Alfred de Musset (Barine)/Chapitre VI

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 117-158).

CHAPITRE VI

OEUVRES EN PROSE.—LE THÉÂTRE


Musset a débuté au théâtre par une chute éclatante. Après le tapage de ses premiers vers, l’Odéon lui demanda une pièce, « la plus neuve et la plus hardie possible ». Il fit la bluette appelée la Nuit vénitienne, qui aurait passé inaperçue dans un temps de paix littéraire, et qui tomba sous les sifflets, le 1er décembre 1830. Cet échec eut les plus heureuses conséquences.

L’auteur piqué déclara qu’il n’écrirait plus pour la scène et tint parole. Il se trouva ainsi dégagé du souci de suivre la mode, qui donne aux pièces de théâtre un éclat factice et passager, et le leur fait payer par des rides précoces. Il n’eut plus à se préoccuper que des éléments supérieurs et immuables de l’art, les âmes et leurs passions, les lois de la vie et leurs fatalités. Négligeant les changeantes conventions théâtrales, dédaigneux des inconstantes formules, filles de l’heure et du caprice, il écrivit les pièces les moins périssables de ce siècle. Ayant renoncé à faire du théâtre pour son temps, Musset a fait du théâtre pour tous les temps.

Qu’on ne s’imagine pas que ses œuvres dramatiques auraient été à peu près les mêmes, s’il avait eu l’espoir de les voir jouer. Il n’est pas douteux que s’il avait continué à écrire pour la scène, après sa rupture avec le Cénacle, son théâtre aurait accompli la même évolution que sa poésie, dans le même sens classique. Musset « déhugotisé » avait eu les yeux très ouverts sur les défauts du drame romantique. Tout en croyant à sa vitalité, il pensait qu’il y avait place à côté pour une forme d’art plus sévère : « Ne serait-ce pas une belle chose, écrivait-il en 1838, que d’essayer si, de nos jours, la vraie tragédie pourrait réussir ? J’appelle vraie tragédie, non celle de Racine, mais celle de Sophocle, dans toute sa simplicité, avec la stricte observation des règles. »

«… Ne serait-ce pas une entreprise hardie, mais louable, que de purger la scène de ces vains discours, de ces madrigaux philosophiques, de ces lamentations amoureuses, de ces étalages de fadaises qui encombrent nos planches ?…

« Ne serait-ce pas une grande nouveauté que de réveiller la muse grecque, d’oser la présenter aux Français dans sa féroce grandeur, dans son atrocité sublime ?…

« Ne serait-il pas curieux de voir aux prises avec le drame moderne, qui se croit souvent terrible quand il n’est que ridicule, cette muse farouche, inexorable, telle qu’elle était aux beaux jours d’Athènes, quand les vases d’airain tremblaient à sa voix ? »

Ce n’était point là propos en l’air. Musset a travaillé une fois pour la scène depuis la chute de la Nuit vénitienne. Rachel lui avait demandé une pièce. Il entreprit sans balancer une tragédie classique, et songea d’abord à refaire l'Alceste d’Euripide. Ce projet ayant été remis à plus tard, il se rabattit sur un sujet mérovingien. Une brouille avec Rachel interrompit pour toujours la Servante du roi (1839), mais il en subsiste quelques scènes, qui ne font pas regretter bien vivement la perte des autres ; elles n’annonçaient qu’une tragédie distinguée, et il est de bien peu d’importance pour la littérature française que nous ayons une tragédie distinguée de plus ou de moins, tandis qu’il est très important que nous ayons Lorenzaccio et On ne badine pas avec l’amour.

Je dois ajouter que Musset fut au nombre des chauds admirateurs de la Lucrèce de Ponsard. Il écrivait à son frère, le 22 mai 1843 : « M. Ponsard, jeune auteur arrivé de province, a fait jouer à l’Odéon une tragédie de Lucrèce, très belle—malgré les acteurs.—C’est le lion du jour ; on ne parle que de lui, et c’est justice. »

Bénis soient donc les sifflets qui accueillirent si brutalement la Nuit vénitienne. Ne s’inquiétant plus désormais d’être jouable, Musset ne s’est plus mis en peine que de saisir ses rêves au vol et de les fixer tels quels sur le papier. Nous devons à cet affranchissement de toute règle un rêve historique qui est la seule pièce shakespearienne de notre théâtre, et une demi-douzaine d’adorables songeries sur l’amour dans lesquelles « la mélancolie, disait Théophile Gautier, cause avec la gaieté ».

L’idée de Lorenzaccio germa dans l’esprit de Musset durant les heures rapides passées à Florence avec George Sand, tout à la fin de 1833. La noble cité avait encore la farouche ceinture de murailles crénelées dont l’avait entourée au XIVe siècle le gouvernement républicain, et qu’on a démolie de nos jours pour élargir la capitale éphémère du jeune royaume italien. Elle avait conservé dans toute son âpreté cet aspect sombre et dur qui contraste si étrangement avec les lignes pures et souples de ses riantes collines, et qui en fait le plus étonnant exemple de ce que peut le génie de l’homme pour s’affranchir de la tyrannie de la nature. Les quartiers populaires, que de larges percées n’avaient pas encore ouverts à la lumière, enchevêtraient leurs rues étroites et tortueuses, favorables à l’émeute et aux guets-apens, autour des palais-forteresses des Strozzi et des Riccardi. La ville tout entière, pour qui sait comprendre ce que racontent les pierres, servait d’illustration et de commentaire aux vieilles chroniques florentines. Musset profita de la leçon, et trouva en feuilletant ces chroniques le sujet de son drame : le meurtre d’Alexandre de Médicis, tyran de Florence, par son cousin Lorenzo, et l’inutilité de ce meurtre pour les libertés de la ville. Quelques flâneries dans Florence donnèrent le cadre. Un singulier mélange d’intuitions historiques et de souvenirs personnels fit le reste. Paul de Musset dit, dans Lui et Elle, que la pièce fut écrite en Italie. Il faut donc que ce soit à Venise, en janvier 1834, dans les trois ou quatre semaines qui s’écoulèrent entre l’arrivée d’Alfred de Musset et sa maladie.

L’action de Lorenzaccio met sous nos yeux une révolution manquée, avec tout ce qu’elle comporte d’intrigues et de violences, dans l’Italie brillante et pourrie du XVIe siècle. Au travers de ces agitations, que Musset a peintes avec beaucoup de couleur, une sombre tragédie se déroule dans une âme éperdue, qu’elle remplit d’horreur et de désespoir. C’est encore une fois l’histoire de l’irréparable dégradation de l’homme touché par la débauche :

   La mer y passerait sans laver la souillure.

Lorenzo de Médicis est un républicain de 1830, idéaliste et utopiste. Il croit à la vertu, au progrès, à la grandeur humaine, au pouvoir magique des mots. Il avait vingt ans quand il vit passer le démon tentateur des rêveurs de sa sorte : « C’est un démon plus beau que Gabriel : la liberté, la patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots résonnent à son approche comme les cordes d’une lyre, c’est le bruit des écailles d’argent de ses ailes flamboyantes. Les larmes de ses yeux fécondent la terre, et il tient à la main la palme des martyrs. Ses paroles épurent l’air autour de ses lèvres ; son vol est si rapide que nul ne peut dire où il va. Prends-y garde ! une fois, dans ma vie, je l’ai vu traverser les cieux. J’étais courbé sur mes livres ; le toucher de sa main a fait frémir mes cheveux comme une plume légère. » Depuis que cette radieuse apparition a traversé le cabinet d’études où Lorenzo s’occupait paisiblement d’art et de science, le jeune étudiant a renoncé à son lâche repos. Il s’est juré de tuer les tyrans par philanthropie, un peu aussi par orgueil, et il a commencé à vivre avec cette idée : « Il faut que je sois un Brutus ».

