Adam Smith sa vie, ses travaux, ses doctrines/I/4

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CHAPITRE IV


De retour en Angleterre, Adam Smith s’empressa d’aller rejoindre sa mère à Kirkaldy. D’ailleurs, il avait hâte de remettre de l’ordre dans ses idées. Durant les années qu’il venait de passer en France, il avait tant étudié, tant observé, tant vu de choses différentes de celles qu’il avait eues jusque-là sous les yeux, qu’il éprouvait le besoin d’être seul pour classer ses observations, les digérer, et contrôler ainsi, soit ses propres doctrines, soit celles qu’il avait entendu soutenir si brillamment dans la société des physiocrates. Aussi il se condamna à une solitude presque absolue, vivant de la pension que lui avait assurée la famille de Buccleugh et ne faisant que de rares apparitions à Édimbourg et à Londres. Le calme de la retraite convenait d’ailleurs parfaitement à ses goûts et il le préférait de beaucoup à l’existence fiévreuse et agitée qu’il venait de mener à Paris. « Mon occupation ici, écrivait-il à Hume[1], est l’étude, dans laquelle je suis très profondément plongé depuis un mois environ. Mes distractions consistent dans de longues et solitaires promenades au bord de la mer. Vous pouvez juger comment je passe mon temps. Je suis cependant extrêmement heureux, à mon aise, et content ; je ne l’ai peut-être jamais été à un plus haut point à aucun moment de ma vie. »

Durant les premières années au moins qu’il passa à Kirkaldy, Smith ne paraît pas s’être attaché exclusivement à la préparation de son grand travail sur la Richesse des Nations. Nous montrerons en effet, dans notre IIe Partie, que cet ouvrage, dans lequel on a voulu voir souvent un traité d’économie politique, n’est en réalité qu’un fragment d’une histoire plus générale de la Civilisation, et tout semble faire supposer qu’à son retour en Angleterre, il n’avait encore abandonné aucune partie de ce vaste plan qu’il avait combiné dès son séjour à Glasgow, car il semble s’être occupé, à cette époque, de coordonner les observations de toute sorte qu’il avait recueillies sur la marche de l’esprit humain dans ses différentes manifestations. Nous avons eu d’ailleurs la bonne fortune de trouver à cet égard, dans l’ouvrage de lord Brougham, une lettre convaincante qui ne paraît pas avoir été traduite jusqu’à ce jour en notre langue et qui prouve qu’en 1769 Adam Smith s’occupait encore d’amasser des matériaux pour son Histoire du Droit.

Cette lettre était adressée à un jurisconsulte, lord Hailes, et nous demandons à la citer en entier, malgré son étendue, d’autant plus qu’elle constitue en outre, croyons-nous, le seul document qui puisse donner une idée de la nature des recherches d’Adam Smith sur la jurisprudence.


Kirkaldy, 5 mars 1769.


Mylord,


Je vous serai extrêmement obligé de vouloir bien m’envoyer les papiers dont vous m’avez parlé et qui ont trait au prix des substances dans les temps anciens. Afin que le transport puisse en être tout-à-fait sûr, j’enverrai, si vous voulez bien me le permettre, mon domestique à Édimbourg, un jour de cette semaine, pour les prendre à votre domicile.

Je n’ai pu me procurer les pièces du procès de lord Galloway et de lord Morton. Dans le cas où vous les posséderiez, je vous serais également très-obligé de me les envoyer, si cela se peut ; je vous retournerais le tout aussitôt que possible. Si vous m’y autorisiez, je copierais les manuscrits, mais cela dépend entièrement de Votre Seigneurie.

Depuis la dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous écrire, j’ai relu avec plus d’attention qu’auparavant les Actes de Jacques Ier en les rapprochant des remarques que vous avez faites et qui m’ont procuré à la fois beaucoup de plaisir et d’instruction. Elles auront, je m’en rends parfaitement compte, beaucoup plus d’utilité pour moi que les miennes n’en auront pour vous. J’ai étudié le droit uniquement dans le but de tracer une esquisse générale des règles suivant lesquelles la justice était rendue dans les différents siècles et les différents pays, et je suis entré très-peu dans le détail des faits particuliers que vous possédez à fond, je le vois. Ces faits particuliers, que vous avez relevés, me seront d’un grand secours pour contrôler mes vues générales, mais je crains que ces dernières ne soient toujours trop vagues et trop superficielles pour vous être d’une grande utilité.

Je n’ai rien à ajouter à ce que vous avez observé en ce qui concerne les Actes de Jacques Ier Ils sont écrits, en général, dans une forme beaucoup plus rudimentaire et plus inexacte que les statuts anglais ou les ordonnances françaises de la même époque, et l’Écosse semble avoir été, même pendant ce règne que nos historiens nous représentent comme énergique, dans un plus grand désordre que ne l’ont jamais été la France ou l’Angleterre depuis les incursions des Danois et des Norwégiens.

