Anatole/37

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Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 203-207).


XXXVII


Deux mois s’écoulèrent dans cette vie paisible, pendant lesquels le commandeur avait reçu plusieurs lettres d’Anatole. Valentine était souvent présente quand on les lui remettait, mais il gardait le plus profond silence sur leur contenu ; et si elles n’avaient pas porté le timbre de Madrid, Valentine eût ignoré jusqu’au pays où vivait Anatole. Tant de discrétion lui paraissait quelquefois pénible à supporter. Cependant elle n’osait s’en plaindre ; et, forte de la sagesse de son ami, elle se livrait à toute la folie de son amour.

La patience et le beau temps ayant triomphé de la goutte de M. de Saint-Albert, il arriva un matin chez madame de Saverny, et lui dit :

— Pour cette fois, il n’y a pas moyen de refuser. Lisez ce billet, et voyez si nous pouvons nous dispenser de céder aux instances d’une personne qui vous aime tant.

Ce billet contenait une invitation de la princesse de L…, qui priait le commandeur d’employer tout son ascendant sur Valentine, pour l’engager à venir souper chez elle le surlendemain. C’était le jour de sa fête, et elle ajoutait dans les termes les plus affectueux, qu’elle douterait de l’amitié de Valentine, si elle ne venait pas se joindre aux amis qui devaient la fêter. Le commandeur n’eut pas besoin d’insister pour faire sentir à Valentine combien un refus de sa part serait déplacé dans cette circonstance ; et il fut convenu entre eux et madame de Réthel, qu’on se rendrait le surlendemain à Paris, d’assez bonne heure, pour aller voir le salon des tableaux dont on venait de faire l’exposition au Louvre ; et qu’après avoir dîné chez le commandeur, on se rendrait chez la princesse. Ce ne fut pas sans beaucoup d’émotion que Valentine passa devant l’hôtel de Nangis, pour se rendre au Louvre. Mais elle en éprouva bien davantage lorsqu’elle entra dans ce palais des arts et du génie. Ses yeux furent d’abord éblouis par le mélange de ces vives couleurs, dont les jeunes élèves se plaisent à recouvrir les défauts de leurs dessins, sans penser qu’ils ne tirent d’autre avantage de ce charlatanisme, que d’absorber l’effet des tableaux des grands maîtres. Son bon goût admira les premiers essais de ces beaux talents qui devaient un jour faire l’orgueil de la France. Elle envia au pinceau d’une femme charmante cette grâce enchanteresse qui, dans chacun de ses portraits, semblait passer de l’artiste au modèle. Enfin la curiosité la conduisit auprès d’un tableau qui attirait la foule des amateurs. Elle fut longtemps sans pouvoir en approcher, et prenait patience en écoutant les éloges que tout le monde en faisait.

— C’est, disait-on, d’une composition admirable, d’une vérité parfaite. L’ensemble du monument, le fini des détails, le dessin des figures, le coloris, enfin tout en est ravissant.

Chacun de ces éloges donnait à Valentine le désir de les vérifier ; mais lorsque la politesse d’une personne qui lui céda sa place la mit à portée d’en juger, le dessin, les détails, le coloris ne furent pas l’objet de son admiration. Ses yeux frappés d’étonnement croyaient se tromper en reconnaissant cette chapelle de l’abbaye de Saint-Denis, qui renfermait le tombeau de Valentine de Milan. On voyait sur le premier plan une enfant en prière sur les marches d’un autel ; plus loin, une femme était posée de manière à ne laisser voir que la beauté de sa taille et une partie de son profil, que des cheveux flottants dissimulaient encore. Un voile de mousseline venait de tomber à ses pieds, et l’on voyait un jeune homme sous le costume d’un simple ménestrel se prosterner pour ramasser le voile, et le presser sur son cœur. À cet aspect inattendu, Valentine fut saisie d’un tremblement si violent, qu’elle se vit obligée de s’appuyer sur la balustrade qui entoure la galerie. Quand l’émotion causée par un souvenir aussi vif lui eut permis de reprendre ses sens, elle appela madame de Réthel, et lui dit :

— Sortons d’ici, je ne me sens pas bien.

Madame de Réthel, effrayée du trouble où elle la vit, l’entraîna sur-le-champ hors de la salle.

Le commandeur vint bientôt les rejoindre dans le vestibule, en se plaignant de leur fuite précipitée qui l’avait privé, disait-il, du plaisir d’admirer ce tableau qui captivait tous les suffrages du public. Valentine lui répondit qu’en regardant ce même tableau, elle avait été saisie d’un étourdissement qui l’avait forcée de sortir pour venir prendre l’air.

— Si ce tableau magique produit d’aussi grands effets, reprit en souriant le commandeur, j’en regrette moins la vue.

— Je dois avouer, dit Valentine, qu’il m’a fait une vive impression.

— Il est donc d’une grande beauté, dit madame de Rhétel ?

— Vraiment, je n’en sais rien, répartit Valentine ; tout ce que je puis vous en dire, c’est qu’il est d’une exacte vérité.

— On vous a sûrement dit quel en est l’auteur ?

— Je n’ai pas pensé à le demander, mais comme je me souviens qu’il est sous le n° 63, nous pouvons le voir dans le livret.

Alors Valentine chercha l’article qui concernait ce tableau, et n’y lut que ces mots : « Vue de l’intérieur d’une chapelle de l’abbaye de Saint-Denis, par un anonyme. »

— Ah ! le succès qu’il obtient, dit madame de Réthel, nous promet que l’auteur ne gardera pas longtemps son secret ; d’ailleurs les amateurs vont s’empresser d’acquérir cet ouvrage pour en décorer leurs galeries ; et l’on sait que, pour la plupart de ces amateurs, le nom du peintre a presque autant de prix que le mérite du tableau.

— Si je savais que celui-là fût à vendre, dit Valentine, je ferais de grands sacrifices pour l’acheter.

— Vous le payeriez peut-être trop cher, reprit le commandeur ; chargez-moi du soin de cette affaire ; je connais la personne qui préside aux expositions du Louvre ; il est par sa place dans la confidence de tous les artistes ; et je suis sûr qu’il m’indiquera le moyen d’obtenir à peu de frais le tableau que vous désirez.

Un regard plein de reconnaissance, fut le seul remercîment de Valentine. L’idée de posséder bientôt ce charmant ouvrage, qui ne pouvait avoir été fait ou commandé que pour elle, remplit son âme d’une douce joie. Quelle manière ingénieuse, se disait-elle de m’assurer de son souvenir ; et comment pourrai-je oublier celui qui se rappelle sans cesse à mon cœur par tant de preuves d’amour !