voie de soumissions purement volontaires, ou par la voie d’un rôle de contributions proportionnées aux facultés de chacun, soit que ces contributions se fassent en argent ou en pain, soit qu’on préfère de donner à chaque habitant aisé un certain nombre de pauvres à nourrir.

VII. Il sera fait, préalablement à la répartition des contributions, un dénombrement exact des pauvres qui se trouvent dans la communauté, conformément aux instructions que nous avons rédigées à cet effet, et envoyées dans chaque paroisse.

VIII. Lesdits états comprendront tous les habitants de la paroisse qui ne peuvent vivre sans les secours de la charité, encore même qu’ils possédassent quelque petit héritage, si, par la discussion des ressources qu’ils peuvent retirer desdits héritages ou de leur travail, ils paraissent être dans l’impossibilité de subsister sans secours.

IX. Les mendiants étrangers doivent être renvoyés dans les paroisses dont ils sont originaires, en leur fournissant de quoi subsister dans la route, ainsi qu’il est expliqué aux articles 23 24 et 25 de notre lettre aux curés en date de ce jour.

X. N’entendons comprendre sous le nom de mendiants étrangers les particuliers établis et domiciliés dans la paroisse, non pour y mendier, mais pour y gagner leur vie par le travail, et qui n’ont besoin d’un secours extraordinaire qu’à cause de la cherté actuelle, ou en conséquence d’infirmités qui leur seraient survenues. Les pauvres de cette classe doivent être censés habitants des paroisses, et comme tels y être secourus.

XI. Les métayers et colons doivent être nourris par les propriétaires des domaines, conformément à notre ordonnance du 28 février dernier[16] ; ils ne seront point compris dans les états des pauvres.

XII. Dans les paroisses où l’on fera un rôle de contributions, lesdites contributions seront imposées sur tous les habitants aisés résidant dans le lieu, et sur les propriétaires de fonds, de dîmes et de rentes, sans distinction de présents ou d’absents, de privilégiés ou non privilégiés, même sur les ecclésiastiques et sur les communautés religieuses, à l’exception des seuls curés et vicaires à portion congrue.

XIII. Pour former lesdits rôles de contributions, l’on se conformera aux règles qui vont être expliquées.

XIV. Il sera fait un relevé du revenu des biens fonds, tels qu’ils sont évalués aux rôles des tailles de la paroisse, en observant de n’y comprendre que les corps de domaines, et non les petites propriétés détachées.

XV. À l’égard des prés et autres héritages détachés, ainsi que des profits de fermes, rentes constituées et autres facultés personnelles, il en sera pareillement fait un relevé, dans lequel ne seront compris que les articles dès particuliers taxés à quarante livres de principal de taille et au-dessus ; les facultés au-dessous de ce taux étant dis pensées de contribuer. Et les revenus des biens et facultés compris dans ledit relevé seront portés sur le même pied que dans le rôle des tailles.

XVI. Les revenus des rentes en grains seront évalués sur le pied des fermages, ou à défaut de fermages sur le prix moyen des dix dernières années.

XVII. Les dîmes seront pareillement évaluées sur le produit commun calculé comme celui des rentes, d’après le prix moyen des dix dernières années.

XVIII. Les contributions charitables seront réparties sur la totalité des revenus, tant sur ceux compris dans les deux relevés, ci-dessus mentionnés aux articles 14 et 15, des corps de domaines et des cotes pour héritages et facultés portant quarante livres de taille et au-dessus, que sur ceux des rentes en argent ou en denrées, et des dîmes, en observant néanmoins de taxer au double les propriétaires de rentes et de dîmes, attendu que ces derniers genres de revenus ne supportent que très-peu de charges et de frais, et que les propriétaires de biens fonds, étant d’ailleurs obligés de fournir des secours à leurs cultivateurs, doivent être plus ménagés.

XIX. Le rôle sera fait d’après les règles ci-dessus par celui que la paroisse en chargera, et signé par le curé et les principaux habitants qui savent signer.

XX. Usera ensuite adressé à nos subdélégués, pour être par eux vérifié et rendu exécutoire, en vertu du pouvoir que nous leur donnons à cet effet.

XXI. Le rôle ainsi vérifié sera remis entre les mains du receveur que la paroisse aura choisi et désigné, lequel en fera le recouvrement sur les y dénommés, et ce de mois en mois, la contribution devant être partagée en autant de payements égaux qu’il s’écoulera de mois jusqu’à la récolte. Le premier payement doit être fait immédiatement après que le rôle aura été arrêté. Seront, au surplus, tous les payements croisés en marge dudit rôle.

XXII. Les régisseurs ou baillistes seront tenus de fournir, sur les revenus des biens qu’ils régissent ou qu’ils tiennent à bail, la cote-part à laquelle les propriétaires auront été taxés ; à quoi faire ils seront contraints par voie de saisie-arrêt, même d’exécution si besoin est, sauf à se faire rembourser par les propriétaires desdits biens ou revenus, de ladite cotisation, ou à la précompter sur le prix de leurs fermes ou baux judiciaires, d’après les quittances qui leur seront données par le receveur desdites contributions charitables.

XXIII. Dans les paroisses où l’on aura préféré de distribuer les pauvres entre les différents propriétaires de domaines, de rentes et de dîmes, et de charger ceux-ci de les nourrir, on suivra les mêmes règles prescrites ci-dessus par rapport à la distribution des contributions, c’est-à-dire qu’on ne distribuera des pauvres qu’aux propriétaires de corps de domaines, ou aux habitants dont la cote de taille s’élève à quarante livres et au-dessus ; et qu’à l’égard des propriétaires de rentes et de dîmes, on observera pareillement de leur faire supporter une charge double de celle des autres propriétaires de biens fonds et de facultés.

XXIV. L’on observera que les pauvres soient distribués, autant qu’il sera possible, dans les villages qu’ils habitent ou dans ceux qui en sont le plus à portée.

XXV. Seront, les états de distribution des pauvres, arrêtés et signés par le curé et les principaux habitants.

XXVI. La nourriture qui sera fournie aux pauvres par ceux auxquels ils auront été distribués, ne pourra être au-dessous d’une livre et demie de pain par jour, ou autre aliment équivalent, pour chaque pauvre au-dessus de l’âge de seize ans, et à proportion pour les âges au-dessous.

XXVII. Ceux auxquels les pauvres auront été ainsi distribués, pourront exiger que les pauvres valides auxquels ils fourniront la subsistance travaillent pour eux, à la charge néanmoins de leur donner en forme de supplément un salaire de trois sous par jour.

XXVIII. Les propriétaires absents seront tenus de passer en compte à leurs métayers le grain nécessaire à la nourriture des pauvres qui leur auront été distribués. Les propriétaires de dîmes et de rentes absents, seront pareillement tenus de passer en compte à leurs fermiers ou régisseurs la dépense que ceux-ci auront faite pour nourrir les pauvres.

XXIX. En cas que quelques-uns des particuliers fissent difficulté de fournir la nourriture aux pauvres qui leur auront été assignés par l’état de distribution, ils y seront contraints, soit par saisie-exécution, soit par voie de garnison, à la diligence du syndic et sur les exécutoires que nous autorisons nos subdélégués et même le juge le plus prochain à décerner par provision.

XXX. Seront pareillement contraints ceux qui refuseront de satisfaire aux cotisations auxquelles ils auront été portés dans les rôles, à la diligence du receveur nommé par la paroisse, soit par voie de saisie-exécution, soit par établissement de garnison ; et ce, sur les ordonnances de nos subdélégués.

XXXI. Les actes relatifs auxdites poursuites pourront être faits par le ministère de tous les huissiers et sergents, soit royaux ou seigneuriaux, ou des simples huissiers aux tailles : autorisons même les huissiers de justices seigneuriales à exploiter, pour cet objet seulement, hors de l’étendue des juridictions aux greffes desquelles ils sont immatriculés.

XXXII. Seront aussi tous actes relatifs à la subsistance des pauvres et à l’exécution de notre présente ordonnance, écrits sur papier non timbré, et affranchis de la formalité du contrôle et scel.

XXXIII. Les oppositions et plaintes en surcharges, tant contre lesdits rôles de contributions que contre les états de distribution des pauvres, si aucune il y a, et généralement toutes contestations relatives à l’exécution desdits rôles et états, seront portées devant nos subdélégués, que nous autorisons à y statuer par provision ; sans préjudice aux parties qui se croiraient lésées de nous faire leurs représentations, sur lesquelles nous nous réservons de statuer définitivement, sauf l’appel au Conseil. Et seront les ordonnances rendues par nos subdélégués, exécutées par provision, nonobstant tout appel ou opposition quelconques.

XXXIV. Ne seront au surplus admises lesdites oppositions ou plaintes en surcharges, si au préalable l’opposant ou plaignant ne justifie avoir satisfait au premier payement de la taxe, ou avoir fourni la nourriture aux pauvres qui lui auraient été distribués.

XXXV. Autorisons en outre nos subdélégués a statuer pareillement sur les contestations qui pourraient survenir relativement à la validité ou invalidité des délibérations qui auraient été prises dans les paroisses, ainsi qu’à ordonner la tenue de nouvelles assemblées en leur présence ou en celle de personnes par eux commises à cet effet, dans le cas où les premières assemblées ne se seraient pas conformées aux dispositions de notre présente ordonnance, ou n’auraient pas suffisamment pourvu aux besoins des pauvres. Seront pareillement les ordonnances par eux rendues à cet égard exécutées par provision, nonobstant appel ou opposition quelconque, sans préjudice aux parties de nous faire leurs représentations, sur lesquelles nous nous réservons de statuer définitivement, sauf appel au Conseil.

XXXVI. Les mesures qui doivent être prises en exécution de notre présente ordonnance devant assurer partout la subsistance des pauvres, et ôter par conséquent tout prétexte à la mendicité, il sera en conséquence défendu, conformément aux ordres à nous adressés par le Conseil, à toute personne de mendier, même dans le lieu de son domicile, à peine d’être arrêtée et poursuivie suivant la rigueur des ordonnances et déclarations du roi. Et seront les ordres et instructions par nous adressés à cet effet, tant à nos subdélégués qu’à la maréchaussée, mis à exécution dans chaque paroisse, dans le délai de quinze jours, après qu’il aura été pourvu à la subsistance des pauvres, ainsi qu’il est prescrit par la présente ordonnance.

Mandons à nos subdélégués de tenir la main à l’exécution de notre présente ordonnance, laquelle sera lue et publiée sans délai dans chaque paroisse en la forme ordinaire.

Fait à Limoges, le 1er  mars 1770[17].



IX. LETTRE D’ENVOI
AUX SUBDÉLÉGUÉS DE L’ORDONNANCE PRÉCÉDENTE.


Limoges, le 3 mars 1770.

L’ordonnance et les différentes lettres et instructions que je vous envoie, monsieur, vous donneront une idée exacte du plan général auquel je me suis arrêté pour assurer la subsistance des pauvres.

L’instruction est principalement relative au système des offres purement volontaires, et contient des détails assez compliqués, qui paraissent être plus propres aux villes et aux lieux considérables. Je sens que, dans la plus grande partie des paroisses de campagne, on sera forcé de choisir les moyens les plus simples pour remplir les mêmes vues.

J’ai tâché de rassembler dans l’ordonnance toutes les parties de l’opération et d’y donner en même temps des règles précises et d’une application qui ne soit pas trop difficile dans la pratique. J’ai cru devoir y joindre une nouvelle lettre pour les curés, datée aussi du 1er mars, et qui forme une seconde instruction plus sommaire que la première.

J’y ai joint, comme à la précédente, des tableaux à colonnes en blanc, destinés à former les états des pauvres de la campagne, et d’autres un peu plus compliqués pour former les états des pauvres des villes, dans lesquelles il m’a paru que l’opération exigeait de plus grands détails. Quelques-uns de ces états ou tableaux sont remplis fictivement, afin de donner à messieurs les curés une idée plus nette de l’opération pour laquelle je demande leur coopération et celle des bureaux de charité.

Je suppose que les curés auront soin de faire connaître mon ordonnance et d’avertir les syndics de convoquer les assemblées. Je vous prie de veiller avec attention à ce que ces assemblées se tiennent partout. Si l’on négligeait d’exécuter mon ordonnance, il serait nécessaire que vous les fissiez indiquer de votre autorité, et, s’il eu était besoin, que vous vous transportassiez sur les lieux, ou que vous commissiez quelqu’un à votre place pour faire tenir les assemblées en sa présence.

Comme il se peut que les curés ne soient pas disposés partout à concourir au succès d’un travail pourtant si nécessaire, et comme on doit même prévoir que quelques-uns peuvent éprouver des obstacles de la part de leurs habitants, il faudra y suppléer, si le cas se présente, en engageant ou le seigneur, ou quelque personne notable qui possède la confiance de la paroisse, à prendre le soin de diriger les opérations relatives au soulagement des pauvres.

Je vous envoie par cette raison, outre les paquets destinés aux curés, un assez grand nombre d’exemplaires, tant de la lettre que je leur écris, que de l’instruction et de mon ordonnance, afin que vous puissiez en distribuer aux principaux seigneurs ou gentilshommes de votre subdélégation qui résident dans les paroisses de la campagne, et que vous croirez disposés à faciliter l’opération par leurs soins. Je présume, au reste, que dans le plus grand nombre des paroisses les curés eux-mêmes leur communiqueront mes instructions, ainsi que je les en prie par ma lettre du 1er mars.

Dans les villes, c’est aux officiers municipaux que mes lettres et instructions doivent être remises, puisque c’est à eux à convoquer les assemblées ; mais il est convenable que vous, donniez aussi connaissance de toute l’opération aux principaux officiers des juridictions, en leur remettant un exemplaire de l’ordonnance et de mes instructions.. Je ne doute pas qu’ils ne se fassent un plaisir de concourir à l’objet que je me suis proposé, et de donner l’exemple aux autres citoyens.

Vous verrez, par la lecture de mon ordonnance, que tout ce qu’il peut y avoir de contentieux dans l’opération, tout ce qui peut y exiger l’intervention de l’autorité, roulera entièrement sur vous. Je sens que ce sera un détail fatigant ; mais j’ai compté sur votre zèle dans une occasion aussi intéressante pour l’humanité.

J’ai cru devoir aussi, dans le cas prévu par l’article 29 de cette ordonnance, autoriser même les premiers juges sur ce requis à décerner à votre défaut les contraintes pour obliger les particuliers refusant de nourrir les pauvres qui leur auraient été distribués, à leur fournir du moins la subsistance par provision, jusqu’à ce qu’il en ait été autrement ordonné. Il y a des paroisses très-éloignées de la résidence du subdélégué, et il serait à craindre qu’avant que celui-ci eût pu rien statuer, les pauvres ne demeurassent sans ressources : j’ai pensé que toute autorité était bonne pour pourvoir à un besoin aussi pressant.

Il me semble avoir donné, dans les articles 8 et suivants jusqu’à l’article 19, des règles si précises sur la manière dont les contributions doivent être réparties, que vous aurez peu de peine, soit à en vérifier les rôles, soit à statuer sur les plaintes en surcharge. Il vous suffira le plus souvent de consulter les rôles des tailles.

Quant aux exécutoires pour procéder, soit par voie de saisie-exécution, soit par établissement de garnison pour contraindre les refusants, vous les décernerez sur la requête ou des assemblées de charité, ou des curés, ou des syndics des pauvres, si les paroisses en choisissent.

Ce qui vous embarrassera le plus sera de décider sur toutes les altercations qui s’élèveront vraisemblablement dans beaucoup de paroisses à cette occasion. Je m’attends bien que partout il y aura des plaintes, les uns, trouvant qu’on a trop restreint le nombre des pauvres, les autres qu’en l’étendant trop on a trop grevé les aisés. Les présents voudront presque partout se décharger de la plus grande partie du fardeau sur les absents. Souvent ceux qui ont quelque pouvoir en abuseront pour se dispenser de contribuer, et peut-être il y aura bien des paroisses où l’on ne voudra prendre aucune résolution. Il m’est impossible de vous prescrire des règles fixes pour tous ces cas ; je dois m’en rapporter à votre zèle et à votre prudence. Je vous exhorte en général à ne rien épargner pour terminer ces divisions par voie de conciliation. Le plus souvent vous y parviendrez en vous transportant sur les lieux, ou en chargeant quelqu’un de confiance de s’y rendre en votre nom, ainsi que vous y êtes autorisé par l’article 30 de mon ordonnance[18].


