Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Questions importantes sur le commerce

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QUESTIONS IMPORTANTES
SUR LE COMMERCE,
À L’OCCASION
DES OPPOSITIONS AU DERNIER BILL DE NATURALISATION[1].
PAMPHLET ÉCONOMIQUE DE JOSIAS TUCKER,
TRADUIT ET ANNOTÉ PAR TURGOT[2].


Section I. — Questions préliminaires sur les préjugés du peuple, sur les termes d’étranger et d’Anglais, sur les services que les étrangers ont autrefois rendus au commerce de cette nation.

I. Si les préjugés populaires doivent être regardés comme la pierre de touche de la vérité ? Si ce n’est pas de cette source que sont venues les plus vives oppositions contre l’établissement de la tolérance chrétienne dans les trois royaumes, contre la plantation des haies et la clôture des héritages, contre les péages pour l’amélioration des grands chemins, enfin contre toute entreprise dictée par l’esprit public, contre toute invention utile et nouvelle ? Si cette populace aveugle, dont les clameurs arrêtent depuis quarante ans la naturalisation des protestants étrangers, n’est pas ce même peuple imbécile que nous avons entendu crier : « L’intérêt terrien[3] ! point de commerce ! point de marchands ! »

II. Si ce mot étranger n’emporte pas dans notre usage ordinaire quelque idée d’injure ou de mépris ? Si la nation anglaise a quelque droit de traiter ainsi le reste des hommes ? Si les nationaux qui entrent dans des desseins funestes à leur pays ne méritent pas le mépris qu’on a pour les étrangers, et si au contraire les étrangers qui font servir leurs vertus et leur industrie au bien général de ce royaume ne doivent pas être respectés comme de vrais patriotes ?

III. Si ce n’est pas aux leçons des étrangers que nous devons toutes nos connaissances sur certaines manufactures d’étoffes, draps, serges, droguets, soieries, velours, rubans, dentelles, cotons, toiles, papiers, chapeaux, fers, aciers, cuivre, laiton, etc. ? Si nos ancêtres eussent agi en hommes sages, s’ils eussent vraiment servi la patrie, en empêchant ces manufacturiers de s’y fixer ? Cependant leur établissement n’avait-il pas à combattre les mêmes craintes chimériques dont on nous étourdit, et ne disait-on pas alors comme aujourd’hui, que ces étrangers venaient ôter le pain de la bouche aux Anglais ?

Section II. — De l’introduction des nouvelles manufactures, de la perfection
des anciennes, et de l’accroissement du commerce.

I. Si l’on peut jamais savoir certainement, avant de l’avoir éprouvé, que les étrangers ne peuvent ni introduire de nouvelles manufactures, ni perfectionner les anciennes, et fixer à quel point la perfection du travail et le bas prix de la main-d’œuvre peuvent influer sur notre commerce étranger ?

II. S’il n’est pas certain, au contraire, que les étrangers nous

surpassent dans l’art de fabriquer plusieurs sortes de papier, d’étoffes de soie, de velours, de brocarts, d’étoffes d’or et d’argent, de fil à dentelle de différentes espèces, de réseaux d’or et d’argent, dans la teinture en noir et en écarlate, dans la fabrique des draps légers pour les pays chauds, des tapis et tapisseries[4], dans plusieurs branches de celle des toileries, batistes, linons, etc. ; dans le dessin, la peinture, la sculpture, la dorure, dans l’art de faire des carrosses, dans l’imprimerie, dans la bijouterie, dans les manufactures de faïence et de porcelaine, dans la préparation des cuirs, dans l’art de graver sur le verre, de tremper et d’adoucir l’acier ? S’il n’est pas de l’intérêt de l’Angleterre de présenter à ces étrangers un appât suffisant pour se les attirer et pour augmenter le nombre de ces mains utiles et industrieuses, qui sont incontestablement la force et la richesse d’un État ?

III. Si le commerce de la Grande-Bretagne n’est plus susceptible d’accroissement, et si un plus grand nombre de mains, de nouveaux intéressés, des correspondances multipliées, l’industrie, l’économie, la sobriété devenues plus communes, n’augmenteraient pas nos manufactures, notre commerce, notre navigation et nos richesses nationales ? Si même les liaisons que nos nouveaux citoyens conserveraient nécessairement avec leurs anciens compatriotes n’ajouteraient pas au commerce de la nation de nouvelles correspondances, de nouvelles commissions, de nouvelles branches de négoce ?

Section III. — Des matériaux pour le travail, et de l’emploi des pauvres.

I. Si nous travaillons maintenant toutes les matières premières que la Grande-Bretagne et l’Irlande produisent ou pourraient produire, toutes celles qu’on pourrait tirer de nos colonies ou introduire de chez l’étranger ; ou, ce qui revient au même, s’il ne nous serait pas possible d’employer dans nos manufactures une plus grande quantité de laine[5], de soie brute, de coton, de chanvre, de lin, de fer, de cuivre, de laiton, d’étain[6], de plomb, etc., que nous ne faisons aujourd’hui ? Et si l’on peut jamais craindre de manquer de matières à mettre en œuvre aussi longtemps qu’on pourra en augmenter la production au dedans ou l’importation du dehors ?

II. S’il y a dans le fait un seul pays dans lequel la terre ou le commerce laisse manquer la matière au travail, quand l’activité et l’industrie ne manquent pas aux habitants ?

III. S’il n’y a pas de trop bonnes raisons à donner du manque d’occupation de quelques hommes, sans recourir à la supposition du défaut de matières ?

Section IV. — Sur les causes du manque d’emploi des hommes.

I. S’il n’y a pas une circulation du travail comme une circulation de l’argent, et si la circulation de l’argent sans travail n’est pas plus préjudiciable qu’utile à la société, comme les loteries et le jeu nous le prouvent d’une manière trop claire et trop funeste[7] ?

II. Si pour découvrir les causes du manque d’emploi des hommes, il ne faut pas commencer par chercher les causes qui embarrassent la circulation du travail ?

III. Si un État mal peuplé est aussi favorable à la circulation du travail qu’un État rempli d’habitants qui se donnent les uns aux autres un emploi réciproque[8], et s’il n’est pas au contraire bien remarquable que ce sont précisément les habitants des provinces les plus désertes qui vont chercher au loin, chez les peuples les plus nombreux, l’ouvrage et l’emploi dont ils manquent dans leurs propres pays[9] ?

IV. Si les monopoles, les privilèges exclusifs, les jurandes ne sont pas autant d’obstacles à la circulation du travail[10] ?

V. Si les besoins artificiels des hommes[11], habilement mis en œuvre et réglés par de sages lois, ne sont pas le grand ressort de la machine du commerce ?

VI. Mais si, lorsque ces besoins dégénèrent en intempérance, en folie, en vice, ils ne deviennent pas un grand obstacle au mouvement constant et régulier de cette machine, et s’ils ne tendent pas nécessairement à l’arrêter enfin tout à fait ?

VII. Si le commerce, considéré sous le point de vue le plus étendu, n’a pas avec les principes de la bonne morale une liaison essentielle ? Si, en conséquence, la corruption actuelle des mœurs ne doit pas être regardée comme la vraie cause pour laquelle tant d’hommes manquent d’emploi, parce que la débauche leur a fait perdre et le goût du travail et le crédit nécessaire pour se procurer des matières à ouvrager ?

VIII. Si les besoins artificiels des ivrognes sont par leur nature aussi étendus, aussi commerçables pour ainsi dire, que ceux d’un peuple sobre, frugal, industrieux, qui échange son travail avec le nécessaire ou les commodités de la vie, c’est-à-dire avec le travail des autres, et qui augmente le nombre des citoyens en nourrissant des enfants pour fournir après lui cette carrière respectable ?

IX. Si le jeu, la débauche, la mendicité, la paresse, les maladies ne donnent pas aussi de l’emploi à quelques hommes, par exemple aux prêtres et au bourreau ?

X. Si un peuple vicieux et corrompu travaillera à aussi bas prix et aussi bien qu’un peuple vertueux et sobre ? Si notre commerce étranger ne souffre pas par cette cause ? Si la quantité de nos exportations n’augmentera pas sensiblement lorsque nous travaillerons mieux et à meilleur marché que nous ne faisons, et si nos vices nationaux ne sont pas encore, sous ce point de vue, une seconde cause du manque d’emploi des hommes ?

XI. Si, dans toutes les contestations relatives à des points de commerce (lorsque par exemple le marchand et le fabricant portent au Parlement des prétentions directement contradictoires), il n’y a pas un moyen facile et naturel pour reconnaître où se trouve le bien général et l’intérêt de la nation, en demandant quel système fera employer plus de bras en Angleterre, quel système fera porter chez l’étranger plus d’ouvrages de nos manufactures ? La réponse à cette question ne serait-elle pas toujours la décision du procès ?

XII. Une recrue d’étrangers sobres, économes, industrieux, ne créerait-elle pas de nouvelles sources d’emploi au dedans et d’exportation au dehors ?

Section V. — Examen des autres causes auxquelles on attribue le manque d’emploi des hommes.

I. S’il est possible dans la nature des choses que tous les négoces et tous les métiers soient à la fois surchargés d’hommes, et si[12] en supposant que pour ôter à toutes les professions ce prétendu superflu, on retranche de chacune un certain nombre d’hommes, en sorte que la même proportion subsiste entre elles, ceux qui resteront n’auront pas évidemment le même droit de se plaindre qu’ils pouvaient avoir auparavant ?

II. Si tandis que chaque marchand ou chaque fabricant, pour son intérêt particulier, trouve toujours que trop de gens se mêlent de son négoce, il y en a cependant un seul qui pense dans le fait[13] que le trop grand nombre d’hommes occupés à d’autres professions lui ôte des pratiques ?

