Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Questions sur la Chine

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QUESTIONS SUR LA CHINE,
ADRESSÉES
À MM.  KO ET YANG[1].


RICHESSES. — DISTRIBUTION DES TERRES. — CULTURE.

I. Y a-t-il à la Chine beaucoup de gens riches, ou, ce qui est la même chose, les fortunes y sont-elles fort inégales ?

II. Y a-t-il beaucoup de gens qui possèdent une très-grande quantité de terres, de maisons, de domaines ?

III. Y a-t-il beaucoup d’entrepreneurs qui aient de gros fonds, qui fassent travailler un grand nombre d’ouvriers, et qui fassent fabriquer une très-grande quantité de marchandises ?

IV. Y a-t-il beaucoup de négociants qui aient des fonds considérables, et qui fassent des entreprises de commerce ?

Observations. — Il y a certainement beaucoup d’entreprises de manufactures et de commerce qui ne peuvent s’exécuter sans des fonds d’avances très-considérables. Par exemple, il faut de très-gros fonds pour armer et charger un vaisseau ; mais il n’est pas absolument nécessaire que tous ces fonds appartiennent à la même personne ; plusieurs peuvent s’associer pour faire les dépenses en commun et partager les profits à proportion de la mise de chacun. Il est donc possible qu’il y ait dans un pays beaucoup d’industrie et de commerce sans qu’il y ait de grandes fortunes, ou une excessive inégalité dans les fortunes.

V. Y a-t-il beaucoup de gens qui vivent de l’intérêt de l’argent prêté ?

Observation. — Il y a dans les grandes sociétés une foule d’emplois qui ne peuvent être exercés que par des hommes entièrement disponibles, c’est-à-dire qui n’aient pas besoin pour leur subsistance ou pour la conservation de leur fortune d’une assiduité et d’un travail continuels, et qui puissent être enlevés aux fonctions laborieuses de la société, sans interrompre ni déranger la circulation des travaux et des dépenses dont dépend la reproduction perpétuelle des richesses. Tels sont les emplois des ministres d’État, des administrateurs des provinces, des membres des tribunaux, d’une foule d’officiers et de mandarins plus ou moins élevés en dignité. — 11 est visible qu’un propriétaire obligé de cultiver sa terre, un entrepreneur de culture, un manufacturier, un commerçant, à quelque point qu’on les suppose riches, ne pourraient se livrer aux fonctions de la guerre ou de la magistrature, sans abandonner les travaux qui les font subsister, et sans diminuer les revenus de la nation. — Il n’y a que le propriétaire qui jouit sans travail de son revenu, et le prêteur d’argent qui en reçoit l’intérêt, qui puissent, sans déranger ni leur fortune, ni l’ordre des travaux productifs, se livrer à toute sorte d’occupations, à l’étude des sciences, aux fonctions publiques de la guerre, de la justice, de l’administration. — Tous ces travaux supposent des hommes sinon riches, du moins qui jouissent sans travail d’une subsistance honnête, et qui, n’étant point engagés au travail par le besoin, puissent écouter des motifs plus nobles, tels que l’amour de la gloire, le désir de la considération, et l’amour du bien public.

Il est vrai que les officiers de guerre et de justice, les mandarins de tous les ordres, recevant des appointements proportionnés à leur grade, peuvent subsister sur ces appointements. Mais outre que des hommes déjà riches, et qui travailleraient plus pour l’honneur que pour l’intérêt, coûteraient moins à l’État, ils seraient aussi moins tentés d’abuser de leur emploi par des exactions, moins exposés à la vénalité, que des hommes qui, n’ayant que leurs appointements, n’ont de perspective à laisser à leur famille, en cas de mort, que la misère, s’ils ne trouvent pas moyen d’amasser du bien dans leurs places.

En France on achète les places de magistrature, et un très-grand nombre de ces places ne rapportent que très-peu de chose. C’est assurément un grand abus que les emplois s’achètent ; mais cet abus prouve que des gens riches peuvent être excités, par le seul motif de l’honneur et de la considération publique, à consacrer au service de l’État non-seulement leur temps et leur travail, mais encore une partie de leur fortune. D’ailleurs, quoique, absolument parlant, les officiers publics puissent n’avoir que leurs appointements, comme pour parvenir aux emplois il faut, à la Chine, s’y être préparé par de longues études, avoir subi plusieurs examens, fait différents voyages, il faut être au-dessus du premier besoin, et pouvoir subsister pendant tout le temps de ses études sans gagner aucun salaire par son travail. Il faut donc au moins être né de parents riches qui puissent subvenir aux frais de cette longue éducation.