X. ORDONNANCE

PORTANT SUSPENSION DES LOIS SUR LE TIMBRE ET LE CONTRÔLE, ET DES PRIVILÈGES DES HUISSIERS ROYAUX[19]. (7 mars 1770.)


DE PAR LE ROI. Anne-Robert-Jacques Turgot, etc.

Nous ayant été exposé par le sieur lieutenant-général de la sénéchaussée de Limoges, que, dans les différentes contestations qui s’élèvent sur l’exécution de l’arrêt du Parlement de Bordeaux du 17 janvier dernier, relatif à la subsistance des pauvres, les bureaux de charité établis en chaque paroisse, lorsqu’ils sont forcés de faire des actes aux différents particuliers qui refusent de se soumettre aux répartitions par eux faites, font écrire ces actes sur du papier marqué, les font revêtir de la formalité du contrôle, et se servent quelquefois d’huissiers royaux, quoiqu’éloignés de leurs paroisses, sous prétexte que ces actes doivent être faits hors de l’étendue des juridictions seigneuriales aux greffes desquelles les sergents sont immatriculés ; — Que, de toutes ces circonstances, il résulte des frais d’autant plus préjudiciables, que, dans une opération momentanée et nécessairement précipitée, il n’est pas possible qu’il ne se soit fait plusieurs injustices involontaires ; — Que ceux qui éprouvent ces injustices seraient trop à plaindre, s’ils étaient obligés de payer des frais qu’ils n’auraient pas mérités ; — Qu’il ne semble pas juste non plus de faire tomber ces frais sur les bureaux de charité, composés d’honnêtes citoyens qui n’ont que des vues louables et qui peuvent facilement être trompés sur une multitude de faits et de discussions qu’entraîne l’opération à laquelle ils se livrent pour soulager les malheureux ; — Qu’en conséquence il croit devoir nous représenter la nécessité d’obvier à ces inconvénients, en autorisant les bureaux de charité et les juges des lieux, ainsi que les sénéchaux, à faire usage de papier non timbré dans tous les actes relatifs à la subsistance des pauvres et à l’exécution dudit arrêt du Parlement, du 17 janvier dernier ; comme aussi en déchargeant lesdits actes et ordonnances de la formalité du contrôle et du scel, et finalement en autorisant les sergents des juridictions seigneuriales à exploiter dans cette partie, même hors de leur juridiction ;

Vu lesdites représentations, et considérant qu’en effet on ne peut trop s’occuper du soin de décharger de tous frais inutiles une opération aussi intéressante que la répartition des contributions charitables destinées dans chaque paroisse à la subsistance des pauvres ; — Que ces motifs ont déjà déterminé le Parlement de Bordeaux à statuer que toutes les ordonnances rendues sur cette matière seraient purement gratuites ; — Que les vues de cette Cour ne

seraient qu’imparfaitement remplies à cet égard, si les différents actes pour l’obtention et l’exécution de ces ordonnances demeuraient assujettis à des formalités dispendieuses ; — Qu’enfin les droits du roi et les intérêts de l’adjudicataire des fermes ne souffriront aucune lésion, puisqu’il s’agit uniquement de la répartition d’une contribution de charité, laquelle ne peut être regardée comme faisant partie du cours ordinaire des actes relatifs aux intérêts des particuliers, ou à l’administration de la justice ; que par conséquent il y a lieu de croire que cet adjudicataire ne fera aucune difficulté de se prêter à un arrangement aussi avantageux aux pauvres ; Attendu, en outre, que les motifs desdites représentations sont également applicables à toutes les parties de la province ;

Nous autorisons les bureaux de charité et les juges des lieux, ainsi que les sénéchaux, à faire usage de papier non timbré dans tous les actes relatifs à la subsistance des pauvres et à l’exécution de l’arrêt du Parlement de Bordeaux du 17 janvier dernier ; comme aussi dispensons lesdits actes et ordonnances de la formalité du contrôle et du scel ; et finalement autorisons les sergents des juridictions seigneuriales à exploiter, pour cet objet seulement, même hors de l’étendue des juridictions aux greffes desquelles ils sont immatriculés. Le tout néanmoins par provision, et tant qu’il n’en sera autrement ordonné par le Conseil. Et sera notre présente ordonnance lue et publiée partout où besoin sera.

Fait à Limoges, le 7 mars 1770.


XI. ORDONNANCES
POUR LE MAINTIEN DE LA LIBERTÉ DU COMMERCE DES GRAINS[20].


DE PAR LE ROI. Anne-Robert-Jacques Turgot, etc.

Étant informé que quelques habitants de différentes villes et bourgs ont cherché à intimider par des murmures, et même par des menaces et violences, des voituriers qui avaient été chargés de grains par eux achetés dans différents greniers desdites villes et bourgs ; et attendu qu’une pareille conduite est une atteinte à la liberté du commerce des grains établie par la déclaration du roi du 25 mai 1763 et l’édit du mois de juillet 1764 ; que de plus elle tend à ôter les moyens de subsister aux peuples des lieux où le besoin est le plus pressant ;

Nous faisons défenses à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’apporter aucun trouble ni empêchement au commerce des grains ; de s’opposer par menaces, voies de fait, ou autrement, à ce qu’on puisse les vendre, acheter et voiturer avec une entière liberté ; de s’attrouper à la porte des greniers, ni d’entreprendre, sous aucun prétexte, de forcer les propriétaires à vendre leurs grain », à peine, contre les contrevenants, d’être arrêtés et mis en prison, pour être ensuite poursuivis, suivant la rigueur des ordonnances, comme perturbateurs du repos public et auteurs d’attroupements séditieux.

Mandons à nos subdélégués de tenir la main à l’exécution de notre présente ordonnance, qui sera imprimée, publiée et affichée partout où besoin sera, à ce que personne n’en ignore. Fait à Limoges, le 1er mars 1770[21].



23 mars 1770.

DE PAR LE ROI. Anne-Robert-Jacques Turgot, etc.

Étant informé que les sieurs Tournier et Coureze de La Baudie, échevins de la ville de Turenne, ont assumé sur eux de défendre la sortie des grains de ladite ville, et d’ordonner que les propriétaires seraient tenus de les délaisser en recevant le prix comptant au cours du marché ; et attendu qu’une pareille défense est une atteinte aux droits de la propriété et à la liberté dont doit jouir le commerce des grains ; qu’elle tendrait à priver de leur subsistance les habitants des lieux que les circonstances obligeraient à se pourvoir à Turenne ; que, si cet attentat était toléré, toutes les villes ayant les mêmes droits que celle de Turenne, il en résulterait partout une interruption totale du commerce des grains, et par conséquent que les habitants de tous les lieux où les subsistances manquent seraient réduits à mourir exactement de faim ; Attendu, en outre, que l’entreprise desdits officiers municipaux de Turenne est une contravention directe à la déclaration du roi du 25 mai 1763, et à l’édit du mois de juillet 1764, par lesquels il est ordonné que les grains circuleront et se vendront partout avec une entière liberté ; Vu la déclaration du roi et l’édit ci-dessus des 25 mai 1763 et juillet 1764, ensemble notre ordonnance du 1er mars 1770, portant défense à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’apporter aucun trouble ni empêchement au commerce des grains, de s’opposer à ce qu’on puisse les vendre, acheter et voiturer avec une entière liberté, de s’attrouper à la porte des greniers, ni d’entreprendre, sous aucun prétexte, de forcer les propriétaires à vendre leurs grains, à peine contre les contrevenants d’être poursuivis suivant la rigueur des ordonnances, comme perturbateurs du repos public ;

Nous ordonnons que la déclaration du roi du 25 mai 1763, l’édit de juillet 1764, et notre ordonnance du 1er mars ci-dessus, seront exécutés suivant leur forme et teneur ; qu’en conséquence il sera libre à toutes personnes de faire sortir des grains de la ville de Turenne et de tout autre lieu de notre généralité. Faisons défense à quelque personne que ce soit, et notamment auxdits sieurs échevins de la ville de Turenne, de s’y opposer, et de faire exécuter les ordres par eux donnés à ce contraires, à peine d’en répondre en leur propre et privé nom. Et sera notre présente ordonnance publiée et affichée partout où besoin sera, notamment dans la ville de Turenne, à ce que personne n’en prétende cause d’ignorance. Mandons au sieur Salés, notre subdélégué à Brive, de tenir la main à son exécution. Fait à Limoges, le 23 mars 1770.


3 avril 1770.

DE PAR LE ROI. Anne-Robert-Jacques Turgot, etc.

Étant informé que, nonobstant les dispositions de la déclaration du roi du 25 mai 1763 et de l’édit du mois de juillet 1764, par lesquelles Sa Majesté a permis à toutes personnes de faire commerce de grains, et de faire tels magasins qu’ils jugeront nécessaires, sans qu’ils puissent être recherchés, inquiétés ou astreints à aucunes formalités, le sieur lieutenant de police de la ville d’Angoulême s’est cru autorisé à rendre une ordonnance par laquelle il a fait défense à toutes personnes ayant du grain dans leurs maisons en magasin ou autrement, d’en retenir au delà de ce qui leur est absolument nécessaire pour leur subsistance et celle de leur famille, et il leur a enjoint d’en faire conduire au marché la plus grande quantité possible, à peine, contre ceux qui retiendraient des grains au delà de leur provision, de mille livres d’amende ; il a en outre enjoint à tout grènetier conduisant du grain dans ladite ville d’Angoulême de le conduire droit au marché, sans pouvoir en décharger ni serrer ailleurs, à peine de cent livres d’amende tant contre lesdits grènetiers que contre ceux qui arrheraient, achèteraient ou serreraient les grains sur les chemins ou dans la ville et faubourgs ; il a de plus fait défense aux grènetiers de remporter chez eux après le marché les grains non vendus, et il leur a ordonné de les mettre dans un dépôt indiqué par ledit sieur lieutenant de police ; enfin il a fait défense aux meuniers d’acheter aucune espèce de grains, soit sur les chemins, soit au marché, sans la permission dudit sieur lieutenant de police ;

Et attendu que non-seulement ladite ordonnance est directement contraire à la déclaration du 25 mai 1763 et à l’édit du mois de juillet 1764 ; que non-seulement elle donne atteinte aux droits de propriété et à la liberté du commerce des grains, que Sa Majesté a établie par une loi perpétuelle et irrévocable ; mais que de plus elle tend d’un côté à irriter le peuple contre les propriétaires et les marchands de grains, et par conséquent à lui rendre odieuses les seules personnes de qui il puisse attendre des secours ; que de l’autre, en intimidant les marchands de grains, en gênant leur commerce, et en faisant dépendre leur sort de décisions et permissions arbitraires, elle ne peut avoir d’autre effet que de les écarter des marchés de la ville d’Angoulême ; qu’en interdisant à toutes personnes d’avoir du grain dans leurs maisons ou magasins au delà de leur subsistance et de celle de leur famille, elle prohibe équivalemment tout commerce de grains, et rend impossible l’approvisionnement non-seulement de la ville d’Angoulême, mais encore de plusieurs provinces, puisque, dans les circonstances fâcheuses où la médiocrité des récoltes a réduit l’Angoumois, le Limousin et une partie du Poitou et du Périgord, les peuples ne peuvent être alimentés que par les grains achetés dans d’autres provinces, ou en pays étranger par les marchands, soit d’Angoulême, soit d’autres lieux ; que lesdits grains ne peuvent arriver à leur destination qu’après avoir été débarqués et entreposés dans les magasins du faubourg de l’Houmeau, sous Angoulême ; que, par toutes ces raisons, ladite ordonnance compromet de la manière la plus imprudente la tranquillité publique et la subsistance des peuples tant d’Angoulême que des provinces voisines ; qu’il est d’autant plus pressant de prévenir les dangers qui pourraient en résulter, que plusieurs chargements de grains achetés par différents négociants et destinés soit pour la ville d’Angoulême, soit pour l’intérieur des deux provinces d’Angoumois et du Limousin, sont déjà arrivés à Charente et embarqués sur la rivière pour être transportés à Angoulême ; et que l’exécution de ladite ordonnance obligerait les marchands ou à contremander lesdits grains pour les soustraire à la vente forcée qu’on voudrait leur prescrire, ou à les vendre tous dans le même lieu, au risque de déranger le cours de leur commerce et de priver les autres parties de la province de leur subsistance : étant d’ailleurs instruit que le marché quia suivi la publication de ladite ordonnance a été très-tumultueux, qu’il a été nécessaire d’y employer main-forte pour contenir la populace, et qu’il est à craindre qu’il n’arrive de plus grands désordres dans les marchés suivants ; nous avons cru, dans des circonstances aussi urgentes, ne pouvoir apporter trop de célérité à prévenir les maux que pourrait entraîner l’exécution de ladite ordonnance. À reflet de quoi,

Nous ordonnons que la déclaration du 25 mai 1763 et l’édit du mois de juillet 1764 seront de nouveau publiés et affichés dans la ville d’Angoulême, afin que personne n’en ignore ; et que lesdites lois, et notamment les articles I et XI de ladite déclaration seront exécutés selon leur forme et teneur ; en conséquence, que, sans s’arrêter à ladite ordonnance du sieur lieutenant de police d’Angoulême, il sera libre à toutes personnes de vendre et d’acheter les grains, tant dans les marchés qu’ailleurs, lors et ainsi que bon leur semblera, comme aussi de les porter et faire porter librement partout où ils le jugeront à propos, et généralement d’en disposer ainsi et de la manière qu’ils aviseront. Faisons défense à toutes personnes d’exécuter ladite ordonnance du sieur lieutenant de police, en ce qui concerne les défenses ci-dessus énoncées ; ordonnons que les personnes emprisonnées sous prétexte de contravention à ladite ordonnance, si aucunes y a, seront mises en liberté ; à ce faire le geôlier contraint. Mandons au sieur Boisbedenil, notre subdélégué à Angoulême, de tenir la main à l’exécution de notre présente ordonnance ; laquelle sera lue, publiée et affichée dans la ville d’Angoulême, au faubourg de l’Houmeau, et partout où besoin sera. Fait à Limoges, le 3 avril 1770[22].


XII. ARRÊT DU CONSEIL D’ÉTAT DU ROI,

qui ordonne que, sans s’arrêter à l’ordonnance du lieutenant de police de la ville d’angoulême du 30 mars 1770, il sera libre à toutes personnes de vendre et d’acheter des grains tant dans les greniers que dans les marchés, lors et ainsi que bon leur semblera, en exécution de la déclaration du 25 mai 1763 et de l’édit du mois de juillet 1764. (8 avril 1770.)
(Extrait des registres du Conseil d’État.)