Un débauché cruel, Alexandre de Médicis, règne sur Florence accablée. Lorenzo contrefait ses vices pour gagner sa confiance, s’insinuer auprès de lui et l’assassiner. Il se ravale à être le directeur de ses honteux plaisirs, le complice de ses forfaits, un objet de honte et d’opprobre auquel sa mère ne peut penser sans larmes et que le peuple appelle par mépris Lorenzaccio. L’heure sonne enfin de jeter le masque. Le duc Alexandre va périr et Florence être libre. Près de frapper, le nouveau Brutus s’aperçoit avec épouvante que nul ne souille impunément son âme. C’est le crime irrémissible pour lequel il n’est pas d’expiation et qui suit l’homme jusqu’à la tombe. Lorenzo avait revêtu un déguisement qu’il croyait pouvoir rejeter à son gré ; la débauche l’a saisi et gangrené jusqu’aux moelles, et il ne lui échappera plus : « Je me suis fait à mon métier, dit-il amèrement. Le vice a été pour moi un vêtement ; maintenant, il est collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et quand je plaisante sur mes pareils, je me sens sérieux comme la mort au milieu de ma gaieté. »

Il a perdu la foi avec la vertu. Son séjour dans la grande confrérie du vice en a fait un mépriseur d’hommes, qui ne croit même plus à la cause pour laquelle il a donné plus que sa vie. Il va affranchir sa patrie, offrir aux républicains l’occasion de rétablir la liberté, et il sait que leur égoïste indifférence n’en profitera pas, il sait que le peuple délivré d’Alexandre se jettera dans les bras d’un autre tyran. Cependant il tuera le duc, parce que le dessein de ce meurtre est le dernier reste du temps où il était « pur comme un lis », et que le sang du tyran lavera son ignominie. La scène où il explique à Philippe Strozzi qu’il faut, pour son honneur, qu’il commette un crime inutile, est d’une rare grandeur.

PHILIPPE.

« Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées pareilles ?

LORENZO.

« Pourquoi ? tu le demandes ?

PHILIPPE.

« Si tu crois que c’est un meurtre inutile à ta patrie, comment le commets-tu ?

LORENZO.

« Tu me demandes cela en face ? Regarde-moi un peu. J’ai été beau, tranquille et vertueux.

PHILIPPE.

« Quel abîme ! quel abîme tu m’ouvres !

LORENZO.

« Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre ? Veux-tu donc que je m’empoisonne, ou que je saute dans l’Arno ? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu’en frappant sur ce squelette (il frappe sa poitrine), il n’en sorte aucun son ? Si je suis l’ombre de moi-même, veux-tu donc que je m’arrache le seul fil qui rattache aujourd’hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d’autrefois ! Songes-tu que ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma vertu ? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un mur taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d’herbe où j’aie pu cramponner mes ongles ? Crois-tu donc que je n’aie plus d’orgueil, parce que je n’ai plus de honte ? et veux-tu que je laisse mourir en silence l’énigme de ma vie ? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage de vice pouvait s’évanouir, j’épargnerais peut-être ce conducteur de boeufs. Mais j’aime le vin, le jeu et les filles ; comprends-tu cela ? Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c’est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et d’infamie ; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l’exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche ; j’en ai assez de me voir conspué par des lâches sans nom, qui m’ accablent d’injures pour se dispenser de m’assommer comme ils le devraient. J’en ai assez d’entendre brailler en plein vent le bavardage humain ; il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est. Dieu merci, c’est peut-être demain que je tue Alexandre…. »

Le meurtre accompli, il goûte quelques minutes d’un bonheur ineffable.

LORENZO, s’asseyant sur la fenêtre.

« Que la nuit est belle ! que l’air du ciel est pur ! Respire, respire, coeur navré de joie !

SCORONCONCOLO.

« Viens, maître, nous en avons trop fait ; sauvons-nous.

LORENZO.

« Que le vent du soir est doux et embaumé ! comme les fleurs des prairies s’entr’ouvrent ! O nature magnifique ! ô éternel repos !

SCORONCONCOLO.

« Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en découle. Venez, seigneur.

LORENZO.

« Ah ! Dieu de bonté ! quel moment ! »

C’est l’hosanna de la créature délivrée du mal. Courte est l’illusion, courte la joie. Tandis que Florence se donne à un autre Médicis, Lorenzo sent que, décidément, le vice ne le lâchera plus, et il va s’offrir aux coups des assassins à gages qui le cherchent.

Nous avions déjà vu l’ébauche de ce personnage si dramatique dans la Coupe et les Lèvres ; mais les causes de la misère de Frank étaient restées à demi voilées, tandis que cette fois, l’avertissement est aussi clair qu’il est grave et douloureux. Musset avait descendu de quelques pas, dans sa jeunesse imprudente et libertine, les bords de l’abîme où a roulé Lorenzaccio, et il tenait à dire à ses contemporains qu’on ne peut plus remonter cette pente-là.

Il y a dans son drame deux autres personnages pour lesquels il n’a eu aussi qu’à faire appel à des souvenirs, moins intimes toutefois. Son orfèvre et son marchand de soieries sont des boutiquiers parisiens du temps de Louis-Philippe. L’orfèvre devait être abonné au National et avoir le portrait d’Armand Carrel dans son arrière-boutique. Le marchand de soieries est monarchiste par raison d’inventaire, parce que les cours font marcher les commerces de luxe. L’un critique tout ce que fait le gouvernement et le rend responsable des clients qui ne paient pas ; l’autre se frotte les mains quand il y a bal aux Tuileries.

LE MARCHAND, en ouvrant sa boutique.

« J’avoue que ces fêtes-là me font plaisir, à moi. On est dans son lit bien tranquille, avec un coin de ses rideaux retroussé ; on regarde de temps en temps les lumières qui vont et viennent dans le palais ; on attrape un petit air de danse sans rien payer, et on se dit : Hé, hé, ce sont mes étoffes qui dansent, mes belles étoffes du bon Dieu, sur le cher corps de tous ces braves et loyaux seigneurs.

L’ORFÈVRE, ouvrant aussi sa boutique.

« Il en danse plus d’une qui n’est pas payée, voisin ; ce sont celles-là qu’on arrose de vin et qu’on frotte aux murailles avec le moins de regret…. »

Ils continuent à discuter en enlevant leurs volets.

« Que Dieu conserve Son Altesse ! conclut le marchand à l’instant de rentrer. La cour est une belle chose.

—La cour ! riposte l’orfèvre du seuil de sa boutique ; le peuple la porte sur le dos, voyez-vous ! »

Ces bonnes gens-là n’avaient vu de leur vie l’Arno ni le Ponte-Vecchio. Ils habitaient rue du Bac, au coin du quai, et ils ont été les fournisseurs de nos grand’mères.

Le reste du théâtre de Musset a pour sujet presque unique, mais infiniment divers, l’amour. L’amour chez la jeune fille, chez la femme, chez la coquette, chez l’épouse chrétienne ; l’amour chez Alfred de Musset à différents âges : adolescent candide ou homme blasé, et dans toutes ses humeurs : joyeux ou mélancolique, ironique ou passionné. Car il s’est mis dans tous ses amoureux, n’étant jamais las de dire sa pensée sur la chose du monde qu’il estim ait la plus divine. « Les idées de Musset sur l’amour, a dit M. Jules Lemaître, rejoignent, à travers les siècles, celles des poètes primitifs. L’amour est le premier-né des dieux. Il est la Force qui meut l’Univers. Ce n’est point, dit Valentin à Cécile, l’éternelle pensée qui fait graviter les sphères, mais l’éternel amour. Ces mondes vivent parce qu’ils se cherchent, et les soleils tomberaient en poussière, si l’un d’eux cessait d’aimer. « Ah ! dit Cécile, toute la vie est là ! —Oui, répondit Valentin, toute la vie… » L’amour ainsi compris s’élève au rang de mystère sacré. Paganisme si l’on veut, mais grand et poétique.

