Alfred de Musset (Barine)/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 91-116).

CHAPITRE V

« LES NUITS »


La vie reprit son cours. « Je crus d’abord, dit Musset dans le Poète déchu[1], n’éprouver ni regret ni douleur de mon abandon. Je m’éloignai fièrement ; mais à peine eus-je regardé autour de moi que je vis un désert. Je fus saisi d’une souffrance inattendue. Il me semblait que toutes mes pensées tombaient comme des feuilles sèches, tandis que je ne sais quel sentiment inconnu horriblement triste et tendre s’élevait dans mon âme. Dès que je vis que je ne pouvais lutter, je m’abandonnai à la douleur en désespéré. » Peu à peu, les larmes tarirent. « Devenu plus tranquille, je jetai les yeux sur tout ce que j’avais quitté. Au premier livre qui me tomba sous la main, je m’aperçus que tout avait changé. Rien du passé n’existait plus, ou, du moins, rien ne se ressemblait. Un vieux tableau, une tragédie que je savais par cœur, une romance cent fois rebattue, un entretien avec un ami me surprenaient ; je n’y retrouvais plus le sens accoutumé. »

Les objets familiers qui l’entouraient le choquaient. Sa bibliothèque de jeune homme l’importunait. « Je commençai, comme le curé de Cervantes, par purger ma bibliothèque et mettre mes idoles au grenier. J’avais dans ma chambre quantité de lithographies dont la meilleure me sembla hideuse. Je ne montai pas si haut pour m’en délivrer, et je me contentai de les jeter au feu. Quand mes sacrifices furent faits, je comptai ce qui me restait. Ce ne fut pas long ; mais le peu que j’avais conservé m’inspira un certain respect. Ma bibliothèque vide me faisait peine ; j’en achetai une autre, large à peu près de trois pieds et qui n’avait que trois rayons. J’y rangeai lentement et avec réflexion un petit nombre de volumes ; quant à mes cadres, ils demeurèrent vides longtemps ; ce ne fut qu’au bout de six mois que je parvins à les remplir à mon goût ; j’y plaçai de vieilles gravures d’après Raphaël et Michel-Ange. »

Les gravures représentaient des Madones, des sujets de sainteté, une scène de guerre. La liste des livres qu’il avait admis dans sa bibliothèque neuve est intéressante. C’était Sophocle, le Plutarque d’Amyot, Aristophane et Horace ; Rabelais, Montaigne, Régnier, les classiques du XVIIe siècle et André Chénier ; Shakespeare, Goethe, Byron, Boccace et les quatre grands poètes italiens. Sauf Chénier, pas un seul écrivain du XVIIIe siècle ; pas plus Voltaire ou Rousseau que Crébillon fils ou Duclos !

Cela fait, Musset reprit la plume. Il n’avait presque pas écrit de vers depuis Rolla, qui avait été publié le 15 août 1833, au début de sa liaison avec George Sand, et dont nous n’avons pu encore parler, sous peine d’interrompre le récit du drame. Il nous faut donc revenir un instant en arrière, car Rolla ne peut être passé sous silence. Aucun des poèmes de Musset n’a plus contribué à lui conquérir la jeunesse. Les défauts mêmes qu’on y pourrait relever n’y ont pas nui ; ainsi l’accent déclamatoire de certains passages, car la jeunesse est naturellement et sincèrement déclamatoire. Sainte-Beuve raconte que des étudiants en droit, en médecine, savaient le poème par coeur lorsqu’il n’avait encore paru que dans une revue, et le récitaient aux nouveaux arrivants. Et depuis, les véritables admirateurs de Musset ont toujours eu une tendresse particulière pour Rolla. Taine en parle comme du « plus passionné des poèmes » où un « cœur meurtri » a ramassé « toutes les magnificences de la nature et de l’histoire pour les faire jaillir en gerbe étincelante et reluire sous le plus ardent soleil de poésie qui fut jamais ».

A tant d’éloquence, à tant d’émotion, on eût pu deviner qu’une crise morale était proche, et que la passion cherchait l’auteur de l'Andalouse. Avec quelle soudaineté la crise a éclaté, avec quelle violence impitoyable la passion s’est abattue sur lui, nous venons de le voir. Pendant deux ans il n’écrivit plus, en vers du moins.

Durant ce long silence, le poète et l’homme s’étaient transformés. L’homme mûri par la douleur n’avait presque plus rien du bel adolescent qui avait séduit et charmé les poètes du Cénacle, de l’apparition juvénile et rayonnante dont Sainte-Beuve avait conservé un si vif et éblouissant souvenir. « Il y a vingt-neuf ans de cela, écrivait Sainte-Beuve en 1857, au lendemain de la mort de Musset ; je le vois encore faire son entrée dans le monde littéraire, d’abord dans le cercle intime de Victor Hugo, puis dans celui d’Alfred de Vigny, des frères Deschamps. Quel début ! quelle bonne grâce aisée ! et dès les premiers vers qu’il récitait, son Andalouse, son Don Paez, et sa Juana, que de surprise et quel ravissement il excitait alentour ! C’était le printemps même, tout un printemps de poésie qui éclatait à nos yeux. Il n’avait pas dix-huit ans : le front mâle et fier, la joue en fleur et qui gardait encore les roses de l’enfance, la narine enflée du souffle du désir, il s’avançait le talon sonnant et l’œil au ciel, comme assuré de sa conquête et tout plein de l’orgueil de la vie. Nul, au premier aspect, ne donnait mieux l’idée du génie adolescent. »