Le roi étant informé que le lieutenant de police de la ville d’Angoulême a rendu une ordonnance par laquelle il fait défense à toutes personnes ayant des grains dans leurs maisons en magasin ou autrement, d’en retenir au delà de ce qui leur est absolument nécessaire pour leur subsistance et celle de leur famille, et leur enjoint d’en porter au marché d’Angoulême la plus grande quantité possible, à peine contre ceux qui en retiendraient au delà de leur provision, de 1,000 liv. d’amende, et de plus grande peine s’il échoit ; que de plus il est enjoint par cette ordonnance, à tous grènetiers conduisant du blé à Angoulême, de le décharger directement au marché sans pouvoir en conduire ni serrer ailleurs à peine de 100 livres d’amende ; qu’enfin il est fait défense auxdits grènetiers de remporter chez eux, après le marché, les grains invendus, qu’il leur est ordonné de mettre dans un dépôt que ledit lieutenant de police indiquerait, et aux meuniers d’acheter aucune espèce de grains, même aux marchés, sans la permission dudit lieutenant de police ; Sa Majesté a reconnu que cette ordonnance, directement contraire à la déclaration du 25 mai 1763 et à l’édit du mois de juillet 1764, compromettrait la tranquillité et la subsistance des peuples, tant de l’Angoumois que du Limousin et d’une partie du Périgord, qui, dans les circonstances fâcheuses où la médiocrité des récoltes a réduit ces provinces, ne peuvent être alimentés que des grains étrangers que le commerce fait importer par la Charente, et dont la ville et le faubourg d’Angoulême sont et doivent être l’entrepôt par leur situation ; que cette ordonnance, proscrivant tout emmagasinement à Angoulême, et enjoignant de conduire au marché tous les grains qui seraient portés dans cette ville, en écarterait nécessairement les négociants par la crainte de cette gêne, et priverait la ville d’Angoulême de la subsistance qu’elle a lieu d’espérer, ou empêcherait les négociants qui y auraient fait arriver des grains, et qui, suivant cette ordonnance, seraient tenus de les porter au marché sans pouvoir les remporter, quoiqu’invendus, de les faire circuler dans les provinces voisines qui éprouvent la disette, et les ferait tomber dans la famine ; qu’il est d’autant plus pressant de prévenir ce danger, que plusieurs chargements de grains achetés par différents négociants, et destinés soit pour Angoulême, soit pour les autres provinces, sont déjà arrivés à Charente et embarqués sur la rivière pour être transportés à Angoulême et suivre leur destination, que cette ordonnance arrêterait ; que, d’ailleurs, elle tendrait à irriter le peuple contre les propriétaires et les commerçants de grains, et à lui rendre odieuses les personnes de qui, dans les circonstances, il doit attendre les plus grands secours ; et Sa Majesté étant en effet informée que le marché qui a suivi la publication de cette ordonnance a été très-tumultueux ; qu’enfin la conduite du lieutenant de police est trop répréhensible et serait d’un exemple trop dangereux pour pouvoir être tolérée ; que non-seulement il a osé contrevenir à des lois données par Sa Majesté et qu’il est du devoir de tous les juges de faire exécuter, et a compromis la subsistance de plusieurs provinces, mais qu’il s’est réservé le droit de donner, dans certains cas, des permissions particulières. À quoi étant nécessaire de pourvoir, ouï le rapport du sieur abbé Terray, conseiller ordinaire au Conseil royal, contrôleur-général des finances, le roi étant en son Conseil, ordonne que la déclaration du 25 mai 1763 et l’édit du mois de juillet 1764, et notamment les articles 1 et 2 de ladite déclaration, seront exécutés selon leur forme et teneur ; en conséquence, que, sans s’arrêter à ladite ordonnance du lieutenant de police d’Angoulême que Sa Majesté a cassée et annulée, il sera libre à toutes personnes de vendre et d’acheter des grains, tant dans les greniers que dans les marchés, lors et ainsi que bon leur semblera, comme aussi de les porter et faire porter librement partout où ils jugeront à propos. Fait Sa Majesté défense à toutes personnes d’exécuter, quant à ce, ladite ordonnance du lieutenant de police d’Angoulême ; ordonne que les personnes emprisonnées en conséquence de cette ordonnance, si aucunes y a, seront mises en liberté en vertu du présent arrêt, à quoi faire les geôliers contraints, quoi faisant déchargés ; ordonne au sieur Constantin de Villars, lieutenant de police, qui a signé ladite ordonnance, de se rendre incessamment à la suite du Conseil pour rendre compte de sa conduite ; enjoint au sieur intendant et commissaire départi dans la généralité de Limoges, de tenir la main à l’exécution du présent arrêt, qui sera imprimé, publié et affiché partout où besoin sera. Fait au Conseil d’État du roi, Sa Majesté y étant, tenu à Versailles le 8 avril 1770[23].


XIII. LETTRE AU CHANCELIER,
SUR LE PAYEMENT DES RENTES EN GRAINS PENDANT LA DISETTE[24].


Limoges, le 14 mai 1770.

Monseigneur, la disette et la cherté excessive des subsistances rendant la charge des rentes en grain assises sur presque tous les héritages de cette province accablante pour les propriétaires des terrai qui en sont grevées, le Parlement de Bordeaux a jugé à pro pos de rendre un arrêt de règlement pour ordonner que les arrérages des rentes en grains de toute espèce, dus pour l’année 1769, se payent sur le prix commun que les grains ont valu pendant le cours du mois d’août 1769, ou pendant les deux marchés les plus voisins du temps de l’échéance de ces rentes.

Je crois devoir vous faire passer l’exemplaire de cet arrêt que M. le procureur-général vient de m’envoyer. Quoique cette matière semble appartenir à la législation, ce magistrat s’est cru autorisé, par la déclaration du 8 octobre 1709, à requérir cet arrêt.

Cette déclaration ayant laissé à la prudence des cours de parlement de pourvoir à la manière de payer les cens et rentes en grains, par des règlements convenables et appropriés aux différents usages des lieux et à la quotité de la récolte, il est certain qu’on ne peut qu’applaudir aux motifs qui ont engagé M. Dudon à faire rendre cet arrêt, et à la sagesse de ses dispositions. J’ose même dire que les circonstances rendaient ce règlement absolument nécessaire, et que la même nécessité a lieu pour les parties de ma généralité situées dans le ressort du parlement de Paris, et pour quelques provinces voisines. J’avais de mon côté réfléchi sur cet objet, et j’avais pensé à vous proposer de faire rendre une déclaration dans les mêmes vues que le parlement de Bordeaux a rendu son arrêt ; mais, ayant eu connaissance du travail de M. Dudon, j’ai préféré d’en attendre le résultat pour vous proposer simplement d’en adopter les dispositions, si vous les approuvez.

Je pense qu’en effet il est indispensable de venir au secours des censitaires, dont le plus grand nombre serait entièrement ruiné, si les redevances en grains pouvaient être exigées d’eux sur le pied de la valeur actuelle des grains. Je dois observer à ce sujet que ces sortes de redevances sont d’une tout autre importance dans la plupart des provinces méridionales que dans les provinces riches, telles que la Normandie, la Picardie et les environs. — Dans ces dernières provinces, la principale richesse des propriétaires considérables consiste dans le produit même des terres, qui sont réunies en grands corps de ferme, et dont le propriétaire retire un gros loyer. Les rentes seigneuriales des plus grandes terres n’y forment qu’une très-modique portion du revenu, et cet article n’est presque regardé que comme honorifique.

Dans les provinces moins riches et cultivées d’après des principes différents, les seigneurs et les gentilshommes ne possèdent presque point de terres à eux ; les héritages, qui sont extrêmement divisés, sont chargés de très-grosses rentes en grains, dont tous les co-tenanciers sont tenus solidairement. Ces rentes absorbent souvent le plus clair du produit des terres, et le revenu des seigneurs en est presque uniquement composé. Cette observation vous fera sentir, Monseigneur, la justesse des réflexions de M. le procureur-général sur le malheureux sort des censitaires dans l’état de disette où est la province.

Le remède qu’il propose d’y appliquer, et que le parlement a adopté par son arrêt, me paraît tout à la fois le plus simple et le plus juste dans la circonstance : il consiste à ordonner que les rentes ne pourront être exigées que sur le prix moyen des marchés les plus voisins de l’échéance des rentes ou prestations. La disposition qui a pour objet d’annuler tous les actes, commandements et saisies, même les contrats et obligations portant promesse de paver les redevances sur un pied plus haut que celui fixé par l’arrêt, est une suite de la première, et nécessaire pour ôter les moyens d’éluder celle-ci.

Peut-être le parlement aurait-il pu mettre à son arrêt une modification en laveur des seigneurs relativement aux rentes assises sur les moulins. Il est certain que les meuniers, dont le salaire se paye en nature sur le pied du seizième des grains qu’ils réduisent en farine, ont prodigieusement gagné à la cherté des grains, et qu’ils ne seraient donc aucunement lésés en payant à leur seigneur, sur le pied de la valeur actuelle, le grain qu’ils ont eux-mêmes perçu sur le pied de cette valeur. Si vous vous déterminez à faire rendre une déclaration uniquement relative à la circonstance actuelle, et pour les seules provinces qui ont souffert de la disette, vous ferez vraisemblablement usage de cette observation.

Mais je vous avoue, Monseigneur, qu’il me paraîtrait utile d’aller plus loin, et de donner une loi dont les dispositions, s’étendant à tout le royaume et à tous les temps, prévinssent dans tous les cas l’inconvénient auquel le parlement de Bordeaux a voulu pourvoir dans le cas particulier. Rien ne me paraît plus simple et plus juste que d’établir en loi générale la règle que les redevances en denrées ne puissent être exigées sur un pied plus haut que la valeur de ces denrées à l’époque où les rentes sont échues. Cette règle est déjà établie dans plusieurs provinces en vertu d’usages locaux confirmés par des arrêts particuliers ; elle serait partout avantageuse aux censitaires, dont le sort serait fixe, sans être préjudiciable aux seigneurs, dont la recette serait toujours réglée par le prix commun des grains, les bonnes années compensant toujours les mauvaises dans le cours ordinaire des choses. — Je ne pense donc pas que ce règlement pût souffrir aucune difficulté fondée.

Je pense même qu’en se renfermant dans cette disposition unique, la loi nouvelle ne serait pas assez favorable aux censitaires, et ne préviendrait point assez sûrement dans tous les cas l’excessive aggravation de leur fardeau par le manque de récoltes. En effet, il est très-possible que l’époque où les rentes échoient soit précisément celle de l’année où les grains sont le plus chers, et alors le redevable perdrait à la fixation. Par exemple, l’échéance des rentes en Limousin tombe communément au mois d’août. Cette année, il est avantageux aux censitaires de payer suivant la valeur des grains à cette époque ; quoique la récolte ait été très-modique, la disette ne s’étant déclarée qu’après la perte totale des récoltes de la Saint-Michel, qui forment le plus grand fonds de la subsistance du peuple dans les années ordinaires. Mais, dans d’autres provinces, où la récolte des froments et des seigles est presque la seule, ainsi que dans les années où c’est cette récolte qui manque totalement, comme dans la calamiteuse année 1709, le moment même de la récolte est celui où l’on aperçoit le vide des subsistances, où l’alarme se répand, où les grains se resserrent, et où leur prix s’élève tout à coup à un taux exorbitant ; il est évident qu’alors la fixation du payement des redevances sur le pied du prix courant lors de l’échéance deviendrait très-défavorable aux censitaires, qui resteraient soumis à l’augmentation ruineuse dont il paraît juste de les garantir.

Il y a, ce me semble, un moyen de prévenir pour toujours cet inconvénient, sans que les seigneurs puissent se plaindre. Il suffirait d’ordonner que, lorsque le prix des grains serait monté plus haut que la moitié en sus du prix moyen des dix dernières années, la rente ne pourrait être exigée qu’en argent, et ne pourrait l’être sur un pied plus fort que le prix moyen en y ajoutant la moitié en sus. Ainsi, en supposant que le prix moyen du froment soit de 20 livres le setier de Paris, lorsqu’il montera à plus de 30 livres à l’époque de l’échéance, le censitaire ne pourra être tenu de payer qu’en argent et sur le pied de 30 livres le setier. Je crois que personne ne pourrait se plaindre de cette fixation, qui laisserait le seigneur et le censitaire profiter tour à tour de toute l’étendue des variations que le cours naturel d’un commerce libre peut apporter au prix des grains. Un prix plus fort passe cette limite, et peut être regardé comme une circonstance extraordinaire et comme un commencement de disette. Or, dans les temps de disette, il est humain et même juste que la loi vienne au secours du censitaire accablé de tous côtés : le propriétaire de la rente, que la cherté enrichit, ne pourrait, sans montrer une avidité odieuse, prétendre tirer de la cruelle circonstance où se trouve son tenancier un profit encore plus exorbitant. C’est à votre prudence, Monseigneur, à peser les avantages que je crois voir dans la loi que je prends la liberté de vous proposer.

Dans le cas où vous vous y détermineriez, je ne crois pas qu’il fût nécessaire d’y insérer la modification dont j’ai eu l’honneur de vous parler relativement aux rentes assises sur des moulins. Cet objet, envisagé sous le point de vue d’une loi générale, me paraît perdre de son importance, et ne pas mériter qu’on rende la loi plus compliquée par une exception. On doit prévoir que, par une suite de la liberté rendue au commerce des grains, l’usage de payer les meuniers en nature s’abrogera, et qu’on y substituera celui de les payer en argent. Alors leur sort ne sera point amélioré par la cherté des grains, et il n’y aura aucune raison de les traiter plus défavorablement que les autres censitaires.

Mais il serait toujours indispensable de joindre aux deux dispositions qui composeraient la loi générale, une disposition particulière relative au moment actuel, pour annuler, ainsi que l’a fait le Parlement de Bordeaux, tous les actes déjà faits depuis la cherté de 1769, afin d’obliger les censitaires à payer sur le pied de l’excessive valeur actuelle des grains.

Si vous vous bornez à une déclaration particulière, momentanée et locale, il paraît juste de l’étendre aux provinces qui ont souffert cette année de la disette. Je ne suis pas assez instruit de l’état des provinces circonvoisines pour pouvoir vous tracer la limite des cantons affligés ; mais sans doute les Avis que les différents intendants ont envoyés à M. le contrôleur-général vous donneront toutes les lumières que vous pourrez désirer sur ce point de fait.

Je suis avec respect, Monseigneur, etc.


XIV. COMPTE-RENDU,
AU CONTRÔLEUR-GÉNÉRAL,
DES OPÉRATIONS RELATIVES À LA DISETTE[25].


À Limoges, le 15 novembre 1771.

Monsieur, vous attendez depuis longtemps avec impatience le compte que je dois vous rendre de toutes les opérations que j’ai faites, soit pour l’approvisionnement de la province, soit pour le soulagement des pauvres, ainsi que de l’emploi des fonds que vous avez bien voulu accorder pour cette destination. Je ne désirais pas moins de pouvoir vous satisfaire à cet égard. Mais la difficulté de rassembler les comptes des différents commissaires à qui j’avais confié une partie des détails dans les divers cantons de la province, le temps qu’a exigé le dépouillement des registres des négociants que j’avais chargés des achats et des ventes, la nécessité de recommencer plusieurs fois ce travail pour reconnaître des erreurs qui s’y étaient glissées, enfin quelques autres circonstances imprévues, ont retardé, malgré moi, la formation du tableau que je voulais mettre sous vos yeux, et ce n’est que dans ce moment qu’il m’est possible de vous le présenter.

Sur la première connaissance que je vous donnai de la disette dont cette province était menacée après la mauvaise récolte de 1769 et la perte totale des blés noirs, des châtaignes et des blés d’Espagne, vous eûtes la bonté de m’autoriser, par votre lettre du 20 décembre 1769, à prendre dans les cinq premiers mois de l’année 1770, sur la caisse du receveur-général des finances, une somme de 150,000 livres, dont 80,000 étaient destinées à procurer des salaires aux pauvres par l’établissement de travaux publics, et 20,000 à des achats de riz, tant pour distribuer aux infirmes hors d’état de travailler que pour vendre aux personnes aisées, et diminuer d’autant la consommation du pain. Les 50,000 livres restant devaient être employées en avances à des négociants pour les encourager à se livrer au commerce d’importation par les ports de la Dordogne et de la Charente les plus à portée de cette généralité. Votre intention était alors que ces négociants fissent le commerce pour leur compte, à leurs risques, périls et fortunes, et qu’ils restituassent au mois de juin suivant la somme qui leur aurait été avancée et dont ils auraient joui sans intérêts.

Sur les nouvelles représentations que j’eus l’honneur de vous faire par différentes lettres, dans lesquelles je vous exposais :

Premièrement, l’impossibilité où j’étais de trouver aucun négociant qui voulût se livrer au commerce d’importation dans la province pour son propre compte, quelque encouragement que je pusse offrir ;

Secondement, que, dans la nécessité où j’étais de garantir les négociants de toute perte, ou de faire faire les achats au compte du roi, la somme de 50,000 livres était beaucoup trop faible pour suffire aux achats qu’exigeait la situation de la province ; vous eûtes la bonté, par votre lettre du 21 mars 1770, de m’autoriser à prendre sur la caisse des receveurs-généraux une nouvelle somme de 50,000 écus, destinée uniquement à des achats de grains, conformément au plan auquel je me trouvais forcé par les circonstances.

Fonds accordés, et leur destination. — J’ai donc reçu en 1770 une somme de 80,000 liv. pour des ouvrages publics, une de 20,000 livres pour des achats de riz, et une de 200,000 livres pour des achats de grains. Cette dernière somme devait rentrer au Trésor royal parle produit de la vente des grains. Les trois ensemble formaient un objet de 300,000 livres, dont voici l’emploi.

Travaux publics. — Je commence par l’article des fonds destinés aux travaux publics.