La comédie du Chandelier doit venir la première dans une biographie de Musset, bien qu’elle n’ait été écrite qu’en 1835. Elle le met en scène à l’heure charmante et périlleuse où le collégien devenait homme et se réveillait poète. L’aventure de Fortunio, moins le dénouement, lui est arrivée en 1828, pendant l’été passé à Auteuil. Jacqueline habitait aux environs de Paris. Pour le bonheur de la contempler, de jouer avec son éventail ou de lui apporter un coussin, Musset traversait sans cesse la plaine Saint-Denis, et il n’existait alors ni chemins de fer ni tramways. Mais il avait dix-sept ans, l’âge héroïque de l’amour, et il était romantique.

Il a donné à Fortunio sa figure et sa tournure. « Un petit blond, dit la servante de Jacqueline.—Oui-da, réplique sa maîtresse, je le vois maintenant. Il n’est pas mal tourné, ma foi, avec ses cheveux sur l’oreille et son petit air innocent…. Et il fait la cour aux grisettes, ce monsieur-là avec ses yeux bleus ?[1] »

Il est permis de croire qu’il avait aussi, à cet âge-là, le coeur timide et passionné de son héros, qu’il était comme lui—plus ou moins—un ange de candeur et un petit monstre d’effronterie ; et s’il s’exhale du rôle un délicieux parfum de poésie, cela encore ne va point contre une certaine ressemblance. Quoi qu’il en soit, le personnage est bien joli. C’est un Chérubin attendri et touché de mélancolie. Combien il est différent du petit polisson de Beaumarchais, qui court après toutes les jupes avec des airs délurés ! Quel contraste avec nos Chérubins de la fin du XIXe siècle, à l’âme sèche et prudente ! La déclaration de Fortunio, troisième clerc de notaire, à sa jolie patronne n’a pas pu vieillir de forme, étant irréprochablement simple. Par le fond, elle appartient à une race disparue d’adolescents au cœur jeune, qui ne craignaient pas de laisser trembler une larme au bord de leur paupière. Nos rhétoriciens se moqueraient de son éloquence naïve ; ils sont mieux instruits des arguments qui touchent une petite bourgeoise scélérate.

JACQUELINE.

« Vous nous avez chanté, à table, une jolie chanson, tout à l’heure. Pour qui est-ce donc qu’elle était faite ? Me la voulez-vous donner par écrit ?

FORTUNIO.

« Elle est faite pour vous, madame ; je meurs d’amour, et ma vie est à vous. (Il se jette à genoux.)

JACQUELINE.

« Vraiment ! Je croyais que votre refrain défendait de dire qui on aime.

FORTUNIO.

« Ah ! Jacqueline, ayez pitié de moi ; ce n’est pas d’hier que je souffre. Depuis deux ans, à travers ces charmilles, je suis la trace de vos pas. Depuis deux ans, sans que jamais peut-être vous ayez su mon existence, vous n’êtes pas sortie ou rentrée, votre ombre tremblante et légère n’a pas paru derrière vos rideaux, vous n’avez pas ouvert votre fenêtre, vous n’avez pas remué dans l’air, que je ne fusse là, que je ne vous aie vue ; je ne pouvais approcher de vous, mais votre beauté, grâce à Dieu, m’appartenait comme le soleil à tous ; je la cherchais, je la respirais, je vivais de l’ombre de votre vie. Vous passiez le matin sur le seuil de la porte, la nuit j’y revenais pleurer. Quelques mots, tombés de vos lèvres, avaient pu venir jusqu’à moi, je les répétais tout un jour. Vous cultiviez des fleurs, ma chambre en était pleine. Vous chantiez le soir au piano, je savais par coeur vos romances. Tout ce que vous aimiez, je l’aimais ; je m’enivrais de ce qui avait passé sur votre bouche et dans votre cœur. Hélas ! je vois que vous souriez. Dieu sait que ma douleur est vraie, et que je vous aime à en mourir. »

La Jacqueline de la réalité demeura insensible à ce doux langage et aux reproches dont Fortunio l’accabla en découvrant qu’il avait servi de paravent au capitaine Clavaroche. Elle ne se repentit pas du crime qu’elle avait commis contre l’amour en trompant le cœur novice et confiant où sa science perverse avait fait éclore la passion ; en y insinuant ce venin du soupçon dont il ne guérit jamais ; en jouant « avec tout ce qu’il y a de sacré sous le ciel, comme un voleur avec des dés pipés » ; et elle sourit du mal qu’elle avait fait.

Les Caprices de Marianne ont paru le 15 mai 1833. Musset y a mis une part de lui-même dans deux de ses personnages. Octave, le précoce libertin dont les dehors brillants recouvrent un sépulcre blanchi où dort la poussière des illusions généreuses de la jeunesse, c’est Musset, c’est son mauvais moi à l’inspiration sensuelle et blasphématoire, le meurtrier de son génie. « Je ne sais point aimer, dit Octave. Je ne suis qu’un débauché sans cœur ; je n’estime point les femmes ; l’amour que j’inspire est comme celui que je ressens, l’ivresse passagère d’un songe…. Ma gaieté est comme le masque d’un histrion ; mon cœur est plus vieux qu’elle ; mes sens blasés n’en veulent plus. »

L’amoureux Coelio, c’est encore Musset, le Musset des bonnes heures, timide et sensible, un peu triste de l’immoralité d’Octave, auquel il fait d’inutiles représentations. J’ai déjà dit combien cette dualité était marquée chez l’auteur. « Tous ceux qui ont connu Alfred de Musset, écrit son frère Paul, savent combien il ressemblait à la fois aux deux personnages d’Octave et de Coelio, quoique ces deux figures semblent aux antipodes l’une de l’autre. » Les étrangers eux-mêmes le savaient. L’une des premières fois que George Sand vit Musset, elle lui conta qu’on lui avait demandé s’il était Octave ou Coelio, et qu’elle avait répondu : « Tous les deux, je crois ». Quelques jours après, il lui écrivit une lettre où il lui rappelait cette anecdote, s’accusant de ne lui avoir montré qu’Octave et sollicitant la permission de laisser parler Coelio. Et ce fut sa déclaration, le début de leur roman. Il disait aussi de lui-même, connaissant bien son manque d’équilibre : « Je pleure ou j’éclate de rire ».

Cette espèce de dédoublement donnait lieu à des dialogues intérieurs dont nous possédons un échantillon authentique. La conversation de l’oncle Van Buck avec son vaurien de neveu, au début dIl ne faut jurer de rien, est historique. C’est un entretien que Musset avait eu avec lui-même, un matin, dans sa chambre, après quelques folies. Son bon moi lui avait mis une robe de chambre, symbole de vertu, l’avait assis dans un honnête fauteuil de famille, et avait adressé une verte semonce à l'autre, qui lui répondait par les impertinences de Valentin. Quelques jours après, le dialogue était écrit et toute la pièce en sortait. Celui que voici, qui se trouve à la première scène des Caprices de Marianne, a tout l’air d’avoir eu lieu dans la même chambre, devant la glace, au retour d’un bal masqué.

COELIO.

«…. Quelle est cette mascarade ? N’est-ce pas Octave que j’aperçois ?