Au jeune triomphateur si merveilleusement évoqué par Sainte-Beuve avait succédé un homme froid et hautain, qui ne se livrait qu’à bon escient. L’amie dévouée qu’il appelait sa marraine, Mme Jaubert, lui reprochait en vain ses airs farouches et dédaigneux. Il en convenait avec empressement, ainsi qu’il faisait toujours de ce qu’on trouvait de mal en lui ou dans ses œuvres : « Tout le monde, lui répondait-il, est d’accord du désagrément de mon abord dans un salon. Non seulement j’en suis d’accord avec tout le monde, mais ce désagrément m’est plus désagréable qu’à personne. D’où vient-il ? de deux causes premières : orgueil, timidité…. On ne change pas sa nature, il faut donc composer avec elle. » Il promettait à la marraine de prendre sur soi d’être poli, mais il se défendait de donner la moindre parcelle de son coeur, fût-ce à l’amitié, fût-ce aux sympathies légères et fugitives qui font l’ordinaire attrait des relations mondaines. Était-ce sécheresse d’âme ? Était-ce souvenir de ce qu’il en pouvait coûter, et peur instinctive de la souffrance ? « Je me suis regardé, poursuit-il, et je me suis demandé si, sous cet extérieur raide, grognon, et impertinent, peu sympathique, quoi qu’en dise la belle petite Milanaise, si là-dessous, dis-je, il n’y avait pas primitivement quelque chose de passionné et d’exalté à la manière de Rousseau[2]. » Cela n’est point douteux. Il y avait eu du Saint-Preux en lui ; il y en eut toujours, sans quoi nous n’aurions pas les Nuits, qui n’ont assurément pas été écrites par Mardoche, ou par l’Octave des Caprices.

Sauf deux pièces d’importance secondaire (Une bonne fortune, Lucie), les premiers vers qu’il écrivit après le voyage d’Italie furent la Nuit de Mai (Revue des Deux Mondes, 15 juin 1835). Les trois autres Nuits, la Lettre à Lamartine, les Stances à la Malibran, se succédèrent à brefs intervalles. En 1838, le 15 février, lEspoir en Dieu vient clore la série. Le grand poète, ne se réveillera plus qu’un jour, trois ans après, pour écrire son admirable Souvenir (15 février 1841). Les meilleures de ses nouvelles et les chefs d’œuvre de son théâtre sont déjà achevés à cette date de 1838. Il avait alors vingt-sept ans. Après les promesses d’un incomparable printemps, après les rapides floraisons d’un trop court été, Alfred de Musset, on le sait, n’eut point d’automne ni d’hiver. Son œuvre entière tient dans l’espace de dix années, sur desquelles trois ou quatre ont été consacrées à réfléchir, à hésiter, à aimer et à s’en consoler.

Dans les poésies de cette seconde période, Musset n’est plus romantique, si l’on ne considère que la forme. Non content d’abandonner les conquêtes du Cénacle, il se retourne à présent contre ses anciens alliés. Il est agressif, malicieux ; il écrit la célèbre lettre de Dupuis et Cotonet sur l'Abus qu’on fait des adjectifs (Revue des Deux Mondes, 15 sept. 1836), où deux bons bourgeois de la Ferté-sous-Jouarre, ayant entrepris de comprendre « ce que c’était que le romantisme », découvrent que c’est une manière d’attrape-nigaud, fabriqué avec du vieux-neuf pris à Shakespeare, à Byron, à Aristophane, aux Évangiles, aux Allemands et aux Espagnols, le tout si adroitement recollé et redoré, que les badauds bayent aux corneilles devant l’étalage, sans s’apercevoir que les étiquettes n’ont aucun sens et que personne n’a jamais su et ne saura jamais ce que peut bien être l’art social ou l’art humanitaire. Musset refuse aux romantiques jusqu’à l’invention du vers brisé, et il ajoute l’ingrat : « Le vers brisé, d’ailleurs, est horrible ; il faut dire plus, il est impie ; c’est un sacrilège envers les dieux, une offense à la Muse ». Il leur laisse en tout et pour tout, en fait de « découverte » et de « trouvaille », la gloire de dire stupéfié au lieu de stupéfait, ou blandices au lieu de flatteries ; encore est-ce de très mauvaise grâce, et visiblement à regret ; si Musset avait mieux lu Chateaubriand, où le mot se trouve déjà, il se serait empressé de leur retirer aussi blandices.

