Anatole/38

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Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 208-215).


XXXVIII


À l’heure indiquée, on se rendit chez la princesse de L… Dès les premières marches du palais, on sentait le parfum des fleurs ; les vestibules étaient ornés de caisses remplies d’arbustes étrangers, de plantes odoriférantes. Chacun de ces tributs semblait avoir été déposé par la reconnaissance. Enfin, on y voyait jusqu’au bouquet des pauvres de la paroisse.

Arrivées dans le salon qui précédait celui de la princesse, madame de Réthel et Valentine se trouvèrent au milieu d’un petit bal d’enfants dont les cris joyeux l’emportaient sur le bruit de l’orchestre. Il y avait un grand désordre dans la marche des contredanses ; et, malgré les efforts d’un petit monsieur qui, l’épée au côté et la tête droite, semblait commander d’une voix enrouée à toute une armée, la déroute était complète, et le maître à danser se désespérait de voir ses élèves sauter et se divertir ainsi contre toutes les règles de l’art. Ce fut encore bien pis lorsque Isaure laissant là son danseur, vint se jeter dans les bras de sa tante. Le plaisir que Valentine éprouva en l’embrassant fut un peu troublé par l’idée qu’elle allait probablement rencontrer sa mère.

Elle aurait préféré le plaisir de rester toute la soirée dans cette petite réunion, à l’honneur de s’offrir aux regards d’une plus grande assemblée. Elle frémissait déjà de l’effet qu’allait produire son entrée dans le salon de la princesse, et tâchait par mille prétextes d’en reculer l’instant, mais le commandeur qui devinait sa pensée vint lui prendre la main ; elle entendit annoncer.

— Madame la marquise de Saverny.

Elle fut bien obligée de paraître. À ce nom, le silence de l’étonnement régna dans l’assemblée ; chacun se retourna pour voir s’il était bien vrai que la marquise reparût tout à coup dans le monde, après s’en être éloignée si longtemps. La princesse ayant remarqué le mouvement qui s’était fait à l’arrivée de Valentine, se leva pour aller au-devant d’elle, et la conduisit, ainsi que madame de Rhétel, à des places qui avaient été réservées à côté de la sienne. Cette aimable attention toucha sensiblement Valentine ; elle pensa que la princesse avait appris les mauvais procédés dont elle avait souffert la dernière fois qu’elle s’était trouvée dans une semblable réunion, et qu’elle voulait protéger par les marques d’une considération particulière contre l’impertinence de ses ennemis. En pensant ainsi, elle rendait justice à la princesse, et ne se doutait pas que l’influence de l’opinion d’une personne aussi respectable dût ramener celle de tous les gens raisonnables. En effet, tous ceux que les manières inconsidérées et l’ironie continuelle de madame de Nangis commençaient à importuner, trouvèrent assez simple que sa belle-sœur eût témoigné le désir de ne plus vivre avec elle, et finirent par conclure qu’une femme honorée par la constante amitié de la princesse de L…, et par l’attachement du commandeur, ne pouvait être indigne de l’estime des gens comme il faut. D’après ce raisonnement, plusieurs personnes vinrent s’informer, d’un ton respectueux, des nouvelles de madame de Saverny, et se plaindre de son goût pour la retraite, qui les privait aussi longtemps du plaisir de la voir. Madame de Nangis, placée en face, de l’autre côté du salon, voyait avec humeur les marques de considération que l’on donnait à Valentine, et mettait tous ses soins à cacher le dépit qu’elle en ressentait, par les signes d’une gaieté factice. Cherchant par différents moyens à détourner l’attention favorable qui se portait sur sa belle-sœur, elle demanda la lecture des vers dont chaque poëte, invité à la fête, s’était cru obligé d’accompagner son bouquet. À cette proposition, les plus modestes réclamèrent l’avantage de passer les premiers, pour s’épargner, disaient-ils, le désagrément d’arriver après un succès. Le fait est qu’ils savaient bien à quoi s’en tenir sur la nouveauté de leurs pensées à tous, et qu’ils préféraient le plaisir de les dire, à l’ennui de les répéter.

Déjà plusieurs d’entre eux avaient assiégé l’Olympe pour en rapporter les comparaisons les plus exagérées, et l’on commençait à s’ennuyer de ce cours de mythologie, lorsque le chevalier de Florian, et le chevalier de Boufflers, vinrent au secours des auditeurs, l’un avec une fable ingénieuse, l’autre avec des couplets charmants. Ceux que le premier avait attendris par les traits d’une sensibilité touchante étaient transportés par l’esprit piquant et la gaieté de l’auteur d’Aline ; il est vrai que son nom et son état dans le monde lui donnaient les moyens de faire valoir à son gré tous les agréments de son esprit. Quand un homme de la cour se donne la peine d’avoir des talents, et qu’il daigne y joindre quelque instruction, ses succès n’ont plus de bornes, il peut prendre à son choix tous les tons ; sa gravité passe pour celle d’un homme d’État, et sa gaieté ne paraît jamais trop familière ; tandis qu’un pauvre poëte est toujours obligé de soumettre son talent au ton de la flatterie.

