Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie I/Chapitre 34

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 190-196).


CHAPITRE XXXIV


Wronsky, en quittant Pétersbourg, avait cédé son grand appartement de la Morskaïa à son ami Pétritzky, son meilleur camarade.

Pétritzky était un jeune lieutenant qui n’avait rien d’illustre : non seulement il n’était pas riche, mais il était endetté jusqu’au cou ; il rentrait ivre tous les soirs, passait une partie de son temps à la salle de police pour cause d’aventures, tantôt drôles et tantôt scandaleuses, et, malgré tout, savait se faire aimer de ses camarades et de ses chefs.

En rentrant chez lui, vers onze heures du matin, Wronsky vit à sa porte une voiture d’isvostchik bien connue ; de la porte à laquelle il sonna, on entendait le rire de plusieurs hommes et le gazouillement d’une voix de femme, puis la voix de Pétritzky, criant à son ordonnance : « Si c’est un de ces misérables, ne laisse pas entrer. »

Wronsky, sans se faire annoncer, passa dans la première pièce.

La baronne Shilton, l’amie de Pétritzky, en robe de satin lilas, son minois éveillé encadré de boucles blondes, faisait le café devant une table ronde, et, semblable à un petit canari, remplissait le salon de son jargon parisien. Pétritzky, en paletot, et le capitaine Kamerowsky, en grand uniforme, étaient assis près d’elle.

« Bravo, Wronsky ! cria Pétritzky en sautant de sa chaise avec bruit. Le maître lui-même ! Baronne, servez-lui du café de la cafetière neuve. Nous ne t’attendions pas. J’espère que tu es satisfait de l’ornement de ton salon, dit-il en désignant la baronne. Vous vous connaissez, je crois ?

— Comment, si nous nous connaissons ! répondit Wronsky en souriant gaiement et en serrant la main de la baronne : nous sommes de vieux amis.

— Vous rentrez de voyage ? dit la baronne, alors je me sauve. Je m’en vais tout de suite, si je gêne.

— Vous êtes chez vous partout où vous êtes, baronne, répondit Wronsky. Bonjour, Kamerowsky, dit-il en serrant froidement la main de celui-ci.

— Jamais vous ne sauriez dire une chose aussi aimable, dit la baronne en s’adressant à Pétritzky.

— Pourquoi donc ? Après dîner, j’en ferais bien autant.

— Après dîner, il n’y a plus de mérite. Eh bien, je vais vous préparer votre café pendant que vous irez faire votre toilette, dit la baronne en se rasseyant et en tournant avec empressement le robinet de la nouvelle cafetière. — Pierre, donnez-moi du café, dit-elle en s’adressant à Pétritzky, qu’elle nommait Pierre à cause de son nom de famille, sans dissimuler sa liaison avec lui. J’en rajouterai.

— Vous le gâterez.

— Non, je ne le gâterai pas. Et votre femme ? dit tout à coup la baronne en interrompant la conversation de Wronsky avec ses camarades… Ici nous vous avons marié. L’avez-vous amenée ?

— Non, baronne ; je suis né dans la bohème et j’y mourrai.

— Tant mieux, tant mieux ; donnez-moi la main. »

Et, sans le laisser partir, la baronne se mit à lui développer ses derniers plans d’existence, et à lui demander conseil, avec force plaisanteries.

« Il ne veut toujours pas m’autoriser au divorce ! Que dois-je faire ? (Il, c’était le mari.) Je compte lui intenter un procès. Qu’en pensez-vous ? Kamerowsky, surveillez donc le café, il déborde : vous voyez bien que je parle affaires ! Je compte donc lui intenter un procès pour avoir ma fortune. Comprenez-vous cette sottise ? Sous prétexte que je lui suis infidèle, il veut profiter de mon bien ! »

Wronsky s’amusait de ce bavardage, approuvait la baronne, lui donnait en riant des conseils, et reprenait le ton habituel de ses rapports avec cette catégorie de femmes.

Selon les idées de ce monde pétersbourgeois, l’humanité se divise en deux classes bien distinctes : la première, composée des gens insipides, sots, et surtout ridicules, qui s’imaginent qu’un mari doit vivre seulement avec la femme qu’il a épousée, que les jeunes filles doivent être pures, les femmes chastes, les hommes courageux, tempérants et fermes ; qu’il faut élever ses enfants, gagner sa vie, payer ses dettes et autres niaiseries de ce genre. Ce sont les démodés et les ennuyeux. Quant à la seconde celle à laquelle ils se vantaient d’appartenir, il fallait pour en faire partie être avant tout élégant, généreux, hardi, amusant, s’abandonner sans vergogne à toutes ses passions et se moquer du reste.