La misere était trop universellement répandue dans la province en 1770 pour que je pusse entreprendre d’une manière utile d’ouvrir des ateliers de charité dans lesquels on admît tous les pauvres, en suivant le plan que j’ai depuis mis en œuvre en 1771, où la misère n’était portée à l’excès que dans le canton de la Montagne. Ces ateliers de charité, dans l’espace de cinq mois, ont absorbé une somme de 218,000 livres. Pour procurer un secours également efficace en 1770 à toute la province, il aurait fallu une somme de plus de 800,000 livres,

J’ai donc cru devoir me contenter de distribuer la plus grande partie de cette somme entre les différents ateliers déjà ouverts sur les grandes routes dans toutes les parties de la généralité. Il fut enjoint aux entrepreneurs d’admettre sur leurs ateliers les pauvres du canton, sans distinction d’âge et de sexe, en les payant à proportion de leur travail ; le tout néanmoins jusqu’à concurrence de la somme qu’ils recevaient chaque mois, tant sur les fonds ordinaires que sur celui que vous aviez accordé. C’était toujours un moyen de subsistance offert à une portion du peuple des campagnes, et j’étais débarrassé, par cet arrangement, de toute espèce de détail pour la régie de ces ateliers, puisque, les routes dans cette province se faisant toutes à prix d’argent, les entrepreneurs avaient déjà leurs ateliers tout montés. Les sommes distribuées de cette manière aux entrepreneurs des routes ont été portées à 77,352 livres.

Je fis de plus établir un atelier de charité pour occuper les pauvres de la ville de Limoges. Je les employai à réparer le sol d’une certaine étendue des anciens remparts de cette ville qui, en même temps qu’elle forme une promenade assez belle, fait partie de la grande route de Paris à Toulouse. La dépense de cet atelier a monté à 6,065 livres 8 sous 3 deniers, qui, joints aux sommes données aux entrepreneurs, font en total 83,317 livres 8 sous 3 deniers.

J’avais aussi destiné une partie des 80,000 francs que vous m’accordiez à l’établissement de filatures dans quelques petites villes de la généralité, et à procurer de l’occupation dans ce genre aux femmes et aux enfants dans la ville de Limoges. La dépense pour cet objet est montée à 1,691 livres 15 sous. Cette somme, jointe à la dépense faite sur les routes et sur les remparts de Limoges, forme celle de 85,009 livres 3 sous 3 deniers, ce qui surpasse, comme vous le voyez, de 5,009 livres 3 sous 3 deniers celle de 80,000 francs que vous aviez destinée à cette partie.

Achats de riz et de fèves. — J’ai aussi passé de beaucoup la somme de 20,000 francs que vous aviez destinée à des achats de riz.

J’y ai été engagé par le retardement excessif d’un bâtiment attendu à Bordeaux, dont j’avais arrhé une partie. La crainte de voir manquer le secours que j’avais annoncé dans les paroisses me détermina à faire un autre achat considérable à Nantes, et de plus à faire acheter une assez grande quantité de fèves pour suppléer au défaut du riz.

Tous ces achats, joints aux frais de transport dans les différents lieux de la généralité où la distribution s’en est faite, ont employé une somme de 37,180 livres 13 sous 5 deniers. On pouvait espérer qu’une partie de cette somme rentrerait par la vente d’une partie des riz, et j’aurais désiré que les personnes aisées eussent pris assez de goût à cet aliment pour encourager le peuple par leur exemple à s’y accoutumer. Mes espérances à cet égard ont été trompées : la totalité des ventes qu’on a faites s’est bornée à une somme de 759 livres 18 sous 9 deniers, laquelle étant soustraite de la somme des achats, celle-ci se réduit à 36,420 livres 13 sous 6 deniers, ce qui surpasse de 16,420 livres 13 sous 6 deniers celle de 20,000 francs destinée à cet objet.

Achats de grains. — J’avais chargé, dès les premiers moments, le sieur Henri Michel, négociant, de faire venir des blés de Nantes et de Bordeaux. Le sieur Petiniaud avait écrit de son côté à Amsterdam, et j’avais chargé le sieur François Ardent, le négociant le plus considérable et le plus accrédité de cette ville, de faire venir de son côté des grains de Dantzick. La totalité des achats faits par ces trois négociants a monté, y compris les frais de transport, à une somme de 383,396 livres 11 sous 8 deniers. La totalité des grains achetés a monté à 47,285 setiers, mesure de Limoges. La plus grande partie de ces grains avait pris la route de la Charente. J’étais un peu rassuré sur les parties de la province qui peuvent être approvisionnées par la Dordogne et la Vézère, parce qu’étant moins éloignées des lieux où ces rivières cessent d’être navigables, et par conséquent les frais de transport dans l’intérieur étant moins considérables, ces parties pouvaient être plus aisément approvisionnées par les seuls secours du commerce laissé à lui-même. Je savais que le sieur de Chaumont, directeur des fermes à Limoges, avait fait charger à Dunkerque deux bâtiments de différents grains qu’il se proposait de faire venir dans la Dordogne pour en faire monter les grains jusqu’à Saint-Léon sur la Vézère, lieu qui est assez à portée d’une partie du bas Limousin.

D’un autre côté, le sieur Malepeyre, négociant à Brive, s’était associé avec les sieurs Jauge, de Bordeaux, et Dupuy, de Sainte-Foy, pour faire venir une très-grande quantité de grains, tant du Nord que des provinces de France d’où l’on en pouvait tirer à un prix raisonnable. Ils faisaient remonter leurs grains par la Dor dogne, soit au port de Souillac, petite ville du Quercy, qui n’est qu’à huit lieues de Brive, soit au port de Saint-Léon sur la Vézère, d’où ils se débouchaient dans l’intérieur du Limousin. Ces trois négociants se sont livrés à ce commerce jusqu’à la récolte de 1770, avec un zèle dont je ne puis assez me louer, et même avec un désintéressement vraiment estimable ; car, bien loin de chercher à s’emparer seuls de ce commerce, il est à ma connaissance qu’ils procurèrent toutes sortes de facilités à tous les autres négociants du pays qui voulurent l’entreprendre, et ce sont eux principalement qui ont assuré la subsistance de l’élection de Brive et d’une partie de celle de Tulle pendant l’année 1770.

J’avais aussi pris des arrangements pour qu’ils envoyassent à Angoulême un vaisseau chargé de seigle, qu’ils avaient fait venir de Stettin ; mais la cargaison de ce vaisseau, s’étant trouvée un peu altérée, donna lieu à une condamnation de la part des officiers de police d’Angoulême, en sorte que d’un côté cette ressource devint absolument nulle, et que de l’autre ces négociants firent sur cette cargaison une perte très-considérable. Je reviendrai sur cet objet à la fin de cette lettre, en vous parlant de l’indemnité qu’il me paraît juste de leur accorder.

Comme l’effet de ces mesures générales était nécessairement un peu lent, et comme d’ailleurs la quantité de grains que j’avais pu faire venir du dehors ne pouvait qu’être très-disproportionnée à l’immensité des besoins ; comme enfin ces blés étrangers, quoique rendus à Limoges ou à Brive, se trouvaient encore très-éloignés d’un grand nombre de lieux affligés de la disette, et qui pouvaient trouver quelque ressource dans le commerce avec les provinces circonvoisines, je crus devoir faciliter ce commerce par quelques avances faites à plusieurs villes, et qui devaient être confiées sans intérêt à quelques négociants ou autres citoyens accrédités, qui y joindraient leurs propres fonds, pour faire venir des lieux les plus à portée le plus de grains qu’il serait possible, à l’effet de vendre ces grains sur-le-champ, et de reverser successivement le produit des ventes dans de nouveaux achats. J’exigeais seulement que les fonds rentrassent en totalité dans le courant du mois d’octobre 1770.

J’employai une somme de 28,000 fr. à ces prêts, et je la répartis entre plusieurs villes de la généralité. Cette opération eut assez de succès, et dans quelques-unes de ces villes, au moyen des fonds qu’y joignirent plusieurs particuliers, et en faisant plusieurs fois la navette avec le produit des grains vendus, on parvint à subvenir jusq’à la récolte aux besoins du peuple. Comme je n’ai point exigé un compte détaillé des achats et des ventes de la part de ceux qui ont remis les sommes avancées au terme marqué, je ne suis point en état de vous dire avec précision la quantité de grains que cette opération a procurés au peuple de cette généralité ; mais je suis assuré que les achats ont au moins surpassé trois fois la somme avancée.

Je ne dois pas au surplus vous dissimuler que la totalité de cette avance n’est point rentrée. Quelques-uns de mes subdélégués, malgré les instructions que je leur avais données de veiller à ce que les grains provenant de ce commerce ne fussent livrés que pour de l’argent comptant destiné à être employé sur-le-champ à de nouveaux achats, n’ont pas pu résister à un mouvement de commisération qui les a engagés à faire donner des grains à des particuliers hors d’état de payer, et à leur faire crédit jusqu’à la récolte suivante. Malheureusement, la récolte de 1770 ayant encore été très-mauvaise, ces particuliers n’ont pas été plus en état de payer, et la plus grande partie de ces prêts n’est point encore rentrée. Il ne sera peut-être pas impossible d’en recouvrer dans la suite une petite partie ; mais il n’y faut pas beaucoup compter, et je regarde l’objet de ces prêts faits à de pauvres gens comme presque entièrement perdu. Au surplus, s’il en rentre quelque chose, on en portera le montant en recette dans le compte des opérations de 1772.

À cette perte sur les grains prêtés il faut ajouter une somme qui a été prise sur les fonds prêtés à la ville de Chalus, et qui a été donnée à M. le marquis du Masnadau, que j’avais engagé à faire porter au marché, dans un moment de crise, le seigle qu’il avait pour la provision de sa maison et des colons de ses différents domaines. Je lui avais promis de lui remplacer ce seigle en grain de la même espèce et de la même valeur. On ne put lui rendre que des grains du Nord, d’une qualité fort inférieure au seigle du pays qu’il avait fourni. Il a été juste de le dédommager de cette différence de valeur, et cette indemnité, montant à 650 liv., a formé, avec le défaut de rentrée de la valeur des grains livrés à crédit, une perte de 10,633 I. sur les 28,000 que j’avais avancées aux différentes villes.

Les dernières cargaisons demandées à Dantzick arrivèrent un peu plus tard qu’on ne l’avait compté, et une partie des grains ne put être transportée à Limoges qu’après la récolte. Il s’en est suivi une perte sur l’opération générale qui, sans cette circonstance, aurait au contraire donné du profit. De plus, les grains étant un peu diminués de prix, quoique la récolte de 1770 eût été médiocre, je pensai qu’il serait plus avantageux de garder ces grains pour les besoins que je prévoyais devoir être grands en 1771, que de le vendre au moment même de la récolte, et je me déterminai à les garder.

Situation après la récolte de 1770. — Après la récolte de 1770, voici donc quelle était ma situation par rapport à l’emploi des fonds que vous m’aviez accordés.

J’avais reçu une première somme de 80,000 livres pour procurer des salaires au peuple par différents travaux, soit en remuement de terres, soit en filatures, et j’avais dépensé sur cette partie 85,009 livres 3 sous 3 deniers.

J’avais reçu une autre somme de 20,000 francs pour être employée en achats de riz et en aumônes. J’avais dépensé, déduction faite des riz vendus, 36,420 livres 13 sous 6 deniers. Mais je dois observer qu’il me restait en nature 37 barriques de riz, faisant à peu près 176 quintaux, évalués 4,400 livres, à raison de 25 francs le quintal. C’était une avance pour les besoins de l’année suivante.

Enfin, j’avais reçu 200,000 livres pour employer en approvisionnements de grains ; et il avait été acheté pour 396,728 livres 11 sous 8 deniers de grains de différentes natures. J’avais de plus prêté à différentes villes une somme de 28,000 francs employée à des achats de grains dans les provinces circonvoisines, et j’évalue à peu près la totalité de ces achats à une somme de 84,000 livres. Ainsi, la totalité des grains importés dans la province sur les fonds que vous aviez eu la bonté d’accorder montait environ à la valeur de 480,000 livres, y compris les frais de transport dans les lieux de la consommation. La somme des achats n’aurait pas pu surpasser autant le fonds d’approvisionnement, si les premiers fonds rentrés n’avaient pas été reversés sur-le-champ dans de nouveaux achats, et si les négociants chargés de cette opération n’avaient pas aussi trouvé des facilités dans leur crédit.

Comme une partie des fonds ne sont rentrés que dans le courant de 1771, par la vente faite des grains restés en nature, il n’était pas possible de connaître exactement à la fin de 1770 la balance exacte de la perte ou du gain, et je n’ai su qu’en arrêtant les comptes de 1771, que la perte totale sur les achats de grains faits en 1770 s’est réduite à une somme de 3,630 livres 1 sou 7 deniers : cet article sera compris dans le tableau général de l’opération à l’époque actuelle du mois de novembre 1771.

À celle du mois de septembre 1770, le sieur François Ardent était en avance de 68,392 livres sur les achats dont les fonds ne lui étaient pas rentrés en totalité ; il restait d’ailleurs à rentrer les 28,000 livres d’avances que j’avais faites à différentes villes, et de plus environ 18,000 livres sur les sommes reçues par les sieurs Petiniaud et Michel de la vente des grains venus d’Amsterdam et de Nantes ; mais ces dernières sommes sont rentrées peu de temps après. Il s’en fallait donc d’environ 115,000 francs que la totalité des fonds accordés pour l’approvisionnement ne fût rentrée ; mais il restait environ 15,000 setiers de seigle, mesure de Limoges, qui, à ne les estimer que 7 livres le setier, valaient 105,000 livres, et qui par l’événement ont produit un peu davantage.

Opérations de 1771. — Sur le compte que j’eus l’honneur de vous rendre du mauvais état de la récolte de 1770 dans toutes les provinces où le seigle forme la principale production, et surtout dans le canton de la Montagne, vous eûtes la bonté de m’autoriser, dès le mois d’août, à continuer de faire venir des grains pour les besoins de l’année 1771, et vous voulûtes bien me laisser pour cet objet les 200,000 livres que vous m’aviez accordées pour l’approvisionnement de 1770.

De plus, vous destinâtes, sur le moins-imposé de 1771, une somme de 80,000 livres à l’établissement de plusieurs ateliers de charité dans les cantons les plus affligés, afin de procurer, par ce moyen, aux pauvres, des salaires qui les missent en état de vivre.

L’excessive cherté des grains dans le Nord et en Hollande, les prohibitions de sortie faites dans une partie des ports de la mer Baltique, et les obstacles qu’avaient mis à ce commerce, à la fin de 1770, les craintes prématurées de la contagion qui s’était manifestée dans quelques provinces méridionales de la Pologne ; toutes ces circonstances ne permirent pas d’exécuter le projet que j’avais eu d’abord de tirer une grande quantité de grains du Nord ; il fallut tourner toutes ses vues du côté des ports de Bretagne, où cependant les grains étaient déjà à un prix très-haut : les achats ont été bornés à 34,614 setiers, mesure de Limoges, qui ont coûté, y compris les frais, 354,993 livres 1 sou 9 deniers.

De plus, il a encore été acheté à Nantes et à Bordeaux 90 barriques de riz qui ont coûté, avec les frais de transport, 14,074 livres 5 sous. Je ne répéterai point ici le détail des achats et des ventes de ces grains : vous le trouverez article par article dans un des tableaux que je joins à cette lettre, qui est intitulé : Résultat des comptes des achats de grains pendant les années 1770 et 1771. Vous pourrez observer dans ce résultat, qu’en général il y a eu un peu de profit sur les grains venus en 1770 de Dantzick et d’Amsterdam ; mais qu’il y a toujours eu de la perte sur les grains venus de Nantes et de Bordeaux, tant en 1770 qu’en 1771.

En 1770, les profits sur les grains du Nord ont surpassé la perte sur les grains de Nantes et de Bordeaux de 7,062 livres 18 sous 5 deniers ; mais ce profit s’est trouvé plus qu’absorbé par la non-rentrée de 10,633 livres sur les 28,000 livres avancées pour les approvisionnements de différentes villes, en sorte qu’il y a eu une perte réelle sur les opérations de l’approvisionnement de 1770 ; mais cette perte s’est réduite, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, à une somme de 3,630 livres 1 sou 7 deniers.

Il s’en faut bien que la balance des approvisionnements de 1771 ait été aussi peu désavantageuse, puisque la valeur des grains rendus dans les lieux de la consommation a monté à 354,993 livres 1 sou 9 deniers, tandis que la totalité des ventes n’a monté qu’à 246,984 livres 4 sous 3 deniers ; ce qui fait une différence de 108,000 livres 17 sous 6 deniers. Mais cette différence que présente la comparaison de la totalité des achats à la totalité des ventes, excède d’environ un cinquième la perte réelle, puisqu’il reste une certaine quantité de grains invendus qui serviront à remplir une partie des besoins de 1772.