(Entre Octave.)

OCTAVE.

« Comment se porte, mon bon monsieur, cette gracieuse mélancolie ?

COELIO.

« Octave ! ô fou que tu es ! tu as un pied de rouge sur les joues ! D’où te vient cet accoutrement ? N’as-tu pas de honte, en plein jour ?

OCTAVE.

« O Coelio ! fou que tu es ! tu as un pied de blanc sur les joues ! —D’où te vient ce large habit noir ? N’as-tu pas de honte, en plein carnaval ?

COELIO.

« Quelle vie que la tienne ! Ou tu es gris, ou je le suis moi-même.

OCTAVE.

« Ou tu es amoureux, ou je le suis moi-même. »

Morale du sermon : Octave va s’employer à faire recevoir son ami chez la belle Marianne.

C’est pour compléter la ressemblance entre ses deux héros et ses deux moi, que Musset a condamné le débauché des Caprices de Marianne à être le bourreau involontaire du personnage noble. Le Coelio de la vie réelle était continuellement a ssassiné par Octave, qui exhalait aussi ses remords en lamentations poétiques, comme il le fait dans la pièce : « Moi seul au monde je l’ai connu…. Pour moi seul, cette vie silencieuse n’a point été un mystère. Les longues soirées que nous avons passées ensemble sont comme de fraîches oasis dans un désert aride ; elles ont versé sur mon cœur les seules gouttes de rosée qui y soient tombées. Coelio était la bonne partie de moi-même ; elle est remontée au ciel avec lui…. Ce tombeau m’appartient : c’est moi qu’ils ont étendu sous cette froide pierre ; c’est pour moi qu’ils avaient aiguisé leurs épées, c’est moi qu’ils ont tué. » S’étant dit ces choses sur le mal qu’il se faisait à lui-même, Musset prenait son chapeau et retournait aux « bruyants repas », aux « longs soupers à l’ombre des forêts ». Coelio ne ressuscitait que pour être tué de nouveau, et il avait chaque fois la vie un peu plus fragile.

Quant au sujet de la pièce, il est contenu dans une des épigraphes de Namouna : « Une femme est comme votre ombre : courez après, elle vous fuit ; fuyez-la, elle court après vous ».

C’est encore d’un crime contre l’amour qu’il s’agit dans Fantasio, écrit avant le voyage d’Italie et publié le 1er janvier 1834. La princesse Elsbeth, fille d’un roi de Bavière, d’une Bavière située dans le pays du bleu, a consenti par raison d’État à épouser le prince de Mantoue, et elle pleure quand on ne la voit pas, parce que son fiancé est un imbécile qu’il lui est impossible d’aimer. Elle n’ignore pas que le sort des filles de roi est d’épouser le premier venu, selon les besoins de la politique ; mais cela lui coûte, par la faute d’une gouvernante romanesque qui lui a donné des sentiments bourgeois. Elsbeth le lui reproche doucement : « Pourquoi, lui dit-elle, m’as-tu donné à lire tant de romans et de contes de fées ? Pourquoi as-tu semé dans ma pauvre pensée tant de fleurs étranges et mystérieuses ? » Le mal est à présent sans remède. Au mépris de la raison d’État et de l’étiquette, son jeune cœur est gonflé de germes d’amour prêts à éclore, qu’il faut tuer en devenant la femme d’un homme « horrible et idiot ». Elsbeth s’y résigne, afin d’épargner la guerre à deux royaumes. Ce sacrifice, inspiré par l’idée toute chrétienne qu’on doit immoler l’amour à des devoirs plus hauts, paraît un monstrueux sacrilège à Musset, qui se déguise en Fantasio pour aller le dire à la jeune princesse, et cette nouvelle incarnation ne passe pas pour une des moins ressemblantes.

Il a été Fantasio—toujours par boutades—vers vingt ans. Sa conversation était alors riche d’imprévu, comme dans le dialogue du premier acte avec l’honnête Spark. Sa conduite déroutait toutes les prévisions, y compris les siennes. Son humeur procédait par soubresauts, selon qu’il traversait l’un ou l’autre des états d’esprit définis par M. Jules Lemaître avec une sagacité lumineuse. « Fantasio est un étudiant bohème à qui Musset a prêté son âme. Fantasio s’ennuie—parce qu’il a trop aimé ; il se croit désespéré, il voit la laideur et l’inutilité du monde—parce qu’il n’aime plus. Il a, comme Musset, l’amour de l’amour, et, après chaque expérience, le dégoût invincible, et, après chaque dégoût, l’invincible besoin de recommencer l’expérience, et dans la satiété toujours revenue le désir toujours renaissant ; en somme, la grande maladie humaine, la seule maladie, l’impatience de n’être que soi et que le monde ne soit que ce qu’il est, et l’immortelle illusion renaissant indéfiniment de l’immortelle désespérance…. »

Le Fantasio de la comédie entreprend pieusement de rompre un mariage qui serait une offense envers le divin Éros. Il s’affuble de la bosse et de la perruque du bouffon de la cour, enterré la nuit d’avant, s’introduit au palais…. Lira le reste qui veut, car cela ne s’analyse pas. C’est un doux rêve dialogué, par lequel il faut se laisser bercer sans exiger trop de logique et sans craindre de laisser vaguer son imagination. Les initiés aimaient à y chercher des sens symboliques. On se rappelle la première rencontre de la princesse avec Fantasio, dans le jardin du roi :

ELSBETH, seule.

« Il me semble qu’il y a quelqu’un derrière ces bosquets. Est-ce le fantôme de mon pauvre bouffon que j’aperçois dans ces bluets, assis sur la prairie ? Répondez-moi ; qui êtes-vous ? que faites-vous là à cueillir ces fleurs ? (Elle s’avance vers un tertre.)

FANTASIO (assis, vêtu en bouffon, avec une bosse et une perruque).

« Je suis un brave cueilleur de fleurs, qui souhaite le bonjour à vos beaux yeux. »

George Sand fait allusion à ce passage dans une des lettres brûlantes adressées à Musset pendant une brouille, et dont nous avons déjà cité quelques fragments : Voici ce commentaire inédit, écrit en rentrant des Italiens, où elle était allée seule, habillée en homme : « Samedi, minuit (fin de 1834)… Me voilà en bousingot, seule, désolée d’entrer au milieu de ces hommes noirs. Et moi aussi, je suis en deuil. J’ai les cheveux coupés, les yeux cernés, les joues creuses, l’air bête et vieux. Et là-haut, il y a toutes ces femmes blondes, blanches, parées, couleur de rose, des plumes, des grosses boucles de cheveux, des bouquets, les épaules nues. Et moi, où suis-je, pauvre George ? Voilà, au-dessus de moi, le champ où Fantasio va cueillir ses bluets. »

Le dénouement de Fantasio est tout souriant. Éros est victorieux : la gentille Elsbeth n’épousera pas son benêt de prétendu. Il est vrai que deux peuples vont s’égorger ; mais la mort de quelques milliers d’hommes n’a jamais eu d’importance dans un conte de fées, où on les ressuscite d’un coup de baguette, pas plus que les bourses d’or jetées par les belles princesses à leurs sujets dans l’embarras, pas plus que tout ce qui peut choquer si l’on a le malheur de voir la pièce à la scène . Des arbres de carton et un soleil électrique sont encore beaucoup trop réels pour Fantasio.

On ne badine pas avec l’amour (1er juillet 1834) est peut-être le chef-d’œuvre du théâtre de Musset. La pièce est de moindre envergure et moins puissante que Lorenzaccio, mais elle est parfaite. Écrite au retour d’Italie, elle préconise déjà la mâle résignation du Souvenir aux souffrances qu’entraîne l’amour :

   …. O nature ! ô ma mère !
    En ai-je moins aimé ?

« Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir », dit Camille, instruite au couvent à toutes sortes de prudences douillettes et poltronnes.

—Pauvre enfant, lui répond Perdican : « Tu me parles d’une religieuse qui me paraît avoir eu sur toi une influence funeste ; tu dis qu’elle a été trompée, qu’elle a trompé elle-même, et qu’elle est désespérée. Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui tendre la main à travers la grille du parloir, elle ne lui tendrait pas la sienne ?

CAMILLE.

« Qu’est-ce que vous dites ? J’ai mal entendu.

PERDICAN.

« Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui dire de souffrir encore, elle répondrait non ?

CAMILLE.

« Je le crois. »

Elle ne le croit déjà plus, au moment q u’elle le dit, et l’adieu de Perdican lui entre au cœur comme une flèche aiguë :

« Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu’on te fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ;….. mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. »

Il sort, et va braver étourdiment la divinité vindicative qui ne permet pas qu’on joue avec l’amour. Le cruel badinage de Perdican avec une pauvre petite paysanne cause deux victimes : l’innocente Rosette, qui meurt d’avoir été trompée, et l’orgueilleuse Camille, que le regret du bonheur entrevu consumera sous son voile de religieuse. L’amour est vengé des deux insensés qui lui avaient menti.

On ne badine pas avec l’amour fut le dernier drame de Musset. Un rayon de gaieté descendit sur son théâtre et s’y posa. La Quenouille de Barberine (1er août 1835) nous montre comment une femme d’esprit met en pénitence les blancs-becs qui font profession de ne pas croire à la vertu des femmes, pour donner à comprendre qu’ils ont toujours été irrésistibles. Sans faire de tapage, sans pousser de cris, Barberine donne au jeune Rosemberg une leçon dont il se souviendra, et peut-être sans trop d’amertume. Il est si enfant, qu’il est capable de trouver amusant, au fond, de gagner son souper en filant. « C’est un jeune homme de bonne famille, écrit Barberine à son mari, et point méchant. Il ne lui manquait que de savoir filer, et c’est ce que je lui ai appris. Si vous avez occasion de voir son père à la cour, dites-lui qu’il n’en soit point inquiet. Il est dans la chambre du haut de notre tourelle où il a un bon lit, un bon feu, et un rouet avec une quenouille, et il file. Vous trouverez extraordinaire que j’aie choisi pour lui cette occupation ; mais comme j’ai reconnu qu’avec de bonnes qualités il ne manquait que de réflexion, j’ai pensé que c’était pour le mieux de lui apprendre ce métier, qui lui permet de réfléchir à son aise, en même temps qu’il lui fait gagner sa vie. Vous savez que notre tourelle était, autrefois une prison ; je l’y ai attiré en lui disant de m’y attendre, et puis je l’y ai enfermé. Il y a au mur un guichet fort commode, par lequel on lui passe sa nourriture, et il s’en trouve bien, car il a le meilleur visage du monde, et il engraisse à vue d’œil. » Rosemberg a si peu de rancune qu’il engraisse ! C’est d’un bon petit garçon, qui ne recommencera plus.

Nous avons déjà parlé du Chandelier et conté l’origine dIl ne faut jurer de rien (1er juillet 1836), dont l’héroïne, Cécile, est proche parente de Barberine. Elle se charge aussi, toute jeune fille qu’elle soit, de corriger les jeunes fats qui s’imaginent connaître les femmes parce qu’ils ont eu des succès dans les coulisses et dans les fêtes de bienfaisance internationales. La punition est douce, cette fois. Valentin a mal joué un vilain rôle ; il a été sot, et il n’a pas tenu à lui de devenir odieux ; néanmoins ses fautes lui sont remises, et il épouse Cécile au dénouement. Le chaste amour d’une jeune fille pure a servi de bouclier au mauvais sujet, qu’il préserve du châtiment. Si quelque lectrice austère, estimant que Valentin ne méritait point tant d’indulgence, blâme son bonheur immérité, elle méconnaît l’un des plus beaux privilèges de son sexe, celui de purifier par une affection honnête les cœurs salis dans les plaisirs faciles, et d’en forcer l’entrée au respect. On a écrit peu de pages aussi glorieuses pour la femme que la scène du rendez-vous dans la forêt, à la fin de laquelle le libertin vaincu remercie l’innocence, dans un fol élan de joie et de reconnaissance, de n’avoir rien compris à ce qu’il lui a dit.

VALENTIN.

«…. N’as-tu pas peur ? Es-tu venue ici sans trembler ?

CÉCILE.

« Pourquoi ? De quoi aurais-je peur ? Est-ce de vous ou de la nuit ?

VALENTIN.

« Pourquoi pas de moi ? qui te rassure ? Je suis jeune, tu es belle, et nous sommes seuls.

CÉCILE.

« Eh bien ! Quel mal y a-t-il à cela ?

VALENTIN.

« C’est vrai, il n’y a aucun mal ; écoutez-moi, et laissez-moi me mettre à genoux.

CÉCILE.

« Qu’avez-vous donc ? vous frissonnez.

VALENTIN.

« Je frissonne de crainte et de joie…. »

Valentin vient de découvrir la Pureté, et il l’adore à genoux. Il est sauvé, mais il l’a échappé belle.

Après Il ne faut jurer de rien, Musset écrivit encore deux petits proverbes pleins d’esprit : Un Caprice (1837), et Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée (1845) ; une gracieuse comédie, Carmosine (1850), et quelques piécettes anodines dont la dernière, l’Ane et le Ruisseau (1855), a pourtant le droit d’être nommée à cause d’un joli petit rôle d’ingénue.

Elle se nomme Marguerite, et elle jouait encore hier à la poupée. Le nez au vent et l’œil fureteur, elle a rapporté de sa pension des théories sur le mariage et sur la manière de faire marcher les hommes, qu’elle applique avec énergie, quitte à pleurer dès que le jeune premier fait s emblant de prendre ses boutades au sérieux. Sa piquante silhouette ferme gentiment une galerie de jeunes filles qui n’a pas de pendant dans notre littérature dramatique. Musset n’avait pas perdu son temps lorsqu’il passait les nuits à valser—pas toujours en mesure, m’affirme une de ses valseuses—et à babiller avec ses danseuses. Tout en discutant la coupe d’une robe ou les règles d’une figure de cotillon, il avait pénétré cet être, fermé et énigmatique comme un bouton de fleur : la jeune fille. Cécile, Elsbeth, Camille, Rosette, Ninon et Ninette, Déidamia, Carmosine et cette petite Marguerite, à peine entrevue, seront ses témoins devant la postérité, quand on l’accusera de s’être complu aux tableaux hardis et aux inspirations sensuelles. Leurs ombres charmantes attesteront que son imagination ne s’était pas dépeuplée de figures virginales, et que jamais l’ulcère du mépris ne rongea secrètement son âme en face de jeunes filles, qu’elles fussent paysannes ou nobles demoiselles.

Elsbeth s’aperçoit qu’elle est romanesque, se le reproche, et se sait en même temps quelque gré de ce défaut. L’intérêt de sa maison exige qu’elle épouse un sot ridicule. Trop bonne et trop droite pour permettre à ses rêves de se placer entre elle et son devoir, elle goûte un plaisir secret à sentir que ce devoir lui est pénible, et qu’elle n’est pas de ces filles positives et froides qui songent gaiement, et non pas ironiquement comme elle, en épousant un malotru : Après tout, je serai une dame, c’est peutêtre amusant ; je prendrai peut-être goût à mes parures, que sais-je ? à mes carrosses, à ma nouvelle livrée ; « heureusement qu’il y a autre chose dans un mariage qu’un mari. Je trouverai peut-être le bonheur au fond de ma corbeille de noces. »—C’est la jeune fille qui a un fonds solide d’esprit sain et de bon jugement, mais à qui l’on a fait lire imprudemment beaucoup de romans anglais, et qui, dans son ignorance du monde, a été troublée par leur romanesque décent et sentimental.

