Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Mémoire sur les prêts d’argent

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Œuvres de Turgot, Texte établi par Eugène DaireGuillaumintome I (p. 106-154).


MÉMOIRE
SUR
LES PRÊTS D’ARGENT[1].


I. — Occasion du présent Mémoire.

Il y a quelques mois qu’une dénonciation faite au sénéchal d’Angoulême contre un particulier qu’on prétendait avoir exigé des intérêts usuraires dans ses négociations d’argent, a excité une fermentation très-vive parmi les négociants de cette ville. — Cette fermentation n’a cessé d’augmenter depuis par la suite qui a été donnée à la procédure, par les nouvelles dénonciations qui ont suivi la première, et par les menaces multipliées de tous les côtés contre tous les prêteurs d’argent. — Ces mouvements ont produit l’effet qu’on devait naturellement en attendre : l’inquiétude et le discrédit parmi les négociants, le défaut absolu d’argent sur la place, l’interruption entière de toutes les spéculations du commerce, le décri de la place d’Angoulême au dehors, la suspension des payements, et le protêt d’une foule de lettres de change. Ces conséquences paraissent mériter l’attention la plus sérieuse de la part du gouvernement ; et il semble d’autant plus important d’arrêter le mal dans son principe, que si l’espèce de jurisprudence qu’on voudrait établir à Angoulême devenait générale, il n’y aurait aucune place de commerce qui ne fût exposée aux mêmes révolutions, et que le crédit, déjà trop ébranlé par les banqueroutes multipliées, serait entièrement anéanti partout.

II. — Objet et plan de ce Mémoire.

L’objet du présent Mémoire est de mettre sous les yeux du Conseil un récit de ce qui s’est passé à Angoulême, des manœuvres qui ont été pratiquées et des suites qu’elles ont eues. Ce récit fera sentir les inconvénients qui en résultent, et la nécessité d’y apporter un prompt remède.

Pour y parvenir, on essayera d’exposer les principes d’après lesquels on croit que cette affaire doit être envisagée, et d’indiquer les moyens qui paraissent les plus propres à ramener le calme parmi les négociants d’Angoulême, et à garantir dans la suite le commerce, tant de cette ville que des autres places du royaume, d’un genre de vexation aussi funeste.

III. — Idée générale du commerce d’Angoulême.

Pour donner une idée juste de la manœuvre des dénonciateurs de faits d’usure, pour en faire connaître l’origine, et mettre en état d’apprécier les effets qu’elle a dû produire, il est nécessaire d’entrer dans quelques détails sur la nature du commerce d’Angoulême, et des négociations qui s’y sont faites depuis quelques années.

La ville d’Angoulême, par sa situation sur la Charente, dans le point du cours de cette rivière où elle commence à être navigable, semblerait devoir être très-commerçante : elle l’est cependant assez peu. Il est probable qu’une des principales causes qui se sont opposées au progrès de son commerce, est la facilité que toute famille un peu aisée trouve à y acquérir la noblesse en parvenant à la mairie. H résulte de là que, dès qu’un homme a fait fortune par le commerce, il s’empresse de le quitter pour devenir noble. Les capitaux qu’il avait acquis sont bientôt dissipés dans la vie oisive attachée à son nouvel état, ou du moins, ils sont entièrement perdus pour le commerce. Le peu qui s’en fait est donc tout entier entre les mains de gens presque sans fortune, qui ne peuvent former que des entreprises bornées faute de capitaux, qui sont presque toujours réduits à faire rouler leur commerce sur l’emprunt, et qui ne peuvent emprunter qu’à très-gros intérêts, tant à cause de la rareté effective de l’argent, qu’à cause du peu de sûreté qu’ils peuvent offrir aux prêteurs.

Le commerce d’Angoulême se réduit à peu près à trois branches principales : la fabrication des papiers, le commerce des eaux-de-vie. et les entreprises de forges, qui sont devenues très-considérables dans ces derniers temps, par la grande quantité de canons que le roi a fait fabriquer depuis quelques années dans les forges de l’Angoumois et du Périgord, situées à peu de distance d’Angoulême.

Le commerce des papeteries a un cours, en général, assez réglé ; il n’en est pas de même de celui des eaux-de-vie : cette denrée est sujette à des variations excessives dans le prix, et ces variations donnent lieu à des spéculations très-incertaines, qui peuvent ou procurer des profits immenses, ou entraîner des pertes ruineuses. Les entreprises que font les maîtres de forges pour les fournitures de la marine exigent de leur part de très-grosses et très-longues avances, qui leur rentrent avec des profits d’autant plus considérables qu’elles leur rentrent plus tard. Ils sont obligés, pour ne pas perdre l’occasion d’une grosse fourniture, de se procurer de l’argent à quelque prix que ce soit, et ils y trouvent d’autant plus d’avantages, qu’en payant la mine et le bois comptant, ils obtiennent une diminution très-forte sur le prix de ces matières premières de leurs entreprises.

IV. — Origine du haut prix de l’argent à Angoulême.

Il est aisé de comprendre que la circonstance d’un commerce également susceptible de gros risques et de gros profits, et celle d’une place dégarnie de capitaux, se trouvant réunies dans la ville d’Angoulême, il en a dû résulter un taux courant d’intérêt assez haut, et plus fort en général qu’il ne l’est dans les autres places de commerce. En effet, il est notoire que depuis une quarantaine d’années la plus grande partie des négociations d’argent s’y sont faites sur le pied de huit ou neuf pour cent par an, et quelquefois sur le pied de dix, suivant que les demandes étaient plus ou moins nombreuses, et les risques à courir plus ou moins grands.

V. — Banqueroutes récentes à Angoulême ; manœuvre dont elles ont été accompagnées.

Il est encore assez naturel que dans un commerce tel que je viens de dépeindre celui d’Angoulême, les banqueroutes soient très-fréquentes ; et c’est ce qu’on voit effectivement. Il s’en est fait, depuis quelque temps, deux assez considérables qu’on peut, sans jugement téméraire, regarder comme frauduleuses, et qui paraissent avoir beaucoup de connexité avec les manœuvres des dénonciations contre les prêteurs d’argent. Elles avaient été préparées par une autre manœuvre assez singulière. Le nommé T…-P…, un autre T…, distingué par le nom de la V… (ce sont les deux banqueroutiers), le nommé N…, ancien aubergiste d’Angoulême, qui depuis s’étant jeté dans une foule d’entreprises mal concertées, se trouve réduit aux abois, et deux ou trois autres particuliers s’étaient concertés pour se faire des billets au profit les uns des autres, sans qu’il y eût aucune valeur réelle fournie, mais seulement un billet de pareille somme, signé de celui qui recevait le premier. Ces billets étaient successivement endossés par tous ceux qui trempaient dans cette manœuvre. Dans cet état, le porteur d’un de ces billets s’en servait, ou pour faire des payements, ou pour emprunter de l’argent d’un banquier, ou de tout autre possesseur de capitaux : celui qui recevait le billet, le voyant revêtu de plusieurs signatures, et n’imaginant pas que tous les signataires pussent manquer à la fois, le prenait sans difficulté. Pour éviter que la manœuvre ne fût découverte, les porteurs de billets avaient l’attention de ne jamais présenter à la même personne les billets qui se compensaient réciproquement. L’un portait à un banquier le billet fait par exemple par N… au profit de T…-P…, et on portait à un autre le billet fait par T…-P… au profit de N… Par ce moyen, les auteurs de cette manœuvre avaient su se former un crédit sans aucun fonds, sur lequel ils faisaient rouler différentes entreprises de commerce. On prétend que T…-P… qui avait déjà fait, il y a quelques années, une première banqueroute dans laquelle ses créanciers avaient perdu 80 pour 100, avait su, par ce crédit artificiel, se procurer des fonds très-considérables avec lesquels il a pris la fuite à la fin de l’été dernier.

VI. — Connexité de la manœuvre des banqueroutiers avec celle des dénonciations
de faits d’usure.

Ceux qui avaient eu l’imprudence de donner de l’argent sur ces billets frauduleux ont paru dans la disposition de poursuivre les endosseurs. C’est alors que ceux-ci ont imaginé de se réunir avec quelques autres particuliers ruinés comme eux, et d’intimider ceux qui voudraient les poursuivre, en les menaçant de les dénoncer à la justice comme ayant exigé des intérêts usuraires ; ils ont, en effet, réalisé cette menace, et les troubles arrivés dans le commerce d’Angoulême sont l’ouvrage de cette cabale. Les principaux chefs sont ce nommé N… dont j’ai déjà parlé, un nommé la P…, maître de forge à Bourumil, près de Nontron, petite ville du Périgord, un nommé C… M…, et plusieurs autres marchands, banqueroutiers ou prêts à l’être. Ces trois particuliers se sont associés avec un procureur nommé T… qui leur sert de conseil et d’agent principal.

VII. — Dénonciation du sieur C… de C…

Leur première démarche a été de faire dénoncer par C… M… le sieur C… de C…, comme coupable de négociations usuraires. Le procureur du roi a reçu la dénonciation le 26 septembre dernier. Il s’est rendu partie contre le sieur C…, et un très-grand nombre de témoins ont été assignés à sa requête.

VIII. — Restitutions imprudemment faites par la famille de C… ; manœuvres
odieuses des dénonciateurs.

Le sieur de C…, qu’on dit avoir prêté de l’argent, non-seulement à des négociants, mais à différents particuliers, à un taux véritablement excessif, a été intimidé et s’est caché. Sa famille, alarmée et craignant que le sénéchal ne prononçât contre lui des condamnations flétrissantes, a voulu apaiser les dénonciateurs et les témoins, en offrant de restituer l’argent qu’il avait touché au delà du taux fixé par les lois. Cette facilité n’a pas manqué d’encourager la cabale et de multiplier les demandes à l’infini. On dit, mais je n’ai sur cela aucun détail précis, que ceux qui prétendaient avoir quelque témoignage à porter contre le sieur de C…, se présentaient sans preuves, sans registres, qui constatassent ni les négociations dont ils se plaignaient, ni le montant des intérêts exigés : ils fixaient arbitrairement ce qu’ils voulaient, et la menace de déposer faisait leur titre. Le procureur T… les accompagnait, et l’on ne manquait pas de stipuler sa part du butin. On assure que la famille du sieur de C… a déboursé plus de soixante mille livres pour satisfaire l’avidité de ces exacteurs, et que cette somme a absorbé la plus grande partie de la fortune de ce particulier, qui se trouve entièrement ruiné ; mais cette malheureuse famille n’a rien gagné à cette extravagante prodigalité ; et l’on m’a mandé d’Angoulême que ceux dont elle avait payé si chèrement le silence n’en avaient pas moins fait les dépositions les plus fortes lorsqu’ils avaient été assignés comme témoins.

IX. — Menaces faites aux autres prêteurs d’argent par la cabale des dénonciateurs.

Encouragés par un pareil succès, les chefs de la cabale n’ont pas manqué de faire usage des mêmes armes contre les autres prêteur d’argent de la ville d’Angoulême. N… et la P…, qui paraissent être les deux plus actifs, ont ameuté de tous côtés ceux qui pouvaient avoir fait des négociations à gros intérêts avec les capitalistes d’Angoulême. J’ai sous les yeux des lettres écrites par la P…, qui prouvent qu’il a cherché jusqu’au fond du Limousin des particuliers qui pouvaient avoir payé de gros intérêts aux prêteurs d’Angoulême, et qu’il leur offrait de conduire leurs affaires. Ce même la P… qui, ayant fait de grandes entreprises pour la marine, avait été plus qu’un autre dans le cas d’emprunter à gros intérêts, a écrit plusieurs lettres à différents particuliers, par lesquelles il exige d’eux des sommes considérables, en les menaçant de les dénoncer. Il avait écrit entre autres à un nommé R…, en lui mandant qu’il lui fallait six sacs de mille francs et qu’on lui remît un billet de 622 liv. qu’il avait négocié avec ce R… Il les faut, disait-il, il les faut, etc. J’ai été mis sur le grabat, parce que j’étais maître de forge et honnête homme ; il faut que je tâche de me relever…. Il faut finir ce soir à quatre heures. Je n’ai point vu cette lettre en original, parce que le fils du sieur R… ayant eu l’imprudence, dans le premier mouvement de son indignation, d’aller trouver le sieur de la P…, et de le menacer de voie de fait, celui-ci en a pris occasion de rendre plainte contre lui au criminel, et a depuis accommodé l’affaire en exigeant qu’on lui remît sa lettre, et que R… s’engageât à n’en point faire usage contre lui ; mais comme elle a été ouïe de plusieurs personnes, je suis assuré qu’elle contenait en substance ce que je viens de marquer.

X. — Nouvelles restitutions par les prêteurs intimidés ; multiplications des demandes en conséquence.

Plusieurs des prêteurs, ainsi menacés, sont entrés en accommodement, ainsi que la famille du sieur de C… ; et cela n’a servi qu’à exciter de plus en plus cette cabale, et à multiplier le nombre des demandeurs. Tous ceux qui se sont imaginé avoir été lésés dans quelques négociations d’argent se sont réveillés, et la nuée grossit de jour en jour. On ne se contente pas de demander la restitution des intérêts ou des escomptes pris au-dessus de cinq ou six pour cent, on va jusqu’à demander l’intérêt de ces intérêts : j’en ai eu l’exemple sous les yeux, dans une lettre signée D. C…, laquelle est conçue en ces termes :

« En 1763, le 20 décembre, vous m’avez pris 60 livres sur un billet de 1,000 livres à l’ordre de M. B…, endossé par M. C… père. Je vous demande 30 livres de restitution et 18 livres d’intérêt. Si vous ne me les renvoyez, je pars immédiatement après mon déjeuner pour Ruelle, pour chercher le certificat, et, à mon retour, je vous dénonce. Puisque vous m’avez fait la grâce de ne pas vous en rapporter à moi, comptez sur ma parole d’honnête homme. »

On a redemandé à des enfants de prétendues restitutions, pour des affaires traitées avec leurs pères, décédés depuis plusieurs années, et cela sans produire aucun acte, aucun registre, ni aucune autre preuve que la simple menace de dénoncer. Ce trait prouve l’espèce de vertige que le succès des premiers dénonciateurs a imprimé dans les esprits.

Un collecteur, dont le père avait autrefois emprunté de l’argent d’un receveur des tailles, se trouvant arréragé de plus de 2,000 livres sur son recouvrement, a bien eu l’audace de lui écrire qu’il prétendait compenser cette somme avec les escomptes que ce receveur avait pris autrefois de lui ou de son père.

L’avidité et l’acharnement des dénonciateurs d’un côté, de l’autre, la terreur de tous les négociants prêteurs d’argent, n’ont pu qu’être infiniment augmentées, par la facilité avec laquelle les officiers de justice d’Angoulême ont paru se prêter à ces accusations d’usure.