Victor Hugo et ses amis furent vengés de Dupuis et Cotonet par Musset lui-même. Il avait pu se dépêtrer des formules de la jeune école ; il n’en avait pas moins le romantisme dans les moelles. L’âme des temps nouveaux était en lui, et il ne dépendait pas de sa volonté de la chasser, car le mouvement de 1830 avait apporté autre chose, de bien plus important et plus tenace, qu’une forme littéraire. Ainsi que l’a dit excellemment M. Brunetière[3], ce qu’il y avait de plus original, de propre et de particulier dans le romantisme, c’était une « combinaison de la liberté ou de la souveraineté de l’imagination avec l’expansion de la personnalité du poète ». En d’autres termes, à s’en tenir à l’essence des choses, « le romantisme, c’est le lyrisme », et la définition a l’air d’avoir été inspirée par Musset, tant elle s’applique exactement à lui. Il avait toujours eu le goût « de se mettre lui-même, de sa personne, dans son œuvre ».

Ce goût devint un besoin impérieux après sa grande passion. Il ne resta plus au poète de pensées ni de paroles pour autre chose que son malheur. Que lui importait le reste, à présent ? Il n’avait pas trop de tout son génie pour raconter les épouvantes de la catastrophe qui était venue scinder sa vie en deux, obligeant à dire « le Musset d’avant l’Italie » et « le Musset d’après George Sand ». Au recul vers la forme classique correspondit un débordement de romantisme dans le sentiment.

La Nuit de mai fut écrite en deux nuits et un jour, au printemps de 1835, quelques semaines après la rupture définitive avec George Sand. Elle respire une lassitude profonde. Il n’y a pas de colère dans les réponses du poète à la Muse qui l’invite à chanter le printemps, l’amour, la gloire, le bonheur ou ses semblants, le plaisir ou son ombre. C’est la douceur plaintive d’un malade accablé par son mal, et qui supplie qu’on ne le force pas à parler :

    Je ne chante ni l’espérance,
    Ni la gloire, ni le bonheur,
    Hélas ! pas même la souffrance.
    La bouche garde le silence
    Pour écouter parler le cœ

ur.

La Muse le presse. A défaut d’autre thème, qu’il chante sa douleur :

    Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
    Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.
    Lorsque le pélican. . . . . . . . . . . . . . . .

La suite est dans toutes les mémoires. La Muse le convie à servir son coeur au festin divin, comme le pélican partage ses entrailles à ses fils, mais il lui répond par un cri d’horreur :

    O Muse ! spectre insatiable,
    Ne m’en demande pas si long.
    L’homme n’écrit rien sur le sable
    À l’heure où passe l’aquilon.
    J’ai vu le temps où ma jeunesse
    Sur mes lèvres était sans cesse
    Prête à chanter comme un oiseau ;
    Mais j’ai souffert un dur martyre,
    Et le moins que j’en pourrais dire,
    Si je l’essayais sur ma lyre,
    La briserait comme un roseau.

On a vu au chapitre précédent les causes profondes de son abattement. Il avait fait des efforts stériles pour se purifier de ses anciennes souillures au feu d’une passion qui était elle-même une violation de la règle morale, et à ses chagrins d’amour s’ajoutait le sentiment accablant d’avoir commis une erreur capitale, au jour solennel où l’homme choisit l’idéal qui sera sa raison d’exister. A l’exemple des héros romantiques, il avait demandé à la passion le point d’appui de sa vie morale, et l’appui s’était brisé, le laissant meurtri et épuisé.

La Nuit de mai parut le 15 juin dans la Revue des Deux Mondes, où Musset a publié presque tout ce qui est sorti de sa plume depuis Namouna. Six mois après, vint la Nuit de décembre. Le poète s’était interrompu pour l’écrire de la Confession d’un Enfant du siècle, qui, dans ses deux derniers tiers—on ne l’a pas oublié,—est une véritable confession, dont la sincérité émut George Sand jusqu’aux larmes. Il ne changea pas de sujet en écrivant la seconde des Nuits, quoi qu’en ait dit Paul de Musset, dont c’est ici le lieu d’expliquer les confusions volontaires. Il avait deux raisons d’altérer la vérité : sa haine contre George Sand, qui l’animait à « diminuer sa part », selon l’expression de quelqu’un qui l’a bien connu ; et le désir légitime d’égarer le lecteur, dans la mêlée de femmes du monde compromises par son frère. La Nuit de décembre faisait la part trop belle à l’héroïne, pour qu’un justicier de cette âpreté pût se résoudre à la laisser à George Sand. Il faut pourtant la lui rendre, sur la foi d’un témoignage qui est pour moi irrécusable.

La première partie de la pièce est un tissu mystérieux de rêves. Le poète se voit lui-même, fantôme aussitôt évanoui, tel que l’a laissé chaque étape du pèlerinage de la vie. La vision paraît et disparaît, comme les songes intermittents des mauvais sommeils. Elle est toujours la même, et toujours diverse ; ainsi l’homme réel se modifie et se renouvelle incessamment.