Wronsky, encore sous l’impression de l’atmosphère si différente de Moscou, fut quelque peu étourdi de retrouver son ancienne vie, mais il y rentra bien vite, comme on rentre dans ses vieilles pantoufles.

Le fameux café ne fut jamais servi, il déborda de la cafetière sur un tapis de prix, tacha la robe de la baronne, mais atteignit son véritable but, qui était de donner lieu à beaucoup de rires et de plaisanteries.

« Eh bien, maintenant je pars, car si je restais encore, vous ne feriez jamais votre toilette, et j’aurais sur la conscience le pire des crimes que puisse commettre un homme bien élevé, celui de ne pas se laver. Alors vous me conseillez de lui mettre le couteau sur la gorge ?

— Certainement, et de façon à approcher votre petite main de ses lèvres ; il la baisera, et tout se terminera à la satisfaction générale, répondit Wronsky.

— À ce soir, au Théâtre français ! » Et la petite baronne, suivie de sa robe dont la traîne faisait frou-frou derrière elle, disparut.

Kamerowsky se leva également, et Wronsky, sans attendre son départ, lui tendit la main et passa dans le cabinet de toilette.

Pendant qu’il se lavait, Pétritzky lui esquissa en quelques traits l’état de sa situation. Pas d’argent, un père qui déclarait n’en plus vouloir donner et ne plus payer aucune dette. Un tailleur déterminé à l’arrêter et un second tailleur tout aussi déterminé. Un colonel résolu, si ce scandale continuait, à lui faire quitter le régiment. La baronne, ennuyeuse comme un radis amer, surtout à cause de ses continuelles offres d’argent, et une autre femme, une beauté style oriental sévère, « genre Rébecca », qu’il faudrait qu’il lui montrât. Une affaire avec Berkashef, lequel voulait envoyer des témoins, mais n’en ferait certainement rien ; au demeurant, tout allait bien, et le plus drôlement du monde. Là-dessus Pétritzky entama le récit des nouvelles du jour, sans laisser à son ami le temps de rien approfondir. Ces bavardages, cet appartement où il habitait depuis trois ans, tout cet entourage contribuait à faire rentrer Wronsky dans les mœurs insouciantes de sa vie de Pétersbourg ; il éprouva même un certain bien-être à s’y retrouver.

« Est-ce possible ? s’écria-t-il en lâchant la pédale de son lavabo qui arrosait d’un jet d’eau sa tête et son large cou. Est-ce possible ? — Il venait d’apprendre que Laure avait quitté Fertinghof pour Miléef. — Et il est toujours aussi bête et aussi content de lui ? Et Bousoulkof ?

— Ah ! Bousoulkof ! c’est toute une histoire ! dit Pétritzky. Tu connais sa passion pour les bals ? Il n’en manque pas un à la cour. Dernièrement, il y va avec un des nouveaux casques. As-tu vu les nouveaux casques ? Ils sont très bien, très légers. Il est donc là en tenue. — Non, mais écoute l’histoire…

— J’écoute, j’écoute, répondit Wronsky en se frottant le visage avec un essuie-main.

— Une grande duchesse vient à passer au bras d’un ambassadeur étranger et, pour son malheur, la conversation tombe sur les nouveaux casques. La grande duchesse aperçoit notre ami, debout, casque en tête (et Pétritzky se posait comme Bousoulkof en grande tenue), et le prie de vouloir bien montrer son casque. Il ne bouge pas. Qu’est-ce que cela signifie ? Les camarades lui font des signes, des grimaces. — « Mais donne donc !… » Rien, il ne bouge pas plus que s’il était mort. Tu peux imaginer cette scène. Enfin, on veut lui prendre le casque, mais il se débat, l’ôte et le tend lui-même à la duchesse. « Voilà le nouveau modèle », dit celle-ci en retournant le casque. Et qu’est-ce qui en sort ? Patatras, des poires, des bonbons, deux livres de bonbons ! C’étaient ses provisions, au pauvre garçon ! »

Wronsky riait aux larmes, et longtemps après, en parlant de tout autre chose, il riait encore en songeant à ce malheureux casque, d’un bon rire jeune qui découvrait ses dents blanches et régulières.

Une fois instruit des nouvelles du jour, Wronsky passa son uniforme avec l’aide de son valet de chambre, et alla se présenter à la Place ; il voulait ensuite entrer chez son frère, chez Betzy, et faire une tournée de visites afin de pouvoir paraître dans le monde fréquenté par les Karénine. Ainsi que cela se pratique toujours à Pétersbourg, il quitta son logis avec l’intention de n’y rentrer que fort avant dans la nuit.