Cécile n’aime pas les romans, ni le romantisme en action. Elle a vu tout de suite que Valentin, avec ses prétentions à la clairvoyance et à l’expérience, prend pour la réalité ce qui n’est que de la littérature, et elle le lui reproche gentiment : « Qu’est-ce que cela veut dire de s’aller jeter dans un fossé ? risquer de se tuer, et pour quoi faire ? Vous saviez bien être reçu chez nous. Que vous ayez voulu arriver tout seul, je le comprends ; mais à quoi bon le reste ? Est-ce que vous aimez les romans ?

VALENTIN.

« Quelquefois….

CÉCILE.

« Je vous avoue qu’ils ne me plaisent guère ; ceux que j’ai lus ne signifient rien. Il me semble que ce ne sont que des mensonges, et que tout s’y invente à plaisir. On n’y parle que de séductions, de ruses, d’intrigues, de mille choses impo ssibles. »

Ce n’est pas elle qui jouera jamais à la femme incomprise, cette peste du romantisme, dont nous ne parvenons pas à nous délivrer et qui n’a pas cessé de reparaître sous des déguisements variés. Cécile donnera de bons bouillons à son mari, selon sa promesse, et l’aimera de tout son brave petit cœur, parce qu’il est son mari, et sans exiger de lui d’avoir du génie ou d’être un héros. Elle lui est très supérieure. Valentin est un étourdi et un viveur. Cécile sera sa raison et sa conscience. Rappelez-vous sa conversation avec son maître de danse.

LE MAÎTRE DE DANSE

« Mademoiselle, j’ai beau vous le dire, vous ne faites pas d’oppositions. Détournez donc légèrement la tête, et arrondissez-moi les bras.

CÉCILE

« Mais, monsieur, quand on veut ne pas tomber, il faut bien regarder devant soi. »

Elle regardera « devant soi » pour deux, l’exquise et modeste créature, et son mari la payera en estime et en confiance.

Camille est plus instruite du mal et de la vie, moins innocente, que Cécile. Musset a pensé à faire la différence entre la jeune fille élevée dans sa famille et celle qui a été élevée au couvent. La première se hâte, dans une sainte ignorance du danger, au rendez-vous donné la nuit, dans les bois, par l’homme, inconnu la veille, qu’elle croit son fiancé. L’autre répond à son camarade d’enfance, qui lui tend une main amie, ce mot de cloître, que Cécile ne comprendrait pas : « Je n’aime pas les attouchements ». Pauvre Camille ! Elle vient d’avoir dix-huit ans, et n’a sans doute jamais lu aucun mauvais livre. Cependant il n’y a plus ni confiance, ni joie de vivre dans son jeune coeur, flétri par les dangereuses confidences des naufragées de l’existence qui demandent aux couvents un abri contre le monde et contre elles-mêmes. Savent-elles, lui demande Perdican, épouvanté de ce désenchantement précoce, « savent-elles que c’est un crime qu’elles font, de venir chuchoter à une vierge des paroles de femme ? Ah ! comme elles t’ont fait la leçon ! » En écoutant ces récits amers, Camille a vu l’humanité à travers un mauvais rêve, et elle a prié Dieu de n’avoir plus rien de la femme.

Son cauchemar s’est dissipé en quittant l’ombre du cloître. « Tu voulais partir sans me serrer la main, lui dit son cousin ; tu ne voulais revoir ni ce bois, ni cette pauvre petite fontaine qui nous regarde toute en larmes ; tu reniais les jours de ton enfance, et le masque de plâtre que les nonnes t’ont plaqué sur les joues me refusait un baiser de frère ; mais ton cœur a battu ; il a oublié sa leçon, lui qui ne sait pas lire, et tu es revenue t’asseoir sur l’herbe où nous voilà. » Camille aime, et ses yeux éblouis se sont rouverts à la vérité. Elle croit maintenant à l’amour, à la vie, au bonheur, à Perdican. Elle accepte avec joie de souffrir. Son orgueil s’est fondu, et elle était redevenue une faible femme, quand leur mutuelle imprudence l’a séparée à jamais de Perdican. Pauvre, pauvre Camille !

Les autres jeunes filles de Musset ont un air de famille avec les coryphées du choeur. Toutes ces chastes héroïnes ont deux traits en commun. Elles sont fidèles à leur vocation de femmes, de s’épanouir par l’amour et le mariage, et elles sont très honnêtes, y compris la simple Rosette, que Perdican abuse par des paroles trompeuses. Elles ont le charme des natures saines, et n’ont pu être créées que par un poète qui avait gardé intact, à travers les désillusions et les déchéances, le respect de la jeune fille. Musset a toujours vu les Ninon et les Ninette de la réalité avec les yeux d’un croyant, et elles lui ont inspiré en récompense la partie la plus pure de son oeuvre.

L’histoire du théâtre de Musset est singulière. Ses pièces dormirent longtemps dans la collection de la Revue des Deux Mondes, pas très remarquées à leur apparition, et vite oubliées. Leur publication en volume, en 1840, ne fit non plus aucun bruit. Elles étaient presque ignorées quand Mme Allan, alors à Saint-Pétersbourg, entendit vanter une petite pièce russe qui se donnait sur un petit théâtre. Elle voulut la voir, la trouva de son goût et en demanda une traduction pour la jouer devant la cour impériale. Quelqu’un simplifia les choses en lui envoyant un volume intitulé Comédies et Proverbes, par Alfred de Musset : la petite pièce russe était le Ca price.

Mme Allan y eut tant de succès à Saint-Pétersbourg, qu’à son retour à Paris, en 1847, elle « rapporta Un Caprice dans son manchon » et le joua à la Comédie-Française, le 27 novembre, contre vents et marées. Personne, ou à peu près, ne savait d’où cela sortait. Et puis, c’était mal écrit : « Rebonsoir, chère ! En quelle langue est cela ? » disait Samson suffoqué. Le lendemain de la première, revirement complet. Théophile Gautier écrivait dans son feuilleton dramatique : « Ce petit acte, joué samedi aux Français, est tout bonnement un grand événement littéraire…. Depuis Marivaux… il ne s’est rien produit à la Comédie-Française de si fin, de si délicat, de si doucement enjoué que ce chef-d’œuvre mignon enfoui dans les pages d’une revue et que les Russes de Saint-Pétersbourg, cette neigeuse Athènes, ont été obligés de découvrir pour nous le faire accepter. » Théophile Gautier louait ensuite « la prodigieuse habileté, la rouerie parfaite, la merveilleuse divination des planches » de ce proverbe qui n’avait pas été écrit pour la scène, et qui était pourtant plus adroitement conduit que du Scribe. » (La Presse, 29 novembre 1847.)

L'Illustration peignit avec vivacité la surprise du public en découvrant Musset auteur dramatique : « Un événement inattendu pour tout le monde s’est passé au Théâtre-Français, le succès complet, gigantesque, étourdissant d’un tout petit acte de comédie. » Suit un éloge de Musset poète, puis le chroniqueur revient au Caprice : « Les mots rayonnent comme des diamants ; chaque scène est une féerie, et cependant c’est vrai, c’est la nature, et l’on est ravi » (4 décembre 1847).

