Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Mémoire sur les prêts d’argent/Observations de l’éditeur

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MÉMOIRE
SUR
LES PRÊTS D’ARGENT.



OBSERVATIONS DE L’ÉDITEUR.

Turgot fut toute sa vie le défenseur de la liberté des transactions. Après avoir lu son discours sur les valeurs, sa lettre à l’abbé de Cicé, et surtout ses réflexions sur la formation des richesses, personne ne peut être surpris de l’opinion qu’il émet sur les prêts d’argent. Cette opinion est celle des hommes les plus éclairés, et leur unanimité, les pages si convaincantes de J. B. Say à ce sujet, l’honnêteté, la probité pratique de tous ces défenseurs de la liberté du commerce de l’argent, sont des arguments puissants en sa faveur.

Lorsqu’on ignorait comment se forment les richesses, lorsqu’on pensait que l’or et l’argent sont les seuls véritables biens, on pouvait croire que les prêts d’argent devaient se faire sans intérêt. — Il n’y avait pour ainsi dire que déplacement de richesse ; on ne songeait nullement à l’accroissement. L’intérêt devant être payé en argent, on croyait, en l’exigeant, diminuer d’autant la richesse de l’emprunteur ; l’un ne pouvant gagner sans que l’autre perdît, il était naturel que le prêt d’argent fût gratuit. Prêter de l’argent, c’était pour ainsi dire prêter une force qui ne s’usait pas ; on croyait n’avoir rien à réclamer pour un semblable service.

La science a fait justice de ces fausses idées, et Turgot a rendu service à l’industrie en donnant à la théorie du prêt à intérêt toute l’autorité de son nom.

Pour Turgot donc, le mot d’usure n’a rien de choquant. Si des hommes ont abusé des besoins d’autres hommes pour réaliser des bénéfices exorbitants sur des prêts d’argent, le même fait a eu mille fois lieu dans d’autres transactions. On se demande comment la loi peut poursuivre l’usure dans les prêts d’argent, et s’interdire de poursuivre le fait analogue dans des prêts de blé, de bestiaux, etc.

Aujourd’hui, chacun reconnaît que l’argent est une marchandise ; celui qui la possède a le droit d’y mettre la valeur qui lui convient, tout comme le possesseur de bestiaux et de blé estime à son gré ses richesses. La demande de ces choses rectifiera bientôt ce qu’a d’exagéré l’estimation des possesseurs. La valeur en échange est le contrôle certain de la valeur en usage.

Régler l’intérêt de l’argent, prétendre établir un taux légal est au-dessus des moyens du législateur. — L’intérêt de l’argent varie non-seulement avec son abondance, mais surtout avec la sécurité du placement. Supposons que l’esprit humain n’ait point trouvé les assurances, croit-on qu’un capital ait pu être prêté à l’armateur au même taux qu’au fermier, au brasseur, au boulanger ? Le risque ne doit-il pas être pris en considération ?

Et cependant, dans l’état actuel des choses, le législateur a peut-être droit d’hésiter à livrer à la cupidité des possesseurs d’argent la simplicité ou même l’avidité irréfléchie de certains emprunteurs. — Mais on le conçoit, l’application d’une loi sur l’usure est fort difficile, et Turgot a raison de rappeler à cet égard l’opinion de Montesquieu, qui dit que les lois inapplicables ont surtout pour résultat de faire des malhonnêtes gens. Les lois de douanes ont créé les contrebandiers.

La réforme qui paraît la plus facile serait encore un retour vers les principes de la liberté. — L’action du créancier sur le débiteur va aujourd’hui au delà de la nécessité. La contrainte par corps n’est plus dans nos mœurs. — Cette contrainte est l’arme la plus forte qu’ait pu mettre la société entre les mains de l’usurier, et il est assez étrange de voir la société d’une part combattre l’usure par des lois inutiles, et de l’autre laisser entre les mains de l’usurier la force la plus redoutable dont la société puisse disposer. Les faits prouvent jusqu’à l’évidence que les usuriers seuls, ou presque seuls, se servent de ce moyen de recouvrement. Le commerce respectable y a depuis longtemps renoncé ; il ne s’en sert que pour certains cas où il croit avoir à se venger de la fraude ; le prêteur à usure seul a recours à la contrainte par corps, et l’écrou des prisons pour dettes prouverait au besoin cette assertion.

Au reste, quelle que soit la loi morale que le législateur croie devoir adopter pour empêcher le vol et l’abus, il n’en est pas moins démontré dans le Mémoire de Turgot que l’usure, si elle ost blâmable, est bien souvent mal définie, et que, laissée à elle-même, l’industrie du prêteur d’argent n’aurait pas pour la société les dangers qu’on a prétendu lui trouver, et qu’elle a en effet lorsque la loi qui la châtie lui donne d’autre part, sur sa victime, une puissance qui va jusqu’à l’emprisonnement.

Il est assez digne de remarque que les anciennes lois contre le prêt à intérêt le permettent, toutefois à la condition d’aliénation du capital. On dirait que le législateur avait pris à tâche d’empêcher la formation des richesses. — Le prêt en viager, qui, en vertu de cette loi, était alors permis, est en effet la plus mauvaise manière d’accroître la richesse. Celui qui prête à fonds perdu ne le fait guère que dans le but de dépenser improductivement, et l’emprunteur ne saurait tirer de l’emploi de la somme empruntée un intérêt assez élevé pour payer, en dehors de son propre profit, la redevance convenue. — Il faut donc qu’il rende à son prêteur non plus seulement l’excédant de richesse produite par l’usage du capital emprunté, mais en substance une portion de ce capital même. Autant eût valu, pour la société, que la somme complète restât entre les mains de son propriétaire pour être par lui dévorée sans retour.

Est-il surprenant que, régi par de telles lois, le monde ait si peu amassé encore ?

Dans ce Mémoire, Turgot a répété ce qu’il a dit dans le paragraphe LXXV de la Formation des richesses. Nous n’avons pas cru devoir retrancher ce paragraphe, bien que l’auteur lui-même ait signalé ce double emploi.

Dans une lettre inédite que nous plaçons à la fin des œuvres de Turgot, cet illustre écrivain s’exprime ainsi :

« L’homme de lettres qui a le dessein de traduire la Formation des richesses me fait plus d’honneur que je n’en mérite. Mais, s’il veut prendre cette peine, je ne puis qu’en être très-flatté. En ce cas, je le prierai de faire, dans le corps de l’ouvrage, un retranchement nécessaire, et qui forme double emploi avec mon Mémoire sur l’usure. — J’avais prié M, Dupont de le retrancher, mais il n’a pas voulu perdre trois pages d’impression. Ce qu’il faut retrancher, c’est le paragraphe LXXV, page 117, qu’il faut retrancher en entier, en changeant les chiffres des paragraphes suivants. Cette discussion théologique interrompt le fil des idées : elle était bonne pour ceux à qui je l’avais adressée. » (Voir la lettre de Turgot, à la fin du deuxième volume.)

Hte Dussard.