Il est vrai qu’un riche laboureur, un gros négociant, peuvent gagner assez pour faire cette dépense en faveur de leurs enfants, lesquels, une fois placés, vivraient sur leurs appointements ; en sorte qu’il ne serait pas absolument nécessaire, pour remplir les emplois publics, qu’il se trouvât des propriétaires ou des prêteurs d’argent qui jouissent sans travail d’un gros revenu.

Cela posé on demande :

VI. Par quel genre d’hommes sont communément remplies les grandes places à la Chine ? Sont-ce les enfants de familles riches vivant sans travail de leurs revenus, ou bien des fils de laboureurs, de manufacturiers, de commerçants, dont les pères sont assez riches pour leur procurer une éducation distinguée ?

VII. N’y a-t-il pas des familles qui de père en fils n’ont d’autre état que de se livrer à la profession des lettres et de poursuivre les différents emplois, comme cela paraît fort naturel, et comme il arrive en France, où les enfants des magistrats prennent le plus souvent l’état de la magistrature ?

VIII. En supposant, ainsi qu’il est vraisemblable, que ces familles jouissent sans travail d’une certaine aisance, on demande si le plus grand nombre ont leur fortune en fonds de terre ou en argent prêté à intérêt.

IX. La plupart des terres sont-elles cultivées par les propriétaires eux-mêmes, ou par des colons qui rendent aux propriétaires un certain revenu ?

X. Emploie-t-on dans quelques parties de la Chine des esclaves à la culture des terres[2] ?

XI. Est-il commun à la Chine de donner ses terres à cultiver à des ouvriers qui rendent au propriétaire une certaine portion des fruits, comme la moitié ou le tiers ?

XII. Dans ce cas, le propriétaire fait-il quelques avances ? Fournit-il au cultivateur les bestiaux de labour ?

XIII. Est-il d’usage à la Chine d’affermer les terres à des cultivateurs qui fournissent les avances et les bestiaux, et qui rendent au propriétaire, chaque année une somme fixe en argent, ou une quantité fixe de grains ?

XIV. Trouve-t-on beaucoup d’exemples à la Chine de propriétaires qui aient abandonné des terres à perpétuité moyennant une redevance annuelle en grains ou en argent ?

XV. Si ces différents usages ont lieu à la Chine, n’observe-t-on pas, comme en France, qu’il est plus commun de donner les terres à moitié ou au tiers des fruits dans les provinces moins riches, plus éloignées de la cour, moins bien situées pour le commerce, telles que les provinces de Chen-si, de Se-tchouen, d’Yun-nan ; et qu’au contraire on trouve plus communément des fermiers dans les provinces riches et plus à portée des consommations et du commerce, comme les provinces de Pe-tche-li, de Kiang-nan, de Kouang-tong, de Fokien, etc. ?

XVI. Dans les provinces méridionales de la Chine on cultive la terre avec des buffles ; ne la cultive-t-on pas plus communément avec des bœufs semblables à ceux d’Europe dans les provinces du Nord ? N’emploie-t-on pas aussi des chevaux à la culture ? Et dans ce cas ne remarque-t-on pas que l’usage des chevaux n’a lieu que dans les provinces où l’usage des fermiers est établi ?

XVII. Est-il commun à la Chine de vendre et d’acheter des fonds de terre ?

XVIII. Quel est le prix commun des terres eu égard à leur revenu annuel, ou quel est le denier auquel on les achète ordinairement ? Les paye-t-on quinze ou vingt fois, ou trente, ou quarante fois la valeur de ce revenu ?

XIX. Quel est l’intérêt ordinaire de l’argent prêté ? est-il au denier vingt ou à cinq pour cent, ou bien plus fort ou plus faible, à trois ou quatre pour cent, ou bien à six, à dix, à quinze pour cent[3] ?

XX. Quelle est la plus grande étendue de terre que le même homme cultive communément à la Chine ? Y voit-on, comme ici, des fermes de cent, deux cents, trois cents arpents ou davantage, ou bien, les domaines et les fonds de terre n’y sont-ils pas plus divisés ?

