Anatole/28

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Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 150-155).


XXVIII


— Voilà qui est décidé, dit Valentine en serrant le billet dans son sein, je ne sortirai pas de la journée, et M. de Saint-Albert sera content de moi.

Ce qui voulait dire tout simplement : Anatole le désire, et j’obéis sans peine. En effet, dès ce moment l’ennui de l’entretien qu’elle redoutait disparut à ses yeux ; elle rassembla ses idées avec ordre, et s’appliqua à prévoir les objections que lui ferait M. d’Émerange, pour arranger ses réponses d’avance. Mais cette belle précaution eut le succès ordinaire. La conversation s’entama tout autrement que la marquise ne l’avait prévu ; et il lui fut impossible de placer une seule de ces phrases si ingénieusement méditées. Heureusement pour elle, son esprit suppléa sans peine au défaut de sa prévoyance.

M. d’Émerange, qu’une conversation sérieuse effrayait toujours, commença par plaisanter Valentine sur l’excès de sa fraîcheur, en lui disant qu’il était bien cruel de retrouver la femme qu’on adorait ainsi embellie par l’absence. Ce ton de gaieté fut aussitôt adopté par la marquise ; elle sentit qu’il servirait à la fois sa franchise et sa politesse. M. d’Émerange lui sut bon gré de prendre ainsi le ton qu’il préférait, et regarda cette condescendance comme une suite de la facilité qu’on a communément de saisir les manières des gens qu’on aime. Après lui avoir témoigné sa reconnaissance par mille choses flatteuses, il ajouta :

— Que je vous remercie de m’avoir épargné la frayeur d’entendre mon arrêt prononcé par votre frère ; je sens qu’il m’aurait dit vingt fois que j’étais le plus heureux des hommes, sans me le persuader un instant, et je crois en vérité, qu’un refus de votre bouche m’attristerait moins qu’une bonne nouvelle sortie de la sienne.

— Cela m’encourage, reprit en souriant Valentine.

— N’allez pas abuser de cet aveu, pourtant.

— Non, mais il me rassure, et m’engage à vous déclarer franchement…

— Que vous me détestez peut-être.

— Je mentirais ; et vos procédés envers moi vous répondent au contraire de ma reconnaissance.

— Je me soucie bien de votre reconnaissance ; vraiment je ne la mérite pas, car j’ai fait tout ce que j’ai pu pour ne vous point aimer.

— Pourquoi vous êtes-vous découragé sitôt ?

— Ah ! vous vous en plaignez, c’est une manière de m’avouer…

— Que toute honorée que je me trouve de votre choix, je n’y saurais répondre.

— Et peut-on savoir la raison qui me condamne à d’éternels regrets ? reprit le comte, d’un air moitié piqué et moitié dédaigneux.

— Voilà ce qu’il faut que vous deviniez, dit en rougissant Valentine.

— Mais si je la devine, vous n’en conviendrez pas ?

— Cela est vrai.

— Eh bien, tant mieux, j’en agirai plus librement. Jusqu’à présent le désir de vous plaire et la crainte de voir troubler votre repos par la colère d’une femme dont la vanité se blesse de toutes les préférences qui ne sont pas pour elle, m’ont fait supporter patiemment ses caprices. Me voilà enfin dispensé de jouer plus longtemps un rôle ridicule qui n’eût jamais été le mien, sans l’espérance de me voir récompensé de tant de sacrifices. Au fait, je ne suis pas tenu à plus d’égards qu’on n’en a pour moi ; et votre franchise me semble très-bonne à imiter. C’est bien assez d’avoir à souffrir de son amour, sans se laisser tourmenter par la folie d’une autre.

— Vous n’avez pas toujours pensé ainsi, et cette folie qui vous importune aujourd’hui vous plaisait autrefois ?

