Œuvres littéraires de Napoléon Bonaparte/Lettres de Famille/27 à 28

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Texte établi par Tancrède MartelAlbert Savine (Tome 1p. 246-248).

XXVII

À SON FRÈRE JOSEPH, À AJACCIO.

10 décembre 1796.

La paix avec Parme est faite ; j’attends à chaque instant la nouvelle que tu es promu à la place de Parme[1]. Reviens le plus tôt possible ; ne te mêle point ou peu des affaires de Corse ; mets en ordre nos affaires domestiques, surtout notre maison d’habitation, que je désire à tout événement voir dans une situation propre et digne d’être habitée ; il faut la remettre comme elle était, en y joignant l’appartement d’Ignazzio ; fais les petits arrangements pour que la rue soit plus habitable.

J’attends Fesch et Paulette à Milan dans quinze jours.


XXVIII

AU MÊME, À PARIS[2].

Le Caire, 25 juillet 1798.

Tu verras dans les papiers publics, le résultat des batailles et la conquête de l’Égypte qui a été assez disputée pour ajouter une feuille à la gloire militaire de cette armée. L’Égypte est le pays le plus riche en blé, lin, légumes, viandes, qui existe sur la terre ; la barbarie y est à son comble. Il n’y a point d’argent, pas même pour solder les troupes. Je puis être en France dans deux mois. Je te recommande mes intérêts. J’ai beaucoup de chagrin domestique, car le voile est entièrement levé[3].

Toi seul me reste sur la terre, ton amitié m’est bien chère, il ne me reste plus pour devenir misanthrope qu’à la perdre et te voir me trahir… C’est une triste position que d’avoir à la fois tous les sentiments pour une même personne dans un seul cœur. Tu m’entends.

Fais en sorte que j’aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris ou en Bourgogne ; je compte y passer l’hiver et m’y enfermer, je suis ennuyé de la nature humaine ! J’ai besoin de solitude et d’isolement, les grandeurs m’ennuient, le sentiment est desséché. La gloire est fade à vingt-neuf ans, j’ai tout épuisé, il ne me reste plus qu’à devenir bien vraiment égoïste ! Je compte garder ma maison, jamais je ne la donnerai à qui que ce soit. Je n’ai plus que de quoi vivre ! Adieu, mon unique ami ; je n’ai jamais été injuste envers toi ! Tu me dois cette justice malgré le désir de mon cœur de l’être… Tu m’entends ! Embrasse ta femme et Jérôme.

  1. Joseph Bonaparte s’occupait de faire remettre en état la maison des Bonaparte à Ajaccio. Son tout-puissant frère obtint pour lui, le 27 mars suivant, la résidence de France à Parme.
  2. Cette lettre faisait partie d’un courrier de l’armée d’Égypte qui tomba entre les mains des Anglais le 9 août 1798. Elle a été publiée à Londres.
  3. Bonaparte, on ne sait à la suite de quel espionnage, soupçonnait Joséphine de le tromper pendant son séjour en Égypte. Voyez à ce propos, dans les Mémoires dits de Bourrienne, le récit d’une scène de colère et de soupçons que fit Bonaparte, au sujet de sa femme, près des fontaines de Messoudiah, devant El-Arisch.