Soudain, le ton change. Le poète raconte en phrases haletantes la cruelle séparation, et qu’il avait eu les torts, et que sa maîtresse n’a pas voulu pardonner :

    Partez, partez, et dans ce cœur de glace
      Emportez l’orgueil satisfait.
    Je sens encor le mien jeune et vivace,
    Et bien des maux pourront y trouver place
      Sur le mal que vous m’avez fait.
    Partez, partez ! la Nature immortelle
      N’a pas tout voulu vous donner.
    Ah ! pauvre enfant, qui voulez être belle,
      Et ne savez pas pardonner !

On voudrait pouvoir retrancher l’épilogue de la Solitude, qui est gauche, froid, et n’explique rien.

La Nuit de décembre prendra une vie extraordinaire le jour où l’on pourra imprimer à la suite, en guise de commentaire, deux lettres de Musset reçues par George Sand l’hiver précédent ! L’une, sur une querelle injuste qu’il lui a faite, et sur sa terreur folle qu’elle refuse de pardonner. L’autre, écrite au crayon et dans un extrême désordre d’esprit, sur des visions, qu’il vient d’avoir, d’un monde fantastique où leurs deux spectres prenaient des formes étranges et avaient des conversations de rêve. Musset s’était souvenu tout le temps, en écrivant la Nuit de décembre. Ce qu’on a pris pour une pure fantaisie, dans cette pièce merveilleuse, repose sur un fond de réalité.

Les contemporains se sont accordés à reconnaître une nouvelle influence féminine dans la Lettre à Lamartine (1er mars 1836), malgré le début du fameux récit :

    Tel, lorsque abandonné d’une infidèle amante,
    Pour la première fois j’ai connu la douleur….

Ces deux vers, et quelques autres, semblent indiquer qu’il y a eu mélange, et comme confusion, dans les regrets de Musset, pendant qu’il écrivait la Lettre à Lamartine. Quoi qu’il en soit, la pièce est d’une veine poétique moins pure, moins égale, que les Nuits. A côté de morceaux devenus classiques (Lorsque le laboureur,… Créature d’un jour…), de vers qui sont de vrais sanglots (O mon unique amour…), il y a des parties de rhétorique dans le début sur Byron et dans les louanges adressées à Lamartine.

La fin est d’un vif intérêt pour le biographe. C’est la première fois, depuis les chagrins qui l’ont changé et mûri, que Musset nous livre sa pensée sur les questions fondamentales dont la solution est la grande affaire de l’être pensant. Il commence par adopter sans examen le Dieu de Lamartine, ce qui est peut-être une simplification un peu trop grande :

    Quel qu’il soit, c’est le mien ; il n’est pas deux croyances.
    Je ne sais pas son nom, j’ai regardé les cieux ;
    Je sais qu’ils sont à lui, je sais qu’ils sont immenses,
    Et que l’immensité ne peut pas être à deux.

Il célèbre ensuite les relations de l’âme humaine avec l’infini, dans des strophes d’une grande élévation. Le poète a été récompensé d’avoir puisé cette fois son inspiration aux sources éternelles, que ne trouble pas le limon des passions terrestres :

    Créature d’un jour qui t’agites une heure,
    De quoi viens-tu te plaindre et qui te fait gémir ?
    Ton âme t’inquiète, et tu crois qu’elle pleure :
    Ton âme est immortelle et tes pleurs vont tarir.
   . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . .
    Ton corps est abattu du mal de ta pensée ;
    Tu sens ton front peser et tes genoux fléchir.
    Tombe, agenouille-toi, créature insensée :
    Ton âme est immortelle, et la mort va venir.

    Tes os dans le cercueil vont tomber en poussière ;
    Ta mémoire, ton nom, ta gloire vont périr,
    Mais non pas ton amour, si ton amour t’est chère :
    Ton âme est immortelle, et va s’en souvenir.

En rapprochant de cette page le fragment de vers où se résume l'Espoir en Dieu (15 février 1838) : « malgré moi l’infini me tourmente », on a toute la religion de Musset, du Musset guéri, selon son expression, de la « vilaine maladie du doute ». Sa religion n’est, à vrai dire, qu’une religiosité peu exigeante, pas assez gênante. Il en a précisé la nature et les limites dans une lettre à la duchesse de Castries (sept. ou oct. 1840) : « La croyance en Dieu est innée en moi ; le dogme et la pratique me sont impossibles, mais je ne veux me défendre de rien ; certainement je ne suis pas mûr sous ce rapport ».

La conclusion de la Lettre à Lamartine avait été une parenthèse dans les préoccupations de Musset. Combien vite fermée, la Nuit d’août (15 août 1836) est là pour l’attester. Musset n’a rien écrit de plus impie, en ce sens que nulle part il n’a exalté l’« idolâtrie de la créature » à un tel degré, et avec autant d’éloquence, ne laissant qu’elle pour horizon à l’humanité avilie, ne voyant qu’elle pour fin de l’« immortelle nature ». Quel hymne à Éros ! Quelle puissante évocation du dieu impassible qui marche dans notre sang et se rit de nos larmes ! Il grandit démesurément au fur et à mesure de ces accents enflammés ; il remplit l’univers de sa divinité et souffle au poète des vers sacrilèges :

    O Muse ! que m’importe ou la mort ou la vie ?
    J’aime, et je veux pâlir ; j’aime, et je veux souffrir ;
    J’aime, et pour un baiser je donne mon génie ;
    J’aime, et je veux sentir sur ma joue amaigrie
    Ruisseler une source impossible à tarir.