III. Si une profession particulière ou une branche de commerce quelconque se trouvait quelquefois surchargée[14], le mal ne porterait-il pas avec lui son remède ? Quelques-uns de ceux qui exercent ce métier n’en prendraient-ils pas un autre[15] ? Ne se formerait-il pas moins d’apprentis pour un métier devenu moins lucratif ? Employer un autre remède ne serait-ce pas, pour guérir un mal passager, en introduire de bien plus dangereux et bien plus propres à s’enraciner ?

IV. Si nous avons un grand nombre de bras inoccupés par le défaut de demande de leur travail, quel sera la meilleure politique, de chasser ou d’appeler des consommateurs ?

V. Je suppose qu’on chasse la moitié des hommes qui sont actuellement dans la Grande-Bretagne, qu’importe quel nom on leur donne ; je demande si c’est un moyen de procurer plus de travail à ceux qui resteraient, et si au contraire cinq millions d’habitants de plus n’augmenteraient pas du double l’emploi des hommes et les consommations[16] ?

Le chevalier Josias Child n’a-t-il pas traité d’erreur populaire cette idée, que nous avons plus de mains que nous n’en pouvons employer ? Était-ce un bon juge en matière de commerce ? Et n’est-ce pas une maxime incontestable que le travail d’un homme donne de l’ouvrage à un autre homme[17] ?

Section VI. — Faux prétexte : Commençons par trouver de l’emploi pour ces étrangers avant de les appeler. — Réponse.

I. Dans quel pays a-t-on jamais naturalisé ou pu naturaliser des étrangers sur un semblable plan ? Et sur quel autre objet voudrait-on écouter de pareils raisonnements ?

II. S’il fallait s’être aperçu d’un vide dans quelques professions, et d’un vide qui ne se remplirait pas avant de permettre aux étrangers de s’établir parmi nous, quel métier ceux-ci trouveraient-ils à faire ? Et quels acheteurs voudraient attendre si longtemps ?

III. Des jeunes gens ne se mettent-ils pas tous les jours apprentis boulangers, bouchers, tailleurs, etc. ? Ne s’établissent-ils qu’après s’être aperçus de quelque vide dans le commerce ? Ou bien serait-il possible qu’un homme, lorsqu’il manque de pain, de viande ou d’habits, attendît que les apprentis eussent fini leur temps et levé boutique pour leur compte ?

IV. Quel vide éprouve-t-on actuellement en Hollande ? Si cependant quarante mille étrangers se présentaient pour s’y fixer, croit-on que leurs offres fussent rejetées ?

V. La quantité du travail et les occasions d’emploi ne sont-elles pas en proportion de la quantité du peuple ? Si donc il n’y avait dans cette île que dix mille habitants, n’y en aurait-il pas encore quelques-uns qui manqueraient d’ouvrage ? N’est-ce pas là précisément le cas où sont les sauvages de l’Amérique, auxquels nous ressemblerions alors à cet égard ?

VI. Si tandis que nous n’aurions que dix mille habitants, plusieurs manquaient d’un emploi constant et régulier, serait-ce une raison pour ne pas appeler parmi nous des étrangers ? Ou si ce manque d’emploi pour les naturels est une raison suffisante contre l’admission des étrangers, ne doit-elle pas autant porter à défendre qu’on fasse des enfants avant que ceux qui sont déjà nés soient pourvus d’emploi ?

VII. Combien ne nous éloignons-nous pas de cette politique dans l’administration de nos colonies, où nous savons si bien le prix du nombre des hommes[18] !

Section VII. — La multiplication des habitants est la force d’un royaume.

I. S’il n’y a pas dans la Bible un certain passage à l’égard duquel presque toute la nation anglaise semble s’être rendue coupable d’une infidélité héréditaire ? C’est au chap. xiv des Proverbes, v. 28 : « La multitude du peuple est la gloire du roi. » Si ce passage s’accorde bien avec la maxime que nous avons déjà trop de peuple ?

II. Si les Français n’ont pas, mieux que nous, rendu hommage à cette leçon du plus sage des hommes ? Si tandis que chez eux le gouvernement invite au mariage par les voies puissantes de l’honneur et de l’intérêt, les plus petits marguilliers de village ne s’arrogent pas souvent chez nous le droit d’empêcher qu’on ne publie les bancs de ceux qui pourraient devenir, le moins du monde, à charge à la paroisse[19] ?

III. Si le jeune duc de Bourgogne, parvenu à l’âge de trente ans, ne pourra pas conduire dans les combats un corps considérable de jeunes gens à la fleur de leur âge et qui lui auront dû leur naissance ? Et si l’on doit espérer qu’un seul Anglais battra dix de ces jeunes soldats ?

IV. Quelle est la force d’un État ? Toutes choses égales, l’État le plus fort n’est-il pas le plus peuplé ?

V. Une nation pauvre peut-elle armer et entretenir de grandes forces navales ? Un pays mal peuplé peut-il n’être pas pauvre ? Et ce pays peut-il réserver pour combattre ses ennemis un nombre d’hommes suffisant, sans faire un préjudice notable à la culture des terres et aux manufactures ?

VI. Lequel entend le mieux l’intérêt de l’Angleterre, de celui qui dit qu’elle est trop peuplée, ou du chevalier Guillaume Petty, qui souhaitait que tous les habitants de l’Écosse et de l’Irlande fussent transportés[20] en Angleterre, et qu’après cela ces contrées fussent submergées par la mer ?

Vil. Cette idée étroite que nous avons trop d’hommes ne conduirait-elle pas à penser qu’il est avantageux à la nation qu’un si grand nombre de ses citoyens s’ôtent la vie à eux-mêmes, sans quoi nous serions encore plus surchargés d’habitants ?

VIII. Y a-t-il au monde un pays où les exécutions de justice soient aussi fréquentes qu’en Angleterre ? Y en a-t-il un où le nombre de ceux qui abrègent eux-mêmes leurs jours par la débauche et l’intempérance soit aussi grand ?

IX. Y a-t-il une seule nation, protestante ou catholique, où la mode de vivre garçon ait autant prévalu que parmi nous ? où les mariages produisent aussi peu d’enfants ? et où il périsse autant de jeunes gens depuis leur naissance jusqu’à l’âge de vingt et un ans ? Y a-t-il par conséquent un pays où la naturalisation des étrangers soit aussi nécessaire qu’en Angleterre pour y conserver le même fonds d’habitants qu’elle a aujourd’hui ?

Section VIII. — L’augmentation du peuple est la richesse d’un État.

I. Quelles sont les richesses d’un État ? Qui donne la valeur aux terres, si ce n’est le nombre des habitants ? Et qu’est-ce que l’argent, autre chose qu’une mesure commune, une espèce de taille[21] ou de jetons, qui sert à évaluer, ou si l’on veut à exprimer, le prix de quelque travail dans chacun de ses passages d’une main dans l’autre ?

II. Si le travail est la vraie richesse, si l’argent n’en est que le signe, le pays le plus riche n’est-il pas celui où il y a le plus de travail ? N’est-il pas celui où les habitants plus nombreux se procurent les uns aux autres de l’emploi ?

III. Un pays mal peuplé a-t-il jamais été riche ? Uri paya bien peuplé a-t-il jamais été pauvre ?

IV. La province de Hollande n’est-elle pas environ la moitié moins grande que le comté de Devon ? N’a-t-elle pas dix fois plus d’habitants et au moins vingt fois plus de richesses ? Ne suffit-elle pas à des subsides plus forts pour les besoins publics ? N’est-elle pas en état d’entretenir des flottes et des armées plus considérables[22] ?

V. Quand est-ce que la balance du commerce penche en faveur d’une nation contre une autre ? S’il y a en France ou en Suède quarante mille personnes employées à des ouvrages destinés pour l’Angleterre, et dix mille seulement en Angleterre qui travaillent pour la France ou la Suède, à laquelle de ces nations la balance sera-t-elle avantageuse ? Si l’on avoue que la France et la Suède ont sur nous l’avantage de la balance, n’est-il pas de l’intérêt de l’Angleterre d’attirer chez elle et d’enlever à ces deux royaumes cet excédant de manufacturiers qui fait leur supériorité ?

Quel est le meilleur moyen d’affaiblir les États voisins dont la puissance et l’industrie nous font ombrage ? Est-ce de forcer leurs sujets à rester chez eux, en refusant de les recevoir et de les incorporer parmi nous, ou de les attirer chez nous par les bons traitements, et en les faisant jouir des avantages des autres citoyens ?

VII. Si l’on voulait faire une estimation générale des richesses de l’Angleterre, par où s’y prendrait-on pour les supputer ? Par le nombre des acres de terre ? Par celui des maisons ? Par la somme des capitaux ? Par la quantité de marchandises ? Mais d’où tout cela tire-t-il sa valeur, si ce n’est du nombre des habitants qui possèdent, emploient, achètent, vendent, voiturent et exportent toutes ces choses ou ce qu’elles produisent ?

Section IX. — La multiplication des habitants augmente le revenu des propriétaires de terres.

I. Les terres voisines de Londres ne sont-elles pas affermées quarante fois plus haut que les terres d’une égale bonté situées dans les provinces éloignées de l’Angleterre, dans la principauté de Galles ou dans l’Écosse ? D’où vient cette différence dans le revenu des terres, si ce n’est de la différence dans le nombre des habitants[23] ? Et si ces terres éloignées produisent encore quelque argent, ne le doivent-elles pas à la facilité d’en transporter les fruits dans des lieux plus peuplés ?

II. Si l’on pouvait transporter la ville de Bristol à quarante milles du lieu qu’elle occupe, toutes les terres qui l’environnent aujourd’hui ne baisseraient-elles pas de valeur ?

III. Si la peste enlevait cent mille hommes dans les provinces du nord ou de l’ouest de l’Angleterre, et qu’on ne pût y venir d’ailleurs, le revenu des terres ne tomberait-il pas sur-le-champ ?