XXI. Dans les provinces du midi on ne cultive guère que du riz : on cultive dans les provinces du nord du froment et peut-être aussi d’autres grains ; les métairies ou fermes cultivées en froment ne sont-elles pas plus étendues que celles cultivées en riz ? ou, ce qui est la même chose, un seul cultivateur ne peut-il pas cultiver plus de terre en froment qu’en riz ?

XXII. Quoiqu’on cultive du froment dans les provinces du nord, j’entends dire que les Chinois, même à Pékin, ne vivent guère que de riz et ne mangent point de pain. Que fait-on donc du froment ? car on ne le cultive que pour le vendre, et on ne l’achète que pour le manger ?

XXIII. Quelle est à peu près la fortune des gens qu’on regarde à la Chine comme très-riches ?

Observations. — On peut en France distinguer différents ordres de fortune.

Le premier ordre est formé de celles qui sont au-dessus de 100,000 livres de rente, ou dont le revenu surpasse 16 à 47,000 onces d’argent.

On peut regarder comme le second ordre les fortunes dont le revenu est au-dessous de 100 et au-dessus de 60,000 livres, ou de 10,000 onces d’argent.

Celles de 36 à 60,000 livres, ou de 6,000 à 10,000 onces d’argent, forment un troisième ordre.

Celles de 24 à 36,000 livres, ou de 4 à 6,000 onces d’argent, un quatrième ordre.

Celles de 15 à 24,000 livres, ou de 2,500 à 4,000 onces d’argent, un cinquième ordre.

Celles de 2,000 à 2,500 onces d’argent, un sixième ordre, où l’on est encore regardé comme riche dans les provinces, et à Paris seulement comme très-aisé.

Au-dessous encore, dans le septième ordre, depuis 1,000 jusqu’à 2,000 onces d’argent de revenu, l’on jouit d’une aisance honnête, mais on n’est point appelé riche.

Maintenant, on demande si les fortunes du premier ordre à la Chine sont de quinze ou seize mille taels de revenu, ou seulement de dix, ou de six, ou de quatre, ou même de deux mille taels, ou moins encore.

XXIV. À combien de taels évalue-t-on les appointements des principaux mandarins, d’un chef des tribunaux de Pékin, d’un ko-lao, d’un tsong-tou, d’un lou-youen ?

XXV. Est-il commun de trouver des particuliers aussi riches par leur patrimoine que ces officiers le sont par leurs places ?

XXVI. Combien un homme consomme-t-il communément de riz par an ?

XXVII. Quel est communément le prix du riz à Pékin ? Le vend-on au poids ou à la mesure ?

Observations. — Comme on connaît l’évaluation du tael, il serait à souhaiter que le poids du riz fût énoncé en taels ; ainsi on dirait combien coûte, année commune, le poids de cent taels de riz.

Pour trouver l’année commune, il faut prendre le prix de la même quantité de riz pendant chacune des dix dernières années, additionner tous ces prix, et prendre le dixième de la somme totale.

XXVIII. Quel est communément à la Chine le prix de la journée d’un homme de travail ? ou combien de jours peut-on faire travailler un homme pour un tael ? Ce prix doit être différent à Pékin et dans les provinces, surtout dans les provinces pauvres : on désirerait savoir ces différences[4] ?

XXIX. J’ai appris, par les mémoires de M. Poivre et de feu M. l’abbé de Verthamont, que la dîme des fruits de la terre forme le principal revenu de l’empereur de la Chine. Mais M. Poivre remarque que la quotité de cette dîme n’est pas la même pour toutes les terres ; que dans les meilleures elle se lève au dixième, et dans les mauvaises au trentième. Il y a sans doute longtemps que cette quotité est réglée pour chaque terre.

Je demande s’il y a dans chaque district un tableau ou registre public dans lequel chaque pièce soit inscrite avec la note de la quotité à laquelle elle doit la dîme, ou si l’usage immémorial est la seule règle que suivent les officiers de l’empereur ; de même qu’en Europe c’est l’usage qui décide de la quotité de la dîme que lèvent les curés ?

XXX. Est-il libre à tout le monde de vendre et d’acheter du riz quand il veut ?

Est-il permis d’en faire des magasins ?

N’oblige-t-on jamais les marchands ou les laboureurs d’ouvrir leurs magasins ou de le porter au marché ?

Les mandarins n’en fixent-ils jamais le prix ?

Le laisse-t-on passer librement d’une ville à l’autre dans les temps de disette ?

ARTS.