    J’aime, et je veux chanter la joie et la paresse,
    Ma folle expérience et mes soucis d’un jour,
    Et je veux raconter et répéter sans cesse
    Qu’après avoir juré de vivre sans maîtresse,
    J’ai fait serment de vivre et de mourir d’amour.

    Dépouille devant tous l’orgueil qui te dévore,
    Coeur gonflé d’amertume et qui t’es cru fermé.
    Aime, et tu renaîtras ; fais-toi fleur pour éclore ;
    Après avoir souffert, il faut souffrir encore ;
    Il faut aimer sans cesse, après avoir aimé.

Le voilà de nouveau parmi ceux dont parle Bossuet, « qui passent leur vie à remplir l’univers des folies de leur jeunesse égarée ». Le châtiment ne se fit pas attendre. Le souvenir de George Sand rentra en maître dans ce cœur ravagé, dont il n’avait jamais été bien éloigné. Qu’il ait eu d’autres maîtresses ne prouve rien. Ce n’est certainement pas le même amour que Musset avait donné à une George Sand, qu’il a distribué ensuite, comme il aurait fait d’un cornet de dragées, à une longue théorie de belles dames et de grisettes.

Ce retour vers le passé produisit la Nuit d’octobre (15 octobre 1837), la dernière de la série et la plus belle, qui éclate et s’apaise comme un orage apporté par les vents, et balayé soudain.

D’abord, un mouvement lent, donnant une impression de paix et de sérénité. Le poète assure la Muse qu’il est si bien guéri, qu’il trouve de la douceur à lui parler de ses anciennes souffrances :

    Vous saurez tout, et je vais vous conter
      Le mal que peut faire une femme.

Il commence avec assez de calme le récit de la nuit passée à attendre l’infidèle. L’approche de la tempête s’annonce bientôt par des vers frémissants, mais le poète se contient encore. L’ouragan se déchaîne subitement :

    Tout à coup, au détour de l’étroite ruelle,
    J’entends sur le gravier marcher à petit bruit…
    Grand Dieu ! préservez-moi ! je l’aperçois, c’est elle ;
    Elle entre.—D’où viens-tu ? qu’as-tu fait cette nuit ?
    Réponds, que me veux-tu ? qui t’amène à cette heure ?

Le mouvement se précipite et devient furieux. Les efforts de la Muse pour apaiser son enfant ne servent qu’à faire éclater la foudre :

         LE POÈTE.

    Honte à toi qui la première
    M’as appris la trahison,
    Et d’horreur et de colère
    M’as fait perdre la raison.
    Honte à toi, femme à l’œil sombre,
    Dont les funestes amours
    Ont enseveli dans l’ombre
    Mon printemps et mes beaux jours !

Longtemps encore les malédictions retentissent. Enfin il consent à écouter la Muse lu i parlant de pardon et lui enseignant à bénir les leçons amères de la douleur. Il se calme, et se rend, et pardonne d’un coeur tout gonflé d’amertume :

    Je te bannis de ma mémoire,
    Reste d’un amour insensé,
    Mystérieuse et sombre histoire
    Qui dormiras dans le passé !
   . . . . . . . . . . . . . . . .
    Pardonnons-nous ; —je romps le charme
    Qui nous unissait devant Dieu.
    Avec une dernière larme
    Reçois un éternel adieu.

Le vrai pardon se fit encore attendre trois ans. Au mois de septembre 1840, Musset se rendait chez Berryer, au château d’Augerville. Il traversa la forêt de Fontainebleau en voiture, dans une muette contemplation des fantômes qui se dressaient devant lui à chaque tour de roue. Sept ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait parcouru ces bois avec George Sand, dans la jeune ferveur de leurs amours, et la vue des lieux témoins de son bonheur versait dans son âme une douceur inattendue. De retour à Paris, il la rencontra elle-même, son inoubliable, dans le couloir des Italiens. En rentrant chez lui, il prit la plume, et écrivit, presque d’un jet, cet incomparable Souvenir (15 février 1841) tout imprégné du respect dû aux « reliques du cœur » et tout plein de l’idée qu’un sentiment vaut par sa sincérité et son intensité, indépendamment des joies ou des souffrances qu’il procure. Diderot avait dit : « Le premier serment que se firent deux êtres de chair, ce fut au pied d’un rocher qui tombait en poussière ; ils attestèrent de leur constance un ciel qui n’est pas un instant le même ; tout passait en eux et autour d’eux, et ils croyaient leurs cœurs affranchis de vicissitudes. O enfants ! toujours enfants ! » Musset répond à Diderot :

    Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments
    Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
    Ce fut au pied d’un arbre effeuillé par les vents
          Sur un roc en poussière.