Il convient donc de déduire de cette perte apparente : 1o la valeur de 3,003 setiers de seigle restés invendus, et qu’on peut évaluer quant à présent 7 francs le setier ; 2o la valeur de 84 setiers de baillarge ou d’orge de mars, évaluée à 5 livres 10 sous, ce qui fait en total pour ces deux objets 21,483 livres, et réduit par conséquent la perte réelle Sur les approvisionnements de 1771 à 86,525 livres 17 sous 6 deniers.

Les misons de cette perte excessive sont : d’un côté, le haut prix des grains dans les ports de Bretagne, où l’on avait été forcé de s’approvisionner, parce que c’était encore le lieu de l’Europe d’où l’on pouvait tirer des seigles au meilleur marché ; de l’autre, l’extrême cherté du transport de ces grains pour les rendre dans les lieux où ils ont été débités. En effet, la plus grande partie en a été consommée dans la Montagne, et par conséquent il a fallu leur faire supporter un transport quelquefois de plus de quarante lieues par terre, dans des chemins difficiles, et qui ne sont praticables que pour des bêtes de somme, ou tout au plus pour des voitures à bœufs très-peu chargées.

La perte de 1770 forme, avec celle de 1771, une somme totale de 90,155 livres 19 sous 1 denier.

À la suite de ce compte général, j’ai joint un compte semblable des achats de riz et de fèves, tant en 1770 qu’en 1771, dans lequel sont détaillés les prix d’achats, les frais de transport, depuis Bordeaux ou Nantes, jusque dans les lieux principaux de la généralité, et ceux qu’a occasionnés le transport dans les différents cantons où ont été faites la distribution et la consommation de ces denrées. Vous y verrez aussi le produit de la vente d’une partie de ces riz, et le montant de ce qui en est resté en magasin, soit à la fin de 1770, soit à la fin de 1771. Ce dernier article fait un objet d’environ 96 quintaux, évalués 2,400 livres.

Cet objet et celui des ventes étant déduits de la totalité des frais d’achats et de transports, la dépense réelle pour cet article se trouve monter pour les deux années à 42,805 livres 2 sous 6 deniers.

Je dois vous observer que dans la dépense de ces deux états, je n’ai compris aucun droit de commission, ni gratification, pour les négociants de Limoges qui ont été chargés des détails des achats et des ventes, ni les intérêts des avances très-considérables faites par le sieur François Ardent, l’un d’entre eux, ni les indemnités qu’il me paraît juste d’accorder pour les pertes faites par quelques négociants dans des entreprises auxquelles je les avais excités. Je réserve la discussion de ces objets pour la fin de ma lettre, après que je vous aurai rendu compte de l’opération des ateliers de charité, et présenté le tableau général de toutes les opérations de ces deux années, et de l’emploi des fonds que j’ai eus à ma disposition.

Ateliers de charité en 1771. — Vous m’aviez accordé une somme II. C de 80,000 livres pour être employée aux ateliers de charité dans le canton de la Montagne. Comme le duché de Ventadour, appartenant à M. le prince de Soubise, renferme une grande partie de ce canton, et comme les chemins que je me proposais d’exécuter devaient être très-utiles aux principales villes de ce duché, M. le maréchal de Soubise a eu la bonté de contribuera ces ateliers pour une somme de 6,000 livres.

Vous savez déjà, monsieur, par le tableau que j’ai eu l’honneur de vous envoyer de la dépense de ces ateliers, en vous adressant mon Avis sur le moins-imposé de l’année prochaine, que la dépense a infiniment surpassé les fonds qui y étaient destinés, puisqu’elle est montée en total à 218,404 livres 3 sous 7 deniers. Je joins encore à cette lettre une copie de ce tableau, que peut-être vous n’avez plus sous les yeux. Chaque espèce de dépense y est détaillée atelier par atelier, et la nature des ouvrages y est aussi expliquée, ainsi que les motifs qui ont engagé à les entreprendre par préférence à d’autres. Je crois inutile de m’y arrêter davantage ici. Je me bornerai à vous assurer que j’ai eu lieu d’être satisfait en général de la quantité d’ouvrage fait en le comparant à la dépense, et qu’il résultera des routes ouvertes dans ce canton, surtout si, comme je l’espère, elles peuvent être terminées en 1772, un avantage considérable pour le commerce ; car cette partie de la province se trouvera traversée en tous sens par plusieurs routes très-praticables qui lui ouvriront autant de communications avec les provinces voisines, au lieu que jusqu’à présent le commerce n’a pu s’y faire qu’à dos de mulets.

J’aurais bien voulu pouvoir produire ce bien, et procurer aux habitants de ce canton les soulagements dont ils avaient un besoin absolu, et ne point outrepasser les fonds que vous m’aviez accordés pour ces objets ; mais je n’ai pas été longtemps sans en reconnaître l’impossibilité absolue.

Les ateliers de charité n’ont pu être ouverts qu’au mois de mars, et je n’ose dire que ce soit un mal, car si on les eût ouverts plus tôt, la dépense eût été encore bien plus excessive. Dès le premier mois, je sentis combien la somme destinée à ces travaux serait insuffisante, et j’en instruisis M. d’Ormesson par une lettre du 29 mars. Je lui marquai encore, par une autre lettre du 21 juin, que la multitude d’ouvriers qui s’étaient présentés était telle, et la misère si extrême, qu’il ne m’avait pas paru possible de renvoyer tant de malheureux qui n’avaient d’autre ressource, pour ne pas mourir de faim, que le travail de ces ateliers ; qu’ainsi j’avais pris le parti de ne plus calculer la dépense et de m’abandonner à la Providence, en laissant subsister les ateliers, sans limiter le nombre des travailleurs, jusqu’au moment où la levée des foins et des grains présenterait aux habitants de la Montagne un travail équivalent. Je n’avais d’autre ressource, pour subvenir à cette augmentation de dépense, que l’espérance que vous voudriez bien consentir à la rejeter sur les fonds d’approvisionnement qui rentreraient par la vente des grains, et je fis part de mon idée à M. d’Ormesson avec d’autant plus de confiance, que j’avais vu, par sa réponse à ma lettre du 29 mars, combien vous étiez touché de la situation de cette province, et que vous n’aviez fait aucune difficulté de m’autoriser à prendre sur les fonds d’approvisionnement à rentrer une somme de 30,000 livres pour employer au soulagement des malades, vieillards, enfants et infirmes hors d’état de travailler, j’instruisais M. d’Ormesson, par ma lettre du 21 juin, que l’excessive dépense des ateliers de charité m’avait obligé de retrancher la plus grande partie de cette aumône. En effet, je l’ai bornée à une somme de 4,000 livres pour les pauvres de la ville et de la banlieue de Tulle, où, indépendamment de la misère générale, il régnait une espèce de maladie épidémique, et à la distribution de quelques barriques de riz en faveur de quelques paroisses de la Montagne. Cette distribution de riz est détaillée dans l’état des achats et de l’emploi des riz annoncé ci-dessus et joint à cette lettre.

J’avoue que je ne croyais pas alors que la perte de l’achat à la vente des grains fût aussi considérable. Mais, quand il n’y en aurait eu aucune, et quand la totalité des fonds d’approvisionnement serait rentrée, j’aurais toujours été dans un très-grand embarras pour subvenir à la dépense journalière de ces ateliers, qui ne pouvait rouler que sur l’argent comptant, si je n’avais trouvé toutes les ressources dont j’avais besoin dans la façon de penser et dans le crédit du sieur François Ardent, qui, non content d’avoir avancé sur ses propres fonds la plus grande partie des achats de grains en 1771, en attendant la rentrée complète des ventes de 1770, a bien voulu continuer d’avancer toutes les sommes nécessaires pour les ateliers de charité, et y verser sur-le-champ tous les produits des ventes à mesure qu’ils lui rentraient. Aussi est-il encore pour cet objet dans des avances très-considérables, dont vous trouverez sans doute juste de lui tenir compte ainsi que de ses soins ; mais, avant d’entamer ce nouveau chapitre de dépense, je crois convenable de vous mettre sous les yeux la récapitulation de la totalité des opérations dans les deux années 1770 et 1771, ce qui comprendra le tableau général de l’emploi des fonds et de ma situation au 10 novembre 1771, abstraction faite des gratifications, intérêts et indemnités dus à différents négociants, objets dont je traiterai ensuite, et qui formeront un nouvel article de dépense à joindre au déficit de ce tableau.

récapitulation générale.
      Recette. – Les sommes que j’ai eues à ma disposition dans le courant de ces deux années montent en total à 386,000 livres, savoir : 200,000 livres destinées à des achats de grains, ci,
200,000 l. » s. » d.
      20,000 livres pour être employées en achats de riz et
distributions gratuites, ci
20,000    »    »    
      Pour les travaux publics en 1770, ci
80,000    »    »    
      Pour les travaux publics en 1771, ci
80,000    »    »    
      Plus de M. le prince de Soubise pour le même objet
6,000    »    »    
––––––––––––––––
                                                            Somme pareille
386,000 l. » s. » d.
––––––––––––––––

Dépense. — Voici maintenant la totalité de la dépense :

      1o Perte sur les approvisionnements en grains, dans laquelle je comprends
le défaut de rentrée des sommes avancées aux villages
90,155 l. 19 s. 1 d.
      2o Travaux des chemins, ateliers de charité à Limoges, et dépense pour filature en 1770
85,009    3    3    
      3o Travaux publics et ateliers de charité en 1771
218,404    3    7    
      4o Aumônes et distribution de riz et de fèves en 1770 et 1771
47,200    3    6    
                                                       Total de la dépense
440,769 l. 9 s. 5 d.
      La recette n’est que de
386,000    »    »    
––––––––––––––––
                         Partant, la dépense excède la recette de
54,769 l. 9 s. 5 d.
––––––––––––––––

Je dois vous observer que, quoique le déficit réel ne soit que de cette somme, l’avance effective du sieur Ardent et de 101,616 fr. 8 s.4 den.

Cette différence provient de ce que je ne compte point en dépense : 1o les grains et riz qui sont en nature ; 2o plusieurs articles en argent qui ne sont point encore rentrés ou qui ne l’étaient pas au 10 novembre, époque à laquelle j’ai arrêté les comptes ; 3o enfin quelques dépenses accessoires des ateliers de charité, tels que des ponceaux et autres ouvrages d’art, lesquels doivent être à la charge des ponts et chaussées. Comme il fallait exécuter ces ouvrages au moment, et comme la caisse des ponts et chaussées suffisait à peine aux destinations ordinaires, la dépense en a été faite sur les fonds qu’avançait le sieur Ardent pour les ateliers de charité ; mais cette avance sera remplacée le plus tôt qu’il sera possible par la caisse des ponts et chaussées.

Gratifications, intérêts et indemnités en faveur des négociants. — Malheureusement, ce déficit d’environ 55,000 francs ne forme pas la totalité de la dépense indispensable des opérations de ces deux années, puisque je n’ai pas encore parlé des gratifications, intérêts d’avances et indemnités que j’ai à vous proposer.

Vous pouvez bien penser, monsieur, que les achats, les détails relatifs au transport des grains dans les différents lieux, et la vente journalière de ces grains, ont exigé des soins et pris beaucoup de temps aux négociants qui en ont été chargés, et qu’il n’est pas juste que ces soins soient absolument gratuits. Dans la plus grande partie des affaires de commerce, pour peu qu’elles exigent du détail, la commission pour ce seul achat est rarement au-dessous de 2 pour 100. Ce n’est donc pas assurément traiter les négociants de Limoges trop favorablement que de leur accorder 2 pour 100 du prix de l’achat, y compris les frais de transport, dont tous les détails ont roulé sur eux, et ont demandé beaucoup de travail par la nécessité de se servir de voitures à bœufs, qui marchaient par entrepôts depuis Angoulême jusqu’à Limoges, et depuis Saint-Léon jusqu’aux lieux de l’intérieur de la généralité où les grains venus par la Vézère ont été conduits. J’ai donc cru devoir fixer sur ce pied la commission ou gratification que je vous propose pour eux.

1o Les achats faits par le sieur Michel en 17770, tant à Nantes qu’à Bordeaux, montent en total à 152,023 livres 11 sous 5 deniers.

           Les 2 pour 100 de cette somme font
  3,040 l.  9 s. 5 d.

2o Les achats du sieur Petiniaud, en 1770, ont montée à
61,084 livres 12 sous 4 deniers.

           Dont les 2 pour 100 font
  1,221  15    9    

3o Les achats du sieur Ardent, en 1770, ont monté à
192,550 livres 15 sous 2 deniers.

           Dont les 2 pour 100 font
  3,851    »    5    

4o Le sieur Petiniaud n’a été chargé, en 1771, que de
l’achat d’une seule cargaison, montant à 28,720 liv. 1 sou.

           Dont les 2 pour 100 font
      574    8    »    

5o Les achats du sieur Ardent ont monté, en 1771, à
339,332 livres 3 sous 9 deniers,

           Dont les 2 pour 100 font
  6,786  12    11    
–––––––––––––––––––
       Total des commissions et gratilications à 2 pour 100
15,474 l. 4 s. 4 d.
–––––––––––––––––––

J’observe que la totalité des achats mentionnés ci-dessus ne comprend pas la totalité des grains, riz et fèves qui font l’objet du compte général joint à cette lettre ; il y a quelques parties qui ont été achetées directement de quelques négociants qui les avaient demandées pour leur compte, et qui ont cédé leur marché. Ces parties regardent principalement les fèves que je me proposais de faire distribuer en aumône.

Le sieur Ardent est dans un cas particulier. Outre les soins et les peines multipliées qu’il a prises pour cette opération, c’est lui seul qui en a fait les avances de ses propres fonds toutes les fois qu’il a été nécessaire. Tous les achats de Dantzick en 1770, et tous ceux de 1771, ont été payés avec son papier ; et comme le produit des ventes était fort lent à rentrer, ses avances sont devenues très-considérables : elles étaient portées au 10 février 1771 à plus de 205,000 livres. J’ai déjà eu l’honneur de vous observer que, depuis l’établissement des ateliers, une grande partie des fonds qui rentraient y ont été reversés. Par ce moyen, les avances de M. Ardent se sont perpétuées, et sont restées d’autant plus considérables, que la dépense des ateliers a été fort au-dessus des fonds qui y étaient destinés, en y ajoutant même ceux qui sont rentrés de la vente des grains. Cette avance se trouvait être au 10 de ce mois de 101,616 livres 8 sous 4 deniers. Il n’est pas possible que le sieur Ardent perde les intérêts d’une avance à laquelle il s’est prêté de si bonne grâce, et au moyen de laquelle il a seul soutenu le service. Ces fonds ont été tirés de son commerce, ou il les a empruntés, et il a payé l’escompte des termes qu’il prenait sur le pied d’un demi pour 100 par mois, suivant l’usage du commerce ; il est donc indispensable de lui passer l’intérêt sur ce pied.

Comme le sieur Ardent avait payé sur ses fonds tous les achats faits à Dantzick en 1770, il se trouvait, avant d’entamer l’opération de 1771, en avance d’environ 68,000 livres. Il n’a cependant demandé aucuns intérêts pour cette partie, et dans le compte que j’ai arrêté avec lui, il n’a porté d’intérêts que pour les avances qu’il a faites relativement à l’approvisionnement de 1771 et à la dépense des ateliers de charité.

Vous comprenez que sa situation à cet égard a continuellement varié : à chaque payement qu’il faisait, son avance augmentait ; elle diminuait chaque fois qu’il recevait des fonds, soit du receveur général sur mes ordonnances à compte des fonds destinés aux ateliers de charité, soit par la rentrée des grains vendus.

Entreprendre de calculer les intérêts des différentes sommes avancées jour par jour, en prenant pour époque le jour précis de chaque paiement, et en partant pareillement, pour les déductions à faire à raison des fonds rentrés, du jour précis de la recette de chaque somme, c’eût été se jeter dans un labyrinthe de calculs qui aurait consommé un temps infini, et dont peut-être je n’aurais pas encore vu la fin. J’ai pris le parti, pour simplifier l’opération, de prendre toujours pour époque le 10 de chaque mois, jour auquel le commis à la recette générale faisait tous ses payements. C’était aussi le jour auquel les fonds provenant des grains vendus dans la Montagne étaient censés rentrer au sieur Ardent, et se trouvaient reversés sur-le-champ dans de nouvelles avances par les mandements que lui renvoyaient ses commissionnaires du montant des fonds tirés sur eux pour les dépenses des ateliers de charité. J’ai donc supposé que toutes les avances faites par le sieur Ardent dans le courant d’un mois étaient faites au 10 du mois suivant, et que pareillement tous les fonds qui lui rentraient dans l’intervalle du 10 d’un mois au 10 du suivant, lui rentraient le 10 de ce second mois, et devaient être déduits de la somme de ses avances existant à cette époque ; en conséquence, je lui ai alloué un demi pour 100 de la somme dont il restait en avance à l’échéance de chaque mois. C’est en opérant de cette manière que j’ai trouvé, pour la totalité des intérêts à lui dus à l’époque du 10 novembre 1771, une somme de 8,307 livres 15 sous 10 deniers.