XI. — Influences funestes de cette fermentation sur le crédit et le commerce d’Angoulême.

L’effet des poursuites faites sur ces accusations a dû être et a été le discrédit le plus absolu dans tout le commerce d’Angoulême. L’autorisation donnée à la mauvaise foi des emprunteurs a fermé toutes les bourses des prêteurs, dont la fortune se trouve d’ailleurs ébranlée par cette secousse. Aucun engagement échu ne se renouvelle ; toutes les entreprises sont arrêtées ; les fabricants sont exposés à manquer, par l’impossibilité de trouver aucun crédit pour attendre la rentrée de leurs fonds. J’ai déjà fait mention, au commencement de ce Mémoire, de la grande quantité de lettres de change qui ont été protestées depuis ces troubles. — J’ai appris que les marchands qui vendent les étoffes destinées à la consommation de la ville, s’étant adressés, suivant leur usage, à Lyon, pour donner leurs commissions, on leur a répondu qu’on ne ferait aucune affaire avec messieurs d’Angoulême qu’argent comptant. Ce discrédit influe même sur la subsistance des peuples : les récoltes ayant manqué dans la province, elle a besoin, pour en remplir le vide, des ressources du commerce. La ville d’Angoulême étant située sur une rivière navigable, on devait s’attendre qu’elle serait toujours abondamment pourvue, et que ses négociants s’empresseraient de former des magasins, non-seulement pour son approvisionnement, mais même pour celui d’une partie de la province ; mais l’impossibilité où le discrédit général les a mis de faire aucune spéculation, rend cette ressource absolument nulle.

XII. — Nécessité d’arrêter le cours de ces vexations.

Il serait superflu de s’étendre sur les tristes conséquences d’une pareille révolution. C’est un grand mal que le dérangement de toutes les opérations du commerce, l’interruption de la circulation de l’argent, l’alarme répandue parmi les négociants d’une ville, et l’ébranlement de leur fortune. C’en est un autre non moins grand que le triomphe d’une cabale de fripons, qui, après avoir abusé de la crédulité des particuliers, pour se procurer de l’argent sur des billets frauduleux, ont eu l’adresse plus coupable encore de chercher dans les lois mal entendues un moyen, non-seulement de se garantir des poursuites de leurs créanciers, mais encore d’exercer contre eux la vengeance la plus cruelle, de les ruiner, de les diffamer, et de s’enrichir de leurs dépouilles. Ce succès de la mauvaise foi, et cette facilité donnée à des négociants de revenir contre les engagements contractés librement, seraient aussi scandaleux que funestes au commerce, non-seulement d’une place, mais de toutes celles du royaume. Il est donc aussi nécessaire que juste d’apporter à ce mal un remède efficace, et d’arrêter le cours d’un genre de vexation aussi odieux, d’autant plus dangereux, qu’il se couvre des apparences du zèle pour l’observation des lois.

XIII. — Difficulté de remédier à ces maux.

Mais, par cela même que le mal a, en quelque sorte, sa racine dans des principes, ou des préjugés regardés comme consacrés par les lois, il peut n’être pas facile de se décider sur le remède convenable, et sur la manière de l’appliquer.

XIV. — Vice de nos lois sur la matière de l’intérêt de l’argent ; impossibilité de les observer en rigueur ; inconvénients de la tolérance arbitraire à laquelle on s’est réduit dans la pratique.

J’oserai trancher le mot. Les lois reconnues dans les tribunaux sur la matière de l’intérêt de l’argent sont mauvaises ; notre législation s’est conformée aux préjugés rigoureux sur l’usure introduits dans les siècles d’ignorance par des théologiens qui n’ont pas mieux entendu le sens de l’Écriture que les principes du droit naturel. L’observation rigoureuse de ces lois serait destructive de tout commerce ; aussi ne sont-elles pas observées rigoureusement : elles interdisent toute stipulation d’intérêt, sans aliénation du capital ; elles défendent, comme illicite, tout intérêt stipulé au delà du taux fixé par les ordonnances du prince. Et c’est une chose notoire, qu’il n’y a pas sur la terre une place de commerce où la plus grande partie du commerce ne roule sur l’argent emprunté sans aliénation du capital, et où les intérêts ne soient réglés par la seule convention, d’après l’abondance plus ou moins grande de l’argent sur la place, et la solvabilité plus ou moins sûre de l’emprunteur. La rigidité des lois a cédé à la force des choses : il a fallu que la jurisprudence modérât dans la pratique ses principes spéculatifs ; et l’on en est venu à tolérer ouvertement le prêt par billet, l’escompte, et toute espèce de négociation d’argent entre commerçants. Il en sera toujours ainsi toutes les fois que la loi défendra ce que la nature des choses rend nécessaire. Cependant cette position, où les lois ne sont point observées, mais subsistent sans être révoquées, et sont même encore observées en partie, entraîne de très-grands inconvénients. D’un côté, l’inobservation connue de la loi diminue le respect que tous les citoyens devraient avoir pour tout ce qui porte ce caractère ; de l’autre, l’existence de cette loi entretient un préjugé fâcheux, flétrit une chose licite en elle-même, une chose dont la société ne peut se passer, et que, par conséquent, une classe nombreuse de citoyens est obligée de se permettre. Cette classe de citoyens en est dégradée, et ce commencement d’avilissement dans l’opinion publique affaiblit pour elle le frein de l’honneur, ce précieux appui de l’honnêteté. L’auteur de l’Esprit des lois a très-bien remarqué, à l’occasion même des préjugés sur l’usure, que quand les lois défendent une chose nécessaire, elles ne réussissent qu’à rendre malhonnêtes gens ceux qui la font. D’ailleurs, les cas où la loi est observée, et ceux où l’infraction en est tolérée, n’étant point spécifiés par la loi même, le sort des citoyens est abandonné à une jurisprudence arbitraire et changeante comme l’opinion. Ce qu’une foule de citoyens pratiquent ouvertement et, pour ainsi dire, avec le sceau de l’approbation publique, sera puni sur d’autres comme un crime ; en sorte que, pour ruiner et flétrir un citoyen qui se reposait avec confiance sur la foi d’une tolérance notoire, il ne faut qu’un juge peu instruit ou aveuglé par un zèle mal entendu.

Les juridictions consulaires admettent les intérêts stipulés sans aliénation du capital[2], tandis que les tribunaux ordinaires les réprouvent et les imputent sur le capital. H existe des peines prononcées contre l’usure ; ces peines sont, pour la première fois, l’amende honorable, le bannissement, la condamnation en de grosses amendes ; et, pour la seconde fois, la confiscation de corps et de biens, c’est-à-dire la condamnation à une peine qui entraîne la mort civile, telle que la condamnation aux galères à perpétuité, ou le bannissement perpétuel. L’ordonnance de Blois, qui prononce ces peines, ne fait aucune distinction entre tous les différents cas que les théologiens et les jurisconsultes ont compris sous la dénomination d’usure ; ainsi, à ne considérer que la lettre de la loi, tout homme qui prête sans aliéner le capital, tout homme qui escompte des billets sur la place, tout homme qui prête à un taux au-dessus de celui de l’ordonnance, a mérité ces peines ; et l’on peut bien dire qu’il n’y a pas un commerçant, pas un banquier, pas un homme intéressé dans les affaires du roi, qui n’y fût exposé. Il est notoire que le service courant de presque toutes les parties de la finance ne se fait que par des négociations de cette espèce.

On répondra sans doute, et cette réponse se trouve même dans des auteurs de droit, d’ailleurs très-estimables, que les tribunaux ne poursuivent par la voie criminelle que les usures énormes ; mais cette réponse même est un aveu de l’arbitraire, inséparable de toute exécution qu’on voudra donner à cette loi ; car quelle règle pourra servir à distinguer l’usure énorme et punissable de l’usure médiocre et tolérable ? Ne sait-on pas même qu’il y a des usures qu’on est obligé de tolérer ? Il n’y en a peut-être pas de plus forte que celle qu’on connaît à Paris sous le nom de prêt à la petite semaine ; elle a été quelquefois jusqu’à 2 sous par semaine pour un écu de 3 livres : c’est sur le pied de 173 et un tiers pour 100. Cependant c’est sur cette usure vraiment énorme que roule le détail du commerce des denrées qui se vendent à la halle et dans les marchés de Paris. Les emprunteurs ne se plaignent pas des conditions de ce prêt, sans lequel ils ne pourraient faire un commerce qui les fait vivre, et les prêteurs ne s’enrichissent pas beaucoup, parce que cet intérêt exorbitant n’est guère que la compensation du risque que court le capital. En effet, l’insolvabilité d’un seul emprunteur enlève tout le profit que le prêteur peut faire sur trente ; en sorte que si le risque d’infidélité ou d’insolvabilité de l’emprunteur était d’un sur trente, le prêteur ne tirerait aucun intérêt de son argent, et que si ce risque était plus fort, il perdrait sur son capital.

Maintenant, si le ministère public est obligé de fermer les yeux sur une usure aussi forte, quelle sera donc l’usure qu’il pourra poursuivre sans injustice ? Prendra-t-il le parti de rester tranquille et d’attendre, pour faire parler la loi, que l’emprunteur qui se croit lésé provoque son activité par une plainte ou une dénonciation ? Il ne sera donc que l’instrument de la mauvaise foi des fripons qui voudront revenir contre les engagements contractés librement : la loi ne protégera que ceux qui sont indignes de sa protection ; et le sort de ceux-ci sera plus avantageux que celui des hommes honnêtes, qui, fidèles à leurs conventions, rougiraient de profiter d’un moyen que la loi leur offre pour les en dégager.

XV. — Ce qui se passe à Angoulême est une preuve des inconvénients attachés à l’arbitraire de la jurisprudence.

Toutes ces réflexions s’appliquent naturellement à ce qui se passe à Angoulême, où les juges ont reçu des dénonciations, et instruit une procédure criminelle à l’occasion de prêts auxquels des juges plus familiarisés avec la connaissance des opérations du commerce n’auraient fait aucune attention. Si l’admission de ces dénonciations a donné au commerce une secousse dangereuse, a compromis injustement la fortune et l’honneur des particuliers, a fait triompher la manœuvre odieuse d’une cabale de fripons ; ces magistrats ont à dire, pour leur défense, qu’ils n’ont fait que se conformer aux lois ; que si l’exécution de ces lois entraîne des inconvénients, c’est au gouvernement à y pourvoir par l’exercice de la puissance législative ; que ce n’est point au juge à les prévoir ; que l’exactitude est son mérite, comme la sagesse et l’étendue des vues est celui du législateur. Cette apologie n’est pas sans fondement ; et il est certain qu’on ne peut blâmer les juges d’Angoulême que d’après les principes d’une jurisprudence qu’aucune loi n’a consacrée.

XVI. — Raisons qui paraissent devoir décider à saisir cette occasion pour réformer la loi ou fixer la jurisprudence.

Faut-il pour cela rester dans l’inaction, et voir avec indifférence une fermentation dont les suites peuvent être aussi funestes au commerce ? Je ne puis le penser, et je crois, au contraire, que cette occasion doit déterminer le gouvernement, ou à réformer tout à fait les lois sur cette matière, d’après les vrais principes, ou du moins à fixer, d’une manière à faire cesser tout arbitraire, la jurisprudence qui doit tempérer la rigueur des lois existantes. Je crois enfin que, dans tous les cas, il est juste et nécessaire de venir au secours du commerce et des particuliers mal à propos vexés par ce qui s’est passé à Angoulême, et de les faire jouir du moins des tempéraments que la jurisprudence générale apporte à la sévérité des lois, et de la liberté qu’elle laisse à cet égard aux opérations du commerce.

XVII. — Motifs qui engagent à envisager les vrais principes de cette matière en eux-mêmes, et en faisant abstraction pour le moment des tempéraments que les circonstances peuvent exiger.

Quand je parle de changer les lois et de les ramener entièrement aux vrais principes de la matière, je ne me dissimule point les obstacles que peuvent mettre à cette réforme les préjugés d’une partie des théologiens et des magistrats ; je sens tout ce que les circonstances peuvent commander de lenteur, de circonspection, de timidité même. Ce n’est point à moi à examiner à quel point la théorie doit céder dans la pratique à des ménagements nécessaires ; mais je n’en crois pas moins utile de fixer entièrement nos idées sur le véritable point de vue sous lequel on doit envisager la matière de l’intérêt de l’argent, et les conventions auxquelles on a donné le nom d’usure. Il faut connaître les vrais principes, lors même qu’on est obligé de s’en écarter, afin de savoir du moins précisément à quel point on s’en écarte, afin de ne s’en écarter qu’autant exactement que la nécessité l’exige, afin de ne pas du moins suivre les conséquences d’un préjugé qu’on craint de renverser, comme on suivrait celles d’un principe dont la vérité serait reconnue.

XVIII. — Examen et développement des vrais principes du droit naturel sur la matière de l’intérêt de l’argent.

C’est d’après ce point de vue que je hasarde d’entrer ici dans une discussion assez étendue, pour faire voir le peu de fondement des opinions de ceux qui ont condamné l’intérêt du prêt fait sans aliénation du capital, et la fixation de cet intérêt par la seule convention. Quoique les lumières des personnes auxquelles ce Mémoire est destiné pussent et dussent peut-être me dispenser d’appuyer sur des raisonnements dont l’évidence est, pour ainsi dire, trop grande, la multitude de ceux qui conservent les préjugés que j’ai à combattre, et les motifs respectables qui les y attachent, m’excuseront auprès d’elles ; et je suis persuadé que ceux dont j’attaque les opinions auront beaucoup plus de peine à me pardonner.

XIX. — Preuve de la légitimité du prêt à intérêt, tirée du besoin absolu que le commerce en a ; développement de cette nécessité.