XXXI. Papeterie. — On désirerait avoir une forme ou moule qui sert à étendre la pâte pour faire une feuille de papier.

On prétend que dans ces formes les enverjures ne sont pas faites, comme en Europe, avec du fil de laiton, mais avec des filaments que les Chinois savent tirer du rotin : cela doit rendre le papier beaucoup plus égal.

On ne demande qu’une forme de grandeur médiocre.

XXXII. Comment s’y prend-on pour diviser le rotin en filaments aussi droits et aussi fins que des fils de laiton ? Il ne paraît pas que cela soit possible quand le rotin est sec, mais peut-être y réussit-on mieux avec du rotin frais qui vient d’être coupé. Peut-être aussi fait-on macérer ou rouir le rotin pour pouvoir en séparer les fibres, à peu près comme on fait rouir en Europe le chanvre et le lin pour en séparer l’écorce : on demande sur cela des éclaircissements.

XXXIII. On prie d’envoyer avec la forme quelques bottes de rotin préparé et divisé en fils, en un mot prêt à être employé pour faire des formes.

XXXIV. On voudrait avoir quelques livres de la pâte qui sert à faire différentes sortes de papiers, depuis le plus fin, que M. Poivre m’a dit être fait de coton en laine, jusqu’au papier commun fait d’écorce de bambou.

Il faudrait prendre la pâte telle qu’on la jette dans la cuve après qu’elle a été broyée et préparée sous les pilons, et la faire sécher pour l’envoyer.

On prie d’étiqueter exactement chaque paquet.

On voudrait avoir de chaque sorte une quantité suffisante pour pouvoir essayer d’en faire du papier.

À l’égard du bambou, on prie d’y joindre un peu d’écorce de bambou dans son état naturel, et avant qu’elle ait subi ces différentes préparations.

XXXV. On prie aussi d’y joindre un échantillon de chaque espèce de papier fait avec ces différentes pâtes.

XXXVI. Lorsque la pâte s’est arrangée sur la forme pour former une feuille, on renverse la forme sur une grande pièce d’étoffe afin que la feuille s’y couche et que l’étoffe en boive l’humidité. En Europe, on se sert pour cela d’étoffes de laine assez grosses, qu’on appelle flanchets. — On dit que les étoffes de laine sont rares à la Chine : de quelles étoffes se sert-on pour y coucher le papier au sortir de la forme ? Sont-ce des étoffes de soie, de coton, ou de quelque autre matière ? On voudrait en avoir une pièce neuve, de celles dont on se sert dans la fabrique du plus beau papier.

XXXVII. On se sert, dit-on, de colle de riz pour coller le papier de la Chine. On voudrait savoir comment se fait cette colle, et si la manière de coller le papier ressemble à celle usitée en Europe, et qui est décrite dans l’Art du papetier, dont MM. Ko et Yang ont un exemplaire.

On les prie d’envoyer quelques livres de la plus belle colle, bien sèche, afin qu’elle puisse se conserver.

XXXVIII. S’ils pouvaient expliquer clairement la manière dont on s’y prend pour exécuter des feuilles de douze pieds de long sur huit de large, et comment on peut manier de si grandes formes, les plonger dans la cuve, les en retirer, les agiter pour arranger également la pâte, sans qu’elles se courbent par le milieu ; comment on les retourne assez promptement pour coucher la feuille sur l’étoffe ; comment on peut lever de si grandes feuilles sans les déchirer ; comment on peut les étendre encore molles sans leur faire prendre des plis, etc., on leur sera très-obligé.

XXXIX. On les prie d’envoyer une ou deux centaines de feuilles du plus beau papier, de la largeur de six pieds sur quatre. On se propose d’essayer s’il pourra servir à la gravure en taille-douce. C’est du papier de coton qu’on demande, et non du papier de bambou.

Si l’on peut en envoyer trois ou quatre cents feuilles, ce serait le mieux ; il faudrait tâcher que le papier ne fût point plié dans les caisses, mais étendu dans toute sa grandeur.

XL. Imprimerie. — Mouille-t-on le papier avant d’imprimer ?

XLI. L’encre dont on se sert pour imprimer est-elle en tout semblable à celle dont on se sert pour écrire, ou bien n’est-elle pas plutôt délayée avec de l’huile, comme celle dont on se sert en Europe pour imprimer ?

XLII. Pour imprégner d’encre les caractères de la planche qu’on veut imprimer, se sert-on de brosses ou de pelottes de peau rembourrées, ainsi que dans les imprimeries d’Europe ?