La totalité de ces avances, et par conséquent des intérêts, eût été un peu moindre, si une proposition que j’avais pris la liberté de vous faire le 26 octobre 1770, et que vous adoptâtes par votre réponse du 28 novembre suivant, avait été réalisée. Ma proposition consistait à autoriser le receveur des tailles de Limoges à fournir au besoin pour subvenir à la dépense du transport des grains, laquelle devait être nécessairement payée comptant, des fonds tirés de sa caisse, pour la valeur desquels il lui serait remis des lettres de change tirées par le sieur François Ardent sur quelques-uns des meilleurs banquiers de Paris, payables à trois et quatre usances. Le receveur aurait remis ces lettres de change ou à ses receveurs-généraux, ou directement au Trésor royal, lequel en aurait fourni ses récépissés aux receveurs-généraux en décharge de leur recette, et ceux-ci en auraient tenu compte pareillement à leur receveur particulier.

Vous me marquâtes, par votre lettre du 28 novembre, que, quoique les receveurs-généraux fussent déjà dans des avances considérables, ils n’avaient pas hésité à consentir de faire celles dont il s’agissait pour le payement des voitures des grains, et qu’ainsi je pouvais faire les dispositions nécessaires à ce sujet. Votre lettre ne s’expliquait point sur l’intérêt de cette avance ; et, le commis à la recette générale ayant dit au sieur Ardent que les receveurs entendaient que l’escompte en serait payé sur le pied d’un demi pour 100 par mois, il devenait indifférent que cette avance fût faite par les receveurs-généraux ou par le sieur Ardent lui-même, et celui-ci choisit le dernier parti comme plus simple et ne dérangeant personne. Au moyen de quoi, toutes les avances nécessaires ont été faites en son nom.

La totalité des intérêts dus au sieur Ardent jusqu’au 10 novembre 1771, jointe à la totalité des commissions, forment un objet de 23,782 livres 2 deniers.

Je vous ai annoncé que j’avais encore à vous proposer quelques objets d’indemnité qui me paraissaient justes. La première et la principale de ces indemnités est en faveur des sieurs Malepeyre, de Brive, Simon Jauge, de Bordeaux, et Dupuy, de Sainte-Foy. Les titres sur lesquels ils se fondent pour demander une indemnité sont : premièrement, la perte qu’ils ont faite d’un bateau chargé de 300 boisseaux de grains, mesure de Bordeaux, équivalant à 450 setiers, mesure de Limoges, lequel a péri au printemps de 1770, en remontant la Dordogne.

Secondement, la perte qu’ils ont faite sur une cargaison venant de Stettin, et qui, s’étant trouvée altérée, fut condamnée par les juges d’Angoulême, et aurait été brûlée presque en entier sans l’arrêt du Conseil que vous voulûtes bien faire rendre le 1er octobre 1770, pour donner au propriétaire de cette cargaison la mainlevée des grains condamnés, à la charge qu’ils ne seraient point vendus pour la nourriture des hommes.

Ils se fondent, en troisième lieu, sur les pertes énormes qu’ils ont faites à cause des achats auxquels ils se sont livrés, à ma sollicitation, pendant l’hiver de 1770 à 1771, achats que la baisse survenue dans les prix leur a rendus très-préjudiciables. Il convient de discuter successivement chacun de ces titres.

Je crois d’abord pouvoir écarter la demande fondée sur la perte d’un bateau de grains en remontant la Dordogne au printemps de 1770. Certainement, le commerce que faisaient à cet égard les sieurs Malepeyre, Jauge et Dupuy, a été infiniment utile à la partie du bas Limousin, et je leur ai rendu à ce sujet, auprès de vous, le témoignage qu’ils ont mérité. Mais, quoique leur conduite en général les ait rendus très-favorables, je ne puis croire qu’il en résulte un titre en leur faveur pour demander d’être indemnisés des pertes qu’ils ont faites dans un commerce entrepris volontairement et à leurs risques, périls et fortunes, sans aucun engagement de la part de l’administration d’entrer dans les pertes qu’ils pourraient faire. La maxime Res perit domino me paraît entièrement applicable à ce premier objet de demande.

L’indemnité réclamée sur la perte de la cargaison condamnée par la sentence des juges de police d’Angoulême, du 20 août 1770, me paraît mériter beaucoup plus de faveur.

Pour vous mettre en état de décider sur cette demande, il est nécessaire de remonter à l’origine de l’envoi de cette cargaison à Angoulême.

Les dernières cargaisons achetées à Dantzick pour l’approvisionnement de Limoges ayant été retardées par différents obstacles, je craignis beaucoup que le grain ne manquât tout à fait aux approches de la récolte. Je savais que les sieurs Malepeyre et Jauge avaient en mer un vaisseau chargé de seigle, venant de Stettin, et qui devait relâcher aux rades de La Rochelle pour se rendre de là soit à Nantes, soit à Bordeaux, suivant les ordres que le capitaine devait recevoir, et suivant que les intéressés croiraient y trouver plus d’avantages. Je proposai au sieur Jauge de mander à son correspondant de La Rochelle de tenir ce navire aux ordres des négociants de Limoges chargés de l’approvisionnement, afin de le faire passer à Charente, d’où la charge serait envoyée par gabarre à Angoulême et transportée ensuite à Limoges. Le sieur Jauge se rendit à mes propositions. Les négociants de Limoges écrivirent en conséquence au correspondant du sieur Jauge, à La Rochelle, de faire passer cette cargaison à Angoulême pour leur compte. Ils ajoutaient cependant la condition que le grain fût bon et marchand. Malheureusement, soit que le correspondant de La Rochelle ait mal connu l’état de la cargaison, soit que le grain ne fût pas encore aussi échauffé qu’il l’a été depuis, le vaisseau fut envoyé à Charente.

Le correspondant de ce dernier port en envoya sur-le-champ des montres à Limoges. Les négociants chargés de l’approvisionnement trouvèrent le grain trop altéré, et mandèrent qu’ils ne pouvaient s’en charger, et qu’ils laissaient la cargaison au compte du sieur Jauge. Il eût été à souhaiter que le correspondant de Charente eût pris le parti de le faire mettre en grenier et de le faire remuer ; vraisemblablement ce grain, qui n’était encore que médiocrement altéré, se serait assez bonifié pour pouvoir être vendu avec avantage. Mais le correspondant de Charente, sachant que les besoins étaient très-grands à Angoulême, et ne croyant pas le grain assez échauffé pour ne pouvoir être mis en vente, imagina faire le bien du sieur Jauge et des autres intéressés, en le faisant charger sur-le-champ dans des gabarres et partir pour Angoulême. Ce grain resta longtemps sur la rivière, la saison était très-chaude et le temps pluvieux ; ces grains continuèrent de s’échauffer, et, à leur arrivée à Angoulême, la plus grande partie se trouva gâtée au point de ne pouvoir être vendue.

Il est certain que cet envoi fait à contre-temps par le Correspondant de Charente a été, par l’événement, la principale cause de la perte essuyée par le sieur Jauge et ses associés. Ce correspondant agissait à bonne intention. Il ne pouvait pas prévoir la conduite que tiendraient les juges de police d’Angoulême, et en tous cas ni moi, ni les négociants chargés de l’approvisionnement de Limoges, n’avions influé en rien sur le parti qu’il prit à cet égard. Ni eux, ni moi, n’avions pris non plus aucun engagement avec le sieur Jauge d’acheter sa cargaison que dans la supposition où elle serait marchande. Ainsi, l’on ne peut douter qu’à la rigueur la perte ne dût retomber en entier sur le sieur Jauge et ses associés, propriétaires de la cargaison. La seule considération que ceux-ci pussent faire valoir, était que le correspondant auquel les grains avaient été adressés à Charente, et qui les avait envoyés à Angoulême, leur avait été indiqué par les négociants de Limoges, et qu’ils n’auraient jamais pensé à envoyer ce vaisseau à Charente, pouvant l’envoyer à Nantes ou à Bordeaux, sans l’invitation que je leur avais faite.

Quoi qu’il en soit, malgré l’augmentation d’altération de ces grains, il était peut-être encore possible d’en tirer parti, soit en les faisant travailler dans des greniers pour bonifier les parties qui étaient moins altérées, soit en vendant pour d’autres usages ce qui ne se trouverait pas propre à la consommation des hommes. Vous savez que des grains, quoique fort altérés, peuvent encore s’employer dans différents arts, qu’ils peuvent servir à faire de l’amidon, à brasser des eaux-de-vie de grains, à tanner des cuirs, à décaper des fers destinés à l’étamage, etc., et que tous ces usages leur assurent encore une valeur assez forte, surtout dans les temps de cherté. Les juges de police d’Angoulême ne voulurent point entrer dans ces considérations, malgré le soin que je pris de les leur présenter dans mes lettres. Sur les premières nouvelles qu’ils eurent de l’altération d’une partie des grains du sieur Jauge, ils s’empressèrent d’en faire constater la mauvaise qualité par des procès-verbaux, et de commettre à la garde des magasins des huissiers, jusqu’à ce qu’il eût été statué définitivement sur le sort de ces grains. Le 20 août ils rendirent un jugement, par lequel il fut ordonné que ce grain serait brûlé. Le commissionnaire du sieur Jauge ayant interjeté appel de cette sentence, ils commirent à la garde de ces grains, jusqu’au jugement de l’appel, cinq huissiers à cent sous par jour, sans avoir égard à l’offre que faisait le commissionnaire du sieur Jauge de s’en rendre gardien volontaire.

Vous avez reconnu, monsieur, l’iniquité de cette sentence, et vous l’avez fait casser par l’arrêt du Conseil du 1er  octobre 1770 ; vous avez ordonné, par cet arrêt, que les blés seraient restitués au commissionnaire du sieur Jauge, avec défenses de les vendre pour la consommation ordinaire, jusqu’à ce qu’il en eût été autrement ordonné.

Cet arrêt, monsieur, n’a pas à beaucoup près réparé le tort qu’avait fait à ces grains la conduite des juges d’Angoulême. Vous concevez que, depuis la fin de juin jusque vers le 15 octobre, tes grains entassés à Angoulême dans des chais à la garde des huissiers, sans qu’il fût libre au commissionnaire du sieur Jauge de les faire remuer et vanner, ont dû s’altérer de plus en plus et perdre encore beaucoup de leur valeur.

Enfin, l’arrêt du Conseil étant arrivé, et toutes les difficultés étant levées, les propriétaires ont eu la libre disposition de leurs grains. Comme les sieurs Jauge et Malepeyre avaient pour associé, dans cette cargaison, le sieur Brandt, négociant à Bremen, celui-ci désira que ces grains lui fussent renvoyés pour être employés à fabriquer de l’eau-de-vie de grain, ce qui fut exécuté. Les propriétaires sauvèrent ainsi une partie de la valeur de leur cargaison.

Je vois, par les factures qui m’ont été mises sous les yeux, que cette cargaison, composée de 81 lasts, mesure de Hollande[26], a coûté en tout pour achats, fret jusqu’à La Rochelle, frais de transport et de toute espèce à Angoulême, frais de retour à Bremen, 27,883 liv. 8 sous 8 deniers. La totalité de ce qu’elle a produit, en y comprenant la vente d’une portion des grains moins altérés faite à Angoulême, a monté à 15,135 liv. 10 sous 9 deniers.

Il résulte, de la comparaison de ces deux sommes, que les propriétaires de cette cargaison sont en perte de 12,747 liv. 7 sous 11 deniers.

Si moi, ou les négociants chargés par moi des approvisionnements, avions pris avec le sieur Jauge un engagement absolu de prendre sa cargaison ; si, dans les lettres qui lui ont été écrites et à son correspondant de La Rochelle, il n’avait pas été expressément énoncé de ne la faire passer à Angoulême qu’autant qu’elle serait marchande ; si c’était par mon fait ou par l’ordre des négociants de Limoges que la cargaison eut été envoyée de Charente à Angoulême, je me croirais rigoureusement obligé de tenir compte au sieur Jauge et à ses associés, non-seulement de cette perte de 12,747 livres 7 sous 11 deniers de l’achat à la vente, mais encore de tout l’excédant de valeur qu’auraient eu v ces grains en supposant que, conformément à leur première destination, ils eussent été vendus à Nantes ou à Bordeaux ; car alors ils auraient certainement été placés à un prix très-haut, et n’auraient pas supporté tous les frais dont ils ont été chargés en pure perte. D’après la connaissance que j’ai de ce que valaient alors les grains à Nantes et à Bordeaux, j’ai lieu de croire que cette cargaison, qui contenait un peu plus de 1,500 setiers, mesure de Paris[27], aurait rapporté bien près de 6,000 fr. de profit sur le pied de 18 fr. le setier, mesure de Paris. Ces 6,000 liv., ajoutées à plus de 12,000 liv. de perte, forment une différence de plus de 18,000 liv. Peut-être serait-il juste que les juges de police d’Angoulême, dont l’erreur a été si funeste, fussent responsables en leur propre et privé nom d’une perte qui est leur ouvrage. Ils le mériteraient d’autant plus, que j’ai toutes sortes de raisons de penser que leur prétendu zèle a été principalement allumé par l’idée où ils étaient que c’était moi qui avais fait venir ce grain, et par le désir de persuader au peuple que je voulais le faire vendre pour en faire du pain. Je sens cependant combien il y aurait de difficultés à prononcer contre eux une semblable condamnation. Il y en aurait peut-être une plus grande encore à la faire exécuter, vu la médiocrité de leur fortune ; mais je ne puis m’empêcher de sentir vivement combien il est dur pour d’honnêtes citoyens que des juges ignorants puissent ainsi se jouer impunément de leurs biens et compromettre leur réputation.

Je reviens à ce qui me concerne. Je vous ai déjà observé que je n’avais point d’engagement rigoureux avec le sieur Jauge. La question a été discutée en ma présence par l’examen des lettres écrites de part et d’autre, entre les négociants de Limoges chargés de l’approvisionnement et le fils du sieur Jauge, qui s’était rendu à cet effet à Limoges ; mais quoique le sieur Jauge n’ait aucun droit rigoureux à l’indemnité qu’il réclame, je ne puis m’empêcher d’être touché des considérations multipliées qui s’élèvent en sa faveur. Il est certain, comme je l’ai déjà remarqué, que cette cargaison eût été vendue à Nantes avec profit, et qu’elle y serait arrivée avec infiniment moins d’altération qu’elle n’en a subi dans le transport de La Rochelle à Charente, et de Charente à Angoulême dans une saison très-chaude et très-humide. Je ne puis me dissimuler que c’est principalement sur mes invitations que le sieur Jauge s’est déterminé à faire passer ce vaisseau à Charente. Le tort des officiers de police d’Angoulême ne m’est assurément pas personnel ; mais il me paraît incontestable que, quand des raisons de police ou d’utilité publique obligent à donner atteinte à la propriété d’un citoyen auquel il n’y a aucun délit à reprocher, le public lui doit une indemnité proportionnée à la perte qu’il essuie pour le service du public. Ce principe est surtout applicable à la circonstance dont il s’agit. Aucune propriété ne mérite certainement plus de faveur que celle d’un négociant qui, dans un temps de disette, vient au secours d’une province affligée en y faisant importer des grains. Le transport de cette denrée par mer est par lui-même sujet aux plus grands risques, et celui de réchauffement est un des plus fâcheux. Un négociant est déjà trop à plaindre de perdre par cet accident la plus grande partie de la valeur des grains qu’il fait importer ; il est au moins de toute justice de ne pas lui enlever le reste en anéantissant la denrée même, et détruisant la valeur que lui donnent les usages auxquels elle peut être propre encore. Je crois que, s’il peut y avoir des raisons de police bien fondées pour ordonner cette destruction, il est de justice rigoureuse de tenir compte au propriétaire de la valeur détruite, dans le cas où les juges, par ignorance ou par prévention, auraient fait perdre à un négociant sa propriété. Le gouvernement, au nom duquel ces juges agissent toujours, serait sans doute en droit de leur faire supporter l’indemnité due au citoyen lésé ; mais, soit que le gouvernement trouve la conduite de ces juges bien fondée et qu’il l’approuve, soit qu’il use d’indulgence envers eux, je pense qu’il doit se charger de l’indemnité.