C’est d’abord une preuve bien forte contre les principes adoptés par les théologiens rigoristes sur la matière du prêt à intérêt, que la nécessité absolue de ce prêt pour la prospérité et pour le soutien du commerce ; car quel homme raisonnable et religieux en même temps peut supposer que la Divinité ait interdit une chose absolument nécessaire à la prospérité des sociétés ? Or, la nécessité du prêt à intérêt pour le commerce, et par conséquent pour la société civile, est prouvée d’abord par la tolérance que le besoin absolu du commerce a forcé d’accorder à ce genre de négociations, malgré les préjugés rigoureux et des théologiens et des jurisconsultes : cette nécessité est d’ailleurs une chose évidente par elle-même. J’ai déjà dit qu’il n’y a pas sur la terre une place de commerce où la plus grande partie des entreprises ne roulent sur l’argent emprunté ; il n’est pas un seul négociant, peut-être, qui ne soit souvent obligé de recourir à la bourse d’autrui ; le plus riche en capitaux ne pourrait même s’assurer de n’avoir jamais besoin de cette ressource qu’en gardant une partie de ses fonds oisifs, et en diminuant par conséquent l’étendue de ses entreprises. Il n’est pas moins évident que ces capitaux étrangers, nécessaires à tous les négociants, ne peuvent leur être confiés par les propriétaires qu’autant que ceux-ci y trouveront un avantage capable de les dédommager de la privation d’un argent dont ils pourraient user, et des risques attachés à toute entreprise de commerce. Si l’argent prêté ne rapportait point d’intérêt, on ne le prêterait point ; si l’argent prêté pour des entreprises incertaines ne rapportait pas un intérêt plus fort que l’argent prêté sur de bonnes hypothèques, on ne prêterait jamais d’argent à des négociants. S’il était défendu de retirer des intérêts d’un argent qui doit rentrera des échéances fixes, tout argent dont le propriétaire prévoirait avoir besoin dans un certain temps, sans en avoir un besoin actuel, serait perdu pendant cet intervalle pour le commerce ; il resterait oisif dans les coffres du propriétaire qui n’en a pas besoin, et serait anéanti pour celui qui en aurait un besoin urgent. L’exécution rigoureuse d’une pareille défense enlèverait à la circulation des sommes immenses, que la confiance de les retrouver au besoin y fait verser à l’avantage réciproque des prêteurs et des emprunteurs ; et le vide s’en ferait nécessairement sentir par le haussement de l’intérêt de l’argent, et par la cessation d’une grande partie des entreprises de commerce.

XX. — Nécessité d’abandonner la fixation de l’intérêt dans le commerce aux conventions des négociants, et au cours des différentes causes qui le font varier ; indication de ces causes.

Il est donc d’une nécessité absolue, pour entretenir la confiance et la circulation de l’argent, sans laquelle il n’est point de commerce, que le prêt d’argent à intérêt sans aliénation du capital, et à un taux plus fort que le denier fixé pour les rentes constituées, soit autorisé dans le commerce. Il est nécessaire que l’argent y soit considéré comme une véritable marchandise dont le prix dépend de la convention, et varie, comme celui de toutes les autres marchandises, à raison du rapport de l’offre à la demande. L’intérêt étant le prix de l’argent prêté, il hausse quand il y a plus d’emprunteurs et moins de prêteurs ; il baisse au contraire quand il y a plus d’argent offert à prêter qu’il n’en est demandé à emprunter. C’est ainsi que s’établit le prix courant de l’intérêt ; mais ce prix courant n’est pas l’unique règle qu’on suive, ni qu’on doive suivre pour fixer le taux de l’intérêt dans les négociations particulières. Le risque que peut courir le capital dans les mains de l’emprunteur, le besoin de celui-ci, et les profits qu’il espère tirer de l’argent qu’on lui prête, sont des circonstances qui, en se combinant diversement entre elles, et avec le prix de l’intérêt, doivent souvent en porter le taux plus haut qu’il ne l’est dans le cours ordinaire du commerce. Il est assez évident qu’un prêteur ne peut se déterminer à risquer son capital que par l’appât d’un profit plus grand, et il ne l’est pas moins que l’emprunteur ne se déterminera à payer un intérêt plus fort qu’autant que ses besoins seront plus urgents, et qu’il espérera tirer de cet argent un plus grand profit.

XXI. — Les inégalités du taux à raison de l’inégalité des risques n’ont rien que de juste.

Que peut-il y avoir à cela d’injuste ?

Peut-on exiger d’un propriétaire d’argent qu’il risque son fonds sans aucun dédommagement ?

Il peut ne pas prêter, dit-on : sans doute ; et c’est cela même qui prouve qu’en prêtant il peut exiger un profit qui soit proportionné à son risque. Car, pourquoi voudrait-on priver celui qui, en empruntant, ne peut donner de sûretés satisfaisantes, d’un secours dont il a un besoin absolu ?

Pourquoi voudrait-on lui ôter les moyens de tenter des entreprises dans lesquelles il espère s’enrichir ?

Aucune loi, ni civile ni religieuse, n’oblige personne à lui procurer des secours gratuits ; pourquoi la loi civile ou religieuse défendrait-elle de lui en procurer au prix auquel il consent de les payer pour son propre avantage ?

XXII. — La légitimité du prêt à intérêt est indépendante des suppositions de profit cessant, ou naissant.

L’impossibilité absolue de faire subsister le commerce sans le prêt à intérêt n’a pu être méconnue par ceux mêmes qui affectent le plus de le condamner.

La plupart ont cherché à éluder la rigueur de leurs propres principes par des distinctions et des subterfuges scolastiques, de profit cessant pour le prêteur, de profit naissant pour l’emprunteur ; comme si l’usage que l’acheteur fait de la chose vendue était une circonstance essentielle à la légitimité du prix ; comme si le propriétaire d’un meuble qui n’en fait aucun usage était obligé à l’alternative de le donner ou de le garder ; comme si le prix que le boulanger retire du pain qu’il vend n’était pas également légitime, soit que l’acheteur s’en nourrisse, soit qu’il le laisse perdre.

Si l’on veut que la simple possibilité de l’usage lucratif de l’argent suffise pour en légitimer l’intérêt, cet intérêt sera légitime dans tous les cas, car il n’y en a aucun où le prêteur et l’emprunteur ne puissent toujours, s’ils le veulent, faire de leur argent quelque emploi lucratif.

Il n’est aucun argent avec lequel on ne puisse ou se procurer un immeuble qui porte un revenu, ou faire un commerce qui donne un profit ; ce n’est assurément pas la peine d’établir en thèse générale que le prêt à intérêt est défendu, pour établir en même temps un principe d’où résulte une exception aussi générale que la prétendue règle.

XXIII. — La légitimité du prêt à intérêt est une conséquence immédiate de la propriété qu’a le prêteur de la chose qu’il prête.

Mais ce ne sont point ces vaines subtilités qui rendent légitime le prêt à intérêt, ce n’est pas même son utilité, ou plutôt la nécessité dont il est pour le soutien du commerce ; il est licite par un principe plus général et plus respectable encore, puisqu’il est la base sur laquelle porte tout l’édifice des sociétés ; je veux dire par le droit inviolable, attaché à la propriété, d’être maître absolu d, sa chose, de ne pouvoir en être dépouillé que de son consentement, et de pouvoir mettre à son consentement telle condition que l’on juge à propos. Le propriétaire d’un effet quelconque peut le garder, le donner, le vendre, le prêter gratuitement ou le louer, soit pour un temps certain, soit pour un temps indéfini. S’il vend ou s’il loue, le prix de la vente ou du louage n’est limité que par la volonté de celui qui achète ou qui prend à loyer ; et tant que cette volonté est parfaitement libre, et qu’il n’y a pas d’ailleurs de fraude de la part de l’une ou de l’autre partie, le prix est toujours juste, et personne n’est lésé. Ces principes sont avoués de tout le monde, quand il s’agit de toute autre chose que de l’argent, et il est évident qu’ils ne sont pas moins applicables à l’argent qu’à toute autre chose. La propriété de l’argent n’est pas moins absolue que celle d’un meuble, d’une pièce d’étoffe, d’un diamant ; celui qui le possède n’est pas plus tenu de s’en dépouiller gratuitement : le donner, le prêter gratuitement est une action louable que la générosité inspire, que l’humanité et la charité exigent quelquefois, mais qui n’est jamais de l’ordre de la justice rigoureuse. On peut aussi ou donner ou prêter toutes sortes de denrées, et on le doit aussi dans certains cas. Hors de ces circonstances, où la charité exige qu’on se dépouille soi-même pour secourir les malheureux, on peut vendre son argent, et on le vend en effet lorsqu’on le donne en échange de toute autre marchandise ; on le vend lorsqu’on le donne en échange d’un fonds de terre ou d’un revenu équivalent, comme quand on le place à constitution ; on le vend contre de l’argent lorsqu’on donne de l’argent dans un lieu pour en recevoir dans un autre, espèce de négociation connue sous le nom de change de place en place, et dans laquelle on donne moins d’argent dans un lieu pour en recevoir plus dans un autre ; comme, dans la négociation du prêt à intérêt, on donne moins d’argent dans un temps pour en recevoir davantage dans un autre, parce que la différence des temps, comme celle des lieux, met une différence réelle dans la valeur de l’argent.

XXIV. — La propriété de l’argent emporte le droit de le vendre, et le droit d’en tirer un loyer.

Puisqu’on vend l’argent comme tout autre effet, pourquoi ne le louerait-on pas comme tout autre effet ? et l’intérêt n’étant que le loyer de l’argent prêté pour un temps, pourquoi ne serait-il pas permis de le recevoir ? Par quel étrange caprice la morale ou la loi prohiberaient-elles un contrat libre entre deux parties qui toutes deux y trouvent leur avantage ? et peut-on douter qu’elles ne l’y trouvent, puisqu’elles n’ont pas d’autre motif pour s’y déterminer ? Pourquoi l’emprunteur offrirait-il un loyer de cet argent pour un temps, si pendant ce temps l’usage de cet argent ne lui était avantageux ? Et, si l’on répond que c’est le besoin qui le force à se soumettre à cette condition, est-ce que ce n’est pas un avantage que la satisfaction d’un véritable besoin ? est-ce que ce n’est pas le plus grand de tous ? c’est aussi le besoin qui force un homme à prendre du pain chez un boulanger ; le boulanger en est-il moins en droit de recevoir le prix du pain qu’il vend ?

XXV. — Fausses idées des scolastiques sur la prétendue stérilité de l’argent ; fausses conséquences qu’ils en ont tirées contre la légitimité de l’intérêt.

Ces notions sont si simples, elles sont d’une évidence si palpable, qu’il semble que les détails dans lesquels on entre pour les prouver ne puissent que les affaiblir en fatiguant l’attention ; et l’on a peine à concevoir comment l’ignorance et quelques fausses subtilités ont pu les obscurcir. Ce sont les théologiens scolastiques qui ont introduit les préjugés qui règnent encore chez beaucoup de personnes sur cette matière. Ils sont partis d’un raisonnement qu’on dit être dans Aristote ; et, sous prétexte que l’argent ne produit point d’argent, ils en ont conclu qu’il n’était pas permis d’en retirer par la voie du prêt. Ils oubliaient qu’un bijou, un meuble et tout autre effet, à l’exception des fonds de terre et de bestiaux, sont aussi stériles que l’argent, et que cependant personne n’a jamais imaginé qu’il fût défendu d’en tirer un loyer ; ils oubliaient que la prétendue stérilité de l’argent, si l’on pouvait en conclure quelque chose, rendrait l’intérêt d’un capital aliéné à perpétuité aussi criminel que l’intérêt du capital aliéné à temps ; ils oubliaient que cet argent prétendu stérile est chez tous les peuples du monde l’équivalent, non pas seulement de toutes les marchandises, de tous les effets mobiliers stériles comme lui, mais encore des fonds de terre qui produisent un revenu très-réel ; ils oubliaient que cet argent est l’instrument nécessaire de toutes les entreprises d’agriculture, de fabrique, de commerce ; qu’avec lui l’agriculteur, le fabricant, le négociant se procurent des profits immenses, et ne peuvent se les procurer sans lui ; que, par conséquent, sa prétendue stérilité dans le commerce n’est qu’une erreur palpable, fondée sur une misérable équivoque ; ils oubliaient, enfin, ou ils ignoraient que la légitimité du prix qu’on retire, soit de la vente, soit du loyer d’une chose quelconque, n’est fondée que sur la propriété qu’a de cette chose celui qui la vend ou qui la loue, et non sur aucun autre principe.

Ils ont encore employé un autre raisonnement qu’un jurisconsulte d’ailleurs très-estimable (M. Pothier d’Orléans), s’est attaché à développer dans son Traité des contrats de bienfaisance, et auquel je m’arrêterai par cette raison.

XXVI. — Autre raisonnement contre la légitimité de l’intérêt, tiré de ce que la propriété de l’argent passe à l’emprunteur au moment du prêt, d’où l’on conclut qu’il ne peut rien devoir au prêteur pour l’usage qu’il en fait.

« L’équité, dit-il, veut que dans un contrat qui n’est pas gratuit, les valeurs données de part et d’autre soient égales, et que chacune des parties ne donne pas plus qu’elle n’a reçu, et ne reçoive pas plus qu’elle n’a donné. Or, tout ce que le prêteur exige dans le prêt au delà du sort principal, est une chose qu’il reçoit au delà de ce qu’il a donné, puisque en recevant le sort principal seulement, il reçoit l’équivalent exact de ce qu’il a donné.

« On peut, à la vérité, exiger pour les choses dont on peut user sans les détruire, un loyer, parce que cet usage pouvant être, du moins par l’entendement, distingué d’elles-mêmes, est appréciable ; il a un prix distingué de la chose : d’où il suit que, lorsque j’ai donné à quelqu’un une chose de cette nature pour s’en servir, je peux en exiger le loyer, qui est le prix de l’usage que je lui en ai accordé, outre la restitution de la chose qui n’a pas cessé de m’appartenir.

« Mais il n’en est pas de même des choses qui se consomment par l’usage, et que les jurisconsultes appellent choses fungibles. Comme l’usage qu’on en fait les détruit, on n’y peut pas concevoir un usage de la chose outre la chose même, et qui ait un prix outre celui de la chose ; d’où il suit qu’on ne peut céder à quelqu’un l’usage d’une chose sans lui céder entièrement la chose, et lui en transférer la propriété.

« Quand je vous prête une somme d’argent pour vous en servir, à la charge de m’en rendre autant, vous ne recevez de moi que cette somme d’argent et rien de plus. L’usage que vous aurez de cette somme d’argent est renfermé dans le droit de propriété que vous acquérez de cette somme ; ce n’est pas quelque chose que vous ayez outre la somme d’argent, ne vous ayant donné que la somme d’argent et rien de plus ; je ne peux donc exiger de vous rien de plus que cette somme sans blesser la justice, qui ne veut pas qu’on exige plus qu’on a donné. »

M. Pothier a soin d’avertir que ce raisonnement entre dans un argument employé par saint Thomas d’Aquin qui, se fondant sur le même principe, que les choses fungibles qui font la matière du prêt n’ont point un usage qui soit distingué de la chose même, en conclut que vendre cet usage en exigeant l’intérêt, c’est vendre une chose qui n’existe pas, ou bien exiger deux fois le prix de la même chose, puisque le principal rendu est exactement l’équivalent de la chose prêtée ; et que, n’y ayant aucune valeur donnée au delà de la chose prêtée, l’intérêt qu’on recevrait au delà en serait un double prix.

XXVII. — Réfutation de ce raisonnement.

Ce raisonnement n’est qu’un tissu d’erreurs et d’équivoques faciles à démêler.