    Ils prirent à témoin de leur joie éphémère
    Un ciel toujours voilé qui change à tout moment,
    Et des astres sans nom que leur propre lumière
          Dévore incessamment.

    Tout mourait autour d’eux, l’oiseau dans le feuillage,
    La fleur entre leurs mains, l’insecte sous leurs pieds,
    La source desséchée où vacillait l’image
          De leurs traits oubliés.

    Et sur tous ces débris joignant leurs mains d’argile,
    Étourdis des éclairs d’un instant de plaisir,
    Ils croyaient échapper à cet Être immobile
          Qui regarde mourir !

    Insensés ! dit le sage.—Heureux ! dit le poète.
    Et quels tristes amours as-tu donc dans le cœur,
    Si le bruit du torrent te trouble et t’inquiète,
          Si le vent te fait peur ?

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    La foudre maintenant peut tomber sur ma tête,
    Jamais ce souvenir ne peut m’être arraché ;
    Comme le matelot brisé par la tempête,
          Je m’y tiens attaché.

    Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent,
    Ni ce qu’il adviendra du simulacre humain,
    Ni si ces vastes cieux éclaireront demain
          Ce qu’ils ensevelissent.

Je me dis seulement : A cette heure, en ce lieu,
    Un jour, je fus aimé, j’aimais, elle était belle.
    J’enfouis ce trésor dans mon âme immortelle,
          Et je l’emporte à Dieu !

Les pièces que nous venons de passer en revue sont inséparables. Elles forment l’épilogue du drame romantique de Venise et de Paris. C’est la portion originale entre toutes de l’œuvre en vers de Musset, réserve faite pour le don Juan de Namouna et quelques morceaux des premiers recueils. Le Musset première manière avait subi le joug de la mode pour le rythme, le style, le décor, le choix des sujets. Il avait, en un mot, reçu du dehors une part de son inspiration. Dans le groupe de poèmes que dominent les Nuits, plus rien n’est donné aux influences étrangères. Ainsi que l’a dit Sainte-Beuve, « c’est du dedans que jaillit l’inspiration, la flamme qui colore, le souffle qui embaume la nature ». Le poète est tout entier à lui-même et au spectacle de l’univers, et « son charme consiste dans le mélange, dans l’alliance des deux sources d’impressions, c’est-à-dire d’une douleur si profonde et d’une âme si ouverte encore aux impressions vives. Ce poète blessé au cœur, et qui crie avec de si vrais sanglots, a des retours de jeunesse et comme des ivresses de printemps. Il se retrouve plus sensible qu’auparavant aux innombrables beautés de l’univers, à la verdure, aux fleurs, aux rayons du matin, aux chants des oiseaux, et il porte aussi frais qu’à quinze ans son bouquet de muguet et d’églantine. » Musset affranchi, devenu tout à fait lui-même, a été unique dans notre poésie lyrique.

Des petits poèmes qui remplissent les deux autres tiers des Poésies nouvelles, aucun, tant s’en faut, ne s’élève aux mêmes hauteurs. Quelques-uns (Sur une morte, Tristesse) ont de l’émotion. D’autres (Chanson de Fortunio, A Ninon) sont de minuscules chefs-d’œuvre de grâce et de sentiment. D’autres, plus petits encore et point chefs-d’œuvre, ont pourtant un certain tour, à la façon du XVIIIe siècle. Il y a enfin les babioles, les marivaudages, les riens insignifiants, et il y a Dupont et Durand (15 juillet 1838), si remarquable par la frappe du vers, et qu’il faut comparer aux Plaideurs et aux vers réalistes de Boileau pour bien comprendre dans quel sens et quelle mesure Musset avait les instincts classiques. Dans ce pêle-mêle, très peu de pièces nous apportent du neuf ou de l’essentiel ; on pourrait négliger presque tout sans commettre une trahison envers l’auteur.

Si maintenant nous revenons en arrière et que nous nous demandions quel rang occupent dans l’ensemble de son œuvre les Contes d’Espagne et d’Italie et le Spectacle dans un fauteuil, nous ne devons pas hésiter à reconnaître que ce rang est inférieur à celui des Poésies nouvelles. Musset n’avait pas encore pris conscience de lui-même et de son génie propre. Il subissait l’influence des romantiques, et il était au fond le moins romantique des hommes. Il avait beau les dépasser tous en audace, on sent dans ses hardiesses quelque chose d’artificiel. Un historien attentif de la versification française, M. de Souza, parlant de la renaissance du vers lyrique dans notre siècle, ne tient aucun compte des premières œuvres de Musset. Elles n’ont pas plus d’importance à ses yeux que l'Albertus de Théophile Gautier : « C’étaient, dit-il, des poésies de jeunesse et de bravade pour ainsi dire où s’affirmaient toutes les outrances du premier feu et que les poètes eux-mêmes, par des œuvres ultérieures, ont remis au dernier plan[4]. » Ce jugement est bien sévère et bien absolu. M. de Souza ne s’occupe que de la technique du vers, et les Premières Poésies valent encore par ailleurs. La fraîcheur du génie est chose sans prix, que rien ne remplace, et elle rayonne ici splendidement. C’est une fête pour l’esprit de voir cette heureuse jeunesse, aux mains pleines et prodigues, lancer à la volée les images heureuses, les trouvailles d’une imagination neuve, les idées folles et charmantes ou les sensations enflammées de la vingtième année. Gardons-nous de faire fi de ce régal, tout en reconnaissant qu’il faut chercher dans le volume suivant les vrais procédés techniques de Musset, qui lui attirent aujourd’hui de si dures critiques, et le font traiter de mauvais ouvrier.