La conséquence de ces principes serait peut-être d’indemniser le sieur Jauge et ses associés, sinon du profit qu’ils auraient fait en vendant leur cargaison à Nantes, du moins de la totalité de la perte de l’achat à la vente. Cependant, j’observe qu’il est assez difficile de connaître précisément le tort que le voyage d’Angoulême et la conduite des juges de police de cette ville ont fait à ce grain, et qu’il est constant qu’en arrivant à Charente il avait déjà souffert quelque altération dont le gouvernement ne doit pas répondre. D’ailleurs, j’avoue que l’excédant des dépenses qu’ont entraînées toutes mes opérations sur la recette, et la somme très-forte dont je me trouverai à découvert, me rendent un peu moins hardi, que je ne le serais dans toute autre circonstance, à vous proposer de dédommager pleinement le sieur Jauge et ses associés. Je me bornerais donc à vous proposer déporter leur indemnité aux deux tiers, ou tout au moins à la moitié de la perte. Mais, avant de me fixer sur cette alternative, je vais examiner le troisième motif sur lequel ce négociant et ses associés se fondent pour demander une indemnité.

Me trouvant à Brive au commencement de novembre 1770, je fis part au sieur Malepeyre de mes inquiétudes sur la subsistance des habitants de la Montagne. Il me fit sentir combien dans les circonstances ce commerce était devenu difficile, vu l’impossibilité de tirer des grains du Nord, et le haut prix qu’avait cette denrée dans les différents ports de France d’où l’on pouvait s’en procurer. Je lui proposai, s’il voulait s’engager à faire passer à Tulle, avant le mois de janvier, 3,000 boisseaux de seigle, mesure de Bordeaux, de le garantir de toutes pertes.

Il me dit que lui et ses associés feraient leurs efforts pour remplir mes vues ; mais quelque temps après ils me mandèrent que la chose était absolument impossible ; que cependant, pour secourir autant qu’il était en eux la province, ils avaient donné des ordres illimités pour acheter des grains dans différents ports, afin de les faire passer en Limousin avant le printemps. En effet, ils firent plusieurs achats, soit en Bretagne, soit à Marans, à des prix fort hauts, et je sais qu’ils ont perdu assez considérablement sur la vente de ces grains. Ils évaluent leur perte à 15 pour 100. Je ne leur ai point demandé un compte exact, parce que je ne les crois point en droit de réclamer à cet égard une indemnité. Je leur en devrais, une, sans difficulté, s’ils avaient exécuté ma proposition de faire passer à Tulle, avant l’hiver, la quantité de grains que j’avais demandée, en leur promettant de les garantir de perte ; mais cet engagement n’existe plus de ma part, puisque de la leur ils n’ont pu en remplir les conditions : les achats qu’ils ont faits à Marans et à Nantes ont été faits pour leur propre compte. Le zèle avec lequel ils se sont exposés à perdre, mérite des éloges et les rend très-favorables ; mais il ne peut en résulter un droit pour réclamer une indemnité. Cependant, la considération résultant, en leur faveur, du zèle qu’ils ont montré, de l’utilité réelle dont leur commerce a été à la province en 1770, enfin de la perte qu’ils firent alors d’un chargement de 300 boisseaux sur la Dordogne, me paraît devoir vous déterminer à porter la totalité de leur indemnité plutôt à 8,000 livres qu’à 6,000 ; en leur accordant 6,000 livres d’indemnité sur la cargaison condamnée à Angoulême, et 2,000 livres à titre de gratification, en considération de l’utilité de leur travail et des pertes générales qu’ils ont essuyées.

Le second objet d’indemnité que j’ai à vous proposer est en faveur du nommé Joseph Touvenin, aubergiste à Limoges. La difficulté d’obliger les boulangers à proportionner exactement le prix du pain à celui des grains, l’impossibilité même de prévenir toutes leurs manœuvres, me déterminèrent en 1770, de concert avec le lieutenant de police de cette ville, à encourager quelques particuliers à faire construire des fours publics où tous les bourgeois pour raient faire cuire leur pain ; et il fut convenu, entre le lieutenant de police et moi, que ceux qui feraient construire ces fours auraient la liberté de vendre du pain au public. Ce moyen de réprimer, par la concurrence, la cupidité des boulangers, m’a parfaitement réussi, et il est certain que le peuple a eu en général de meilleur pain et à meilleur marché qu’il ne l’aurait eu sans cette concurrence. Le nommé Touvenin s’est prêté avec beaucoup de zèle à mes vues ; il a fait construire des fours, monté une boulangerie, et a mis en achats de grains une grande partie des fonds qu’il employait dans son commerce de vins. Il a fourni de très-bon pain et à plus bas prix que les boulangers de la ville. Il aurait dû naturellement gagner dans ce commerce ; mais la crainte de ne pouvoir suffire à la consommation, et l’idée où l’on était dans l’automne de 1770, que les grains augmenteraient beaucoup plus qu’ils ne l’ont fait, l’avaient engagé à se charger d’une quantité considérable de grains, sur lesquels il a perdu par la diminution survenue dans les prix. J’ai vérifié que sa perte va aux environs de 4,000 livres. S’il s’agissait d’un négociant qui se fût livré à ce commerce d’après ses propres spéculations, je le plaindrais, mais je n’imaginerais pas de l’indemniser. Je dois penser autrement, puisque c’est uniquement à mon instigation, et pour rendre service au public, que Touvenin a quitté un commerce dans lequel il gagnait, pour verser ses fonds dans une opération où une grande partie de sa fortune se trouve compromise.

Je pense, monsieur, qu’il serait injuste de lui laisser supporter la totalité d’une perte que je lui ai en quelque sorte occasionnée, et qu’il n’aurait point éprouvée s’il n’avait pas cherché à entrer dans mes vues. Je crois donc devoir vous proposer de l’indemniser en partie par une gratification de 3,000 livres, qui, jointe aux 8,000 livres que je vous ai déjà proposées en faveur des sieurs Jauge et Malepeyre, fait monter la totalité des indemnités à 11,000 livres.

Ces 11,000 livres, ajoutées aux 15,474 livres 4 sous 4 deniers de commission ou gratification en faveur des négociants chargés à Limoges des opérations de l’approvisionnement, et aux 8,307 livres 15 sous 10 deniers d’intérêt dus au sieur Ardent pour ses avances, font en tout une somme de 34,782 livres 2 deniers. Si, comme je l’imagine, vous adoptez à cet égard mes propositions, il faudra ajouter cette somme à la dépense totale de l’opération, et par conséquent au premier déficit de 54,769 livres 9 sous 5 deniers ; ce qui portera le déficit réel et définitif, au 10 novembre 1771, à la somme de 89,551 livres 9 sous 7 deniers.

C’est de cette dernière somme que je me trouverai véritablement à découvert. Je ne m’occuperai point encore à chercher les moyens de remplacer ce déficit. J’ignore quel sera l’événement des opérations de 1772, et si la perte sur les approvisionnements sera aussi considérable qu’elle l’a été en 1771 ; j’avoue que je le crains beaucoup. Mais, quoi qu’il en arrive, j’attendrai jusqu’à ce que l’opération de cette année soit terminée, et que je sache quelle sera définitivement la perte totale : il sera temps alors de vous proposer les moyens d’y subvenir. Heureusement le temps favorable qu’on a eu cet automne pour faire les semailles, et la manière dont s’annonce la levée des blés, donnent lieu d’espérer que cette année 1772 sera le terme des misères qui nous affligent depuis si longtemps.

C’est avec beaucoup de peine, monsieur, que je vous présente un déficit aussi considérable ; je crois pourtant devoir faire remarquer, pour ma justification, qu’il vous paraîtrait moins fort si, au lieu de le comparer à la totalité des fonds que j’ai reçus, vous vouliez le comparer à la totalité des opérations que j’ai faites avec ces fonds. En effet, j’ai reçu dans le cours de deux années 386,000 livres. Avec cette somme, dans le courant de ces deux années, j’ai fait entrer dans la généralité des grains de différentes natures, des riz et des fèves pour la valeur de 890,248 livres : j’ai fait exécuter dans les deux années pour 303,400 livres d’ouvrages, et j’ai distribué pour 47,200 livres d’aumônes ; en sorte que la totalité des opérations monte à plus de 1,240,000 livres. J’ai donc fait pour près de 855,000 livres d’opérations au delà des 386,000 livres que j’ai reçues.

J’ose me flatter qu’un déficit de moins de 90,000 livres sur des opérations de plus de 1,240,000 livres vous étonnera moins, et que vous jugerez moins défavorablement de mon économie ; peut-être même vous paraîtrai-je mériter quelque approbation : c’est la principale récompense que je désire de mon travail.

Je vous serai infiniment obligé de vouloir bien m’instruire promptement de votre décision sur l’article des gratifications et des indemnités que je vous ai proposées, afin que je puisse annoncer aux personnes qu’elles concernent le sort auquel elles doivent s’attendre.

Vous trouverez joints à cette lettre trois états, savoir : 1o  le compte général des approvisionnements en grains pendant les deux années 1770 et 1771 ; 2o  le compte général des achats de riz et de fèves, et de leur emploi, pendant ces mêmes années ; 3o  le tableau de la dépense des ateliers de charité, et des ouvrages exécutés pendant l’année 1771[28].

Je suis avec respect, etc.



  1. Voyez Lettre au contrôleur-général Bertin, tome Ier, page 511.
  2. Voyez Lettre aux officiers de police des villes ayant des marchés de grains, tome 1er, page 664.
  3. Quadruple des années ordinaires.
  4. Cette Instruction doit se rapporter au commencement de 1770, puisqu’elle est relatée dans la Circulaire suivante, qui porte la date du 10 février de la même année. (E. D.)
  5. Cette Instruction générale était accompagnée d’une Instruction particulière sur différentes manières peu coûteuses de préparer le riz, contenant :

    1o La préparation générale du riz, ou la manière de le laver, de le faire cuire et renfler sur le feu, quelque préparation ultérieure qu’on veuille lui donner ; 2o celle du riz au lait ; 3o celle du riz au beurre ou à la graisse ; 4o celle du riz au bouillon ; 5o celle de la crème de riz pour les malades ; 6o celle du riz à la viande ; 7o celle de la soupe au riz et au pain, préparée à la graisse ou au beurre ; 8o celle de la soupe au riz et au pain, préparée avec le lait ; 9o celle du riz économique, telle qu’elle était établie, dès l’année 1768, à la paroisse Saint-Roch, à Paris, par les soins du docteur Sallin.

    C’était une soupe au riz, au pain, aux pommes de terre et aux légumes, de la nature de celles que fait distribuer aujourd’hui la Société Philanthropique de Paris, et qui ne revenait pas plus cher alors. Cette espèce de soupe n’a pu être améliorée pour la qualité, qui était excellente ; mais les lumières d’un savant étranger, qui s’en est spécialement occupé depuis, et qui, en les adoptant, leur a donné son nom, ont procuré pour leur confection de l’économie dans le combustible.

    10o Celle du riz pour les petits enfants, telle qu’on la faisait aussi sur la paroisse Saint-Roch ; 11o celle de la bouillie au riz.

    Toutes ces Instructions étaient suivies de l’indication des divers marchands ou négociants chez lesquels on pouvait trouver du riz dans les principales villes de la province.

    M. Turgot joignit à l’Instruction sur ces préparations du riz une autre instruction sur la culture des pommes de terre à la manière irlandaise, et suivant les deux méthodes usitées en France, il détaillait et développait, dans cette Instruction, les différents usages de cette racine bulbeuse, et les avantages de sa culture. Il indiquait aussi les dépôts où l’on en trouverait, tant pour la consommation, que pour la plantation, que l’on avait encore tout le temps de faire.

    On voit combien de précautions avaient été prises avec une très-sage prévoyance et une prodigieuse activité, sans tourmenter le gouvernement, sans effrayer la province.

    Un grand nombre d’exemplaires des trois Instructions furent adressés à tous les curés et à tous les subdélégués. (Note de Dupont de Nemours.)

  6. Voici le texte de cette délibération, d’après Dupont de Nemours :

    « Aujourd’hui, onze février mille sept cent soixante-dix, dans la grande salle de l’Intendance, à l’assemblée de charité convoquée par monseigneur l’évêque de Limoges et M. l’intendant.

    « Après qu’il a été unanimement convenu par l’assemblée de n’observer aucun rang dans l’ordre de la séance et des opinions, monseigneur l’évêque a fait une courte exposition des circonstances où la province se trouve réduite, et particulièrement la ville de Limoges, par la rareté et par la cherté des subsistances en tout genre ; et il a dit que cette situation, connue du Parlement, a déterminé cette Cour à rendre, le 17 du mois de janvier dernier, un arrêt, enregistré le 25 du même mois en la sénéchaussée de Limoges, à l’effet de subvenir aux besoins pressants des pauvres de la province : après lequel exposé, la lecture de l’arrêt a été faite par M. Juge, avocat du roi, et a été suivie de celle d’une Instruction en forme d’Avis pour toute la généralité, par M. l’intendant.

    « Ensuite, monseigneur l’évêque a fait des observations sur l’exécution de l’arrêt relativement à la ville de Limoges, et il a proposé d’en remplir les vues par la voie des offres volontaires, comme plus honorable et non moins fructueuse que celle de l’imposition.

    « La chose mise en délibération, il a été arrêté que la voie des offres volontaires serait préférée à tout autre moyen.

    « Pour y parvenir, monseigneur l’évêque a proposé de former un registre sur lequel seront inscrites toutes les offres particulières, payables tant par mois, à commencer le 20 du courant, et à continuer ainsi jusqu’au 20 juin prochain ; en sorte qu’il y aura cinq payements pour cinq mois de subsistance jusqu’à la récolte, ce qui a été adopté par l’assemblée.

    « Il a été aussi convenu que ces offres volontaires seront faites à l’instant, en pleine assemblée, par ceux des membres qui le jugeront à propos, et qu’elles seront enregistrées sur-le-champ : à l’égard des absents, et de ceux qui, présents, croiront devoir différer, MM. les députés de chaque corps et compagnie formant l’assemblée actuelle, y ont été priés d’avoir un petit registre sur lequel ils recevront, et feront signer les soumissions particulières de chacun des corps qu’ils représentent ; lequel registre, lorsqu’il sera complet, sera remis par lesdits députés à M. l’intendant, pour être joint au registre des offres générales.

    « Quant aux habitants qui n’appartiennent à aucun corps ou compagnie, il sera indiqué par MM. les curés, de concert avec M. le lieutenant-général et avec M. le juge de la cité pour ce qui le concerne, une assemblée dans laquelle lesdits sieurs curés recevront aussi sur un registre les offres particulières qui leur seront faites.

    « Comme il n’est pas d’usage que les dames se trouvent aux assemblées de paroisse, MM.  les curés pourront, chacun dans la leur, indiquer une assemblée particulière, à laquelle seront invitées les dames qui n’ont ni mari ni représentant dans aucune des assemblées générales ou particulières, et qui y feront leurs offres et soumissions à la suite sur le même registre.

    « MM.  les curés ont été aussi priés de se donner la peine de passer chez toutes les personnes aisées de leurs paroisses, qui, à raison de leurs infirmités ou autres empêchements, n’auraient pu se trouver à quelqu’une desdites assemblées ; d’y recevoir pareillement et y faire signer leurs soumissions, en faisant une note de ceux qui auraient été refusants ; et, lorsque leur registre sera complet, ils voudront bien le remettre à monseigneur l’évêque, pour être joint aux soumissions générales. Au surplus, on les a invités à convoquer par billets, sous trois jours au plus tard, les personnes qui, conformément aux dispositions ci-dessus, doivent former leur assemblée : en sorte qu’ils soient en état de remettre, samedi matin, pour le plus tard, leur registre à monseigneur l’évêque, le premier bureau devant se tenir le même jour à deux heures de relevée. M. l’intendant a fait une pareille invitation aux députés des corps et compagnies. Quant aux communautés religieuses, monseigneur l’évêque s’est chargé de rapporter leurs offres pour le même jour.