La première proposition, que dans tout contrat aucune des parties ne peut, sans injustice, exiger plus qu’elle n’a donné, a un fondement vrai ; mais la manière dont elle est énoncée renferme un sens faux et qui peut induire en erreur. Dans tout échange de valeur contre valeur (et toute convention proprement dite, ou à titre onéreux, peut être regardée comme un échange de cette espèce), il y a un sens du mot valeur dans lequel la valeur est toujours égale de part et d’autre ; mais ce n’est point par un principe de justice, c’est parce que la chose ne peut être autrement. L’échange étant libre de part et d’autre, ne peut avoir pour motif que la préférence que donne chacun des contractants à la chose qu’il reçoit sur celle qu’il donne. Cette préférence suppose que chacun attribue à la chose qu’il acquiert une plus grande valeur qu’à la chose qu’il cède relativement à son utilité personnelle, à la satisfaction de ses besoins ou de ses désirs. Mais cette différence de valeur est égale de part et d’autre ; c’est cette égalité qui fait que la préférence est exactement réciproque et que les parties sont d’accord. Il suit de là qu’aux yeux d’un tiers les deux valeurs échangées sont exactement égales l’une à l’autre, et que par conséquent, dans tout commerce d’homme à homme, on donne toujours valeur égale pour valeur égale. Mais cette valeur dépend uniquement de l’opinion des deux contractants sur le degré d’utilité des choses échangées pour la satisfaction de leurs désirs ou de leurs besoins : elle n’a en elle-même aucune réalité sur laquelle on puisse se fonder pour prétendre que l’un des deux contractants a fait tort à l’autre. S’il n’y avait que deux échangeurs, les conditions de leur marché seraient entièrement arbitraires ; et, à moins que l’un des deux n’eût employé la violence ou la fraude, les conditions de l’échange ne pourraient en aucune manière intéresser la morale. Quand il y a plusieurs échangeurs, comme chacun d’eux est intéressé à ne pas acheter plus cher de l’un ce qu’un autre consent à lui donnera meilleur marché, il s’établit, par la comparaison de la totalité des offres à la totalité des demandes, une valeur courante qui ne diffère de celle qui s’était établie dans l’échange entre deux hommes seuls, que parce qu’elle est le milieu entre les différentes valeurs qui auraient résulté du débat des contractants pour chaque change considéré à part. Mais cette valeur moyenne ou courante n’acquiert aucune réalité indépendante de l’opinion et de la comparaison des besoins réciproques elle ne cesse pas d’être continuellement variable, et il ne peut en résulter aucune obligation de donner telle ou telle marchandise pour tel ou tel prix. Le propriétaire est toujours le maître de la garder, et par conséquent de fixer les conditions sous lesquelles il consent à s’en dessaisir.

Il est bien vrai que dans un commerce animé et exercé par une foule de mains, chaque vendeur et chaque acheteur en particulier entre pour si peu dans la formation de cette opinion générale et dans l’évaluation courante qui en résulte, que cette évaluation peut être regardée comme un fait indépendant d’eux, et dans ce sens l’usage autorise à appeler cette valeur courante la vraie valeur de la chose ; mais cette expression, plus commode que précise, ne pouvant altérer en rien le droit absolu que la propriété donne au vendeur sur la marchandise et à l’acheteur sur l’argent, l’on ne peut en conclure que cette valeur puisse servir de fondement à aucune règle morale ; et il reste exactement vrai que les conditions de tout échange ne peuvent être injustes qu’autant que la violence ou la fraude y ont influé.

Qu’un jeune étranger arrive dans une ville et que, pour se procurer les choses dont il a besoin, il s’adresse à un marchand fripon ; si celui-ci abuse de l’ignorance de ce jeune homme en lui vendant au double de la valeur courante, ce marchand commet certainement une injustice envers ce jeune homme. Mais en quoi consiste cette injustice ? est-ce en ce qu’il lui a fait payer la chose au delà de sa valeur réelle et intrinsèque ? Non ; car cette chose n’a point, à proprement parler, de valeur réelle et intrinsèque, à moins qu’on n’entende par là le prix qu’elle a coûté au vendeur (prix qui n’est point sa valeur dans le commerce, sa valeur vénale uniquement fixée par le rapport de l’offreà la demande). La même chose qui vaut aujourd’hui dans le commerce un louis, ne vaudra peut-être dans quinze jours que 12 francs, parce qu’il en sera arrivé une grande quantité, ou seulement parce que l’empressement de la nouveauté sera passé. Si donc ce jeune homme a été lésé, c’est par une autre raison ; c’est parce qu’on lui a fait payer 6 francs, dans une boutique, ce qu’il aurait eu pour 3 livres dans la boutique voisine, et dans toutes les autres de la ville ; c’est parce que cette valeur courante de 3 livres est une chose notoire ; c’est parce que, par une espèce de convention tacite et générale, lorsqu’on demande à un marchand le prix d’une marchandise, on lui demande ce prix courant ; c’est parce que quiconque soupçonnerait le moins du monde la sincérité de sa réponse, pourrait la vérifier sur-le-champ, et que par conséquent il ne peut demander un autre prix sans abuser de la confiance avec laquelle on s’en est rapporté à lui, sans manquer, en un mot, à la bonne foi. Ce cas rentre donc dans celui de la fraude, et c’est à ce titre seul qu’il est condamnable. On dit et l’on doit dire que ce marchand a trompé, mais non qu’il a volé ; ou si l’on se sert quelquefois de cette dernière expression, ce n’est que dans un sens impropre et métaphorique.

Il faut conclure de cette explication que dans tout échange, dans toute convention qui a pour base deux conditions réciproques, l’injustice ne peut être fondée que sur la violence, la fraude, la mauvaise foi, l’abus de confiance, et jamais sur une, prétendue inégalité métaphysique entre la chose reçue et la chose donnée.

La seconde proposition du raisonnement que je combats est encore fondée sur une équivoque grossière et sur une supposition qui est précisément ce qui est en question. Ce que le prêteur exige, dit-on, de plus que le sort principal, est une chose qu’il reçoit au delà de ce qu’il a donné, puisqu’en recevant le sort principal seulement, il reçoit l’équivalent exact de ce qu’il a donné. — Il est certain qu’en rendant le sort principal, l’emprunteur rendra précisément le même poids de métal que le prêteur lui avait donné. Mais où nos raisonneurs ont-ils vu qu’il ne fallût considérer dans le prêt que le poids du métal prêté et rendu, et non la valeur, ou plutôt l’utilité dont il est pour celui qui prête et pour celui qui emprunte ? Où ont-ils vu que pour fixer cette valeur il fallut n’avoir égard qu’au poids du métal livré dans les deux époques différentes, sans comparer la différence d’utilité qui se trouve à l’époque du prêt entre une somme possédée actuellement et une somme égale qu’on recevra dans une époque éloignée ? Cette différence n’est-elle pas notoire, et le proverbe trivial un tiens vaut mieux que deux tu l’auras n’est-il pas l’expression naïve de cette notoriété ? Or, si une somme actuellement possédée vaut mieux, si elle est plus utile, si elle est préférable à l’assurance de recevoir une pareille somme dans une ou plusieurs années, il n’est pas vrai que le prêteur reçoive autant qu’il donne lorsqu’il ne stipule point l’intérêt, car il donne de l’argent et ne reçoit qu’une promesse. Or, s’il reçoit moins, pourquoi cette différence ne serait-elle pas compensée par l’assurance d’une augmentation sur la somme, proportionnée au retard ? Cette compensation est précisément l’intérêt de l’argent.

On est tenté de rire quand on entend des gens raisonnables, et d’ailleurs éclairés, fonder sérieusement la légitimité du loyer des choses qui ne se consomment point par l’usage, sur ce que cet usage pouvant être distingué de la chose, du moins par l’entendement, est appréciable ; et soutenir que le loyer des choses qui se détruisent par l’usage est illégitime, parce qu’on n’y peut pas concevoir un usage distingué de la chose ; est-ce par de pareilles abstractions qu’il faut appuyer les règles de la morale et de la probité ? Eh ! non, non ; les hommes n’ont pas besoin d’être métaphysiciens pour être honnêtes gens. Les règles morales pour juger de la légitimité des conventions se fondent, comme les conventions elles-mêmes, sur l’avantage réciproque des parties contractantes, et non sur les qualités intrinsèques et métaphysiques des objets du contrat, lorsque ces qualités ne changent rien à l’avantage des parties. Ainsi, quand j’ai loué un diamant, j’ai consenti à en payer le loyer parce que ce diamant m’a été utile ; ce loyer n’en est pas moins légitime, quoique je rende le diamant, et que ce diamant ait la même valeur que lorsque je l’avais reçu. Par la même raison, j’ai pu consentir à payer un loyer de l’argent dont je m’engage à rendre dans un certain temps une égale quantité, parce que quand je le rendrai j’en aurai tiré une utilité ; et ce loyer pourra être reçu aussi légitimement dans un cas que dans l’autre, puisque mon utilité est la même dans les deux cas. La circonstance que l’argent rendu n’est pas précisément l’argent qui m’avait été livré, est absolument indifférente à la légitimité du loyer, puisqu’elle ne change rien à l’utilité réelle que j’en ai tirée, et que c’est cette utilité seule que je paye lorsque je paye un loyer ; qu’importe que ce que je rends soit précisément la même chose qui m’avait été livrée, puisque celle que je rends a précisément la même valeur ? Ce que je rends dans les deux cas n’est-il pas toujours exactement l’équivalent de ce que j’ai reçu, et si j’ai payé dans un cas la liberté de m’en servir durant l’intervalle, en quoi suis-je lésé de la payer dans l’autre ? Quoi ! l’on aura pu me faire payer la mince utilité que j’aurai retirée d’un meuble ou d’un bijou, et ce sera un crime de me faire payer l’avantage immense que j’aurai retiré de l’usage d’une somme d’argent pendant le même temps, et cela parce que l’entendement subtil d’un jurisconsulte peut dans un cas séparer de la chose son usage, et ne le peut pas dans l’autre ? Cela est, en vérité, trop ridicule.

Mais, disent nos raisonneurs (car il faut les suivre dans leur dernier retranchement), l’on ne peut pas me faire payer cet usage de l’argent, parce que cet argent était à moi ; j’en étais propriétaire, parce qu’il est de la nature du prêt des choses fungibles que la propriété en soit transportée par le prêt, sans quoi elles seraient inutiles à l’emprunteur.

Misérable équivoque encore ! Il est vrai que l’emprunteur devient propriétaire de l’argent considéré physiquement comme une certaine quantité de métal. Mais est-il vraiment propriétaire de la valeur de cet argent ? Non sans doute, puisque cette valeur ne lui est confiée que pour un temps, et pour la rendre à l’échéance. D’ailleurs, sans entrer dans cette discussion, qui se réduit à une vraie question de mots, que peut-on conclure de la propriété que j’ai, dit-on, de cet argent ? Cette propriété, ne la tiens-je pas de celui qui m’a prêté l’argent ? N’est-ce pas par son consentement que je l’ai obtenue, et ce consentement, les conditions n’en ont-elles pas été réglées entre lui et moi ? À la bonne heure, que l’usage que je ferai de cet argent soit l’usage de ma chose ; que l’utilité qui m’en reviendra soit un accessoire de ma propriété. Tout cela sera vrai, mais quand ? quand l’argent sera à moi, quand cette propriété m’aura été transmise ; et quand me l’aura-t-elle été ? quand je l’aurai achetée et payée. Or, à quel prix achèterai-je cette propriété ? Qu’est-ce que je donne en échange ? N’est-il pas évident que c’est l’engagement que je prends de rembourser à une certaine échéance une certaine somme quelle qu’elle soit ? N’est-il pas tout aussi évident que si cette somme n’est qu’exactement égale à celle que je reçois, mon engagement ne fera pas l’équivalent de la propriété que j’acquiers dans le moment actuel ? N’est-il pas évident que, pour fixer cet équivalent de façon que notre avantage soit égal de part et d’autre, nous devons avoir égard à l’utilité dont me sera cette propriété que j’acquiers et que je n’ai point encore, et à l’utilité dont cette propriété pourrait être au prêteur, pendant le temps qu’il en sera privé ? Le raisonnement des juris-consultes prouvera si l’on veut que je ne dois pas payer l’usage d’une chose lorsque j’en ai déjà acquis la propriété ; mais il ne prouve pas que je n’aie pu, en me déterminant à acquérir cette propriété, en fixer le prix d’après la considération de cet usage attaché à la propriété. En un mot, tous ces raisonnements supposent toujours ce qui est en question, c’est- à-dire que l’argent reçu aujourd’hui et l’argent qui doit être rendu dans un an sont deux choses parfaitement égales. Les auteurs qui raisonnent ainsi oublient que ce n’est pas la valeur de l’argent, lorsqu’il aura été rendu, qu’il faut comparer avec la valeur de l’argent au moment où il est prêté ; mais que c’est la valeur de la promesse d’une somme d’argent, qu’il faut comparer avec une somme d’argent effective. Ils supposent que c’est l’argent rendu qui est, dans le contrat de prêt, l’équivalent de l’argent prêté, et ils supposent en cela une chose absurde, car c’est au moment du contrat qu’il faut considérer les conditions respectives ; et c’est dans ce moment qu’il faut en établir l’égalité. Or, au moment du prêt, il n’existe certainement qu’une somme d’argent d’un côté et une promesse de l’autre. Si ces messieurs supposent qu’une somme de mille francs et une promesse de mille francs ont précisément la même valeur, ils font une supposition plus absurde encore ; si ces deux choses étaient équivalentes, pourquoi emprunterait-on ?

Il est bien singulier qu’ils partent du principe de l’égalité de valeur qui doit avoir lieu dans les conventions, pour établir un système suivant lequel l’avantage est tout entier pour une des parties, et entièrement nul pour l’autre. Rien n’est assurément plus palpable ; car, quand on me rend, au bout de quelques années, un argent que j’ai prêté sans intérêt, il est bien clair que je n’ai rien gagné, et qu’après avoir été privé de son usage et avoir risqué de le perdre, je n’ai précisément que ce que j’aurais si je l’avais gardé pendant ce temps dans mon coffre. Il n’est pas moins clair que l’emprunteur a tiré avantage de cet argent, puisqu’il n’a eu d’autre motif pour l’emprunter que cet avantage ; j’aurai donc donné quelque chose pour rien, j’aurai été généreux ; mais si, par ma générosité, j’ai donné quelque chose de réel, j’ai donc pu le vendre sans injustice.

C’est faire bien de l’honneur aux sophismes frivoles des adversaires du prêt à intérêt que de les réfuter aussi longuement que je l’ai fait. Ce ne sont pas leurs raisonnements qui ont jamais persuadé personne. — Mais quand on est persuadé par le préjugé de l’éducation, par des autorités qu’on respecte, par la connexité supposée d’un système avec des principes consacrés, alors on fait usage de toutes les subtilités imaginables pour défendre des opinions auxquelles pu est attaché ; on n’oublie rien pour se faire illusion à soi-même, et les meilleurs esprits en viennent quelquefois à bout.