Tant d’admiration nous déroute un peu, nous qui voyons dans le Caprice une pièce charmante sans doute, quelque chose de mieux qu’une bluette, mais enfin l’une des moindres parmi les oeuvres dramatiques de Musset.

Quoi qu’il en soit, la trouée était faite ; tout le reste y passa. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée fut joué le 7 avril 1848, Il ne faut jurer de rien le 22 juin suivant, la veille des journées de Juin. Musset à Alfred Tattet, le 1er juillet : « Je vous remercie de votre lettre, mon cher ami. Il ne nous est rien arrivé, à mon frère ni à moi, que beaucoup de fatigue. A l’instant où je vous écris, je quitte mon uniforme, que je n’ai guère ôté depuis l’insurrection. Je ne vous dirai rien des horreurs qui se sont passées ; c’est trop hideux.

« Au milieu de ces aimables églogues, vous comprenez que le pauvre oncle Van Buck est resté dans l’eau. Il avait pourtant réussi, et je puis dire complètement,—sans exagération. C’était justement la veille de l’insurrection ; j’avais encore trouvé une salle toute pleine et bien garnie de jolies femmes, de gens d’esprit, un parterre excellent pour moi, de très bons acteurs, enfin tout pour le mieux. J’ai eu ma soirée. Je l’ai prise, pour ainsi dire, au vol…. Le lendemain, bonjour ! acteurs, directeur, auteur, souffleur, nous avions le fusil au poing, avec le canon pour orchestre, l’incendie pour éclairage et un parterre de vandales enragés. La garde mobile a été si admirablement intrépide que ce seul spectacle, heureusement, nous a donné encore de bons battements de cœur. C’étaient presque tous des enfants. Je n’ai jamais rien rêvé de pareil. »

Le Chandelier eut son tour en août, André del Sarto en novembre, etc. On en est venu à jouer l’injouable : Fantasio, et les Nuits.

L’une des causes de ce prodigieux succès fut que Musset, au théâtre, parut un novateur et un réaliste. Ses pièces n’étaient pas faites selon les formules, pas plus les formules romantiques que les classiques, et elles possédaient cette vérité supérieure qui est le privilège des poètes : « Chaque scène est une féerie, et cependant c’est vrai, c’est la nature ». Ces mots résument les impressions des premiers spectateurs, dont quelques-uns reprochaient même à Musset d’être trop « la nature ». Auguste Lireux en fait la remarque à propos de la première représentation des Caprices de Marianne (14 juin 1851). On « n’est pas habitué, dit-il, aux pièces naturelles, et à cette fantaisie si semblable à la vérité même, qui est le propre de M. Alfred de Musset ». Il ajoute qu’on aime trop le faux, au moment où il écrit, pour supporter facilement la vérité, et il résume ainsi la pièce : « Histoire trop cruelle, trop vraie ! » (Constitutionnel, 16 juin 1851).

Cependant, quelques personnes étaient scandalisées de l’engouement subit du public. Sainte-Beuve, qui n’a jamais attaché grande importance au théâtre de Musset, avait d’abord applaudi à la vogue du Caprice. Quand il vit que cela devenait sérieux et qu’on prenait les grandes pièces pour plus et mieux que des badinages, il s’indigna et écrivit dans son Journal : « J’ai vu hier (4 août 1848) la petite pièce de Musset au Théâtre-Français : Il ne faut jurer de rien. Il y a de bien jolies choses, mais le décousu et le manque de bon sens m’ont frappé. Les caractères sont vraiment pris dans un monde bien étrange : cet oncle sermoneur et bourru qui finit par se griser ; ce jeune homme fat et grossier plutôt qu’aimable et spirituel ; cette petite fille franche petite coquine, vraie modiste de la rue Vivienne, qu’on nous donne pour une Clarisse, qui vraiment n’est pas faite pour ramener un libertin autrement que par un caprice dont il se repentira le quart d’heure d’après ; cette baronne insolente et commune, qu’on nous présente tout d’un coup à la fin comme une mère de charité ; —tout cela est sans tenue, sans consistance, sans suite. C’est d’un monde fabuleux ou vu à travers une goguette et dans une pointe de vin. L’esprit de détail et la drôlerie imprévue font les frais de la scène et raccommodent à chaque instant la déchirure du fond. Mais il y a des gens qui vont sérieusement s’imaginer que c’était là le suprême bon ton du monde le plus délicat de la société qui a disparu : tandis qu’un tel monde n’a jamais existé autre part que dans les fumées de la fantaisie du poète revenant de la tabagie. Je me trompe : il y a des jeunes gens, et même des jeunes femmes qui, s’étant engoués du genre-Musset, se sont mis à l’imiter, à le copier dans leur vie, tant qu’ils ont pu, et se sont modelés sur ce patron. L’original ici n’est venu qu’après la copie, et n’est pas du tout un original.

« Alfred de Musset est le caprice d’une époque blasée et libertine. »

Il faut passer un mouvement de dépit au critique dont l’arrêt vient d’être cassé par la foule. Nous avons cité cette page maussade et inintelligente parce qu’elle précise le moment où la gloire de Musset, confinée jusque-là dans des cercles étroits, a pris son essor. Le succès du Caprice a plus fait pour sa réputation que toutes ses poésies mises ensemble. Il devint populaire en quelques jours, et ses vers en profitèrent. L’auteur dramatique avait donné l’élan au poète, qui monta aux nues alors qu’il s’y attendait le moins.

L’oeuvre en prose de Musset comprend encore des Nouvelles, des Contes, des Mélanges, et la Confession d’un Enfant du siècle (1836), dont il a déjà été question à propos de George Sand.

La Confession a eu l’étrange fortune d’être presque toujours jugée sur ses défauts et ses mauvaises pages, même par ses admirateurs. La jeunesse d’il y a trente ans lisait dévotieusement les déclamations des deux premières parties, dans lesquelles Musset n’est qu’un médiocre élève de Rousseau et de Byron. La jeunesse d’aujourd’hui condamne le livre sur ces mêmes chapitres, et semble ignorer l’idylle qui leur succède : « Comme je me promenais un soir dans une allée de tilleuls, à l’entrée du village, je vis sortir une jeune femme d’une maison écartée. Elle était mise très simplement et voilée, en sorte que je ne pouvais voir son visage ; cependant sa taille et sa démarche me parurent si charmantes, que je la suivis des yeux quelque temps. Comme elle traversait une prairie voisine, un chevreau blanc, qui paissait en liberté dans un champ, accourut à elle ; elle lui fit quelques caresses, et regarda de côté et d’autre, comme pour chercher une herbe favorite à lui donner. Je vis près de moi un mûrier sauvage ; j’en cueillis une branche et m’avançai en la tenant à la main. Le chevreau vint à moi à pas comptés, d’un air craintif ; puis il s’arrêta, n’osant pas prendre la branche dans ma main. Sa maîtresse lui fit signe comme pour l’enhardir, mais il la regardait d’un air inquiet ; elle fit quelques pas jusqu’à moi, posa la main sur la branche, que le chevreau prit aussitôt. Je la saluai, et elle continua sa route. »