Si, au contraire, cent mille étrangers de différentes professions allaient s’y fixer et augmenter la consommation des denrées produites par les terres voisines, ne verrait-on pas la valeur de ces terres croître à proportion ?

IV. Comment les fermiers payeront-ils le prix de leurs baux, s’ils ne trouvent point de marché pour vendre ? Et qu’est-ce qu’un marché, si ce n’est un certain nombre d’habitants rassemblés[24] ?

Section X. — L’amélioration des terres dépend de la multiplication du peuple.

I. Si les terres de la Grande-Bretagne sont autant en valeur qu’elles puissent l’être ? Et pourquoi un acre de terre voisin de quelque grande ville produit-il dix fois plus de grain qu’un acre de terre n’en rapporte ordinairement dans les provinces éloignées, quoique la qualité de la terre soit la même, et qu’il n’y ait de différence que dans la culture ?

Si c’est le fumier des villes qui cause cette fertilité, d’où vient ce fumier, d’où viennent toutes sortes d’engrais, n’est-ce pas de la multitude des habitants ?

II. N’y a-t-il pas des millions d’acres de terres possédés par des particuliers (sans compter nos communes, nos marais, nos bruyères et nos forêts) qui rapporteraient en denrées de toute espèce dix fois plus qu’ils ne font aujourd’hui, s’ils étaient bien cultivés, et si la demande encourageait la production ?

III. Quel motif peut porter un gentilhomme à cultiver et à améliorer ses terres, si le profit n’est pas au moins égal à la dépense qu’il y fait ? Et quel sera ce profit dans une province éloignée de la mer, si de nouveaux habitants ne viennent pas augmenter la consommation en même proportion que les denrées ?

IV. Est-ce avec raison qu’on se plaint aujourd’hui de ce que les paysans aiment mieux faire apprendre à leurs enfants des métiers faciles, que de les destiner aux travaux pénibles de l’agriculture ? L’exclusion des étrangers remédiera-t-elle à ce mal ?

V. Puisque les campagnes sont la source commune qui fournit des hommes aux différents métiers et à la livrée, ces étrangers qui viennent ici remplir les fonctions de manœuvres ou de domestiques, ne font-ils pas qu’on enlève moins de personnes à la charrue ? Je suppose qu’on renvoie tous ces étrangers, ne faudra-t-il pas que leur place soit remplie par des gens qui sans cela auraient toujours été occupés aux travaux de la campagne ?

VI. N’avons-nous plus de lumières à attendre des autres nations sur les moyens de perfectionner l’agriculture, et sommes-nous sûrs que ces mêmes étrangers, de qui nous tenons tant de découvertes utiles sur la culture des prairies, le jardinage, et les autres parties de l’économie rustique, n’ont plus rien à nous apprendre ?

VII. Un pays mal peuplé a-t-il jamais été bien cultivé ? Dans quelles provinces de l’Angleterre les terres sont-elles aujourd’hui améliorées avec plus de soin ? dans celles qui ont le moins d’habitants, ou dans celles qui en ont le plus ?

VIII. Est-il de la prudence et de la bonne politique de laisser de si vastes terrains en landes et en communes auprès de la capitale du royaume ? À quoi servent aujourd’hui ces terrains, qu’à rassembler les voleurs, à faciliter leurs brigandages, et à leur assurer une retraite contre les poursuites de la justice ? Si ces landes étaient bien cultivées, fermées de haies et remplies d’habitants, tous ces désordres auraient-ils lieu ?

Section XI. — Les deux intérêts du royaume, l’intérêt terrien, l’intérêt du commerce, rentrent l’un dans l’autre.

I. Quel est le véritable intérêt terrien ? Un projet avantageux au commerce de la nation peut-il jamais être opposé à l’intérêt des possesseurs des terres[25] ?

II. Si notre commerce tombe, si nos rivaux s’emparent de nos arts, si les maisons sont abandonnées, les marchands dispersés et les manufacturiers forcés de chercher une autre patrie, que deviendront alors nos fermes et nos herbages ? Comment le tenancier payera-t-il sa rente ? Comment le gentilhomme pourra-t-il soutenir son rang, son état, et satisfaire aux taxes et aux réparations ?

III. Si le commerce est encouragé, si le nombre des marchands et des manufacturiers augmente, si toutes les chaînes et les entraves qu’on a données au commerce sont un jour brisées, si la circulation devient par là plus vive et les débouchés plus assurés, où les profits qui en doivent résulter iront-ils enfin se rendre ? N’est-ce pas dans la main du propriétaire des terres ?

IV. Lorsque les gentilshommes qui possèdent des terres se laissent entraîner à exclure les étrangers et à imposer des charges au commerce, n’agissent-ils pas contre leur propre intérêt ? Ne sont-ils pas dupes de ces monopoleurs qui osent mettre un vil intérêt personnel en balance avec l’intérêt public ?

Section XII. — Situation des étrangers qui ont de l’argent dans nos fonds publics, et des commerçants et artisans riches qui vivent dans certains pays de l’Europe.

I. Le travail étant incontestablement la richesse d’un pays, quelle espèce d’habitants produit le plus de travail ? ceux qui ne peuvent se procurer qu’un petit nombre de choses de commodité ou d’agrément, ou ceux qui sont assez riches pour en payer beaucoup ? Si ce sont les derniers, n’est-ce pas l’intérêt de la nation d’inviter tous les étrangers qui ont de l’argent dans nos fonds publics, à le venir dépenser parmi nous ?

II. S’il y a dans nos fonds publics entre 15 et 20 millions sterling dus à l’étranger, ne doit-on pas regarder les biens de chaque particulier comme engagés au payement de cette somme ? En ce cas, n’est-ce pas l’intérêt de l’emprunteur d’inviter et d’engager le prêteur à résider chez lui, à acheter tout ce dont il a besoin des laboureurs et des ouvriers de son pays, et à lui payer ainsi une sorte de rente qui le dédommage de l’engagement d’une partie de ses fonds ? Le prêteur doit-il donc solliciter comme une grande faveur et acheter à prix d’argent la permission de dépenser sur les terres de l’emprunteur l’intérêt de l’argent emprunté ?

III. Ne peut-on pas citer des exemples récents d’étrangers qui, après avoir pourvu à la sûreté de leur argent en le plaçant dans nos fonds publics, ont cependant préféré de vivre hors de l’Angleterre à cause de l’aversion que les Anglais ont pour les étrangers ?

IV. N’y a-t-il pas des pays dans l’Europe où les négociants et les artisans sont traités avec le plus grand mépris, sans autre motif que leur profession ? N’y en a-t-il pas où ils n’osent paraître riches et mettre leurs effets à découvert[26] ? L’adoption de pareils citoyens serait-elle donc désavantageuse au royaume ? Toutes les voix de la nation ne devraient-elles pas au contraire se réunir pour les inviter à venir partager avec nous le bonheur de vivre sous un gouvernement libre ?

V. Les ouvriers, les commerçants, les artistes étrangers sont-ils familiarisés avec la nature de notre constitution ? Savent-ils approfondir et débattre des questions de politique comme nous autres Anglais ? Et quand ils entendent dire que le bill de naturalisation a été rejeté par les représentants de la nation, peuvent-ils en conclure autre chose, sinon que nous refusons aux étrangers l’entrée de notre pays, ou qu’au moins les lois du royaume ne leur accordent pas la même protection qu’aux naturels ? Ne devons-nous pas cherchera les détromper sur un point aussi important ?

Section XIII. — Des taxes de toute espèce, et particulièrement de la taxe pour les pauvres.

I. Qui paye toutes les taxes, si ce n’est le travail des peuples et les denrées qu’ils consomment ? Dans quels pays par conséquent les taxes produisent-elles davantage ? dans ceux qui ont le moins, ou le plus d’habitants ?

II. S’il est nécessaire de lever tous les ans une certaine somme pour les besoins du gouvernement et pour payer l’intérêt des dettes publiques, et s’il se trouve quelques non-valeurs dans les différentes branches des douanes et des excises, comment suppléera-t-on à ces non-valeurs, si ce n’est en augmentant la taxe sur les terres ? Tous les possesseurs de terres ne sont-ils pas par conséquent aussi intéressés que les autres à favoriser de tout leur pouvoir l’augmentation du nombre des habitants ?

III. Les Français réfugiés ne sont-ils pas chargés d’entretenir leurs pauvres, et ne sont-ils pas même imposés dans quelques lieux pour le soulagement des pauvres Anglais ? Si ce fait est vrai, sous quel prétexte s’écrie-t-on que le bill proposé augmenterait la taxe des pauvres ?

IV. Le commerce ou les terres en souffriraient-elles, s’il venait dans le royaume assez d’étrangers pour contribuer de vingt ou trente mille lires sterling par an à l’entretien des pauvres, et soulager d’autant les nationaux ?

V. Supposons qu’on chassât aujourd’hui tous les étrangers établis ici depuis soixante-dix ans et plus, ainsi que tous leurs descendants, serait-ce le moyen de diminuer le nombre des pauvres Anglais, ou de réduire la taxe imposée pour leur entretien ? Le fardeau n’en deviendrait-il pas au contraire encore plus pesant pour les possesseurs des terres ?

VI. Le meilleur moyen de décider s’il est expédient d’admettre parmi nous les étrangers, ne serait-il pas de faire un compte exact entre les Anglais et les étrangers établis ici depuis plus de soixante-dix ans ? de dresser une espèce de bilan des avantages qu’ils se sont mutuellement procurés, rédigé sous la forme de dettes et de créances réciproques, à peu près ainsi :

Dette de l’Anglais à l’étranger. — Consommation faite par celui-ci de nos denrées et de nos manufactures. Augmentation du revenu des maisons et des terres. Accroissement de notre commerce et de notre navigation. Taxes, douanes et excises payés par les étrangers.

Dette de l’étranger à l’Anglais. — Sommes avancées ou données par charité à quelques étrangers.