XXVIII. — Examen et réfutation des arguments qu’on tire de l’Écriture contre la légitimité du prêt à intérêt.

Il est vraisemblable que les jurisconsultes n’auraient pas pris tant de peine pour obscurcir les notions simples du bon sens, si les théologiens scolastiques ne les avaient entraînés dans cette fausse route, et ne leur avaient persuadé que la religion proscrivait absolument le prêt à intérêt. Ceux-ci, pleins de leurs préjugés, ont cru en avoir la confirmation dans le fameux passage de l’Évangile : mutuum date nihil inde sperantes ; prêtez, sans en espérer aucun avantage (S. Luc, chap. vi, verset 35). Des gens de bon sens n’auraient vu dans ce passage qu’un précepte de charité. Tous les hommes doivent se secourir les uns les autres. Un homme riche qui, voyant son semblable dans la misère, au lieu de subvenir à ses besoins, lui vendrait ses secours, manquerait aux devoirs du christianisme et à ceux de l’humanité. Dans de pareilles circonstances, la charité ne prescrit pas seulement de prêter sans intérêt, elle ordonne de prêter et de donner s’il le faut ; faire de ce précepte de charité un précepte de justice rigoureuse, c’est choquer également la raison et le sens du texte. Ces mêmes théologiens ne prétendent pas que ce soit un devoir de justice de prêter son argent. Il faut donc qu’ils conviennent que les premiers mots du passage mutuum date ne renferment qu’un précepte de charité. Or, je demande pourquoi ils veulent que la fin du passage s’entende d’un devoir de justice. Quoi ! le prêt lui-même ne sera pas un précepte rigoureux, et l’accessoire, la condition du prêt en sera un ? Jésus-Christ aura dit aux hommes ; « Il vous est libre de prêter ou de ne pas prêter ; mais si vous prêtez, gardez-vous bien de retirer aucun intérêt de votre argent ; et quand même un négociant vous en demanderait pour une entreprise dans laquelle il espère faire de grands profits, ce serait un crime à vous d’accepter l’intérêt qu’il vous offre. Il faut absolument ou lui prêter gratuitement, ou ne lui point prêter du tout. Vous avez, à la vérité, un moyen de rendre l’intérêt légitime : c’est de prêter votre capital pour un temps indéfini, et de renoncer à en exiger le remboursement que votre débiteur vous fera quand il voudra ou quand il pourra. Si vous y trouvez de l’inconvénient du côté de la sûreté, ou si vous prévoyez que vous aurez besoin de votre argent dans un certain nombre d’années, vous n’avez pas d’autre parti à prendre que celui de ne point prêter. Il vaut mieux laisser manquer à ce négociant l’occasion la plus précieuse que de commettre un péché pour la lui faciliter. » Voilà ce que les théologiens rigoristes ont vu dans ces cinq mots, mutuum date nihil inde sperantes, parce qu’ils les ont lus avec les préjugés que leur donnait une fausse métaphysique. Tout homme qui lira ce texte sans prévention y verra ce qui y est, c’est-à-dire que Jésus-Christ a dit à ses disciples : « Comme hommes, comme chrétiens, vous êtes tous frères, tous amis ; traitez-vous en frères et en amis, secourez-vous dans vos besoins, que vos bourses vous soient ouvertes les uns aux autres, et ne vous vendez pas les secours que vous vous devez réciproquement, en exigeant l’intérêt d’un prêt dont la charité vous fait un devoir. » C’est là le vrai sens du passage en question. L’obligation de prêter sans intérêt et celle de prêter sont évidemment relatives l’une à l’autre. Elles sont du même ordre, et toutes deux énoncent un devoir de charité et non un précepte de justice rigoureuse applicable à tous les cas où l’on peut prêter.

On peut d’autant moins en douter, que ce passage se trouve dans le même chapitre, à la suite de toutes ces maximes connues sous le nom de Conseils évangéliques, que tout le monde convient n’être proposés que comme un moyen d’arriver à une perfection à laquelle tous ne sont pas appelés, et qui, même pour ceux qui y seraient appelés, ne sont point applicables, dans leur sens littéral, à toutes les circonstances de la vie : « Faites du bien à ceux qui vous haïssent ; bénissez ceux qui vous maudissent ; si l’on vous donne un soufflet, tendez l’autre joue ; laissez prendre votre habit à celui qui vous ôte votre tunique ; donnez à quiconque vous demande ; et quand on vous ôte ce qui est à vous, ne le réclamez pas. C’est après toutes ces expressions, et dans le même discours, qu’on lit le passage sur le prêt gratuit, conçu en ces termes : Verumtamen diligite inimicos vestros : benefacite, et mutuum date nihil inde sperantes ; et erit merces vestra mulla, et eritis filii Altissimi, quia ipse benignus est super ingratos et malos. « Aimez vos ennemis ; soyez bienfaisants, et prêtez sans en espérer aucun avantage, et votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut ; parce que lui-même fait du bien aux ingrats et aux méchants. » Ce passage, rapporté tout au long, en dit peut-être plus que toutes les discussions auxquelles je me suis livré ; et il n’est pas concevable que personne ne s’étant jamais avisé de regarder les autres maximes répandues dans ce chapitre, et que j’ai citées, comme des préceptes de justice rigoureuse, on s’obstine à vouloir interpréter différemment les expressions qui concernent le prêt gratuit.

Il faudrait trop de temps pour développer avec le même détail les passages de l’ancien Testament, que les théologiens citent encore à l’appui des mêmes préjugés ; on doit les expliquer de la même manière ; et, ce qui le prouve incontestablement, c’est la permission expresse, dans les lois de Moïse, de prêter à intérêt aux étrangers : Non fœnerabis fratri tuo ad usuram pecuniam, ne fruges, ne quamlibet aliam rem, sed alieno. « Tu ne prêteras point à ton frère à intérêt, ni de l’argent, ni des fruits, ni aucune autre chose, mais à l’étranger. » La loi divine n’a certainement pas pu permettre expressément aux juifs de pratiquer avec les étrangers ce qui aurait été défendu par le droit naturel. Dieu ne peut autoriser l’injustice. Je sais que quelques théologiens ont eu assez peu de bon sens pour dire le contraire. Mais cette réponse vraiment scandaleuse ne fait que prouver leur embarras, et laisser à l’objection la force d’une vraie démonstration aux yeux de ceux qui ont des notions saines de Dieu et de la justice.

XXIX. — Véritable origine de l’opinion qui condamne le prêt à intérêt.

Il se présente ici une réflexion : comment a-t-il pu arriver que, malgré l’évidence et la simplicité des principes qui établissent la légitimité du prêt à intérêt, malgré la futilité des sophismes qu’on a entassés pour obscurcir une chose si claire, l’opinion qui le condamne ait pu se répandre aussi généralement, et flétrir presque partout le prêt à intérêt sous le nom d’usure ? On conçoit aisément que l’autorité des théologiens rigides a beaucoup contribué à étendre cette opinion et à l’enraciner dans les esprits ; mais comment ces théologiens eux-mêmes ont-ils pu se tromper aussi grossièrement ? Cette erreur a sans doute une cause, et il est important de la développer pour achever d’approfondir le sujet de l’usure, et de le considérer sous toutes les faces. La source du préjugé des théologiens n’est pas difficile à trouver. Ils n’ont imaginé des raisons pour condamner l’usure ou le prêt à intérêt, que parce qu’elle était déjà flétrie par le cri des peuples auxquels les usuriers ont été de tout temps odieux. Il est dans la nature des choses et des hommes qu’ils le deviennent ; car, quoiqu’il soit doux de trouver à emprunter, il est dur d’être obligé de rendre. Le plaisir d’être secouru dans son besoin passe avec la satisfaction de ce besoin ; bientôt le besoin renaît, la dette reste, et le poids s’en fait sentir à tous les instants, jusqu’à ce qu’on ait pu s’acquitter ; de plus, on ne prête jamais qu’un superflu, et l’on emprunte souvent le nécessaire ; et quoique la justice rigoureuse soit entièrement pour le prêteur-créancier, qui ne réclame que ce qui est à lui, l’humanité, la commisération, la faveur penchent toujours pour le débiteur. On sent que celui-ci, en rendant, sera réduit à la dernière misère, et que le créancier peut vivre malgré la privation de ce qui lui est dû. Ce sentiment a lieu lors même que le prêt a été purement gratuit ; à plus forte raison, lorsque le secours donné à l’emprunteur ne l’ayant été que sous la condition d’un intérêt, il a reçu le prêt sans reconnaissance ; c’est alors qu’il souffre avec amertume et avec indignation les poursuites que fait contre lui son créancier pour l’obliger à rendre. Dans les sociétés naissantes, lorsque l’on connaît à peine le commerce, et encore aujourd’hui dans celles où le commerce n’est pas très-animé, il y a peu d’entreprises lucratives, on emprunte peu pour elles ; on ne le fait guère que pour satisfaire à un besoin pressant ; le pauvre et l’homme dérangé empruntent ; l’un ni l’autre ne peuvent rendre qu’en conséquence d’événements heureux, ou par le moyen d’une extrême économie ; l’un et l’autre sont donc souvent insolvables, et le prêteur court des risques d’autant plus grands. — Plus le prêteur risque de perdre son capital, plus il faut que l’intérêt soit fort pour contrebalancer ce risque par l’appât du profit. Il faut gagner sur l’intérêt qu’on tire du petit nombre d’emprunteurs solides, le capital et les intérêts qu’on perdra par la banqueroute de ceux qui ne le seront pas. Ainsi, plus le besoin qui fait emprunter est urgent, plus l’intérêt est fort. C’est par cette raison que l’intérêt à Rome était excessif. Celui de 12 pour 100 passait pour très-modéré. On sait que ce même intérêt de 12 pour 100 a été longtemps en France l’intérêt courant. Avec un intérêt aussi fort, quiconque ne fait pas un emploi prodigieusement lucratif de l’argent qu’il emprunte, quiconque emprunte pour vivre ou pour dépenser, est bientôt entièrement ruiné et réduit à l’impuissance absolue de payer. Il est impossible que, dans cet état, le créancier qui lui redemande son dû ne lui soit pas odieux. Il le serait quand même il ne redemanderait que la somme précise qu’il a prêtée ; car, à qui nô peut rien payer, il est égal qu’on lui demande peu ou beaucoup ; mais alors le débiteur n’oserait pas avouer cette haine ; il sentirait quelle injustice atroce il y aurait à se faire du bienfait un titre pour haïr le bienfaiteur ; il ne pourrait se cachet que personne ne partagerait une haine aussi injuste et ne compatirait à ses plaintes. S’il les fait tomber au contraire sur l’énormité des intérêts que le créancier a exigés de lui en abusant de son besoin, il trouve dans tous les cœurs la faveur qu’inspire la pitié, et la haine contre l’usurier devient une suite de cette pitié : cette haine est d’autant plus générale que le nombre des indigents emprunteurs est plus grand, et celui des riches prêteurs plus petit. On voit que dans les dissensions entre le peuple et les grands, qui ont agité si longtemps la république romaine, le motif le plus réel des plaintes du peuple était l’énormité des usures, et la dureté avec laquelle les patriciens exigeaient le payement de leurs créances. La fameuse retraite sur le Mont-Sacré n’eut pas d’autre cause. Dans toutes les républiques anciennes, l’abolition des dettes fut toujours le vœu du peuple et le cri des ambitieux qui captaient la faveur populaire. Les riches furent quelquefois obligés de l’accorder pour calmer la fougue du peuple et prévenir des révolutions plus terribles. Mais c’était encore un risque de plus pour les prêteurs, et par conséquent l’intérêt de l’argent n’en devenait que plus fort.

La dureté avec laquelle les lois, toujours faites par les riches, autorisaient à poursuivre les débiteurs, ajoutait infiniment à l’indignation du peuple débiteur contre les usures et les usuriers ; tous les biens et la personne même du débiteur étaient affectés à la sûreté de la dette. Quand il était insolvable, il devenait l’esclave de son créancier ; celui-ci était autorisé à le vendre à son profit, et à user à son égard du pouvoir illimité que l’ancien droit donnait au maître sur l’esclave, lequel s’étendait jusqu’à le faire mourir arbitrairement. Un tel excès de rigueur ne laissait envisager aux malheureux obérés qu’un avenir plus affreux que la mort, et l’impitoyable créancier lui paraissait le plus cruel de ses ennemis. Il était donc dans la nature des choses que l’usurier, ou le prêteur à intérêt, fût partout l’objet de l’exécration publique, et regardé comme une sangsue avide engraissée de la substance et des pleurs des malheureux.

Le christianisme vint et rappela les droits de l’humanité trop oubliés. L’esprit d’égalité, l’amour de tous les hommes, la commisération pour les malheureux, qui forment le caractère distinctif de cette religion, se répandirent dans les esprits ; le riche fut adouci, le pauvre fut secouru et consolé. Dans une religion qui se déclarait la protectrice des pauvres, il était naturel que les prédicateurs, en se livrant à l’ardeur de leur zèle, adoptassent une opinion qui était devenue le cri du pauvre, et que, n’envisageant point le prêt à intérêt en lui-même et dans ses principes, ils le confondissent avec la dureté des poursuites exercées contre les débiteurs insolvables. De là, dans les anciens docteurs de l’Église, cette tendance à regarder le prêt à intérêt comme illicite : tendance qui cependant n’alla pas (et il est important de le remarquer ) jusqu’à regarder cette opinion comme essentiellement liée avec la foi. Le droit romain, tel que nous l’avons, rédigé dans un temps où le christianisme était la seule religion de l’empire, et dans lequel le prêta intérêt est expressément autorisé, prouve incontestablement que ce prêt n’était point proscrit par la religion.

Cependant l’opinion la plus rigide et la plus populaire prit peu à peu le dessus, et le plus grand nombre des théologiens s’y rangea, surtout dans les siècles d’ignorance qui suivirent ; mais tandis que le cri des peuples contre le prêt à intérêt le faisait proscrire, l’impossibilité de l’abolir entièrement fit imaginer la subtilité de l’aliénation du capital, et c’est ce système qui, étant devenu presque général parmi les théologiens, a été adopté aussi par les jurisconsultes, à raison de l’influence beaucoup trop grande qu’ont eue sur notre jurisprudence et notre législation les principes du droit canon.

Dans cette espèce de génération des opinions contraires au prêt à intérêt, on voit que les peuples poursuivis par d’impitoyables créanciers ont imputé leur malheur à l’usure et l’ont regardée d’un œil de haine ; que les personnes pieuses et les prédicateurs ont partagé cette impression et déclamé contre l’usure ; que les théologiens, persuadés par ce cri général que l’usure était condamnable en elle-même, ont cherché des raisons pour prouver qu’elle devait être condamnée, et qu’ils en ont trouvé mille mauvaises, parce qu’il était impossible d’en trouver une bonne ; qu’enfin les jurisconsultes, entraînés par leur respect pour les décisions des théologiens, ont introduit les mêmes principes dans notre législation.