Les 5me, 8me, 24me, 56me, 85me Statuts semblent avoir eu tous pour but de remédier à un seul et même abus. Par suite de l’état du pays, les voyages devaient être extrêmement dangereux et, par suite, très rares. Peu de gens pouvaient donc espérer gagner leur vie en logeant des voyageurs et il ne devait y avoir que peu ou point d’hôtelleries. Aussi les étrangers étaient forcés, de même que dans tous les autres pays barbares, de recourir à l’hospitalité privée, et, comme ils étaient, dans cette situation, un réel objet de pitié, les particuliers devaient se considérer comme obligés de les recevoir, bien que cette hospitalité constituât une charge extrêmement lourde. Cependant, quoique les étrangers, soient, selon Homère, des personnes sacrées, placées sous la protection de Jupiter, aucun homme sensé n’aurait appelé de plein gré un étranger, à moins que ce ne fût un barde ou un devin. De plus, les dangers auxquels on était exposé en voyageant seul ou avec peu de serviteurs, obligeaient tous les personnages de quelque importance à traîner avec eux une suite nombreuse qui rendait l’hospitalité encore plus onéreuse. De là l’ordre donné dans les 24me et 85me Statuts de construire des hôtelleries. Puis, comme beaucoup de gens préféraient conserver l’ancienne coutume et vivre aux dépens des autres plutôt qu’à leurs frais, il en résulta, de la part des hôteliers, des plaintes nombreuses qui provoquèrent l’Acte 56.

Je ne puis terminer cette lettre, déjà trop longue cependant, sans vous exprimer mon sentiment, et plus encore mon indignation, au sujet de ce qui s’est passé récemment tant à Londres qu’à Édimbourg. J’ai souvent pensé que la Cour suprême du Royaume-Uni ressemble beaucoup à un jury. Les lords-magistrats prennent généralement sur eux de résumer les témoignages et d’expliquer la loi aux autres pairs, qui se rangent d’habitude aveuglément à leur avis.

Or, des deux lords-magistrats qui, dans cette affaire, guidèrent les autres, l’un a toujours recherché les applaudissements de la multitude, et l’autre, de beaucoup le plus intelligent, a toujours montré la plus grande frayeur de la haine populaire, sans avoir pu réussir toutefois à l’éviter. On l’a toujours accusé aussi d’une tendance à la partialité et je le soupçonne d’avoir suivi, dans cette affaire, plutôt ses craintes et son penchant que les lumières de sa raison. Je pourrais en dire beaucoup plus sur ce sujet, mais je crains d’en avoir déjà trop dit. Je préférerais avoir, pour ma part, la solide réputation de votre respectable Président, bien qu’exposé aux insultes d’une populace brutale, plutôt que les applaudissements vains et frivoles qui leur ont jamais été accordés à l’un ou à l’autre. J’ai l’honneur d’être, Mylord, avec les plus hauts sentiments d’estime et de considération,

De Votre Seigneurie le très obligé et obéissant serviteur,

Adam Smith.


On voit donc qu’au commencement de l’année 1769, deux ans et demi après son retour en Angleterre, Adam Smith n’avait pas encore songé à abandonner son plan et qu’il préparait son histoire de la jurisprudence telle qu’il l’avait annoncée en 1759[2]. Pour lui, comme plus tard pour Guizot[3], la civilisation consiste dans le développement simultané de l’individu et de l’état social. Aussi, après avoir étudié la nature de l’homme dans la Théorie des sentiments moraux et la marche de son esprit dans les Essais philosophiques qu’il avait commencés, il voulait composer, comme seconde partie de son Histoire de la Civilisation, ce Traité du Droit dans lequel, il devait passer en revue les législations successives des peuples, dans le but de montrer leur influence réelle sur la marche de la société elle-même et de rechercher les principes généraux qui auraient dû servir de base aux institutions positives pour favoriser utilement le développement de l’état social.

Malheureusement il ne put réaliser son dessein. Après plusieurs années d’études, il fut forcé de reconnaître qu’il faisait fausse route en persistant à embrasser un plan aussi vaste, et que toute la vie d’un homme ne pourrait suffire à mener à bonne fin une pareille entreprise. Il se résigna donc peu à peu à limiter successivement sa tâche, il scinda son travail et se mit à composer d’abord la partie de son sujet qui avait mûri davantage dans son esprit depuis son voyage en France, à savoir l’étude des institutions dont le but ou l’effet était de réglementer la formation et la distribution de la richesse. Il s’acharna alors plus que jamais à l’étude, car son plan, bien que très réduit, était encore immense, et il avait résolu de ne pas quitter Kirkaldy avant que cette partie de son œuvre fut complètement achevée.

David Hume ne comprenait pas cette détermination ; il estimait, au contraire, qu’un écrivain doit habiter une grande ville afin de se tenir constamment dans une atmosphère littéraire, même un peu surchauffée, et il ne cessait de supplier son ami de quitter son village ou tout au moins d’aller le voir. La résistance que lui opposait Smith ne le lassait pas et il multipliait ses sollicitations.