De quel côté pencherait cette énorme balance ?

Section XIV. — Du droit de naissance d’un Anglais[27].

I. Qu’est-ce que ce droit de naissance d’un Anglais ? Est-ce un droit, un privilège qu’il ait d’être pauvre et misérable, tandis que ses voisins augmentent leurs richesses et leur commerce ? Un pareil droit de naturalité vaudrait-il douze sous, et mériterait-il qu’on cherchât à le conserver ?

II. Quels sont les gens qui travaillent à priver les Anglais de leur droit de naissance ? ceux qui proposent les moyens de rendre l’Angleterre riche, florissante, le centre des arts et le magasin des nations, ou ceux qui voudraient enchaîner et borner son commerce, favoriser les monopoles, les associations exclusives, et s’opposer à la multiplication des habitants et à l’emploi de l’industrie, sous prétexte de conserver la pureté du sang anglais ?

III. Tout ce qui tend à nous priver des profits attachés au travail ne donne-t-il pas atteinte aux véritables droits de notre naissance ? Toutes les gênes et les restrictions par lesquelles les Anglais sont forcés d’acheter plus cher et de vendre à plus bas prix, ne sont-elles pas autant d’entreprises sur leurs droits et leurs libertés ? Qui sont les vrais coupables ?

IV. A-t-on jamais inséré dans aucun bill pour la naturalisation quelque clause qui tendît à priver les bourgeois de nos villes de jurandes, de leurs droits et de leurs privilèges ? Et les promoteurs de ces bills n’ont-ils pas toujours déclaré que les membres des jurandes conserveraient ces prétendus privilèges aussi longtemps qu’ils le voudraient, et jusqu’à ce qu’ils demandassent eux-mêmes à en être débarrassés ?

Section XV. — Du véritable intérêt des Anglais.

I. Qu’est-ce que les privilèges des maîtres ? Sont-ils réels, ou imaginaires ? Les habitants de Birmingham, de Manchester et de Leeds[28] accepteraient-ils de pareils privilèges si on les leur offrait ?

II. Les artisans de Westminster sont-ils plus pauvres parce qu’ils sont privés des libertés de la cité ? les artisans de Londres sont-ils plus riches parce qu’ils en jouissent[29] ?

III. Si un artisan profite de l’exclusion donnée à ceux qui ne sont pas maîtres et vend plus cher, la même raison ne fait-elle pas qu’il achète aussi plus cher des autres artisans ? S’il veut n’avoir point de rivaux, les maîtres des autres métiers n’auront-ils pas le même motif pour désirer de n’en point avoir ? Et lorsque ceux-ci seront parvenus à détruire leurs concurrents, celui-là n’y perdra-t-il pas des gens qui auraient pu devenir ses pratiques ?

IV, Chaque artisan ne veut-il pas acheter au meilleur marché et vendre le plus cher qu’il est possible ? Mais comment cela peut-il être, tant que le commerce ne sera pas libre ?

Section XVI. — Dans le commerce, si l’on n’a pas des rivaux au dedans,
on en a au dehors.

I. Si l’on a nécessairement des rivaux ou au dedans ou au dehors, lequel fait le plus de mal au royaume, que nos négociants aient pour concurrents leurs compatriotes ou des étrangers ?

II. La concurrence dans l’intérieur a-t-elle jamais nui à aucune nation ? et ce proverbe, que la sagesse va avec les sous et la folie avec les livres sterling, ne se vérifie-t-il pas sensiblement dans la personne de ces gens qui s’opposent à toute concurrence entre les marchands, les gens de métier et les artistes ?

III. Qu’est-ce que le bien public ? N’est-il pas, pour la plus grande partie, l’effet naturel de l’émulation entre les membres de la même société ? Et que deviendraient l’industrie, la tempérance, la frugalité, et le désir d’exceller dans son art, si l’émulation n’existait pas ?

IV. Lequel vaut mieux pour le public, ou des associations entre nos manufacturiers et nos marchands, ou d’une grande concurrence entre eux ? Laquelle de ces deux choses tend le plus fortement à hausser le prix de nos exportations et à diminuer nos richesses ?

V. Si nos marchands de Portugal se plaignent qu’ils perdent quelquefois, ou qu’ils ne gagnent pas assez sur les draps qu’ils envoient à Lisbonne, ferons-nous bien de supprimer la moitié de nos fabriques de draps ? Et si nous prenions ce parti, le vide qui s’ensuivrait dans la consommation du Portugal ne serait-il pas bientôt rempli par les Français, les Hollandais ? Nos ouvriers en draps n’iraient-ils pas bientôt chercher en France et en Hollande l’occupation que nous leur aurions interdite chez nous ?

Section XVII. — Examen de cette objection : Que les étrangers ôteraient le pain de la bouche à nos compatriotes, et nous enlèveraient les secrets du commerce.

I. Quels étrangers enlèveront plutôt le pain de la bouche à nos compatriotes ? ceux qui sont au dedans du royaume, ou ceux qui sont au dehors ?

II. Si nos bons Anglais pouvaient voir avec un télescope ces marchands et ces manufacturiers qui, dans toute l’Europe, travaillent à les supplanter et à faire tomber le débit de leurs fabriques, ne diraient-ils pas alors avec bien plus de vérité : « Voilà, voilà ceux qui nous ôtent le pain de la bouche ? » Mais en rejetant le bill pour la naturalisation, se flatte-t-on de remédier à ce mal ?

III. Si quelqu’un a porté chez l’étranger les secrets de notre commerce, est-ce aux étrangers qu’il faut s’en prendre, ou aux Anglais ? Ne sont-ce pas les Anglais établis depuis peu dans plusieurs royaumes de l’Europe qui ont enseigné aux peuples de ces royaumes à faire certains ouvrages dont nous possédions seuls la perfection ? N’avons-nous pas des preuves indubitables qu’ils ont eux-mêmes sollicité des édits pour interdire l’entrée de ces ouvrages fabriqués en Angleterre ?

IV. Ne fabrique-t-on pas en Angleterre des outils de toute espèce qu’on embarque journellement pour l’usage des manufactures étrangères ? Et les ouvriers anglais n’iront-ils pas montrer aux étrangers l’usage de ces outils dès qu’ils y seront engagés par l’offre d’un prix suffisant ?

V. Si les rois de France, d’Espagne, de Portugal, de Prusse, etc., veulent établir chez eux quelques manufactures anglaises, quel sera le meilleur moyen pour y réussir ? Sera-ce d’attirer des ouvriers anglais par des récompenses et des salaires avantageux, ou bien de dépenser beaucoup pour envoyer ici leurs propres sujets, et pour les y entretenir jusqu’à ce qu’ils soient instruits à fond de nos pratiques ? Laquelle de ces deux voies est la plus prompte, la plus sûre, la moins dispendieuse, la plus communément pratiquée, et avec le plus de succès ?

Section XVIII. — Il est également de la bonne politique d’envoyer des Anglais dans nos colonies, et d’attirer des étrangers pour venir augmenter notre nombre.

I. N’est-ce pas un principe fondamental du gouvernement et du commerce, que l’augmentation du travail produit l’augmentation du peuple ?

II. Les colonies et les plantations, dirigées par des mesures convenables[30], n’augmentent-elles pas le travail ?

III. L’Espagne aurait-elle été dépeuplée par les colonies qu’elle a envoyées en Amérique, si l’on n’eût porté dans la Nouvelle-Espagne que des marchandises fabriquées dans l’ancienne ?

IV. Puisqu’un si grand nombre de Français, d’Anglais, de Hollandais, d’Italiens, etc., sont aujourd’hui employés à fabriquer tout ce qui est nécessaire pour l’approvisionnement des Indes espagnoles, l’ancienne Espagne ne serait-elle pas couverte d’hommes si cette multitude d’artisans y avait été transplantée avec leurs femmes et leurs familles ?

V. Si le travail reçoit un accroissement subit dans une ville, le peuple n’y afflue-t-il pas de toutes les parties du royaume à proportion de cet accroissement ? Le même bien n’aurait-il pas lieu pour tout un royaume, si l’on permettait aux étrangers de s’y établir ?

VI. Mais si, au contraire, on refusait de les admettre, cette augmentation de travail ne s’éloignerait-elle pas de la ville ou du royaume dont nous parlons pour se fixer dans un autre où la main-d’œuvre serait à plus bas prix ? Des statuts, des gênes et des prohibitions sont-elles capables d’empêcher cet effet ? Les Espagnols, instruits à leurs dépens de cette vérité, ne s’efforcent-ils pas à présent de réparer leur faute en attirant chez eux des étrangers ? Et les Anglais ne semblent-ils pas, au contraire, se plonger dans les mêmes erreurs ?

VII. N’est-il pas au contraire de la prudence de tenir toujours dans l’État deux portes ouvertes, l’une pour envoyer aux colonies tous ceux qui, par quelque raison que ce soit, veulent s’y transplanter, et l’autre pour recevoir dans le royaume toutes les personnes qui désirent de vivre parmi nous ?

VIII. Si quelques personnes parmi nous, après avoir été imprudentes ou malheureuses, veulent d’elles-mêmes se retirer dans des lieux où leur conduite passée ne soit point connue, ou si l’ambition en pousse d’autres à chercher fortune dans les pays étrangers, n’est-ce pas une excellente politique d’ouvrir à ces aventuriers le chemin de nos colonies plutôt que de les laisser passer chez des peuples qui probablement sont nos rivaux ?

Section XIX. — Si, en cas que le bill de naturalisation eût passé, il est probable que les mendiants en eussent le plus profité ?

I. Un bill de naturalisation est-il un motif dont les mendiants aient besoin ?

Si mille mendiants étrangers venaient dans ce pays, la loi donne-t-elle aux juges de paix[31] aux maires ou à quelques autres magistrats le pouvoir de les faire sortir de la Grande-Bretagne, de lever quelque taxe à cet effet, ou d’y appliquer une partie des revenus publics ? Si les magistrats n’ont pas ce pouvoir, le bill de naturalisation donnerait-il aux mendiants plus de facilité qu’ils n’en ont à présent ?