    « Ensuite, monseigneur l’évêque a proposé de nommer un trésorier, qui recevra et enregistrera les sommes provenant des offres, et un secrétaire qui rédigera les délibérations dans le Bureau subsistant dont on va parler ; ce qui ayant été jugé nécessaire, rassemblée a nommé pour trésorier M. François Ardent, et pour secrétaire M. Poujaud de Nanclas.

    « Après quoi, sur la proposition faite par monseigneur l’évêque, l’assemblée a formé pour l’administration un Bureau subsistant, auquel elle a donné tout pouvoir en son nom, et qui sera composé des personnes spécialement chargées, par leur état et leur place, de procurer le bien et l’utilité publique ; d’un député de chaque corps ou compagnie nombreuse ; et d’un député de plusieurs corps réunis ensemble, lorsqu’ils seront moins nombreux.

    « MM.  les curés ont été invités à se rendre au bureau toutes les fois qu’ils auront quelques lumières à communiquer, ou quelques représentations à faire relativement aux besoins de leurs paroisses.

    « Il a été aussi délibéré que le Bureau, ainsi formé, s’assemblera chez monseigneur l’évêque régulièrement tous les samedis à deux heures après midi ; et, dans le cas d’absence ou d’empêchement, chez M. l’intendant ; et, en cas d’absence ou d’empêchement de l’un et de l’autre, chez M. le lieutenant-général.

    « Et pour que le bureau de charité soit en état de proportionner la distribution de ses fonds au nombre des pauvres, rassemblée a prié MM.  les curés de former trois états, dont le premier contiendra, avec le plus grand détail, le dénombrement des pauvres natifs ou domiciliés depuis six mois dans la ville, faubourgs et banlieue, maison par maison, feu par feu, en observant de distinguer l’âge, le sexe, l’état de validité ou d’invalidité desdits pauvres, et ce, en se conformant au modèle qui leur sera délivré en blanc, et dont ils rempliront les colonnes.

    « Le second sera composé des familles honnêtes et indigentes dont, par ménagement, les noms n’y seront pas portés, mais seulement le nombre des personnes, avec une estimation que MM. les curés y joindront des secours qu’ils croient devoir être distribués à chaque famille.

    « Le troisième contiendra le nom des pauvres étrangers qui sont dans le cas d’être renvoyés, et MM. les curés sont priés d’user de la plus grande diligence pour former lesdits états, sans lesquels le bureau de charité ne peut agir.

    « Pour faciliter leur opération, il sera nommé par les assemblées de leurs paroisses, dans chacune de celles de Saint-Pierre et de Saint-Michel, comme les plus considérables, quatre personnes notables, autres que les membres du bureau de charité, pour servir à MM. les curés de conseils et d’adjoints, tant pour la confection des états et dénombrements des pauvres de la première et de la troisième classe, que pour la distribution des fonds provenant de la caisse de charité destinés pour la première et la seconde classe. À l’égard des autres paroisses moins nombreuses, deux adjoints suffiront.

    « Mais, dans toutes, MM. les curés et leurs adjoints s’assembleront chaque semaine, à l’heure la plus commode pour eux, la veille ou l’avant-veille du jour fixé ci-dessus pour la tenue du bureau général, afin de pouvoir faire entre eux, de concert, les observations nécessaires au soulagement de leurs pauvres, et d’en référer, s’il est besoin, au bureau général.

    « Afin d’engager tous les citoyens à faire les plus grands efforts pour le soulagement général des pauvres, il a été convenu qu’il ne serait point fait à Pâques prochain de quête pour l’hôpital ; mais qu’attendu le préjudice qui résulterait de la suppression de ce secours pour une maison dont la conservation et la subsistance sont si intéressantes pour le public, il sera pris sur les fonds de la caisse de charité une somme égale au produit de la dernière quête, pour être délivrée au receveur de l’hôpital.

    « Clos et arrêté la présente délibération, les jour, mois et an susdits, et ont signé. »

  7. Nous n’avons pu retrouver ni cette lettre du 25 octobre 1768, ni l’instruction qu’elle accompagnait. (Note de Dupont de Nemours.)
  8. Nous n’avons pas cette instruction particulière. (Dupont de Nemours.)
  9. Les instructions de Turgot relatives à la formation des ateliers de charité dans la généralité de Limoges ont été perdues. Dupont de Nemours les a remplacées par les détails qu’on va lire, et qui sont extraits des Éphémérides du citoyen, sixième année, tome II. Mais ce qui rend cette perte moins regrettable, c’est que, selon toute apparence, ces instructions se trouvent reproduites dans celle du 2 mai 1775, pour l’établissement et la régie des ateliers de charité dans les campagnes. — Voyez, tome II, Actes du ministère de Turgot. (E. D.)
  10. Le mot méreau, qu’on trouve encore dans nos dictionnaires, paraît avoir signifié, dans l’origine, une petite pièce de métal ou de carton qu’on distribuait aux chanoines pour justifier de leur assistance à l’office. Chacun sait aujourd’hui, par le budget, que nous avons encore des chanoines ; mais qui pourrait dire si les chanoines font toujours usage de méreaux ? (E. D.)
  11. Cette pièce accompagnait la Lettre circulaire aux subdélégués de l’intendance. — Voyez plus haut, no III. Les instructions antérieures ont été perdues. (E. D.)
  12. Voyez, dans le tome II, Actes du ministère de Turgot, l’ensemble des dispositions relatives à la liberté du commerce des grains.
  13. Il ne faut pas blâmer en tout le Parlement de Bordeaux. S’il s’était permis un arrêt imprudent, il en avait aussi rendu un autre très-raisonnable pour autoriser et même ordonner en chaque paroisse des assemblées qui se tiendraient les dimanches, de quinzaine en quinzaine, et où seraient invités les ecclésiastiques, les seigneurs, les bourgeois les plus distingués, afin d’aviser aux moyens de soulager les pauvres, de leur procurer du travail, de les nourrir jusqu’à la récolte, par des contributions dont aucun ordre de citoyens ne serait exempt.

    Dans le réquisitoire du procureur général (M. Dudon), qui motiva et détermina cet arrêt, on trouve ces paroles :

    « Il n’est point d’éloges que ne mérite surtout la conduite éclairée, sage et prévoyante de M. Turgot, commissaire départi dans la généralité de Limoges, au zèle et à l’activité duquel cette province doit les secours qu’elle a déjà reçus de la bonté du roi. »

    La première assemblée eut lieu à Limoges, le 11 février. On y fit lecture de l’Instruction que M. Turgot avait rédigée pour être distribuée dans toute la généralité. (Voyez plus haut, no 1er.) (Note de Dupont de Nemours.)

  14. Le danger prévu par M. Turgot, dans son Avis sur la taille de 1770, que les propriétaires n’abandonnassent leurs métayers, se réalisa.

    Il fallut en contraindre plusieurs à remplir le devoir que la nature et le bon sens imposent à tout propriétaire de nourrir ceux qui le nourrissent, et de ne pas laisser détruire la manufacture de ses propres richesses. — De là, l’ordonnance dont nous transcrivons ici le texte. (Note de Dupont de Nemours.)

  15. Nous avons vu combien M. Turgot aimait à porter les hommes vers le bien public, en excitant leur moralité et en invoquant leur raison. Il a presque toujours commencé par dire ce qui était à faire ; il se plaisait à développer comment et pourquoi. Mais il savait aussi que l’autorité qui commande à tous devait venir à l’appui de la raison, qui ne persuade que les bons esprits et ne touche que les bons cœurs. Il croyait seulement que les bons esprits et les bons cœurs, à qui Dieu a donné une magistrature naturelle, devenaient de secourables et d’utiles alliés de l’autorité, qu’ils la fortifiaient très-sensiblement quand elle leur avait manifesté la justice de ses intentions et l’utilité de ses injonctions. Les ordres mêmes, disait-il, doivent être semés en terre préparée. Il suivit, durant la disette qu’éprouva sa généralité en 1770, cette règle générale de son administration.

    Nous avons vu, dans les Instructions précédentes, qu’il avait indiqué le devoir des propriétaires envers leurs colons avant d’en prescrire positivement l’exercice. Il en fut de même pour l’obligation de pourvoir à la subsistance des pauvres.

    Les Instructions qu’il avait données étaient répandues dans toute la province ; elles étaient l’objet de toutes les conversations ; elles avaient porté la consolation chez le peuple, et animé le zèle de ceux qui pouvaient concourir à leur exécution ; cette exécution même était commencée dans la plupart des paroisses, quand il les rendit, par l’Ordonnance que nous allons transcrire, positivement obligatoires dans celles où l’on ne s’y conformait qu’avec lenteur. (Note de Dupont de Nemours.)

  16. C’est celle qui précède immédiatement.
  17. Cette ordonnance fut accompagnée d’une Lettre aux curés, qui contient à peu près les mêmes dispositions que celle du 10 février, rapportée plus haut, et que, par ce motif, nous nous « abstiendrons de reproduire. (Note de Dupont de Nemours.)
  18. Le surplus de la Lettre rappelle les instructions données dans celle du 10 février. — Voir page 28.
  19. Tous les travaux dont on vient de rendre compte et de publier les principales pièces, avaient organisé les bureaux de charité. Mais dans leurs opérations ils rencontrèrent la fiscalité, qui exigeait que leurs actes fussent sur papier timbré, et qui les soumettait au contrôle. Ils trouvèrent encore les privilèges des officiers ministériels immatriculés dans les juridictions royales : dépense et retard, fondés néanmoins sur des lois financières et sur l’organisation des tribunaux.

    Tout intendant aurait senti, comme M. Turgot, que cette fiscalité et ces formes, ces privilèges qui tenaient originairement à une autre fiscalité, étaient dans nue telle circonstance tout à fait contraires aux intentions du gouvernement, qui, loin de vouloir tirer un revenu de la calamité publique, se portait généreusement à des sacrifices considérables pour en alléger les maux. Il n’en était presque aucun qui ne se fût hâté de le représenter au ministre des finances et au chancelier, et n’eût sollicité à cet égard la décision du Conseil, puis les ordres du roi. — Tous auraient cru devoir les attendre.

    Nul autre que M. Turgot n’aurait osé suspendre provisoirement l’effet de deux lois, l’une fiscale, l’autre judiciaire, parce qu’elles absorbaient une partie des fonds et ralentissaient les efforts de la charité. Il est même très-vraisemblable que tout autre aurait été blâmé de l’avoir pris sur lui. — Mais M. Turgot ne craignait jamais de faire ce qui était évidemment utile. — Le poids de sa vertu et celui de son caractère empêchaient qu’on lui reprochât d’y avoir mis de la célérité. Il est vrai qu’il avait pour appui, au Conseil d’État et auprès des deux ministres, la vertu non moins grande et les lumières de MM. Trudaine père et fils.

    La seule précaution qu’il prit fut de se faire représenter le fait par le lieutenant-général de la sénéchaussée. (Note de Dupont de Nemours.)

  20. Dans ces moments de crise, on ne pouvait se borner à éclairer les esprits, à instruire sur le bien et à l’ordonner. Il fallait aussi prohiber le mal et se défendre contre lui. Il fallait, comme les Juifs rebâtissant Jérusalem, combattre d’une main en travaillant de l’autre.

    Les approvisionnements arrivaient, et on les répartissait aussitôt qu’ils étaient parvenus à leur destination. Mais, en plus d’une ville, le peuple, quelquefois excité par l’imprudence des officiers municipaux ou de justice, plus souvent encouragé par leur faiblesse, interceptait les approvisionnements.

    M. Turgot fut obligé de réprimer ces mouvements séditieux, nuisibles à ceux même qui se les permettaient, plus nuisibles encore à leurs voisins.

    Nous rapporterons quelques-unes des ordonnances qu’il eut à rendre à ce sujet. La première ne porte que sur des attroupements populaires qui paraissaient spontanés. La seconde frappe sur des officiers municipaux abusant de leurs fonctions. La troisième réprime un magistrat principal d’une grande ville, et de celle qui était le chemin naturel de toutes les subsistances qui venaient du dehors, un magistrat qui, par sa position, son éducation, l’importance de ses fonctions dans une ville considérable, ne pouvait ignorer les lois. (Note de Dupont de Nemours.)

  21. M. de Pont, intendant de Moulins, rendit de son côté, le 22 mars, une ordonnance pour permettre aux subdélégués de l’intendance de Limoges de faire exécuter, dans les paroisses dépendantes des deux généralités, celle de M. Turgot que l’on vient de lire, et ordonner aux syndics de s’y conformer.

    Mais il fallut revenir plusieurs fois à des ordonnances semblables. La nécessité en devenait plus affligeante, quand elles étaient provoquées par les fautes mêmes des magistrats. (Note de Dupont de Nemours.)

  22. L’ordonnance qu’on vient de lire avait été rendue pour arrêter provisoirement, et le plus promptement possible, le mauvais effet de celle que s’était permise le lieutenant de police d’Angoulême. Mais l’infraction de la loi, par un magistrat spécialement chargé de la police, parut à M. Turgot d’une si grande et si dangereuse conséquence, qu’en même temps qu’il la réprimait directement, il crut devoir être appuyé dans cette mesure par un arrêt du Conseil. Sa demande à ce sujet fut portée par un courrier, qui rapporta en effet l’arrêt du Conseil proposé par M. Turgot. (Voyez la pièce suivante.) (Note de Dupont de Nemours.)
  23. Voyez, tome II, Actes du ministère de Turgot, l’ensemble des dispositions relatives à la liberté du commerce des grains. (E. D.)
  24. La plupart des terres de la généralité de Limoges étaient (recensées par les seigneurs pour des rentes en grains. Les grains manquaient absolument, même à la subsistance des cultivateurs. Il était donc impossible à ceux-ci d’en fournir pour leurs rentes, quand ils n’en avaient pas pour leur pain.

    Les seigneurs exigeaient alors qu’on acquittât en argent les rentes que l’on ne pouvait pas payer en nature ; et ils estimaient ces rentes d’après le prix qu’avait momentanément au marché la quantité de grains qui leur était due.

    Ce prix était porté par la disette au quadruple des prix ordinaires. Il s’ensuivait donc que les seigneurs et les autres propriétaires de rentes en grains se faisaient un titre de la calamité générale et de la souffrance universelle pour quadrupler leur revenu. Cela était immoral et injuste, mais cela était légal. La rigueur de la loi, le fardeau qu’elle imposait, étaient aggravés par les poursuites judiciaires, et l’étaient encore dans un grand nombre de communes par la solidarité entre les censitaires que prononçait le titre primitif, et qui donnait au seigneur le droit de ruiner, à son gré, ce qui restait de possesseurs un peu à leur aise dans chaque paroisse.

    Heureusement il y avait alors au Parlement de Bordeaux, et dans les fonctions qui donnaient le plus d’influence, un magistral d’un rare mérite, M. Dudon, procureur général. Nous avons vu (plus haut, page 45), la justice qu’il rendait à Turgot. Ils avaient presque en tout les mêmes principes. Ils entendaient mutuellement leur langage : la vertu, la raison, le courage, l’humanité n’en ont qu’un. Ils se concertèrent. Ils s’appuyèrent sur une déclaration du 8 octobre 1701), qui, dans un cas à peu près semblable, s’en était référé à la sagesse des parlements pour ordonner ce qu’exigeraient les circonstances locales. M. Dudon demanda, justifia, obtint un arrêt du Parlement qui réglait, pour l’année 1770, le payement en argent des rentes de l’année 1769, dues en grain, en conciliant les droits comme les intérêts des propriétaires et de leurs débiteurs. M. Turgot se chargea d’exposer à M. le chancelier les raisons qui avaient rendu cette mesure indispensable, et de lui demander qu’elle fût étendue à la partie de la province qui ressortissait du Parlement de Paris.

    Le bien se trouva fait plus sûrement et plus vite que si l’on se fût borné à solliciter de loin une décision du Conseil d’État, qui apportait toujours, à ce qui touchait à la législation, une sage lenteur, que ne comportait point la conjoncture, où la loi même devait avoir la rapidité que prescrit le génie, et que le besoin commande pour les ordres administratifs. (Note de Dupont de Nemours.)

  25. Le contrôleur-général était alors l’abbé Terray, qui occupa ce poste depuis le mois de décembre 1769 jusqu’au 24 août 1774, jour où il eut Turgot pour successeur. (E. D.)
  26. Le last d’Amsterdam équivaut à 29 hectolitres 18 litres.
  27. Le setier, mesure de Paris, équivaut à 156 litres.
  28. Ces trois pièces n’ont pas été données par Dupont de Nemours. (E. D.)