On croit peut-être qu’après les applaudissements si justement prodigués aux jolis couplets du chevalier de Boufflers, personne n’osa plus se présenter pour en chanter d’autres. Mais s’il y a des gens qui ne doutent de rien dans le monde, c’est bien sûrement dans la classe des faiseurs de madrigaux qu’on peut les rencontrer. Un des plus intrépides entamait déjà son préambule, lorsque la princesse, fatiguée du retour de ces éternelles rimes : de la fête, qu’on apprête, et de l’ivresse, de la tendresse, vint en suspendre le cours en priant le comte d’Émerange de chanter quelques romances. C’était prévenir ses désirs ; et il se rendit aussitôt à ceux de la princesse. En préludant sur le piano, ses yeux se portèrent sur madame de Saverny, et il la regarda d’une manière qui semblait dire à chacun : C’est d’elle que je vais vous parler. Lorsque le plus profond silence l’eut assuré de l’attention générale, il commença cette romance de M. de Moncrif, qui n’était alors connue que de ses intimes amis, et dont voici le premier couplet :

    Elle m’aima cette belle Aspasie,
    En moi trouva le plus tendre retour ;
    Elle m’aima : ce fut sa fantaisie ;
    Mais celle-là ne lui dura qu’un jour.

La malignité fit bientôt l’application de ces paroles à madame de Saverny. Les chuchotements des femmes et cet empressement à mettre leur éventail devant leur visage pour cacher un rire moqueur que décelait leur attitude, apprirent sans peine à la marquise le succès qu’obtenait la fatuité du comte. Elle résolut de la déjouer, en dissimulant l’embarras qu’elle en ressentait, et fit bonne contenance. La joie que montra madame de Nangis, dans cette circonstance, et son affectation à conjurer M. d’Émerange de recommencer cette romance dont les paroles étaient si piquantes, déplurent à beaucoup de personnes, et particulièrement à la princesse, qui fit changer sur-le-champ la conversation, en demandant à Valentine si elle avait été à l’exposition du Louvre. Dès lors la discussion s’engagea sur le mérite des peintres modernes et de leurs ouvrages, et il ne fut plus question de musique.

On ne tarda pas à parler de ce tableau qui faisait tant de bruit, et chacun s’étonna de n’en pouvoir connaître l’auteur.

— C’est, m’a-t-on assuré, dit la baronne de T…, l’ouvrage d’un amateur.

— Un amateur de cette force, reprit un autre, sera bientôt connu.

— Mais il y a quelqu’un ici, reprit un troisième, qui pourra nous tirer d’incertitude ; c’est le marquis d’Alvaro. Je lui ai entendu dire qu’il avait vu l’esquisse de ce tableau dans l’atelier d’un amateur de ses amis.

— Il faut absolument qu’il nous dise son nom, s’écria tout le monde.

Et plusieurs personnes s’empressèrent d’aller chercher le marquis d’Alvaro, qui faisait une partie d’échecs dans une pièce voisine. Si le cœur de Valentine avait battu dès les premiers mots qui s’étaient dits sur ce tableau, on peut s’imaginer l’agitation où elle se trouva pendant que l’on cherchait le marquis d’Alvaro, et le tremblement qui la saisit en le voyant paraître. D’abord, on lui adressa cent questions à la fois ; ce qui ne lui permit d’en distinguer aucune. Mais la princesse lui ayant expliqué ce qu’on désirait savoir de lui, il répondit que ce tableau, qui excitait si vivement la curiosité, était l’ouvrage du jeune duc de Linarès, dont le talent en peinture égalait celui des plus grands professeurs.

— Quoi ! s’écria la princesse, c’est le parent de l’ambassadeur d’Espagne ? ce jeune Anatole, si beau, si spirituel, qui est sourd-muet de naissance ?…

Valentine n’en entendit pas davantage. Un froid mortel circula dans ses veines ; sa tête se pencha vers madame de Réthel ; et elle perdit connaissance.

Cet événement causa un effroi général ; on transporta Valentine sur le lit de la princesse, où les plus prompts secours lui furent prodigués par le docteur P… qui se trouvait présent. Il ordonna que chacun se retirât pour laisser respirer la malade, et ne laissa près d’elle que la princesse et madame de Réthel. Lorsque Valentine reprit ses sens, un violent accès de fièvre se déclara, et le docteur craignit que ce ne fût le symptôme d’une véritable maladie ; il insista pour que la marquise restât à Paris, en disant qu’il serait plus à portée de lui donner ses soins. La princesse joignit ses instances à celles du docteur pour la déterminer à accepter un appartement chez elle ; mais rien ne put faire renoncer Valentine au projet de retourner le soir même à Auteuil ; et l’on fut obligé de céder à sa volonté. Elle pria madame de Réthel d’avertir son oncle qu’elle était décidée à partir sur-le-champ. Elle adressa d’une voix éteinte ses remercîments à la princesse, lui serra tendrement la main, promit au docteur de suivre ses avis, et se fit porter dans sa voiture. Elle arriva bientôt à Auteuil. Le commandeur et sa nièce qui l’avaient accompagnée, passèrent la nuit auprès d’elle. Ils l’engagèrent vainement à prendre quelque repos ; ses sens étaient agités, ses yeux égarés, sa tête en délire ; mais au milieu de ses souffrances, l’ardeur de la fièvre la délivrait au moins du tourment de penser.