II. Les fainéants sont-ils les plus portés à quitter leur pays ? Les gens de cette sorte, Écossais ou Gallois, qui n’ont cependant point de mer à passer, les Irlandais, qui sont volontiers mendiants de profession, prennent-ils la peine de venir en Angleterre pour faire ce métier ? Si l’on voit quelquefois des gens de ces pays-là demander l’aumône en Angleterre, ne sont-ce pas pour la plupart des travailleurs qui étaient venus chercher de l’ouvrage, mais que des maladies ou des accidents inévitables ont réduits à cette nécessité ?

III. Quel but un étranger mendiant pourrait-il se proposer en passant en Angleterre, dont il n’entend pas même la langue, et comment pourrait-il payer les frais de son passage ?

IV. Quand un Anglais veut faire fortune dans un pays étranger, se propose-t-il d’y vivre dans la paresse et dans l’oisiveté ? De même, un marchand ou un artiste étranger qui vient en Angleterre peut-il espérer de s’y enrichir par d’autres moyens que par une application et une industrie du moins égales, sinon supérieures à celles des nationaux ?

V. Cette objection, « que nous serons inondés de mendiants étrangers », peut-elle subsister avec celle-ci, « que les étrangers supplanteront les nationaux et leur ôteront le pain de la bouche » ?

Section XX. — Si, en cas que le bill pour la naturalisation eût passé, il est probable que les libertins et les mauvais sujets eussent été les plus empressés à en profiter.

I. Quelles précautions prend-on maintenant pour empêcher les libertins et les mauvais sujets de venir s’établir en ce pays ? Tout ce qu’il y a de scélérats dans l’Europe ne savent-ils pas, par l’exemple ou par le témoignage des Anglais qui voyagent parmi eux, que l’Angleterre est un pays où l’on peut être aussi vicieux que l’on veut ? Qu’importe-t-il à un homme perdu, à une prostituée, à un escroc, d’être ou de n’être pas naturalisés ? Ces gens, pour la plupart, ne sont-ils pas citoyens du monde ?

II. Lorsque des commerçants ou des artisans sont contraints d’abandonner leur patrie pour obéir à leur conscience et à leur religion, est-il probable qu’ils augmentent parmi nous la débauche, et qu’ils corrompent nos mœurs comme ces cuisiniers, ces baladins, ces chanteurs et ces violons étrangers, qui ne peuvent subsister qu’en offrant sans cesse de nouveaux aiguillons à nos extravagances et de nouveaux aliments à nos vices ?

III. Si nos rivaux avaient le choix d’envoyer dans chacune des villes commerçantes d’Angleterre une colonie de marchands et de manufacturiers, ou une colonie de chanteurs et de violons, laquelle des deux croit-on qu’ils nous envoyassent, et laquelle paraissons-nous le plus disposés à bien recevoir ?

IV. Les artisans pauvres sont-ils, dans aucun endroit du monde, aussi débauchés et aussi corrompus qu’en Angleterre ? Et par conséquent n’est-il pas bien plus à craindre que les Anglais ne corrompent les étrangers, qu’il ne l’est que les étrangers ne corrompent les Anglais ?

V. La Hollande n’est-elle pas ouverte à tout le monde ? Observe-t-on cependant que le peuple y soit pour cela plus débauché ? Où avons-nous vu par expérience que les réfugiés flamands et français établis ici aient introduit dans nos mœurs une nouvelle corruption ?

Section XXI. — Quel est le moyen le plus doux et le plus efficace pour réformer les mœurs d’une nation.

I. Peut-on imaginer quelque moyen efficace pour la réformation des mœurs avec lequel la naturalisation des protestants étrangers soit incompatible ? Ne sera-t-elle pas au contraire un moyen de plus pour y parvenir ? Et les deux ne concourront-ils pas admirablement ensemble ? Ou, pour dire la même chose autrement, les bons exemples ne donneront-ils pas un nouvel empire, une nouvelle force aux bonnes lois ?

II. L’émulation n’est-elle pas un des ressorts les plus puissants sur les hommes ? N’est-elle pas très-vive[32] entre les habitants de cette île et les étrangers ? Et ne pourrait-on pas s’en servir comme d’un instrument très-efficace pour réformer les nationaux ?

III. La méthode de fouetter, d’enfermer dans les hôpitaux, de transporter dans les colonies, de pendre même, n’a-t-elle pas été assez longtemps pratiquée ? Toutes ces rigueurs, employées jusqu’à présent sans succès, n’indiquent-elles pas la nécessité d’essayer enfin quelque autre voie ? S’il est prouvé que le bill de naturalisation n’attirerait ici que des étrangers sobres et industrieux, l’esprit d’émulation ne pourrait-il pas porter les Anglais à imiter ces mêmes vertus ?

IV. Je suppose que les ouvriers d’un métier s’entendent pour ne travailler que trois jours par semaine et pour mettre leur travail pendant ces trois jours à un prix exorbitant : quels motifs emploiera-t-on pour rompre cette confédération pernicieuse ? La crainte des magistrats sera-t-elle, dans un gouvernement comme le nôtre, aussi efficace que la force de l’émulation ? L’ouvrier imprudent ou débauché sera-t-il rappelé à son devoir par quelque punition que ce soit, aussi promptement que par la vue des étrangers employés au même travail dont il n’a pas voulu se charger ? Et la méthode d’exciter l’émulation n’est-elle pas plus douce, plus humaine, plus convenable au génie d’un peuple qui n’est pas entièrement barbare, plus propre à tous égards à produire le bien général ?

Section XXII. — L’admission des étrangers considérée par rapport à la constitution de l’Église et à celle de l’État.

I. Sous quel rapport l’admission des protestants étrangers mettrait-elle en péril l’excellente constitution de notre Église ? Quelle était là-dessus l’opinion de nos réformateurs ?

II. Les Églises étrangères ont-elles jamais montré de l’aversion pour l’Épiscopat, pour l’usage des liturgies, pour nos articles et nos homélies, ou pour aucune partie de nos constitutions ecclésiastiques, et n’ont-elles pas même souvent regardé l’Église anglicane comme l’ornement et le soutien de la réformation ?

III. Les Anglais ne sont-ils pas notés aujourd’hui dans l’Europe comme les défenseurs des systèmes les moins orthodoxes et de toutes les opinions latitudinaires ? Voit-on dans quelque autre pays les articles fondamentaux de la religion naturelle ou révélée attaqués aussi outrageusement qu’en Angleterre ?

IV. Les principales personnes du clergé dans les pays étrangers, soit calvinistes, soit luthériens, ne se sont-elles pas fait agréger à la société qui s’est formée à Londres pour la propagation de l’Évangile chez les infidèles, conformément à la doctrine et à la discipline de l’Église anglicane ? Si donc quelques-uns de leurs disciples venaient se fixer parmi nous, serait-ce en arrivant en Angleterre qu’ils s’aviseraient de rompre avec l’Église établie ?

V. Les protestants étrangers qui ont cherché parmi nous un asile contre les persécutions de l’Église romaine se sont-ils conduits avec indécence ? Ont-ils manqué de respect pour le clergé anglican ? Leurs descendants ne sont-ils pas aussi bien intentionnés que qui que ce soit pour ce même clergé, et est-il probable, en quelque nombre qu’ils viennent, qu’ils veuillent jamais donner aucun sujet de plainte contre eux ?

VI. Sous quel rapport l’admission des protestants étrangers mettrait-elle en péril la constitution de l’État ? Que pensent là-dessus les patriotes les plus distingués et les meilleurs politiques ?

VII. Les protestants étrangers haïssent-ils la liberté ? Aiment-ils l’esclavage, sont-ils ennemis de la maison régnante, et attachés aux intérêts du prétendant ?

VIII. Dans quelles intrigues, dans quelles conspirations, dans quelles révoltes a-t-on vu entrer quelques-uns des protestants étrangers qui vivent parmi nous ? Quels livres, quels traités ont-ils écrits ou protégés qui tendissent à renverser les droits et les priviléges des sujets, ou les justes prérogatives de la couronne ?

IX. L’adoption des étrangers, qui fortifie tous les gouvernements du monde, affaiblira-t-elle le gouvernement d’Angleterre ? Aura-t-on raison en France d’engager les Anglais, les Écossais et Irlandais catholiques à s’y établir, et tort en Angleterre d’y appeler les protestants persécutés ? Chaque fabricant attiré de chez une nation rivale n’est-il pas une double perte pour elle ?

Section XXIII. — Des leçons de l’humanité, et des principes du christianisme.

I. Est-ce un acte d’humanité et de bienfaisance de refuser tout asile et toute protection à des malheureux persécutés ? Serait-ce ainsi que nous voudrions qu’on en agît avec nous si nous étions dans des circonstances semblables ?

IL Quand un protestant persécuté dans une ville fuit dans une autre, suivant le précepte de Jésus-Christ, est-il bien conforme à la religion que nous professons, et comme chrétiens et comme protestants, de lui fermer les portes et de l’empêcher d’entrer ? Les protestants étrangers en usèrent-ils ainsi avec les Anglais fugitifs qui cherchaient à se dérober aux persécutions de notre sanguinaire reine Marie ?

III. Si, pour la punition de nos crimes, ce royaume retombait encore sous la puissance d’un papiste intolérant et bigot, ne regarderions-nous pas comme un procédé aussi contraire au christianisme qu’à l’humanité, le refus que feraient nos voisins protestants de nous recevoir parmi eux et de nous protéger ?