— Faites-moi un crime de votre ouvrage ! Pouvais-je deviner qu’il arriverait du fond de sa province une femme qui me tournerait la tête au point de ne plus voir qu’elle au monde ? Certainement j’aurais mieux fait de répondre aux sentiments qu’on voulait bien me témoigner, que de persister dans ceux qu’elle dédaignerait ; je ferais mieux encore d’oublier ma disgrâce en cherchant loin d’elle quelques consolations ; mais tout cela serait sage, et par conséquent au-dessus de mes forces. Je ne me pique point d’avoir cette vertu qui triomphe du sort ; le mien veut que je vous aime en dépit de vous, et nous verrons qui l’emportera de votre volonté ou de ma constance.

— Quels que soient vos projets, dit Valentine, d’un ton suppliant, par pitié pour moi ménagez la sensibilité d’une personne dont vous avez égaré la raison ; songez qu’un éclat la perdrait pour toujours ; et ne me réduisez pas au chagrin de la quitter pour la délivrer d’une odieuse présence.

Cette prière rendit au comte toutes ses espérances. Il s’affermit dans l’idée que la crainte de désespérer madame de Nangis était le seul motif du refus de Valentine, et il vit en un instant tout le parti qu’il pouvait tirer du sentiment généreux qui la mettait dans sa dépendance. Empressé d’en faire l’épreuve, il répondit :

— Je m’engage à suivre en tout votre exemple. Vous pouvez mieux qu’une autre m’apprendre les ménagements qu’on doit aux victimes d’un amour qui n’est point partagé.

— Je le vois bien, reprit Valentine, en retenant des larmes de dépit, il faut que je m’éloigne de cette maison où le malheur va bientôt régner.

— Oui, partez, répliqua M. d’Émerange avec feu, laissez ici l’intrigue et la vanité se débattre entre elles, et venez loin de cet empire de la coquetterie, venez éprouver la sincérité des sentiments que vous faites naître. Choisissez la retraite où rien ne saurait m’empêcher de vous suivre ; là, vous pourrez vous convaincre que le bonheur de vous voir, de vous aimer, suffit à mon existence ; et peut-être sentirez-vous alors le besoin de récompenser tant d’amour.

— Oh ciel ! que me proposez-vous ! s’écria Valentine.

En ce moment la porte s’ouvrit, et l’on vit paraître madame de Nangis, pâle, les yeux égarés, et paraissant se soutenir avec peine ; Isaure l’accompagnait et quitta sa main pour venir se jeter dans les bras de sa tante. Les caresses de cette enfant tirèrent Valentine de l’espèce de stupeur où l’avait plongée la subite apparition de la comtesse. Elle essaya de dire quelques mots, mais le tremblement de sa voix trahissait son trouble, et lui donnait un air coupable, tandis que M. d’Émerange, jouissant de toute sa présence d’esprit, s’informait des nouvelles de la comtesse, du ton le plus naturel, et avec toute la sérénité d’une personne qui n’aurait pas eu la moindre chose à se reprocher envers elle. C’est ainsi que l’effronterie met plutôt à l’abri du soupçon que l’innocence.

Le bavardage d’Isaure fut d’un grand secours dans cette circonstance, où chacun parlait au hasard, sans s’embarrasser de ce qu’il disait, pourvu que cela n’eût aucun rapport avec sa pensée ; mais si la présence d’Isaure était appréciée, l’arrivée de madame de Rhétel parut un coup du ciel. Elle venait rappeler à Valentine l’engagement qu’elles avaient pris de dîner le même jour chez la princesse de L… Il était déjà tard ; la marquise n’avait point encore commencé sa toilette, madame de Rhétel en fit la remarque, et M. d’Émerange se retira. Madame de Nangis le suivit, en priant sa belle-sœur de l’excuser auprès de la princesse.

— Je ne saurais profiter de son invitation, ajouta-t-elle, je souffre beaucoup, et vous pourrez lui affirmer que ce n’est pas d’un mal imaginaire.

Ces derniers mots furent prononcés avec l’accent du reproche ; ils allèrent frapper au cœur de Valentine ; et la tristesse qu’elle en ressentit, résista même au souvenir d’Anatole.