Il est un point sur lequel il a voulu et provoqué les attaques. On offenserait son ombre en essayant de nier que ses rimes sont faibles et quelquefoi s pis. Il tenait à les faire pauvres, s’y appliquait, et il y a réussi. Sainte-Beuve le blâmait très justement d’avoir « dérimée » après coup la ballade Andalouse. Il lui reprochait aussi de se vanter trop souvent au public de l’avantage de mal rimer : (Les vers) « de Musset (Après une lecture), avec tout leur esprit, ont une sorte de prétention et de fatuité dont son talent pourrait se passer. C’est toujours de la réaction contre la rime et les rimeurs, contre la poésie lyrique et haute dont, après tout, il est sorti. C’est un petit travers. Il est assez original sans cela. Mais dès l’abord il a voulu avoir sa cocarde à lui, et il a retourné la nôtre. » (Lettre à Guttinguer, le 2 décembre 1842.) La nôtre, c’est la cocarde de l’école de la forme, que Musset craignait toujours de ne pas avoir mise assez ostensiblement à l’envers. Il aurait été désolé s’il avait pu lire le passage où M. Faguet, après avoir rendu justice à la pauvreté de ses rimes, se hâte d’ajouter : « Mais reconnaissons enfin qu’on n’y songe point en le lisant » : Pauvre Musset, qui a perdu ses peines en faisant rimer lévrier et griser, saule et espagnole, Danaë et tombé !

On lui reproche aussi ses rythmes classiques, ses césures régulières, ses négligences et sa facilité à se contenter. En d’autres termes, on lui reproche de n’être ni un précurseur ni un poète sans tache, et les deux sont vrais. Au moins serait-il juste de ne pas méconnaître qu’il a tiré un magnifique parti des ressources techniques auxquelles il s’était volontairement limité.

Il est incontestable qu’après les Contes d’Espagne et d’Italie, il n’a guère profité des nouvelles formules romantiques pour varier ses alexandrins. Le Musset seconde manière, celui qui se disait réformé, et que Sainte-Beuve appelait un relâché, admet encore de loin en loin la coupe ternaire, qui substitue deux césures mobiles au grand repos de l’hémistiche, et dont il existait quelques exemples chez nos anciens poètes. Il écrit dans Suzon :

        L’autre, tout au contraire,
   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Toujours rose, toujours charmant, continua
    D’épanouir à l’air sa desinvoltura.

Dans l’épître Sur la Paresse, en s’adressant à Régnier :

    Et quel plaisir de voir, sans masque ni lisières,
    A travers le chaos de nos folles misères,
    Courir en souriant tes beaux vers ingénus,
    Tantôt légers, tantôt boiteux, toujours pieds nus !

Le dernier vers est délicieux de légèreté et de vivacité, mais la coupe ternaire a peu d’importance chez Musset, à cause de sa rareté. C’est à des éléments rythmiques plus délicats, moins facilement saisissables, qu’il a recours pour nuancer et varier la phrase musicale de son vers. Il est un maître pour la distribution, à l’intérieur des hémistiches, des syllabes accentuées des mots, et des mots qui portent l’accent oratoire. A quel point l’accent oratoire bien placé peut allonger un vers, en voici un exemple :

   Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste ? 

Il n’a ignoré aucun des effets infiniment divers produits par l’entrelacement des syllabes sourdes et des syllabes éclatantes, des syllabes pleines et des syllabes muettes. Il avait, en particulier, très bien observé de quel prix sont ces dernières, l’un des trésors de notre langue poétique, pour ralentir la marche du vers en prolongeant la syllabe qui les précède, comme dans les deux vers souvent cités de Phèdre :

    Ariane, ma sœur, de quel amour blessée
    Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée.

De Musset :

    Si ce n’est pas ta mère, ô pâle jeune fille !
   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Quels mystères profonds dans l'humaine misère !
   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Lentement, doucement, à côté de Marie.

L’instinct lui révélait les relations mystérieuses qui existent entre la sonorité des mots employés et l’image qu’on veut évoquer, puissance indépendante de la valeur de l’idée exprimée et à laquelle le large mouvement de l’alexandrin est au plus haut degré favorable. Bien habile qui pourrait expliquer pourquoi les vers suivants sont agiles et dansants :

    Cependant du plaisir la frileuse saison
    Sous ses grelots légers rit et voltige encore.
   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Et, ratissant gaiement l’or qui scintille aux yeux,
    Ils jardinent ainsi sur un rhythme joyeux.