IV. L’inutilité des démarches faites dans ce pays en faveur de la naturalisation n’a-t-elle pas été souvent employée avec adresse par les prêtres français pour persuader aux protestants d’embrasser la religion romaine ? Et ne leur fournit-elle pas un prétexte bien plausible pour dire que les Anglais refusent aux protestants étrangers tout asile dans leur malheur, tandis que les catholiques romains procurent tous les secours imaginables aux membres de leur communion ? Cette comparaison de notre conduite avec la leur ne montre-t-elle pas la religion romaine sous un jour bien avantageux ? Quel scandale pour nous, et quel reproche !

V. En rejetant le bill de naturalisation, n’avons-nous pas encouragé le gouvernement et le clergé de France à appesantir leurs mains sur les protestants ? Tout récemment, la persécution ne s’est-elle pas relâchée en France pendant que nous étions en balance sur le bill de naturalisation, et n’a-t-elle pas repris de nouvelles forces depuis que nous l’avons rejeté ? Ne sommes-nous pas ainsi devenus en quelque sorte complices des persécutions de l’Église romaine, par cette conduite directement contraire à l’intérêt, à la puissance et à l’honneur de notre Église et de notre nation ?


  1. Des protestants étrangers.
  2. Hume et Tucker sont les deux premiers écrivains qui se soient élevés, en Angleterre, au-dessus des théories du système mercantile. Le dernier, qui n’est mort qu’en 1799, a laissé un assez grand nombre d’écrits économiques, dont le moins remarquable n’est pas l’opuscule traduit, et publié en 1755, par Turgot. Il se distingue par un fond d’idées très-justes en général, et relevées, d’une manière fort piquante, par la concision et l’originalité de la forme. L’auteur y agite, en outre, une des questions les plus controversées aujourd’hui, celle de savoir si une population nombreuse doit être considérée comme un bien ou comme un mal ; et le sens dans lequel il la résout porte à croire que, si l’âge ou la mort n’eût arrêté sa plume, il aurait servi de second à William Godwin dans la guerre contre Malthus*.

    Tucker entretenait des relations suivies avec Turgot et quelques autres économistes du dix-huitième siècle. Il a même eu l’honneur d’être traduit deux fois par notre illustre concitoyen, car l’on peut voir, dans la correspondance qui termine la collection des œuvres du dernier, une lettre où Turgot annonce à l’auteur anglais la publication prochaine d’une brochure de celui-ci sur les guerres de commerce. Il ne paraîtrait pas toutefois que ce travail, qui n’attendait plus que des notes, ait vu le jour, et le premier éditeur de Turgot ne parle même pas du manuscrit. (E. D.)

    *. L’Essai sur le principe de la population ne parut qu’en 1798.

  3. L’intérêt terrien (landed-interest), c’est l’intérêt des propriétaires de terres opposé à l’intérêt des propriétaires d’argent (money’d-inierest), ou l’intéret rentier. Je me suis servi, au lieu de périphrase, de ces mots terrien et rentier, qui sont aussi français dans ce sens que les mois landed et money’d étaient anglais dans ce même sens, lorsqu’on s’en est servi pour la première fois. Par la multitude des emprunts auxquels les besoins vrais ou faux de l’État ont forcé le gouvernement d’Angleterre depuis plus de soixante ans, la nation se trouve chargée d’un capital immense dont elle paye l’intérêt aux particuliers qui lui ont prêté leurs fonds. Ces intérêts se prennent sur les revenus de l’État, c’est-à-dire sur la taxe des terres et sur la consommation ; de là, la division de la nation en deux parties, et l’opposition de leurs intérêts. Le propriétaire des terres, créancier de l’État, voit à regret passer une partie des fruits de son champ et de son industrie dans les mains du rentier, c’est-à-dire d’un citoyen oisif, d’un usurier avide, qui, sans rien produire dans l’État, en dévore la substance. La réduction de l’intérêt et l’extinction des dettes de l’État, dût-elle être l’effet d’une banqueroute totale, sont l’objet des vœux avoués ou secrets de ce parti. Le propriétaire d’argent, au contraire, se regarde comme le soutien du crédit public, et la ressource de l’État dans les temps orageux ; il s’efforce de soutenir le prix des billets de banque et autres valeurs actives, en exagérant les effets de la circulation de l’argent et du mouvement rapide que lui donne l’agiotage de ces papiers. Il flotte sans cesse entre deux craintes, celle d’être remboursé, ou réduit à un intérêt plus faible, si l’État devient trop riche, et celle de perdre par une banqueroute totale le capital et l’intérêt, si la dette de l’État vient à surpasser ses forces. Ce parti est en général plus dépendant de la cour, parce que toute sa fortune, appuyée sur la sûreté des promesses du gouvernement, serait entièrement renversée avec lui dans la première révolution. La cour, par cette raison, le favorise. Ces deux partis ont succédé en Angleterre à ceux des whighs et des torys, dont on leur donnait encore le nom il y a quelques années, et qui s’y sont fondus insensiblement. On sait que ce nom de whighs a servi d’abord à distinguer les presbytériens des épiscopaux ou torys. Quelque temps après, les whighs étaient les républicains, et les torys les partisans de l’autorité royale. Enfin on donne aujourd’hui le nom de whighs aux propriétaires d’argent, parce que les gens de ce parti, attachés au roi Guillaume et depuis à la maison d’Hanovre, et promoteurs de la grande guerre de 1700 et de presque toutes celles qui ont suivi, sont devenus possesseurs de la plus grande partie des effets publics. Ainsi, cette fameuse division de la nation anglaise a été d’abord une dispute de religion, puis une querelle politique, et est enfin devenue une discussion d’argent. Ce changement, qui s’est fait d’une manière lente et en quelque façon inaperçue, est l’histoire abrégée du caractère anglais depuis un siècle, et c’est un spectacle assez curieux pour ceux qui étudient la marche du génie des nations.

    On sent aisément que toutes les matières agitées dans le parlement sont envisagées relativement à ces deux intérêts, et décidées par l’intérêt réel ou imaginaire du parti dominant. En général les propriétaires d’argent désirent la guerre, qui soutient l’intérêt de l’argent plus haut ; ils ont aussi cependant un grand intérêt de soutenir le commerce, dont la chute entraînerait celle du crédit public : les propriétaires de terres haïssent la guerre qui force à de nouveaux emprunts et à de nouvelles taxes. L’empressement de leurs adversaires à exalter les avantages du commerce, et à confondre l’agiotage avec le commerce, les a souvent rendus indifférents sur les projets relatifs à cette grande partie de l’administration politique, et les a empêchés de sentir que le produit de la balance retombe toujours entre leurs mains ; ce parti d’ailleurs est plus nombreux, composé de la plus grande partie des habitants des provinces ; par là il est en quelque sorte plus peuple, plus attaché aux anciens préjugés, et plus sujet à s’aveugler sur son véritable intérêt, pour peu qu’il soit difficile à saisir. On verra dans ce petit ouvrage plusieurs exemples des effets de cette ignorance : la conservation des communautés d’artisans et les obstacles à la naturalisation des étrangers sont les principaux. (Note de Turgot.)

  4. Il y a une loi portée la vingt-cinquième année du règne de Charles II, et qui subsiste encore, pour la naturalisation de tous les ouvriers en toiles et en tapisseries. Je ferai peut-être plaisir à quelques-uns de mes lecteurs de l’insérer ici.
    ACTE POUR L’ENCOURAGEMENT DES MANUFACTURES DE TOILES ET DE TAPISSERIES.

    « I. Vu l’immense quantité de toiles et autres ouvrages de lin et de chanvre, et la quantité de tapisseries de haute-lisse qui sont journellement importées des pays étrangers dans ce royaume, ce qui ne peut manquer de le ruiner et de l’apauvrir par l’enlèvement de ses monnaies, l’épuisement et la diminution journalière de ses capitaux, et le manque d’emploi de ses pauvres ; quoique les matières employées dans la fabrique de ces tapisseries soient ici plus abondantes, plus parfaites et moins chères que dans le pays d’où elles sont importées ; et quoique à l’égard du chanvre et du lin on pût en recueillir ici en très-grande abondance et d’une très-bonne qualité, si en établissant des manufactures destinées à employer ces matières, on en ôtait le profit à ceux qui sont en possession de les semer et de les cultiver.

    « II. À ces causes, et afin d’encourager ces différentes manufactures, il sera ordonné et il est ordonné par sa très-excellente majesté le roi, avec et par l’avis et le consentement des seigneurs spirituels et temporels, et des communes assemblées dans le présent parlement, et de leur autorité, qu’à compter du premier jour d’octobre prochain, il sera permis à toutes personnes, de quelque qualité qu’elles soient, natives de ce royaume ou étrangères, d’exercer librement et sans payer aucune réception, taxe ou bienvenue, dans toutes les villes d’Angleterre et du pays de Galles, privilégiées ou non privilégiées, incorporées ou non incorporées, le métier et l’art de broyer, de teiller, de préparer le chanvre et le lin ; comme aussi de fabriquer et blanchir le fil, d’ourdir, fabriquer, laver et blanchir toutes sortes de toiles faites de chanvre et de lin seulement ; comme aussi le métier et l’art de fabriquer toutes sortes de filets pour la pêche, et toutes sortes de cordages ; comme aussi le métier et l’art de fabriquer toutes sortes de tapisseries, nonobstant toutes les lois, statuts ou usages à ce contraires.

    « III. Tout étranger qui aura établi ou exercé quelqu’une des manufactures, ou quelqu’un des arts ci-dessus, véritablement et de bonne foi, pendant l’espace de trois ans, dans l’étendue tant de ce royaume d’Angleterre que de la principauté de Galles, et dans la ville de Berwick sur la Tweed, pourra de ce moment jouir de tous les privilèges dont jouissent les sujets naturels de ce royaume, en prêtant préalablement les serments de fidélité et de suprématie, en présence des deux juges de paix les plus voisins de son domicile, autorisés à cet effet par les présentes.