C’est la première rencontre avec Brigitte. Non moins charmant est le tableau du modeste intérieur de la pâle jeune femme aux grands yeux noirs. Le récit s’élargit et s’élève avec la rentrée triomphale de l’amour dans ces deux cœurs qui s’étaient cru usés, et la scène de l’aveu est d’une douceur grave. Un soir, ils sont sur le balcon de Brigitte, contemplant les splendeurs de la nuit : « Elle était appuyée sur son coude, les yeux au ciel ; je m’étais penché à côté d’elle, et je la regardais rêver. Bientôt je levai les yeux moi-même ; une volupté mélancolique nous enivrait tous deux. Nous respirions ensemble les tièdes bouffées qui sortaient des charmilles ; nous suivions au loin dans l’espace les dernières lueurs d’une blancheur pâle que la lune entraînait avec elle en descendant derrière les masses noires des marronniers. Je me souvins d’un certain jour que j’avais regardé avec désespoir le vide immense de ce beau ciel ; ce souvenir me fit tressaillir ; tout était si plein maintenant ! Je sentis qu’un hymne de grâce s’élevait dans mon cœur, et que notre amour montait à Dieu. J’entourai de mon bras la taille de ma chère maîtresse ; elle tourna doucement la tête : ses yeux étaient noyés de larmes. »

Les promenades de nuit dans la forêt de Fontainebleau sont aussi bien belles. George Sand et Musset les avaient faites ensemble dans l’automne de 1833. Leurs pieds avaient suivi les mêmes sentiers qu’Octave et Brigitte, leurs mains s’étaient accrochées aux mêmes genêts en grimpant sur les roches. Ils avaient échangé à voix basse les mêmes confidences. Les habits d’homme de Brigitte, sa blouse de cotonnade bleue, qu’on a reprochés à Musset comme une faute de goût, c’était le costume de voyage de son amie, celui de la première Lettre d’un voyageur. J’ai dit ailleurs[2] l’émotion de George Sand en retrouvant dans la Confession d’un enfant du siècle l’histoire à peine déguisée de leur malheureuse passion. Cette véracité scrupuleuse explique et excuse les longueurs de la cinquième partie, monotone récit de querelles si pénibles, que la victoire du rival de Musset, qui met fin au volume, est un soulagement pour le lecteur.

En résumé : une œuvre d’art très inégale, tantôt déclamatoire, tantôt supérieure, quelquefois fatigante ; mais un livre précieux par sa sincérité et très honorable pour Musset, qui y donne partout, sans hésitation ni réticences, le beau rôle à la femme qu’il a aimée, et qui n’avait pourtant pas été sans reproches. Telle apparaît la Confession d’un enfant du siècle, à présent que tous les voiles sont levés.

Les Contes et les Nouvelles sont de petits récits sans prétentions, écrits avec sentiment ou esprit, selon le sujet, et où Musset a atteint deux ou trois fois la perfection. La perle des contes est le Merle blanc (1842), où l’on voit l’inconvénient d’être romantique dans une famille vouée depuis plusieurs générations aux vers classiques. A la première note hasardée par le héros, son père saute en l’air : « Qu’est-ce que j’entends là ! s’écria-t-il ; est-ce ainsi qu’un merle siffle ? est-ce ainsi que je siffle ? est-ce là siffler ?…. Qui t’a appris à siffler ainsi contre tous les usages et toutes les règles ?

—Hélas, monsieur, répondis-je humblement, j’ai sifflé comme je pouvais….

—On ne siffle pas ainsi dans ma famil le, reprit mon père hors de lui. Il y a des siècles que nous sifflons de père en fils…. Tu n’es pas mon fils ; tu n’es pas un merle. »

L’excellent M. de Musset-Pathay avait pris les choses moins au tragique, mais il croyait tout de bon, après le premier volume de son fils, que ce n’était pas là siffler.

Repoussé par les siens, le merle blanc est méconnu des cénacles emplumés auprès desquels il cherche un asile, parce qu’il ne ressemble à personne. Il prend le parti de chanter à sa mode et devient un poète célèbre. La suite n’est pas moins transparente. Il épouse une merlette blanche qui fait des romans avec la facilité de George Sand : « Il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni de faire un plan avant de se mettre à l’œuvre ». Elle avait aussi les idées avancées de l’auteur de Lélia, « ayant toujours soin, en passant, d’attaquer le gouvernement et de prêcher l’émancipation des merlettes ». Le poète emplumé croit posséder l’oiseau de ses rêves, assorti à sa couleur comme à son génie. Hélas ! sa femme l’avait trompé. Ce n’était pas une merlette blanche ; c’était une merlette comme toutes les merlettes ; elle était teinte et elle déteignait !

Les nouvelles sont semées de souvenirs personnels. Quand l’amoureux n’est pas Musset en chair et en os, il est rare qu’il n’ait pas du moins avec lui quelque trait, quelque aventure en commun. Les héroïnes sont presque toutes croquées d’après nature, comme aussi les paysages, les intérieurs, les épisodes. Il inventait peu. Il travaillait sur « documents humains » et racontait des « choses vécues », à la façon de nos romanciers naturalistes ; seulement, il ne regardait pas avec les mêmes yeux.

Musset a employé dans son théâtre une prose poétique qui a peu de rivales dans notre langue. Elle est éminemment musicale. L’harmonie en est caressante, le rythme doux et ferme. Le mouvement suit avec souplesse l’allure de l’idée, tantôt paisible, tantôt pressé et passionné. Les épithètes sont mieux que sonores ou rares : elles sont évocatrices. L’ensemble est pittoresque et éloquent, sans cesser jamais d’être limpide. C’est d’un art très simple et très raffiné.

Sa prose courante est parfaite. C’est une langue franche et transparente, où l’expression est juste, le tour de phrase net et naturel. Ses lettres familières sont vives et aisées. Son frère en a publié quelques-unes dans les Œuvres posthumes, mais celles que j’ai pu comparer aux originaux ont été altérées. En ce temps-là, on comprenait autrement que de nos jours les devoirs d’éditeur. Paul de Musset ne s’est pas borné aux coupures. Il s’est attaché à ennoblir le style, qu’il jugeait trop négligé. Au besoin, il arrangeait aussi un peu le sens. Musset avait écrit à la marraine, à propos d’amour : « Je me suis passablement brûlé les ailes en temps et lieu ». Paul imprime : « L’on m’a passablement brûlé les ailes… » (17 déc 1838). Musset disait ailleurs, à propos d’un article pour lequel il demandait certains renseignements : « J’aime mieux faire une page médiocre, mais honnête, qu’un poème en fausse monnaie dorée ». Il était inadmissible que Musset pût écrire une page médiocre ; on lit dans le volume : « J’aime mieux faire une page simple ». Sur Mlle Plessy dans le Barbier de Séville : « Rosine n’a pas été espagnole, mais elle a été spirituelle ». Correction : « Rosine n’a pas été espiègle ». Ailleurs, taper est remplacé par frapper, au beau milieu par au milieu, je me suis en allé par je m’en suis allé, etc., etc. Il y a des pages entièrement récrites. Si Musset avait vu le volume, il aurait été pénétré d’admiration et de reconnaissance pour le zèle et la patience de son frère, mais peut-être se serait-il souvenu d’un travail d’agrément pour lequel l’aristocratie française s’était prise de passion au temps de sa jeunesse. Au printemps de 1831, les belles dames du faubourg Saint-Germain passaient leurs journées à coller des pains à cacheter en rond, sur de petits morceaux de carton qui devenaient des bobèches. Musset n’avait jamais pu comprendre l’utilité de ce travail : « N’y a-t-il plus de bobèches chez les marchands ? écrivait-il ; d’où nous vient cette rage de bobèches ? » Je ne sais si le travail d’épluchage de son frère lui aurait semblé beaucoup plus utile que la fabrication des bobèches en pains à cacheter.


  1. Toutes nos citations du Théâtre sont conformes à la 1re édition (1840), antérieure aux remaniements faits en vue de la scène.
  2. Voy. p. 60. C’est précisément à cause de l’exactitude du fond du récit, que Paul de Musset s’est attaché à lui enlever toute valeur autobiographique. Il ne pouvait lui convenir que son frère prît chevaleresquement tous les torts sur lui.