XXX. — Affaiblissement des causes qui avaient rendu le prêt à intérêt
odieux aux peuples.

Cependant les causes qui avaient autrefois rendu odieux le prêt à intérêt ont cessé d’agir avec autant de force. L’esclavage étant aboli parmi nous, l’insolvabilité a eu des suites moins cruelles ; elle n’entraîne plus la mort civile ni la perte de la liberté. La contrainte par corps, que nous avons conservée, est à la vérité une loi dure et cruelle pour le pauvre ; mais la dureté en a du moins été mitigée par beaucoup de restrictions et bornée à un certain ordre de créances. La suppression de l’esclavage a donné aux arts et au commerce une activité inconnue aux peuples anciens, chez lesquels chaque particulier aisé faisait fabriquer par ses esclaves presque tout ce dont il avait besoin. Aujourd’hui l’exercice des arts mécaniques est une ressource ouverte à tout homme laborieux. Cette foule de travaux et les avances qu’ils exigent nécessairement présentent de tous côtés à l’argent des emplois lucratifs : les entreprises du commerce multipliées à l’infini emploient des capitaux immenses. Les pauvres, que l’impuissance de travailler réduit à une misère absolue, trouvent dans le superflu des riches, et dans les charités de toute espèce dont la religion a multiplié les établissements, des secours qui ne paraissent pas avoir eu lieu chez les peuples de l’antiquité, et qui en effet y étaient moins nécessaires, puisque, par la constitution des sociétés, le pauvre, réduit au dernier degré de la misère, tombait naturellement dans l’esclavage. D’un autre côté, l’immensité des capitaux accumulés de siècle en siècle par l’esprit d’économie inséparable du commerce, et grossis surtout par l’abondance des trésors apportés de l’Amérique, a fait baisser dans toute l’Europe le taux de l’intérêt. De toutes ces circonstances réunies, il est résulté que les emprunts faits par le pauvre pour subsister ne sont plus qu’un objet à peine sensible dans la somme totale des emprunts ; que la plus grande partie des prêts se font à l’homme riche, ou du moins à l’homme industrieux, qui espère se procurer de grands profits par l’emploi de l’argent qu’il emprunte. Dès lors le prêt à intérêt a dû devenir moins odieux, puisque par l’activité du commerce il est devenu au contraire une source d’avantages pour l’emprunteur. Aussi s’est-on familiarisé avec lui dans toutes les villes de commerce, au point que les magistrats et les théologiens mêmes en sont venus à le tolérer. La condamnation du prêt en lui-même, ou de l’intérêt exigé sans aliénation du capital, est devenue une spéculation abandonnée aux théologiens rigoristes, et dans la pratique, toutes les opérations et de commerce et de finance roulent sur le prêt à intérêt sans aliénation du capital.

XXXI. — À quel genre d’usure se borne aujourd’hui la flétrissure
attachée au nom d’usurier.

Le nom d’usurier ne se donne presque plus, dans la société, qu’aux prêteurs à la petite semaine, à cause du taux élevé de l’intérêt qu’ils exigent ; à quelques fripiers qui prêtent sur gages aux petits bourgeois et aux artisans dans la détresse ; enfin à ces hommes infâmes qui font métier de fournir, à des intérêts énormes, aux enfants de famille dérangés de quoi subvenir à leur libertinage et à leurs folles dépenses. Ce n’est plus que sur ces trois espèces d’usuriers que tombe la flétrissure attachée à ce nom, et eux seuls sont encore quelquefois les objets de la sévérité des lois anciennes qui subsistent contre l’usure. De ces trois sortes d’usuriers, il n’y a cependant que les derniers qui fassent dans la société un mal réel. Les prêteurs à la petite semaine fournissent aux agents d’un commerce indispensable les avances dont ceux-ci ne peuvent se passer, et si ce secours est mis à un prix très-haut, ce haut prix est la compensation des risques que court le capital par l’insolvabilité fréquente des emprunteurs, et de l’avilissement attaché à cette manière de faire valoir son argent ; car cet avilissement écarte nécessairement de ce genre de commerce beaucoup de capitalistes dont la concurrence pourrait seule diminuer le taux de l’intérêt. Il ne reste que ceux qui se déterminent à passer par-dessus la honte, et qui ne s’y déterminent que par l’assurance d’un grand profit. Les petits marchands qui empruntent ainsi à la petite semaine sont bien loin de se plaindre des prêteurs, dont ils ont à tout moment besoin, et qui au fond les mettent en état de gagner leur vie ; aussi la police et le ministère public les laissent-ils fort tranquilles. Les prêteurs sur gage à gros intérêts, les seuls qui prêtent véritablement au pauvre pour ses besoins journaliers, et non pour le mettre en état de gagner, ne font point le même mal que ces anciens usuriers qui conduisaient par degrés à la misère et à l’esclavage les pauvres citoyens auxquels ils avaient procuré des secours funestes. Celui qui emprunte sur gage emprunte sur un effet dont il lui est absolument possible de se passer. S’il n’est pas en état de rendre le capital et les intérêts, le pis qui puisse lui arriver est de perdre son gage, et il ne sera pas beaucoup plus malheureux qu’il n’était. Sa pauvreté le soustrait à toute autre poursuite : ce n’est guère contre le pauvre qui emprunte pour vivre que la contrainte par corps peut être exercée. Le créancier qui pouvait réduire son débiteur en esclavage y trouvait un profit, c’était un esclave qu’il acquérait ; mais aujourd’hui le créancier sait qu’en privant son débiteur de la liberté, il n’y gagnera autre chose que d’être obligé de le nourrir en prison. Aussi ne s’avise-t-on pas de faire contracter à un homme qui n’a rien et qui est réduit à emprunter pour vivre des engagements qui emportent la contrainte par corps ; elle n’ajouterait rien à la sûreté du prêteur. La seule sûreté vraiment solide contre l’homme pauvre est le gage, et l’homme pauvre s’estime heureux de trouver un secours pour le moment sans autre danger que de perdre ce gage. Aussi le peuple a-t-il plutôt de la reconnaissance que de la haine pour ces petits usuriers qui le secourent dans son besoin, quoiqu’ils lui vendent assez cher ce secours. Je me souviens d’avoir été, à La Tournelle, rapporteur d’un procès criminel pour lait d’usure. Jamais je n’ai été tant sollicité que je le fus pour le malheureux accusé, et je fus très-surpris de voir que ceux qui me sollicitaient avec tant de chaleur étaient ceux-là même qui avaient essuyé les usures qui faisaient l’objet du procès. Le contraste d’un homme poursuivi criminellement pour avoir fait à des particuliers un tort dont ceux-ci non-seulement ne se plaignaient pas, mais même témoignaient de la reconnaissance, me parut singulier et me fit faire bien des réflexions.

XXXII. — Les usuriers qui font métier de prêter aux enfants de famille dérangés sont les seuls qui soient vraiment nuisibles à la société ; leur véritable crime n’est point l’usure ; en quoi il consiste.

Les seuls usuriers qui soient vraiment nuisibles à la société sont donc, comme je l’ai déjà dit, ceux qui font métier de prêter aux jeunes gens dérangés ; mais je n’imagine pas que personne pense que leur crime soit de prêter à intérêt sans aliénation du capital, ce qui, suivant les théologiens et les jurisconsultes, constitue l’usure. Ce n’est pas non plus de prêter à un intérêt plus fort que le taux légal ; car prêtant sans aucune sûreté, ayant à craindre que les pères ne refusent de payer et que les jeunes gens eux-mêmes ne réclament un jour contre leurs engagements, il faut bien que leurs profits soient proportionnés à leurs risques. Leur véritable crime est donc non pas d’être usuriers, mais de faciliter et d’encourager pour un vil intérêt les désordres des jeunes gens, et de les conduire à l’alternative de se ruiner ou de se déshonorer. S’ils doivent être punis, c’est à ce titre, et non à cause de l’usure qu’ils ont commise.

XXXIII. — La défense de l’usure n’est point le remède qu’il faut apporter
à ce désordre, et d’autres lois y pourvoient suffisamment.

Les lois contre l’usure proprement dite ne sont donc d’aucune utilité pour arrêter ce désordre, qui est punissable par lui-même ; elles ne sont pas même utiles pour obvier à la dissipation de la fortune des jeunes gens qui ont emprunté de cette manière ruineuse, par la rupture de leurs engagements ; car, sans examiner s’il est vraiment utile que la loi offre contre des engagements volontaires des ressources dont il est honteux de profiter (question très-susceptible de doute), la loi qui déclare les mineurs incapables de s’engager rend superflue toute autre précaution. Ce ne sont pas ordinairement les personnes d’un âge mûr qui se ruinent de cette manière, et en tout cas c’est à eux et non pas à la loi à s’occuper du soin de conserver leur patrimoine. Au reste, le plus sur rempart contre la dissipation des enfants de famille sera toujours la bonne éducation que les parents doivent leur donner.

XXXIV. — Conséquences de ce qui a été dit sur les vraies causes de la défaveur du prêt à intérêt, et sur les changements arrivés à cet égard dans les mœurs publiques.

Après avoir prouvé la légitimité du prêt à intérêt par les principes de la matière, et après avoir montré la frivolité des raisons dont on s’est servi pour le condamner, je n’ai pas cru inutile de développer les causes qui ont répandu sur le prêt à intérêt cet odieux et cette défaveur, sans lesquels ni les théologiens ni les jurisconsultes n’auraient pas songé à le condamner. Mon objet a été d’apprécier exactement les fondements de cette défaveur, et de reconnaître si en effet le prêt à intérêt produit dans la société des maux que les lois doivent chercher à prévenir, et qui doivent engager à le proscrire. Il résulte, ce me semble, des détails dans lesquels je suis entré, que ce qui rendait l’usure odieuse dans les anciens temps, tenait plus au défaut absolu du commerce, à la constitution des anciennes sociétés et surtout aux lois qui permettaient au créancier de réduire son débiteur en esclavage, qu’à la nature même du prêt à intérêt. Je crois avoir prouvé encore que par les changements survenus dans le commerce, dans les mœurs et dans la constitution des sociétés, le prêt à intérêt ne produit dans la société aucun mal qu’on puisse imputer à la nature de ce contrat ; et que, dans le seul cas où les pratiques usuraires sont accompagnées de quelque danger réel, ce n’est point dans l’usure proprement dite que résident le crime et le danger, et que les lois peuvent y pourvoir sans donner aucune restriction à la liberté du prêt à intérêt.

XXXV. — Conséquence générale : aucun motif ne doit porter à défendre le prêt à intérêt.

Je suis donc en droit de conclure qu’aucun motif solide ne pourrait aujourd’hui déterminer la législation à s’écarter, en proscrivant le prêt à intérêt, des principes du droit naturel qui le permettent. Car tout ce qu’il n’est pas absolument nécessaire de défendre, doit être permis.

XXXVI. — L’intérêt est le prix de l’argent dans le commerce, et ce prix doit être abandonné au cours des événements, aux débats du commerce.

Si l’on s’en tient à l’ordre naturel, l’argent doit être regardé comme une marchandise que le propriétaire est en droit de vendre ou de louer ; par conséquent la loi ne doit point exiger, pour autoriser la stipulation de l’intérêt, l’aliénation du capital. Il n’y a pas plus de raison pour qu’elle fixe le taux de cet intérêt. Ce taux doit être, comme le prix de toutes les choses commerçables, fixé par le débat entre les deux contractants et par le rapport de l’offre à la demande. Il n’est aucune marchandise sur laquelle l’administration la plus éclairée, la plus minutieusement prévoyante et la plus juste, puisse se répondre de balancer toutes les circonstances qui doivent influer sur la fixation du prix et d’en établir un qui ne soit pas au désavantage ou du vendeur ou de l’acheteur. Or, le taux de l’intérêt est encore bien plus difficile à fixer que le prix de toute espèce de marchandise, parce que ce taux tient à des circonstances et à des considérations plus délicates encore et plus variables, qui sont celle du temps où se fait le prêt, et celle de l’époque à laquelle le remboursement sera stipulé, et surtout celle du risque ou de l’opinion du risque que le capital doit courir. Cette opinion varie d’un instant à l’autre ; une alarme momentanée, l’événement de quelques banqueroutes, des bruits de guerre, peuvent répandre une inquiétude générale, qui enchérit subitement toutes les négociations d’argent. L’opinion et la réalité du risque varient encore plus d’un homme à l’autre, et augmentent ou diminuent dans tous les degrés possibles. Il doit donc y avoir autant de variations dans le taux de l’intérêt. Une marchandise a le même prix pour tout le monde, parce que tout le monde la paye avec la même monnaie, et les marchandises d’un usage général, dont la production et la consommation se proportionnent naturellement l’une à l’autre, ont longtemps à peu près le même prix. Mais l’argent dans le prêt n’a le même prix ni pour tous les hommes, ni dans tous les temps, parce que dans le prêt, l’argent ne se paye qu’avec une promesse, et que si l’argent de tous les acheteurs se ressemble, les promesses de tous les emprunteurs ne se ressemblent pas. Fixer par une loi le taux de l’intérêt, c’est priver de la ressource de l’emprunt quiconque ne peut offrir une sûreté proportionnée à la modicité de l’intérêt fixé par la loi ; c’est par conséquent rendre impossible une foule d’entreprises de commerce, qui ne peuvent se faire sans risque du capital.

XXXVII. — L’intérêt du retard ordonné en justice peut être réglé par un simple acte de notoriété, sans qu’il soit besoin de fixer le taux de l’intérêt par une loi.

Le seul motif raisonnable qu’on allègue pour justifier l’usage où l’on est de fixer le taux de l’intérêt par une loi, est la nécessité de donner aux juges une règle qui ne soit point arbitraire pour se conduire dans les cas où ils ont à prononcer sur les intérêts demandés en justice, en conséquence de la demeure de payer, ou bien lorsqu’il s’agit de prescrire à un tuteur à quel denier il peut placer l’argent de ses pupilles. Mais tout cela peut se faire sans une loi qui fixe irrévocablement et universellement le taux de l’intérêt. Quoique l’intérêt ne puisse être le même pour tous les cas, cependant il y a un intérêt qui varie peu, du moins dans un intervalle de temps peu considérable, c’est l’intérêt de l’argent placé avec une sûreté à peu près entière, telle que la donne une hypothèque solide, ou la solvabilité de certains négociants dont la fortune, la sagesse et la probité sont universellement connues. C’est à cet intérêt que les juges doivent se conformer et se conforment en effet, lorsqu’ils prononcent sur les demandes d’intérêts judiciaires, ou sur les autorisations des tuteurs. Or, puisque le taux de cet intérêt varie peu et est le même pour tous, il ne faut pas une loi pour le fixer ; il suffit d’un acte de notoriété qu’on peut renouveler chaque année. Quelques notaires et quelques négociants principaux donneraient aux magistrats les lumières nécessaires pour fixer cette notoriété en connaissance de cause. Un acte de cette espèce fait dans chacune des villes où réside un parlement, suffirait pour toute l’étendue du ressort.