    « IV. Il est encore ordonné et déclaré que les étrangers qui exerceront, conformément au présent acte, quelqu’un des métiers ci-dessus nommés, ne pourront jamais être assujettis à aucune taxe, subvention ou imposition, au delà de celles que payeront les sujets naturels de Sa Majesté, à moins qu’ils ne fassent le commerce avec les pays étrangers, soit en important, soit en exportant des marchandises ; auquel cas ils seront sujets aux mêmes droits que les étrangers ont coutume de payer, mais pendant les cinq premières années seulement, et non au delà. »

    Il eût été bien à désirer que les dispositions de cette loi eussent été universellement connues, et que le public en eût recueilli les avantages que le législateur s’était proposés. Mais aujourd’hui elle paraît presque aussi complètement oubliée que si elle n’avait jamais existé. Quoi qu’il en soit, elle suffit pour prouver que, dans l’opinion de nos législateurs, la naturalisation des manufacturiers étrangers est un moyen d’employer les pauvres, et non pas de leur ôter le pain de la bouche. (Note de l’auteur.)

  5. Les opposants au bill de naturalisation objectent que nous avons manufacturé dans ces derniers temps, sans le secours des étrangers, toute la laine que produit ce royaume : de là ils infèrent que nous n’aurions point assez de laine pour occuper un plus grand nombre d’ouvriers. Mais on les prie de considérer :

    1o Qu’il est très-possible que l’industrie perfectionnée trouve des moyens pour élever et pour nourrir dans ce royaume un plus grand nombre de moutons qu’on ne fait aujourd’hui, non-seulement sans diminuer la quantité des terres labourables, mais même en faisant servir cette multiplication de bestiaux à procurer une plus grande fertilité ; la méthode de nourrir des moutons pendant l’hiver avec des turneps est à peine connue dans la principauté de Galles, et n’est que très-peu en usage dans plusieurs comtés d’Angleterre, en sorte que les habitants sont obligés de vendre au dehors les moutons dont leurs troupeaux s’augmentent chaque année, de peur d’être obligés de faire de trop grandes provisions de fourrage pour l’hiver ;

    2o Que les Français embarquent de Bilbao tous les ans environ douze mille sacs de laine fine, indépendamment de la quantité immense de laine plus grossière que la Provence et le Languedoc reçoivent de la Catalogne et du midi de l’Espagne, pendant que les Anglais n’en reçoivent pas en tout cinq mille sacs. Outre cela, les Français tirent des laines d’Afrique, de Turquie, des Pays-Bas autrichiens et de la Pologne : marchés qui seraient ouverts aux Anglais comme aux Français, si notre commerce devenait assez étendu pour cela.

    3o Si par le moyen d’un commerce libre et étendu, nous pouvions, en échange de notre poisson et de nos manufactures, nous procurer une plus grande importation de soie crue, de coton, de lin, etc., pour les porter et les travailler dans notre pays même, ce serait la même chose pour ce royaume que si la production de nos laines augmentait réellement, parce que ce serait un moyen d’en réserver une plus grande quantité pour l’employer à de nouvelles sortes d’ouvrages.

    4o Si les raisonnements sur lesquels s’appuient nos faiseurs d’objections étaient fondés, il s’ensuivrait que les Français devraient congédier au moins les trois quarts de leurs ouvriers en laine, puisque ce pays produit à peine assez de laines pour le quart des ouvriers qui l’emploient aujourd’hui. Les Anglais devraient aussi chasser tous leurs manufacturiers en soie, puisque l’Angleterre ne produit point du tout de soie crue. Telles sont les conséquences nécessaires d’un pareil principe. (Note de l’auteur.)

  6. Un droit plus fort sur l’exportation de l’étain brut, et un encouragement suffisant pour l’exportation de l’étain travaillé, procureraient un emploi sur à des milliers de pauvres ; par là nous tirerions tout le profit possible de ce métal, d’autant plus précieux qu’il est presque entièrement dans nos mains. (Note de l’auteur.)
  7. J.-B. Say a développé cette pensée dans ces termes : « On est trop porté à prendre ce mot (celui de circulation) en bonne part et sans se rendre raison de ce qu’il signifie. Dans l’économie des nations, ce qu’on entend par le mot de circulation est le passage de la monnaie ou des marchandises d’une main dans une autre par voie d’échange. On s’imagine que le corps social a d’autant plus de vie et de santé que la circulation des valeurs est plus rapide et plus générale : oui, quand cette circulation sert à la confection des produits ; non, quand elle n’ajoute à l’objet qui circule aucune utilité, aucune valeur nouvelle… Une telle circulation est celle qui s’opère sur les fonds publics. Semblable à celle des jetons sur une table de jeu, elle ne procure aucun gain sans causer une perte équivalente ; et les intérêts des capitaux qu’on y emploie sont une perte pour les capitalistes et pour les industrieux, dont ils pouvaient favoriser les conceptions et l’activité. » (Cours d’économie politique, tome II, p. 438.)
    C’est qu’en effet la circulation de la bourse n’a rien de commun avec celle du travail, dont parle Tucker. (E. D.)
  8. Il ne suffit pas que les habitants d’un État soient nombreux pour se donner les uns aux autres un emploi réciproque : il faut, de plus, des capitaux qui mettent le travail en mouvement ; et Tucker s’écarte souvent du vrai, faute d’avoir bien saisi ce principe (E. D.)
  9. Le fait est exact, mais il ne provient pas de la cause que lui assigne l’auteur : on émigre des pays mal peuplés, non parce que la population y est rare, mais parce que les capitaux manquent au travail. (E. D.)
  10. Voyez Adam Smith, volume Ier, p. 176, tome V de cette Collection.
  11. Les besoins naturels de l’humanité ne peuvent être qu’en petit nombre ; la nourriture, le vêtement, un abri contre les injures de l’air, voilà des choses fort simples sur lesquelles les hommes les moins industrieux peuvent, en général, se procurer tout ce que la vie animale exige. Mais comme les hommes, dans cet état, n’auraient pas été fort éloignés de celui des brutes, la plus grande partie des obligations morales, qui forment l’essence de la vertu sociale et de nos devoirs respectifs, y aurait été inconnue. Si donc il entre dans les vues sages de la Providence qu’il y ait un rapport réel et une subordination entre les différents membres de la société, il doit y avoir des besoins artificiels relatifs aux différents États ; et mieux un homme remplit les devoirs de son rang, plus il est à portée de contribuer au bonheur général en donnant un mouvement constant et régulier à la circulation du travail et de l’industrie dans tous les ordres de la société auxquels il est enchaîné par des rapports multipliés. C’est là un des points essentiels par où l’homme diffère de la brute. (Note de l’auteur.)
  12. S’il y a trop de 1,000 charpentiers pour fournir aux besoins de 400,000 habitants, il y en aura trop de 100 pour fournir au besoin de 10,000. Le nombre des habitants est donc ici indifférent. La surcharge n’est donc qu’une disproportion entre le nombre des hommes dans un métier, et celui des hommes qui exercent les autres métiers : une surcharge répartie proportionnellement sur toutes les professions laisserait donc subsister entre elles le même équilibre, et ne serait plus une surcharge. (Note de Turgot.)
  13. Un tailleur trouve qu’il y a trop de tailleurs ; mais le cordonnier qui en paye d’autant moins cher ses habits, trouve peut-être qu’il n’y en a pas assez, et réciproquement. Comptez les voix sur la prétendue surcharge de chaque profession en particulier, et vous trouverez d’un côté les seuls artisans de chaque profession, et de l’autre tout le corps entier de la société : la prétention de chaque profession a toujours contre elle la pluralité des voix. C’est ainsi que Cicéron prouve la supériorité du courage des Romains sur les autres nations, en opposant à la prétention de chacune l’accord de toutes les autres à lui préférer les Romains. (Note de Turgot.)
  14. Plusieurs métiers peuvent éprouver une sorte de fluctuation par les variations des habillements et les caprices de la mode ; et, par là, il sera très-souvent vrai qu’ils auront ou trop ou trop peu de mains. Dans une pareille circonstance, les personnes attachées au métier que la mode abandonne, manquent effectivement d’emploi. Mais qui peut tirer de là un argument contre le bill de naturalisation ? la même chose n’arriverait-elle pas, quand il n’y aurait en Angleterre que la dixième partie du peuple qu’elle nourrit ; et les villes les moins habitées n’en font-elles pas tous les jours l’expérience ?

    Un deuil long et général dans une nation est encore une cause qui augmente prodigieusement la demande d’une sorte de marchandise, et qui arrête totalement le débit de quelques autres ; mais on ne peut pas empêcher de pareils hasards : ils pourraient arriver en France ou en tout autre pays sans aucun rapport au nombre des habitants. (Note de l’auteur.)