On serait bien aise d’avoir une planche gravée prête à imprimer, une quantité d’encre suffisante pour faire quelques essais, une des brosses ou des pelottes dont on fait usage à la Chine.

Enfin, on voudrait savoir si, pour imprimer, on fait passer la planche et le papier sous une presse, comme en Europe, ou si on se contente de frotter légèrement avec une brosse ou un rouleau le revers du papier appliqué sur la planche noircie.

XLIII. Étoffes. — Fait-on des étoffes de laine à la Chine ? Il semble que puisqu’il gèle souvent à Pékin pendant l’hiver, l’usage de la laine y serait très-commode. On peut cependant y suppléer par des étoffes de coton et de soie plus épaisses, telles que des velours, des futaines, etc. On désirerait avoir des échantillons des plus belles étoffes de laine ou de poil de chèvre qui se fabriquent à la Chine.

XLIV. On serait bien aise d’avoir aussi quelques poignées de la plus belle laine que produisent les moutons de la Chine dans les provinces où elle est le plus estimée. Il ne faudrait pas faire dégraisser cette laine, car les vers la rongeraient probablement.

Pour prévenir encore plus sûrement cet inconvénient, il serait bon d’envoyer et cette laine et les étoffes dans une boîte vernissée.

XLV. Cultive-t-on, à la Chine, le lin ou le chanvre ?

On serait bien aise d’avoir des échantillons de la plus belle toile de lin qu’on fasse à la Chine.

HISTOIRE NATURELLE.

XLVI. On serait très-curieux de connaître quelles sont, dans chaque province de la Chine, les pierres les plus communes, celles dont on bâtit, dont on couvre les maisons, dont on fait de la chaux, du plâtre.

On ignore si MM. Ko et Yang se proposent de résider à Pékin, ou s’ils comptent parcourir les différentes provinces de la Chine. Dans le dernier cas, comme ils ont fait à Paris, je pense, un cours d’histoire naturelle, ils pourraient noter, à mesure qu’ils voyageront, les pierres les plus communes qu’ils verront dans chaque en droit, et en marquant bien le nom de la ville et de la province.

On se ferait, en comparant leurs notes avec les cartes du père Du Halde, une idée assez exacte de la nature du terrain dans les différentes provinces de la Chine. Car, pour peu qu’on soit versé dans l’histoire naturelle, on sait à peu près quelles sont les principales matières qu’on trouve dans un pays où l’on sait que telle ou telle pierre est dominante. — Ainsi, en voyant le granit et l’ardoise dominer en Bretagne, on sait fort bien qu’il ne faut pas y chercher les pierres blanches calcaires à bancs horizontaux et pleines de coquilles des environs de Paris. — Quand on voit aux environs de Paris de ces sortes de pierres, on sait bien qu’on ne pourra, trouver ni granit, ni ardoise, ni charbon de terre, ni mines d’or, d’argent, de plomb, d’étain, etc. — En voyant d’autres natures de pierres, on reconnaît qu’une province est ou a été autrefois remplie de volcans.

Mais il faut avoir attention de prendre les pierres qui sont de la première formation des montagnes du pays, et non pas les pierres qui ont été roulées par les eaux et déposées sur les rampes des montagnes ou dans les vallons. MM. Ko et Yang pourraient donc écrire dans leur journal de voyage, des notes, à peu près de la manière suivante :

« Province de Chen-si.

Si-ngan-fou : « Les rochers des environs sont de granit ou de telle autre pierre. À telle distance, du côté de l’est, il y a une mine de plomb. »

Il suffirait qu’ils envoyassent chaque année ces notes en Europe.

Un moyen plus sur encore, mais qui peut-être leur causerait trop d’embarras, serait d’amasser dans leurs voyages un échantillon de la pierre la plus commune, et de coller dessus une étiquette ou un numéro qui renverrait à un mémoire où ils marqueraient le nom chinois de la pierre, le nom de la province et celui de la ville où elle aurait été prise. — Un morceau de pierre gros comme une noix suffirait pour chaque espèce. — Ces morceaux rassemblés formeraient une caisse qu’ils auraient la bonté d’envoyer en Europe avec les étiquettes. Pour ne pas grossir inutilement la caisse, il faudrait, au lieu de prendre un échantillon dans chaque ville, n’en prendre que lorsque le pays changerait de nature, et qu’on y verrait des pierres d’une autre espèce, et se contenter de marquer dans leur journal : à telle ville, mêmes pierres qu’à Si-ngnan-fou.