XXXVIII. — L’imputation des intérêts prétendus usuraires sur le capital, et toutes les poursuites criminelles pour fait d’usure, devraient être abrogées.

Une conséquence immédiate de l’adoption de ces principes serait l’abrogation de l’usage où sont les tribunaux d’imputer sur le capital les intérêts payés ou sans aliénation du capital, ou à un taux plus fort que celui de l’ordonnance.

Une seconde conséquence qu’on en tirerait à plus forte raison, serait la suppression de toute poursuite criminelle sous prétexte d’usure. Ce crime imaginaire serait effacé de la liste des crimes.

XXXIX. — Avantages qui résulteraient pour le commerce et la société en général d’une loi entièrement conforme aux principes qui viennent d’être développés.

Le commerce de l’argent serait libre comme doit l’être tout commerce. L’effet de cette liberté serait la concurrence, et l’effet de cette concurrence serait le bas prix de l’intérêt ; non-seulement parce que la honte et les risques attachés au prêt à intérêt sont une surcharge que l’emprunteur paye toujours, de même que celui qui achète des marchandises prohibées paye toujours les risques du contrebandier, mais encore parce qu’une très-grande quantité d’argent, qui reste inutile dans les coffres, entrerait dans la circulation lorsque le préjugé, n’étant plus consolidé par l’autorité des lois, aurait peu à peu cédé à la raison. L’économie en deviendrait d’autant plus active à accumuler des capitaux, lorsque le commerce d’argent serait un débouché toujours ouvert à l’argent. L’on ne peut aujourd’hui, placer l’argent qu’en grosses parties. Un artisan est embarrassé de ses petites épargnes ; elles sont stériles pour lui jusqu’à ce qu’elles soient devenues assez considérables pour les placer. Il faut qu’il les garde, toujours exposé à la tentation de les dissiper au cabaret. Si le commerce d’argent acquérait le degré d’activité que lui donnerait la liberté entière et l’anéantissement du préjugé, il s’établirait des marchands d’argent qui le recueilleraient en petites sommes, qui rassembleraient dans les villes et dans les campagnes les épargnes du peuple laborieux pour en former des capitaux et les fournir aux places de commerce, comme on voit des marchands ramasser de village en village, jusqu’au fond de la Normandie, le beurre et les œufs qui s’y produisent, et les aller vendre à Paris. Cette facilité ouverte au peuple de faire fructifier ses épargnes serait pour lui l’encouragement le plus puissant à l’économie et à la sobriété, et lui offrirait le seul moyen qu’il ait de prévenir la misère où le plongent les moindres accidents, les maladies ou au moins la vieillesse.

XL. — Si des motifs de prudence peuvent empêcher d’établir, quant à présent, par une loi la liberté entière du prêt à intérêt, cette liberté n’en est pas moins le but auquel l’administration doit tendre, et auquel il convient de préparer les opinions du public. Nécessité de donner dès à présent au commerce une entière sécurité contre l’exécution des lois rigoureuses portées en matière d’usure.

La loi qui établirait ce nouvel ordre de choses est donc aussi désirable que juste, et plus favorable encore au peuple pauvre qu’au riche pécunieux.

Je ne dis pas cependant qu’il faille la rendre à présent.

J’ai insinué que je sentais tous les ménagements qui peuvent être dus au préjugé, surtout à un préjugé que tant de personnes croient lié à des principes respectables.

Mais j’ose dire que cette liberté entière du prêt à intérêt doit être le but plus ou moins éloigné du gouvernement ;

Qu’il faut s’occuper de préparer cette révolution en changeant peu à peu les idées du public, en favorisant les écrits des jurisconsultes éclairés et des théologiens sages qui adopteront une doctrine plus modérée et plus juste sur le prêt à intérêt ;

Et qu’en attendant qu’on ait pu atteindre ce but, il faut s’en rapprocher autant qu’il est possible.

Il faut, sans heurter de front le préjugé, cesser de le soutenir, et surtout en éluder l’effet et garantir le commerce de ses fâcheuses influences.

XLI. — Il paraît convenable d’abroger par une loi toute poursuite criminelle pour fait d’usure ; mais il est du moins indispensable d’interdire absolument cette accusation dans tous les prêts faits à l’occasion du commerce, ou à des commerçants.

La voie la plus directe pour y parvenir, et celle à laquelle j’avoue que j’inclinerais beaucoup, serait d’interdire entièrement, par une loi, toute poursuite criminelle pour fait d’usure. Je ne crois pas impossible de rédiger cette loi et le préambule qui doit l’annoncer, de façon à conserver tous les ménagements nécessaires pour les principes reçus.

Si cependant on y trouvait de la difficulté, il me paraît au moins indispensable de défendre d’admettre l’accusation d’usure dans tous les cas de négociations d’argent faites à l’occasion du commerce, et dans tous ceux où celui qui emprunte exerce soit le commerce, soit toute autre profession dans laquelle l’argent peut être employé d’une manière lucrative.

Cette disposition renfermerait ce qui est absolument nécessaire pour mettre le commerce à l’abri des révolutions que pourrait occasionner la diversité des opinions sous le régime arbitraire de la jurisprudence actuelle.

En même temps elle serait bornée au pur nécessaire ; et je ne la crois susceptible d’aucune difficulté, lorsque d’un côté les principes reçus relativement à l’intérêt de l’argent resteront les mêmes quant aux affaires civiles ordinaires qui n’ont point de rapport au commerce, et que de l’autre on donnera pour motif de la loi la nécessité d’assurer les engagements du commerce contre les abus de la mauvaise foi, et de ne plus faire dépendre d’une jurisprudence arbitraire le sort des négociants autorisés par l’usage constant de toutes les places, usage qu’on ne peut prohiber sans risquer d’interrompre la circulation et le cours ordinaire du commerce.

Il me semble que les idées du public et même celles de tous les tribunaux accoutumés à juger des affaires de commerce, ont déjà suffisamment préparé les voies à cette loi ; et j’imagine qu’elle n’éprouverait aucune résistance, pour peu que l’on employât d’adresse à la rédiger de façon à paraître respecter les principes précédemment reçus.

XLII. — La loi proposée mettra le commerce à l’abri de toute révolution pareille à celle qu’il vient d’éprouver à Angoulême ; mais il est juste de pourvoir au sort des particuliers mal à propos vexés.

Si cette proposition est adoptée, elle pourvoira suffisamment à l’objet général de la sûreté du commerce, et le mettra pour jamais à l’abri de l’espèce de révolution qu’il vient d’éprouver dans la ville d’Angoulême ; mais il ne serait pas juste sans doute d’abandonner à leur malheureux sort les victimes de la friponnerie de leurs débiteurs et du préjugé des juges d’Angoulême, puisque leur honneur et leur fortune sont actuellement compromis par les dénonciations admises contre eux et les procédures commencées au sénéchal de cette ville.

XLIII. — Le sénéchal d’Angoulême n’aurait pas dû admettre l’accusation d’usure pour des prêts faits à des marchands.

Je pense qu’au fond, et même en partant des principes actuels, tels qu’ils sont modifiés par la jurisprudence de la plus grande partie des tribunaux, et surtout de ceux auxquels la connaissance du commerce est spécialement attribuée, les dénonciations des prétendus faits d’usure ne doivent point être admises, et les prêteurs ne doivent point être exposés à des procédures criminelles. Il suffit pour cela que les prêts prétendus usuraires, et qui ont donné lieu aux dénonciations, aient été faits à des marchands ; dès lors il est constant par la jurisprudence universelle de toutes les juridictions consulaires, qu’on ne peut les regarder comme prohibés par le défaut d’aliénation du capital ; il paraît même qu’on en est convaincu au sénéchal d’Angoulême, et que les dénonciateurs eux-mêmes n’osent en disconvenir. Mais ils ont dit en premier lieu que plusieurs des capitalistes accusés d’usure ne sont ni commerçants ni banquiers ; on a même produit des actes pour prouver que le sieur B… des E…, un des prêteurs attaqués, a déclaré, il y a quelques années, quitter le commerce. Ils ont dit en second lieu que lies intérêts n’étaient dans le commerce qu’au taux de six pour cent ; et comme les négociations dénoncées comme usuraires sont à un intérêt plus considérable, et sur le pied de neuf ou dix pour cent, ils ont conclu qu’on devait leur appliquer toute la rigueur des lois contre l’usure. Il faut avouer même qu’un grand nombre de prêteurs, entraînés par la terreur qui les avait saisis, ont en quelque sorte passé condamnation sur ce principe, en offrant imprudemment de restituer les sommes qu’ils avaient perçues au-dessus de six pour cent ; mais malgré cette espèce d’aveu, je ne pense pas que ni l’un ni l’autre des deux motifs allégués par les dénonciateurs puisse autoriser la voie criminelle contre les négociations dont il s’agit.

XLIV. — La qualité des prêteurs qui ne seraient pas commerçants ne peut servir de fondement à la voie criminelle.

C’est d’abord une erreur grossière que d’imaginer que le défaut de qualité, dans un prêteur qui ferait un autre métier que le commerce, puisse changer en rien la nature de l’engagement que prend avec lui un négociant qui lui emprunte des fonds. En effet, ce négociant n’est pas plus lésé, soit que celui qui lui prête fasse le commerce ou ne le fasse pas ; l’engagement de l’emprunteur n’en est pas moins assujetti aux règles de la bonne foi. Si la tolérance qu’on doit avoir et qu’on a pour les stipulations d’intérêt dans les prêts du commerce est fondée sur ce que, d’un côté, les emprunts que fait un négociant ont pour objet de se procurer des profits en versant l’argent dans son commerce, et sur ce que, de l’autre, toute entreprise supposant de grosses avances, il est important d’attirer dans le commerce la plus grande quantité possible de capitaux et d’argent, il est bien évident que ces deux motifs ont exactement la même force, que le prêteur soit ou ne soit pas négociant. Dans les deux cas, son argent n’est pas moins un moyen pour l’emprunteur de se procurer de gros profits, et cet argent n’est pas moins un capital utile versé dans le commerce. Pour savoir si la faveur des négociations du commerce doit être appliquée à un prêt d’argent ou non, c’est donc la personne de l’emprunteur qu’il faut considérer, et non celle du prêteur. Il importe donc peu que le sieur B… des E…, ou tout autre des capitalistes d’Angoulême, fasse ou ne fasse pas actuellement le commerce, et il n’en saurait résulter, pour les commerçants qui ont emprunté d’eux, aucun prétexte pour revenir contre leurs engagements en les inculpant d’usure, et encore moins pour les attaquer par la voie criminelle.

XLV. — Le taux de l’intérêt au-dessus de six pour cent n’a pas dû non plus donner ouverture à la voie criminelle.

C’est encore une autre erreur d’imaginer qu’il y ait dans le commerce un taux d’intérêt fixe au-dessus duquel les négociations deviennent usuraires et punissables. — Il n’est aucune espèce de lois qui ait fixé un taux plutôt que l’autre, et l’on peut même dire qu’à la rigueur il n’y en a aucun de permis, que celui de l’ordonnance, encore ne l’est-il qu’avec la condition de l’aliénation du capital. L’intérêt, sans aliénation du capital, n’est que toléré en faveur du commerce ; mais cette tolérance n’est ni ne peut être limitée à un taux fixe, parce que l’intérêt varie non-seulement à raison des lieux, des temps et des circonstances, en se réglant, comme le prix de toutes les autres marchandises, par le rapport de l’offre à la demande, mais encore dans le même temps et le même lieu, suivant le risque plus ou moins grand que court le capital, par le plus ou le moins de solidité de l’emprunteur. L’intérêt se règle dans le commerce par la seule stipulation ; et s’il y a, dans les places considérables de commerce, un taux courant de l’intérêt, ce taux n’a lieu que vis-à-vis des négociants reconnus pour bons et solvables ; toutes les fois que le risque augmente, l’intérêt augmente aussi, sans qu’on ait aucun reproche à l’aire au prêteur. Ainsi, quand même il serait vrai que le taux de l’intérêt fût à Angoulême, suivant le cours de la place, à 6 pour 100, il ne s’ensuivrait nullement que ceux auxquels on aurait prêté à 9 et à 10 pour 100 eussent à se plaindre. Quand il serait vrai que le taux de l’intérêt dans le commerce fût, dans les principales places du royaume, établi sur le pied de 6 pour 100, il ne s’ensuivrait nullement que ce cours fût établi à Angoulême ; et, dans le fait, il est notoire que, depuis environ quarante ans, il a presque toujours roulé de 8 à 10 pour 100. J’ai suffisamment expliqué, dans le commencement de ce Mémoire, les raisons de ce haut intérêt, et j’ai montré qu’elles étaient fondées sur la nature même du commerce de cette ville.

XLVI. — Motifs qui doivent porter à évoquer cette affaire.

Malheureusement les officiers du sénéchal, en recevant des dénonciations, ont prouvé qu’ils n’adoptent point les principes que je viens de développer, et que la vraie jurisprudence sur le prêt en matière de commerce leur est moins connue que la rigueur des lois anciennes. Il y a donc tout lieu de craindre que le jugement qui interviendra ne soit dicté par cet esprit de rigueur, et que le triomphe de la cabale des dénonciateurs étant complet, le trouble qu’ils ont occasionné dans les fortunes et dans le commerce ne soit encore augmenté.

XLVII. — Motifs qui doivent détourner d’en attribuer la connaissance à l’intendant.

Dans ces circonstances, il semblerait nécessaire d’ôter à ce tribunal la connaissance d’une affaire sur laquelle on peut croire qu’il cède à des préventions, puisque sans ces préventions l’affaire n’aurait aucune existence ; c’est par ce motif que les différents particuliers déjà dénoncés, ou qui craignent de l’être, ont présenté à M. le contrôleur général un Mémoire qui m’a été renvoyé, et dans lequel ils concluent à ce qu’il me soit donné un arrêt d’attribution pour connaître de cette affaire. — Ce serait en effet le moyen de leur procurer un juge assez favorable ; et ce Mémoire, dans lequel j’ai expliqué toute ma façon de penser, peut le faire présumer. Je ne pense cependant pas que ce soit une raison pour me charger de ce jugement, — Indépendamment de la répugnance que j’ai pour ces sortes d’attributions, j’observe que les esprits se sont échauffés de part et d’autre dans la ville d’Angoulême à cette occasion, qu’un grand nombre de gens y ont pris parti contre les capitalistes prêteurs d’argent, dont la fortune a pu exciter l’envie, qu’enfin un assez grand nombre des officiers du présidial paraissent avoir adopté cette chaleur. Si c’est un motif pour ôter à ces derniers la connaissance de l’affaire, c’en est un aussi, suivant moi, de ne la point donner à l’intendant de la province ; l’on ne manquerait pas de penser que l’objet de cette attribution a été de soustraire des coupables aux peines qu’ils auraient méritées, et le jugement qui les absoudrait serait représenté comme un acte de partialité,

XLVIII. — Le Conseil d’État est le tribunal auquel il paraît le plus convenable de réserver la décision de cette affaire.