Dès 1769, se trouvant, à Pames-Court, d’où il domine le golfe du Forth et la côte opposée du comté de Fife, il le presse déjà de venir lui rendre visite[4].

« Je suis charmé, écrit-il, de jouir enfin du plaisir de vous voir, mais, comme je voudrais aussi être à portée de vous entendre, j’ai fort à cœur que nous concertions ensemble quelques mesures pour y parvenir. Le mal de mer me met à la mort et je regarde avec horreur, avec une sorte d’hydrophobie, le large détroit qui nous sépare. Je suis d’ailleurs las de courir, au moins autant que vous devriez l’être de rester au logis. Je vous propose donc de venir ici et de passer quelques jours avec moi dans cette solitude. Je veux savoir ce que vous avez fait et j’ai dessein d’exiger de vous un compte rigoureux de l’emploi de votre temps dans votre retraite. Je vous déclare positivement que vous vous trompez dans plusieurs de vos spéculations, et particulièrement dans celles où vous avez le malheur de différer de mes opinions. Voilà bien des raisons pour avoir un entretien et je souhaite que vous me fassiez enfin quelque proposition raisonnable à ce sujet. Il n’y a point d’habitation dans l’île d’Inchkeith, sans quoi j’aurais choisi ce lieu pour vider notre différend, et nous n’en serions point sortis que nous ne fussions tombés d’accord sur tous les points en controverse. J’attends ici demain le général Conway ; je l’accompagnerai à Roseneath et j’y passerai quelques jours. À mon retour, j’espère trouver une lettre de vous, qui m’annoncera que vous acceptez en homme de cœur le défi que je vous, signifie.


Et il renouvelle sans cesse ses tentatives. En 1772, il le conjure encore de venir passer quelques jours avec lui à Édimbourg.

« Je n’accepterai point, écrit-il[5], l’excuse de votre santé, que je n’envisage que comme un subterfuge inventé par l’indolence et l’amour de la solitude. En vérité, mon cher Smith, si vous continuez d’écouter tous ces petits maux, vous finirez par rompre entièrement avec la société, au grand détriment des deux parties intéressées. »


Smith avait toujours un motif quelconque à faire valoir pour ne pas quitter sa retraite, et, sauf un petit voyage qu’il fit à Londres en passant par Édimbourg, au mois d’avril 1773, il reste constamment à Kirkaldy, préparant son immense ouvrage qui dénote, en effet, une somme de travail considérable et qu’il modifia jusqu’au dernier moment au moyen des nouveaux documents qu’il pouvait recueillir[6].

Il rédigeait d’ailleurs fort lentement, malgré l’apparente limpidité de son style, et il en faisait encore la remarque à Dugald-Stewart peu de temps avant sa mort. Cependant tout le travail de la composition s’effectuait dans son esprit même et il ne dictait à son secrétaire le résultat de ses méditations que lorsqu’un chapitre était complètement terminé au point de vue de la forme comme au point de vue du fond. Habitué au professorat, il préparait son œuvre comme des leçons, mentalement, et, debout au milieu de sa chambre, tourné vers la cheminée, il parlait comme s’il faisait un cours à un auditoire invisible, tandis que son secrétaire, la plume à la main, recueillait textuellement ses paroles. Il y a quelques années à peine, on montrait encore aux touristes qui visitaient la maison du maître à Kirkaldy, une large tache de graisse marquant, sur la muraille du cabinet de travail, la place où s’appuyait, pendant le feu de la composition, la tête du penseur méditant la Richesse des Nations[7].


  1. Lettre en date du 7 juin 1767, publiée par lord Brougham. (Lives of men of letters, etc., etc.)
  2. « Je me propose d’établir dans un autre ouvrage, écrivait Smith, les principes généraux des lois et du gouvernement, et des différentes révolutions qu’ils ont essayées dans les différents âges de la société, soit relativement à la justice, soit à l’égard des finances, de la police, des armées, de tout ce qui peut être l’objet des lois. » Th. des sentim. moraux, VIIe partie, IVe section.
  3. Guizot. Histoire de la civilisation, en Europe. Paris, Didier, 12e édit., p. 94.
  4. Cette lettre est citée par Dugald-Stewart dans la Vie de Smith, traduite par P. Prevost en tête des Essais philosophiques. — Agasse, 1797.
  5. Dugald-Stewart, Loc. cit.
  6. C’est ainsi que nous trouvons dans la Richesse des Nations des documents officiels qui venaient de paraître très peu de temps avant la publication de l’ouvrage : par exemple, la situation de la dette fondée de la Grande-Bretagne au 5 janvier 1775 (Richesse des Nations, livre V, ch. III, p. 635).
  7. De Studnitz. (Extrait du Die Gegenwart, de Berlin, du 26 février 1876). Journal des Économistes, 1876, II, p. 258.