Il serait intéressant que lorsqu’ils trouveront dans ces pierres quelques coquilles et autres productions marines ou terrestres pétrifiées et conservées, ils voulussent bien les mettre dans la caisse avec la note du lieu où on les aurait trouvées. Il serait bon aussi qu’ils envoyassent un échantillon de chaque espèce de mine dont ils auront connaissance ; le tout pareillement étiqueté ; par exemple : « Mine de…, près de la ville de…, province de…. »

Si MM. Ko et Yang ne doivent point voyager, on prévoit qu’il leur sera difficile de satisfaire sur cet article notre curiosité, et l’on se borne à leur demander ce qu’ils pourront donner sur le pays qu’ils habiteront, ou ce qu’ils pourront se procurer par des amis qui voyageraient, et auxquels ils donneraient les instructions ci-dessus. Le principal serait d’avoir des échantillons avec des étiquettes exactes du lieu où on les aurait trouvés.

XLVII. On désirerait beaucoup avoir quelques échantillons plus considérables, et du poids de quelques livres, de chacune des matières dont on fait la porcelaine à King-te-tching, et qui sont décrites par le père d’Entrecolles dans le 12e volume des Lettres édifiantes (si je ne me trompe), le pe-tun-tsey le kao-lin, le che-kao, le hoa-ch. Mais on voudrait avoir ces matières brutes, telles qu’on les prend dans la terre, sans avoir subi aucune préparation, et non telles qu’on les porte à King-te-tching après les avoir broyées, lavées et purifiées. Il faudrait que chacune de ces matières fût soigneusement étiquetée.

XLVIII. Il faudrait que toutes ces pierres fussent encaissées avec quelque soin, et arrangées de façon qu’elles ne s’usassent pas en frottant les unes contre les autres, qu’elles ne se touchassent pas, et que les étiquettes ne se décollassent pas. Pour cela il faut bien remplir les vides avec des matières molles et légères, comme des rognures d’étoffes ou de papier.

XLIX. On serait bien aise d’avoir de la graine de thé.

Il faudrait l’envoyer dans du coton ou de la mousse bien sèche, et dans une petite boîte dont les fentes fussent collées avec du papier, afin qu’elle ne pût ni germer ni pourrir ; on pourrait mettre cette boîte avec la caisse de pierres.

S’il y a plusieurs espèces de thé, et si, comme on le croit, leurs différences ne viennent pas de la préparation, on voudrait en avoir de différentes espèces dans des paquets séparés et étiquetés.

Il faudrait aussi donner un mémoire sur les préparations que subit le thé.

L. Questions sur quelques points d’histoire. — Ce que j’ai lu dans un recueil de lettres édifiantes, d’une synagogue de juifs établis dans la province de Hou-quang, et qu’on prétendait être venus à la Chine avant Jésus-Christ, a-t-il été vérifié ? On prétendait même qu’ils n’avaient pas tous les livres de l’ancien Testament. Si cette idée avait quelque fondement, il serait très-intéressant qu’on pût avoir une copie exacte et figurée de leurs livres saints en hébreu. Si on pouvait la faire faire par quelque bon copiste qui copiât bien la figure des lettres, il serait peut-être peu coûteux de la faire tout de suite imprimer à la Chine, et la chose en vaudrait la peine. On en verrait avec plaisir les exemplaires en Europe.

LI. Les Miao-tsées, peuple non soumis, qui sont encore dans quelques montagnes de la Chine, ont-ils quelque commerce avec les Chinois ? Y a-t-il des Chinois qui aillent dans leur pays et qui sachent leur langue ? Cette langue est-elle, comme celle des Chinois, composée de mots d’une seule syllabe diversement combinés, ou de mots de différentes longueurs, comme les langues des Européens et de presque toutes les nations[5] ? La physionomie et la couleur de ces peuples ressemble-t-elle à celle des Chinois des provinces où ils sont enclavés ? Sait-on quelque chose des raisons qui ont empêché jusqu’ici qu’ils n’aient pu être soumis à l’empire chinois ?