D’ailleurs le véritable motif qui doit faire évoquer cette affaire, est la liaison qu’elle a avec l’ordre public et l’intérêt général du commerce ; et dès lors, si l’on se détermine à l’évoquer, il semble que ce ne doit pas être pour la renvoyer à un tribunal particulier, et en quelque sorte étranger à l’ordre judiciaire, mais plutôt pour la faire décider avec plus d’autorité par un tribunal auquel il appartienne de fixer en même temps et de consacrer, par une sanction solennelle, les principes de sa décision. Je pense qu’il n’y en a point de plus convenable que le Conseil lui-même, surtout si, comme je le crois, il doit être question, non-seulement de juger l’affaire particulière des capitalistes d’Angoulême, mais encore de fixer par une loi la jurisprudence sur un point de la plus grande importance pour le commerce général du royaume.

XLIX. — La procédure criminelle commencée paraît exiger que l’affaire soit renvoyée à une commission particulière du Conseil, chargée en même temps de discuter la convenance de la loi proposée.

Je prendrai la liberté d’observer que si cette proposition est adoptée, il paraît convenable de former pour cet objet une commission particulière du Conseil. L’affaire ayant été introduite par la voie criminelle et poursuivie à la requête du procureur du roi, il est indispensable de la continuer d’abord sur les mêmes errements, et l’on ne peut se passer du concours de la partie publique. Or, on sait qu’il ne peut y avoir de procureur général que dans les commissions particulières. La même commission paraissant devoir naturellement être chargée d’examiner s’il y a lieu de rendre une loi nouvelle sur la matière et d’en discuter les dispositions, l’intérêt général du commerce et l’intérêt particulier des commerçants d’Angoulême ne pourront manquer d’être envisagés et décidés par les mêmes principes.

L. — Observation sur la punition que paraissent mériter les auteurs du trouble arrivé dans le commerce d’Angoulême.

En venant au secours du commerce d’Angoulême, il serait bien à souhaiter qu’on pût faire subir aux auteurs de la cabale qui vient d’y porter le trouble, la punition qu’ils ont méritée. Mais je sens qu’on ne peut rien proposer à cet égard quant à présent ; et lors même que le tribunal chargé de l’examen de l’affaire aura pris une connaissance exacte de toutes les manœuvres qui ont été commises, je ne sais s’il sera possible de prononcer une peine juridique contre des gens qui, malgré l’odieux de leurs démarches, semblent cependant y avoir été autorisés par des lois expresses, lesquelles n’ont jamais été révoquées. Je ne crois pas qu’on puisse les punir autrement que par voie d’autorité et d’administration, et ce sera à la sagesse du Conseil à décider, après le jugement de l’affaire, s’il convient de faire intervenir l’autorité directe du roi pour punir ces perturbateurs du commerce.

LI. — Examen d’une proposition faite par les juges-consuls d’Angoulême, tendant à l’établissement de courtiers et agents de change en titre.

Avant de terminer ce long Mémoire, je crois devoir m’expliquer encore sur une proposition contenue dans la conclusion qui était jointe au Mémoire que m’a renvoyé M. le contrôleur général, et que je crois avoir fait l’objet d’une demande adressée directement à ce ministre par les consuls d’Angoulême. Elle a pour objet de faire établir à Angoulême des courtiers et des agents de change en titre. C’est, dit-on, pour pouvoir fixer le taux de la place, et prévenir, par là, des troubles semblables à ceux que vient d’éprouver le commerce d’Angoulême.

LII. — Inutilité et inconvénients de l’établissement proposé.

Je suis fort loin de penser qu’un pareil établissement puisse être utile dans aucun cas. Les commerçants peuvent, le plus souvent, faire leurs négociations sans l’entremise de personnes tierces ; et si, dans une place, les opérations de commerce sont assez multipliées pour que les négociants soient obligés de se « servir d’agents interposés ou de courtiers, ils sont toujours libres de le faire. Il est bien plus naturel qu’ils confient leurs affaires à des hommes qu’ils ont choisis et auxquels ils ont une confiance personnelle, qu’à des particuliers qui n’auraient d’autre titre à leur confiance que d’avoir acheté l’office de courtier ou d’agent de change. Il est étonnant que les juges-consuls d’Angoulême n’aient pas senti que ces courtiers privilégiés et exclusifs, et les droits qui leur seraient attribués, seraient une surcharge pour leur commerce. L’utilité prétendue dont on veut qu’ils soient pour fixer le cours de la place me paraît entièrement chimérique. Il n’est point nécessaire, comme le suppose l’avocat au Conseil qui a dressé la consultation en faveur des capitalistes d’Angoulême, qu’il y ait un taux de la place fixé par des agents de change ou par une délibération de tous les banquiers, pour autoriser le taux de l’intérêt et justifier les négociations du reproche d’usure. L’intérêt doit, comme je l’ai déjà dit, varier à raison du plus ou du moins de solvabilité de l’emprunteur, et il n’en devient pas plus nécessaire, mais plus impossible de le régler.

Le vrai remède aux inconvénients que vient d’éprouver la place d’Angoulême est dans l’interdiction de toute accusation d’usure, à l’occasion de négociations faites par des commerçants.

Il a été un temps où la proposition faite par les juges-consuls d’Angoulême aurait pu être accueillie comme un moyen de procurer quelque argent au roi ; mais outre que cette ressource serait infiniment modique, le Conseil est sans doute à présent trop éclairé pour ne pas sentir que de tous les moyens de procurer de l’argent au roi, les plus mauvais sont ceux qui surchargent le commerce de frais, qui le gênent par des privilèges exclusifs, et surtout qui l’embarrassent par une multitude d’agents et de formalités inutiles. Je ne suis donc aucunement d’avis de créer à Angoulême les charges de courtiers et d’agents de change dont les consuls sollicitent l’établissement.

LIII. — Conclusion et avis.

Pour me résumer sur l’objet principal de ce Mémoire, mon avis se réduit à proposer d’évoquer au Conseil les accusations d’usure pendantes au Sénéchal d’Angoulême, et d’en renvoyer la connaissance à une commission particulière du Conseil[3], laquelle serait en même temps chargée de rédiger une déclaration pour fixer la jurisprudence sur l’usage du prêt à intérêt dans le commerce.


OBSERVATIONS DE DUPONT DE NEMOURS.

Une considération générale peut être ajoutée à celles que présente cet excellent ouvrage.

Le débit annuel de toute la partie des récoltes qui n’est pas consommée par leurs cultivateurs, ne peut être opéré qu’au moyen de l’échange qui a lieu, quelquefois directement, mais presque toujours indirectement, entre les productions de différente nature que ces récoltes ont fournies.

Ce sont les diverses récoltes qui servent à se payer mutuellement, par le prix que les derniers consommateurs donnent des matières ou des denrées fournies par les premiers producteurs.

Ces derniers consommateurs ne peuvent l’être que parce qu’ils ont eux-mêmes des productions ou des marchandises, ou la valeur de productions et de marchandises qu’ils ont déjà vendues, à livrer en échange de celles qu’ils veulent consommer ; ou parce qu’ils ont reçu, pour prix de leur travail, de ceux qui avaient des productions et des marchandises, un salaire avec lequel ils peuvent acheter celles dont ils ont besoin.

Le prix auquel ils les payent en les acquérant embrasse, outre la valeur de la matière première, le remboursement de tous les frais, c’est-à-dire de tous les travaux intermédiaires de transport et de fabrication ; c’est-à-dire encore de toutes les consommations qu’ont pu et dû faire les fabricateurs, les commerçants, et leurs agents de toute espèce.

Pour que les récoltes soient complètement payées, il faut donc attendre de toute nécessité que leur dernier échange ait été fait.

Cependant il n’y a point de récolte dont la partie commerçable, avant d’arriver à la consommation, ne passe par plusieurs mains, et celles qui demandent de grandes préparations, ou qu’il faut conduire à de grandes distances, par une multitude de mains.

Il est impossible qu’à chaque transmission d’une de ces mains à l’autre, la denrée ou la marchandise soit payée comptant.

Pour qu’elle pût l’être, il faudrait que chaque acquéreur intermédiaire eût une somme de numéraire disponible égale à la valeur de son acquisition, et qu’il y eût en circulation une quantité de monnaie, ou d’autres valeurs réelles, six fois, dix fois, peut-être vingt fois au-dessus de ce que vaut la partie commerçable des récoltes. Cela ne se peut. Si cela se pouvait, ce serait un mal : car cette masse énorme de numéraire, qui ne serait employée qu’à des transmissions de services et qu’elles absorberaient, ne pourrait pas être en même temps employée à solder des travaux véritablement productifs.

L’expérience montre que chez les nations riches, une somme de numéraire égale à la moitié du produit net des terres, et, chez les nations pauvres, à la valeur totale de ce produit net, suffit à tous les besoins de la circulation.

C’est donc un effet de la nature invincible des choses, que la circulation des récoltes se fasse le plus ordinairement, et en général, par une suite de ; crédits réciproques entre les agents de leur distribution ; aucun d’eux ne fournissant que quelques à-compte, et n’ayant à faire de plus que l’avance de la portion des frais courants pour laquelle il ne peut obtenir lui-même de crédit.

Mais qu’est-ce qu’une vente à crédit ? C’est de la part du vendeur la livraison d’une valeur réelle qui, si elle était payée comptant, lui procurerait un capital applicable sur-le-champ à un achat de terre de laquelle il tirerait un revenu, ou à tout autre emploi profitable ; et de la part de l’acheteur, ce n’est qu’une promesse de payer cette livraison à un terme plus ou moins reculé.

M. Turgot a parfaitement démontré, et le plus simple bon sens suffit pour faire comprendre, qu’il n’y a aucune parité de valeur entre un payement effectif, actuel, et une promesse de payer dans un temps futur.

La simple promesse faite par l’acheteur au vendeur doit, par sa nature, contenir au moins l’intérêt, ou l’équivalent du profit que ce vendeur aurait pu retirer de l’argent comptant, soit en achetant de la terre, soit en l’employant autrement. — Et sans cela le vendeur serait en perte. Pour éviter cette perte, il ne voudrait vendre qu’au comptant. Il faut la lui compenser pour qu’il se détermine à vendre à crédit.

Tout billet qui constate ce crédit, tout billet à terme pour achat de marchandises, emporte donc au moins l’intérêt de la valeur qu’on lui a livrée cumulé avec le capital. Et il le devrait quand le payement serait aussi indubitable que l’est la valeur qu’il a reçue.

Mais la valeur de cette promesse, de ce billet, n’est jamais aussi indubitable que celle de la marchandise échangée ou abandonnée pour cette promesse de payement.

Celui qui a fait la promesse peut, même sans qu’il y ait aucun tort, aucune mauvaise volonté de sa part, tomber dans l’impuissance de tenir sa promesse, soit par des accidents physiques, des incendies, des inondations, des naufrages, des guerres survenantes, qui auront détruit sa fortune ; soit par le non-payement des promesses de même nature que lui auront faites les sur-acquéreurs auxquels il aura revendu, et qui seront de nouveaux intermédiaires entre lui et le consommateur, dernier et seul véritable payeur : tous les autres n’étant que des agents utiles et gagnant leur salaire.

Il faut donc encore que le billet ou la promesse de payer cumule, outre le capital et l’intérêt qu’aurait produit un placement actuel et certain, une prime d’assurance contre l’incertitude de l’acquittement définitif.

Et il est évident que cette prime d’assurance doit être plus ou moins forte, selon la nature plus ou moins périssable de la marchandise, selon les hasards plus ou moins grands des moyens de transport, selon la solvabilité, la probité, les relations plus ou moins connues de celui dont on accepte la promesse.

Mais si tout cela est incontestable pour toutes les fournitures en productions et marchandises qui sont nécessaires à la répartition de toutes les subsistances et de toutes les jouissances ; si toutes ces opérations sont licites, raisonnables, justes, protégées en tout pays par toutes les lois ; si toute vente à terme est un prêt emportant nécessairement son intérêt et sa prime d’assurance, il n’y a rien de changé, soit que le prêt se fasse en marchandise, ou en argent avec lequel la marchandise peut être achetée. Dès que le prêteur n’y renonce pas formellement par convention amicale ou généreuse, dès qu’il veut l’exiger, l’intérêt lui est dû ; et quant à la prime d’assurance qui doit y être jointe, il en est seul juge, car il est toujours le maître de refuser le crédit ou le prêt. Celui qui en accepte les conditions n’obéit, en les remplissant, qu’à sa propre volonté ; et à une volonté qui, non-seulement lui est utile, mais qui l’est aussi à la société entière, puisque sans les transactions de ce genre la distribution des récoltes ne serait ni répartie sur un aussi grand nombre d’individus et de besoins, ni à beaucoup près si avantageuse pour les producteurs et pour les consommateurs.


  1. Il arriva en 1769, à Angoulême, que des débiteurs infidèles s’avisèrent de faire un procès criminel à leurs créanciers. M. Turgot regarda cette tentative comme très-immorale, et fut effrayé des conséquences qui pourraient en résulter pour le commerce de la province et de l’État.

    Il crut que la cause, tenant à la haute législation, devait être évoquée au Conseil d’État, et motiva sa demande par le Mémoire suivant, qui détermina en effet l’évocation.

    Ce Mémoire a déjà été imprimé deux fois. (Dupont de Nemours.)

  2. Je n’ignore pas que les juridictions consulaires ne prononcent jamais expressément qu’il soit dû des intérêts en vertu de la seule stipulation sur simple billet, sans aliénation du capital ; mais il n’en est pas moins vrai que dans le fait elles autorisent équivalemment ces intérêts, puisque les billets dont elles ordonnent le payement comprennent ordinairement l’intérêt outre le capital, et que les juges-consuls ne s’arrêtent point aux allégations que ferait le débiteur d’avoir compris dans son billet le capital et l’intérêt. (Note de l’auteur.)
  3. L’affaire fut évoquée au Conseil. Les procédures contre les prêteurs furent abolies, avec défenses d’en intenter de pareilles à l’avenir. — La loi demandée ne fut pas faite.