Enfin, les scrupules, justes ou faux, qui empêchaient Musset de disloquer ses alexandrins, ne s’opposaient nullement au mélange des mètres, et il en a tiré à maintes reprises le plus heureux parti, en particulier dans la Nuit d’octobre. La pièce est à relire tout entière, une fois de plus, à ce point de vue spécial.

La plupart des procédés techniques peuvent s’imiter et se transmettre. Théodore de Banville donne dans son traité de versification des recettes grâce auxquelles, assure-t-il, le premier imbécile venu peut faire de très bons vers. Mais le choix des mots, et la valeur inattendue, la résonance particulière qu’ils prennent sous la plume de tel ou tel poète, tout cela ne s’imite ni ne s’enseigne, car ce ne sont pas des choses dont le poète décide librement : elles lui sont imposées ; elles sont déterminées d’avance par le caractère même de sa vision poétique. Ainsi, chez Théophile Gautier, l’épithète est presque toujours purement matérielle, n’exprimant que la forme ou la couleur. Il en est souvent de même chez Victor Hugo ; mais souvent aussi l’épithète y est symbolique, traduisant beaucoup moins l’aspect réel des choses que ce qu’elles évoquent en nous d’idées, d’impressions, d’images étrangères et lointaines. L’épithète de Musset peint à la fois l’apparence extérieure de l’objet et sa signification poétique. Il semble que pour lui, il y ait concordance nécessaire entre l’essence des choses et leur forme sensible. C’est peut-être une erreur métaphysique, mais que deviendrait la poésie sans cette illusion ? On peut juger de ce qu’elle vaut par les vers où Musset a rendu avec grandeur, au moyen de deux adjectifs, les splendeurs des nuits d’été et les émotions qu’elles éveillent au plus profond des âmes :

    Les tièdes voluptés des nuits mélancoliques
    Sortaient autour de nous du calice des fleurs.

Dans la strophe qu’on va lire, les deux épithètes des deux derniers vers ne nous aident pas seulement à voir la petite vierge adorable ; elles nous ouvrent son âme innocente :

    S’il venait à passer, sous ces grands marronniers,
    Quelque alerte beauté de l’école flamande,
    Une ronde fillette échappée à Téniers,
    Ou quelque ange pensif de candeur allemande :
    Une vierge en or fin d’un livre de légende,
    Dans un flot de velours traînant ses petits pieds.

Les curieux de sensations rares apprendront peut-être avec intérêt que Musset possédait l’audition colorée, dont personne ne parlait alors et dont la psychologie contemporaine s’occupe tant. Il raconte à Mme Jaubert dans une de ses lettres (inédite) qu’il a été très fâché, dînant avec sa famille, d’être obligé de soutenir une discussion pour prouver que le fa était jaune, le sol rouge, une voix de soprano blonde, une voix de contralto brune. Il croyait que ces choses-là allaient sans dire.

Continuons à remonter vers la source même de l’inspiration chez Musset. Elle n’est pas cachée, et nous n’avions pas besoin, pour la découvrir, qu’il fît dire à sa Muse :

    De ton cœur ou de toi lequel est le poète ?
    C’est ton cœur. . . . . . . . . . . . . .

Une sensibilité redoutable lui fournissait l’étincelle sacrée. Il lui devait une sincérité qu’il n’aurait pas pu contenir, s’il l’avait voulu, et une éloquence frémissante qui savait plaindre d’autres souffrances que les siennes ; souvenez-vous de l'Espoir en Dieu :

    Ta pitié dut être profonde
    Lorsque avec ses biens et ses maux
    Cet admirable et pauvre monde
    Sortit en pleurant du chaos !

Mais il lui a payé une terrible rançon. Parce qu’il sentait avec une violence douloureuse, il a tout rapporté à la sensation, et donné le plaisir pour but à la vie. Chaque fois qu’une âme noble, pure de vulgarité et de bassesse, est tombée dans cette erreur, elle est arrivée à une incurable mélancolie, si ce n’est à une désespérance complète. Musset n’a pas échappé à cette fatalité. Avec un esprit très gai, il avait l’âme saignante et désolée ; association moins rare qu’on ne pense. Ses poésies divinisent la sensation, mais il avait senti dès le premier jour la « saveur amère » du plaisir :

   Surgit amari aliquid medio de fonte leporum.

C’est pourquoi la lecture de son œuvre poétique laisse triste. La saveur amère finit par dominer toutes les autres.


  1. Écrit en 1839. Quelques fragments en ont été cités par Paul de Musset dans sa Biographie.
  2. 1837 ? —Souvenirs de Mme C. Jaubert. Les lettres de Musset citées dans ce volume ont été non seulement tronquées, mais parfois remaniées ; des fragments empruntés à des lettres de dates différentes ont été réunis pour en faire une seule.
  3. Les Epoques du théâtre français.
  4. Le Rythme poétique.