  15. Quelque vrais que soient ces principes, il faut avouer que les variations dans les modes et les caprices des consommateurs font souvent qu’une profession particulière se trouve réellement surchargée d’hommes. L’industrie se met d’elle-même en équilibre avec les salaires offerts. S’il y a un métier où l’on gagne plus, un certain nombre d’artisans abandonne celui où l’on gagne moins. Mais, si la communication est interceptée entre les différents canaux de l’industrie par des obstacles étrangers ; si des règlements téméraires empêchent le fabricant de se plier au goût du consommateur ; si des communautés exclusives, des apprentissages de dix ans pour des métiers qu’on peut apprendre en dix jours ; si des monopoles de toute espèce lient les bras à ce malheureux artisan, qu’un changement de mode oblige de renoncer à un travail qui ne le nourrit plus, le voilà condamné par notre police à l’oisiveté, et forcé de mendier ou de voler. C’est ainsi que, par nos règlements et nos communautés, les hommes nous deviennent à charge. Mais est-ce là un argument contre l’augmentation du nombre des citoyens, ou contre nos communautés exclusives et nos règlements ? (Note de Turgot.)
  16. Ces hommes éprouveraient certainement le besoin de consommer ; mais, si les capitaux manquaient pour leur fournir du travail, avec quoi payeraient-ils le montant de leurs consommations ? — Voyez les notes 2 et 3 de la page 328. (E. D.)
  17. Le travail ou labeur, du mot latin labor, n’est à proprement parler que l’emploi des forces musculaires de l’homme ; et cet acte, considéré en lui-même, n’est de nature à donner de l’ouvrage à personne. Ce qui donne de l’ouvrage à autrui, c’est l’épargne faite sur le produit du travail, ou le capital. Il est toujours à propos d’observer avec précision la nature des phénomènes économiques. (Voyez la note de la page précédente, (E. D.)
  18. L’auteur ne fait pas attention qu’une colonie nouvelle est pourvue, d’une manière surabondante, du plus important de tous les capitaux, la terre. De là le prompt développement de la richesse aux États-Unis. (E. D.)
  19. Tout en convenant qu’il n’appartient à personne d’empêcher le mariage, il faut reconnaître que les lois qui accordent des primes aux femmes enceintes sont absurdes. (E. D.)
  20. Le chevalier Guillaume Petty ne faisait pas là un souhait bien raisonnable. Une étendue de terre déterminée peut porter une certaine quantité d’hommes, et quand elle n’y est pas, c’est la faute de l’administration. En politique comme en économie, la terre est la seule richesse réelle et permanente ; quoiqu’il soit vrai qu’un pays peu étendu puisse quelquefois, par l’industrie de ses habitants, l’emporter sur un pays beaucoup plus vaste dans la balance du commerce et de la politique, telle est la Hollande ; mais d’autres pays n’ont qu’à vouloir. (Note de Turgot.)
  21. Les tailles sont de petits morceaux de bois sur lesquels les boulangers et les bouchers font des entailles qui leur servent de signes pour compter le pain et la viande qu’ils fournissent. (Note de Turgot.)
  22. Les sentiments du feu prince d’Orange sur ce sujet méritent beaucoup d’attention, tant par l’autorité de sa personne que par la solidité de ses raisons, dans le traité intitulé : Propositions faites aux États généraux pour relever et réformer le commerce de la république. Il observe (pages 12 et 15) que, parmi les causes morales et politiques de l’établissement et de l’avancement du commerce, la principale a été « la maxime inaltérable et la loi fondamentale d’accorder un libre exercice à toutes les religions ; cette tolérance a paru, de tous les moyens, le plus efficace pour engager les étrangers à s’établir et à se fixer dans ces provinces ; et dès lors le plus puissant ressort de la population, la politique constante de la république, a été de faire de la Hollande un asile assuré et toujours ouvert pour tous les étrangers persécutés et opprimés : jamais ni alliance, ni traités, ni égards, ni sollicitations de quelque puissance que ce soit, n’ont pu affaiblir ou détruire ce principe, ou détourner l’État de protéger ceux qui sont venus s’y réfugier pour y trouver leur sûreté.

    « Pendant le cours des persécutions exercées dans les différents pays de l’Europe, l’attachement invariable de la république à cette loi fondamentale a fait qu’une foule d’étrangers s’y sont non-seulement réfugiés eux-mêmes avec tous leurs fonds en argent comptant et leurs meilleurs effets, mais qu’ils ont encore introduit et fixé dans le pays différentes fabriques, manufactures, arts et sciences, qu’on n’y connaissait pas, quoique les matières nécessaires pour ces manufactures manquassent entièrement en Hollande, et qu’on ne peut les faire venir des pays étrangers qu’avec de grandes dépenses. » (Note de l’auteur.)

  23. Les terres qui sont dans le voisinage d’une grande ville rapportent un fermage plus considérable que celles qui en sont à une grande distance, sans être plus fertiles, parce qu’il ne saurait y avoir sur le marché deux prix différents pour des denrées similaires de qualité égale, et que ce prix doit acquitter les frais de transport des choses venues de loin. C’est par suite du même principe que, lorsque l’accroissement de la population force à la culture successive des terres de qualité inférieure, il arrive que le fermage des bonnes s’élève progressivement. L’expression de cette vérité, entrevue par Josias Tucker, constitue ce qu’on appelle la grande découverte de Ricardo sur la théorie de la rente territoriale, découverte qui a fait dire à Mac Culloch qu’Adam Smith n’avait pas connu la nature, l’origine et les causes du fermage. Il doit être permis de trouver cette assertion fort exagérée, sans nier le mérite des analyses de Ricardo, car Smith a dit implicitement, dans son chapitre sur la Rente de la terre, tout ce que l’auteur des Principes de l’économie politique et de l’impôt peut avoir avancé, sur ce sujet, d’une manière plus explicite. Qu’on délivre, si l’on veut, un brevet de perfectionnement à Ricardo, mais qu’on lui accorde le titre d’inventeur pour avoir rédigé une monographie dont tous les éléments fondamentaux sont empruntés au livre de la Richesse des nations, cela ne nous paraît pas juste. Cette opinion est également celle de J.-B. Say, qui la développe avec sa clarté habituelle, dans son chapitre des Systèmes sur la production territoriale. — Voyez Cours d’économie polit., 2e édition, tome Ier, pages 218 et suivantes. (E. D.)
  24. Il y a du bonheur dans cette expression.
  25. Non, car l’extension du commerce, qui implique celle des manufactures, accroît la demande de tous les produits bruts, force à cultiver les terres de qualité inférieure, et par suite élève le fermage ou la rente territoriale. Les questions suivantes prouvent que l’auteur comprenait cette vérité. (E. D.)
  26. Allusion à la France, où la propriété des protestants, presque tous gens de commerce, manquait de garantie. (E. D.)
  27. « Mais pour en revenir au sujet que je traite, c’est-à-dire à l’examen de ce qui arriverait si les whighs avaient le dessus, le bill de naturalisation, qui vient d’être rejeté, passerait encore en loi, et le droit de naissance d’un Anglais serait encore réduit à ne pas valoir 12 sous. » (L’Examinateur, n°XXV, janvier 1710.)(Note de l’auteur.)
  28. Les arts et les métiers sont libres dans ces trois villes : ou n’y achète point la maîtrise ; ce sont les trois villes d’Angleterre où il y a le plus d’ouvriers, et où les manufactures ont fait le plus de progrès. (Note de Turgot.)
  29. Nul ne peut exercer un métier à Londres, dans ce qu’on appelle les libertés de la cité, s’il n’est reçu maître ; au lieu que dans le faubourg de Westminster les professions sont libres, ainsi que dans la ville même de Paris le faubourg Saint-Antoine, la rue de la Jussienne, et d’autres lieux privilégiés, comme le Temple, l’Abbaye, etc., où les trois quarts de l’industrie de Paris sont réfugiés. Il est assez singulier que ce soit précisément aux lieux consacrés au monopole qu’on ait donné le nom de franchises ou de libertés. Il semble que par les idées de notre ancienne police, le travail et l’industrie soient défendus par le droit commun, et qu’on ait seulement accordé par grâce ou vendu à quelques particuliers des dispenses de cette loi. (Note de Turgot.)
  30. On peut voir quelles sont ces mesures convenables dans l’Essai sur le commerce, page 92 de la deuxième édition, chez T. Trye Holborn, et je suppose que le chevalier Josias Child avait dans l’esprit quelques-unes de ces mesures, lorsqu’il a avancé que c’était une erreur populaire de dire que les colonies tendaient à diminuer le nombre des habitants de la métropole. (Note de l’auteur.)
  31. Les juges de paix ont le pouvoir de renvoyer en Irlande les mendiants irlandais, mais ils ne peuvent chasser les mendiants étrangers, et je me suis assuré de ce fait. (Note de l’auteur.)
  32. L’ingénieux abbé Dubos, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, tome II, chapitre xv, fait à ce sujet une observation intéressante et utile.

    « Les Anglais d’aujourd’hui, dit-il, ne descendent pas, généralement parlant, des Bretons qui habitaient l’Angleterre quand les Romains la conquirent ; néanmoins, les traits dont César et Tacite se servent pour caractériser les Bretons conviennent aux Anglais : les uns ne furent pas plus sujets à la jalousie que le sont les autres. Tacite écrit qu’Agricola ne trouva rien de mieux pour engager les anciens Bretons à faire apprendre à leurs enfants le latin, la rhétorique et les autres arts que les Romains enseignaient aux leurs, que de les piquer d’émulation en leur faisant honte de ce qu’ils se laissaient surpasser par les Gaulois. L’esprit des Bretons, disait Agricola, était de meilleure trempe que celui des Gaulois, et il ne tenait qu’à eux, s’ils voulaient s’appliquer, de réussir mieux que leurs voisins. L’artifice d’Agricola réussit, et les Bretons, qui dédaignaient de parler latin, voulurent se rendre capables de haranguer en cette langue. Que les Anglais jugent eux-mêmes si l’on n’emploierait pas encore aujourd’hui chez eux avec succès l’adresse dont Agricola se servit. »

    Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de trouver ici un autre exemple de la même nature, quoique d’un ordre un peu inférieur, à la vérité, mais aussi plus récent et très-applicable au sujet. Le jardinier en chef d’un pair de ce royaume employait à faire de nouveaux jardins un grand nombre d’ouvriers, tant Anglais qu’Irlandais ; mais il n’avait encore pu les engager à remplir même passablement leur tâche, lorsqu’il s’avisa de séparer les deux nations et de les piquer d’émulation l’une contre l’autre. Cet heureux expédient eut tout le succès désiré : ils firent bien plus d’ouvrage, et l’ouvrage fut bien mieux fait, lorsqu’on leur eut dit que c’était pour l’honneur de l’Angleterre ou pour l’honneur de l’Irlande, qu’ils n’eussent fait pour quelque autre considération qu’on leur eût proposée. (Note de l’auteur.)