LII. Les Tartares-Mantchoux et autres soumis à l’empereur de la Chine commencent-ils à prendre des mœurs plus approchantes des mœurs chinoises, à demeurer dans les villes, à s’adonner moins à la chasse, et davantage à la culture de la terre et aux arts ? Les deux derniers empereurs, plus éloignés de l’origine tartare, ne sont-ils pas devenus plus Chinois, et pour la manière de vivre, et pour la manière de penser, que leurs prédécesseurs ?


  1. MM. Ko et Yang étaient, à ce que rapporte Dupont de Nemours, deux jeunes Chinois de beaucoup d’esprit, que les jésuites avaient envoyés faire leurs études en France. Ils retournèrent dans leur patrie avec une pension du gouvernement, payée dans le but d’entretenir avec eux des relations scientifiques et littéraires. C’est alors que, pour seconder ce projet, Turgot, avide de tous les genres d’instruction, rédigea non-seulement les Questions qu’on va lire et les Observations qui les accompagnent, mais encore les Réflexions sur la formation et la distribution de la richesse, destinées à mettre ces jeunes gens en état d’y mieux répondre. Il leur donna en outre, à ses propres frais, beaucoup d’instruments et de livres. — Ainsi, M. Abel Rémusat s’est trompé lorsqu’il affirme, dans ses Nouveaux mélanges asiatiques (tome I, page 258), qu’il n’était venu que deux Chinois en France avant la révolution de 1789, dont l’un, nommé Michel Chin-fo-tsoung, natif de Nankin, aurait été amené par le père Couplet en 1687, et l’autre, arrivé trente ans plus tard, appelé Hoang, et surnommé Arcadius, se serait marié et serait mort à Paris en 1716. (E. D.)
  2. Le servage de la glèbe ne paraît plus exister en Chine que pour les terres appartenant à des familles tartares-mantchoux, dont les individus mâles sont destinés légalement à la profession des armes. Mais ces familles sont peu nombreuses, puisqu’elles ne représentent pas une population militaire de plus de cent mille âmes. Quant au propriétaire Chinois, il afferme ordinairement sa terre à un autre Chinois, libre comme lui, en ayant soin d’exiger du fermier un gage équivalent au moins au revenu d’une année. Sans cette précaution, la récolte faite, le fermier vendrait le grain et prendrait la fuite. — Voyez Journal asiatique, mars 1837 ; Annales de la foi, no XL. (E. D.)
  3. D’après le père Amyot, qui écrivait vers 1760, l’intérêt légal de l’argent à la Chine n’était pas au-dessous de 18 pour 100, et se prêtait souvent à 30 dans le commerce. Les rapports plus récents des Anglais et des missionnaires ne nous apprennent pas que cet état de choses ait changé, et, comme à cette époque, chaque bourg continue d’avoir sa maison de prêt sur gages. Ce taux énorme d’intérêt a des causes multiples sans doute ; mais on ne peut nier que la principale ne soit dans l’oppression qui frappe le travail du pauvre dans tout pays où règne le despotisme. Ce régime, en aggravant les chances désastreuses attachées à l’emploi des capitaux, rend nécessaire le payement d’une plus forte prime d’assurance à ceux qui en sont détenteurs. Et l’élévation de l’intérêt entraînant par contre-coup celle des profils, le résultat naturel est d’accroître la fortune du riche et d’empirer la misère du pauvre. Aussi paraît-il constant qu’il n’existe pas de contrée où le sort du peuplé soit plus déplorable qu’à la Chine. (E. D.)
  4. Timkovski, qui visita la Chine en 1820, nous apprend que le salaire mensuel des domestiques à Pékin varie de 3 onces (22 fr. 50 c.) à 1 once d’argent (7 fr. 50 c.), outre la nourriture dans ce dernier cas. (E. D.)
  5. Il existe à la Chine, 1o  un idiome écrit, langue savante qui n’a jamais été parlée, et qui ne peut l’être, parce qu’elle est purement idéographique ; il y joue le même rôle qu’en Europe, durant le seizième siècle, la langue latine ; tous les ouvrages d’histoire, de philosophie, de jurisprudence, etc., sont écrits dans cet idiome ; — 2o  une langue orale, que parlent, écrivent et entendent, d’un bout de la Chine à l’autre, tous ceux qui ont fréquenté les écoles du gouvernement ; — 3o  et dans chaque province, un idiome local, qui dérive de la langue commune, et qui n’est à proprement parler qu’un patois à l’usage des dernières classes du peuple, affecté de différences si profondes dans la prononciation, qu’il est souvent inintelligible d’un district à l’autre. (E. D.)