Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 17

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 284-291).


CHAPITRE XVII


Stépane Arcadiévitch rentra au salon, les poches bourrées de liasses de billets n’ayant cours que dans trois mois, mais que le marchand réussit à lui faire prendre en acompte. Sa vente était conclue, il tenait l’argent en portefeuille ; la chasse avait été bonne ; il était donc parfaitement heureux et content et aurait voulu distraire son ami de la tristesse qui l’envahissait ; une journée si bien commencée devait se terminer de même.

Mais Levine, quelque désir qu’il eût de se montrer aimable et prévenant pour son hôte, ne pouvait chasser sa méchante humeur ; l’espèce d’ivresse qu’il éprouva en apprenant que Kitty n’était pas mariée fut de courte durée. Pas mariée et malade ! malade d’amour peut-être pour celui qui la dédaignait ! c’était presque une injure personnelle. Wronsky n’avait-il pas en quelque sorte acquis le droit de le mépriser, lui, Levine, puisqu’il dédaignait celle qui l’avait repoussé ! C’était donc un ennemi. Il ne raisonnait pas cette impression, mais se sentait blessé, froissé, mécontent de tout, et particulièrement de cette absurde vente de forêt qui s’était faite sous son toit, sans qu’il pût empêcher Oblonsky de se laisser tromper.

« Eh bien ! est-ce fini ? dit-il en venant au-devant de Stépane Arcadiévitch ; veux-tu souper ?

— Ce n’est pas de refus. Quel appétit on a à la campagne. C’est étonnant ! Pourquoi n’as-tu pas offert un morceau à Rébenine ?

— Que le diable l’emporte !

— Sais-tu que ta manière d’être avec lui m’étonne ? Tu ne lui donnes même pas la main, pourquoi ?

— Parce que je ne la donne pas à mon domestique, et mon domestique vaut cent fois mieux que lui.

— Quelles idées arriérées ! Et la fusion des classes, qu’en fais-tu ?

— J’abandonne cette fusion aux personnes à qui elle est agréable ; quant à moi, elle me dégoûte.

— Décidément, tu es un rétrograde.

— À vrai dire, je ne me suis jamais demandé ce que j’étais : je suis tout bonnement Constantin Levine, rien de plus.

— Et Constantin Levine de bien mauvaise humeur, dit en souriant Oblonsky.

— C’est vrai, et sais-tu pourquoi ? À cause de cette vente ridicule ; excuse le mot. »

Stépane Arcadiévitch prit un air d’innocence calomniée et répondit par une grimace plaisante.

« Voyons, quand quelqu’un a-t-il vendu n’importe quoi sans qu’on lui dise aussitôt : « Vous auriez pu vendre plus cher ? » et personne ne songe à offrir ces beaux prix avant la vente. Non, je vois que tu as une dent contre cet infortuné Rébenine.

— C’est possible, et je te dirai pourquoi. Tu vas me traiter encore d’arriéré et me donner quelque vilain nom, mais je ne puis m’empêcher de m’affliger en voyant la noblesse, cette noblesse à laquelle, en dépit de la fusion des classes, je suis heureux d’appartenir, allant toujours s’appauvrissant. Si encore cet appauvrissement tenait à des prodigalités, à une vie trop large, je ne dirais rien : vivre en grands seigneurs, c’est affaire aux nobles, et eux seuls s’y entendent. Aussi ne suis-je pas froissé de voir les paysans acheter nos terres ; le propriétaire ne fait rien, le paysan travaille, il est juste que le travailleur prenne la place de celui qui reste oisif, c’est dans l’ordre. Mais ce qui me vexe et m’afflige, c’est de voir dépouiller la noblesse par l’effet, comment dirais-je, de son innocence. Ici c’est un fermier polonais qui achète à moitié prix, d’une dame qui habite Nice, une superbe terre. Là c’est un marchand qui prend en ferme pour un rouble la dessiatine ce qui en vaut dix. Aujourd’hui c’est toi qui, sans rime ni raison, fais à ce coquin un cadeau d’une trentaine de mille roubles.

— Eh bien après ? fallait-il compter mes arbres un à un ?

— Certainement, si tu ne les as pas comptés, sois sûr que le marchand l’a fait pour toi ; et ses enfants auront le moyen de vivre et de s’instruire : ce que les tiens n’auront peut-être pas.

— Que veux-tu ? à mes yeux, il y a mesquinerie à cette façon de calculer. Nous avons nos affaires, ils ont les leurs, et il faut bien qu’ils fassent leurs bénéfices. Au demeurant, c’est une chose sur laquelle il n’y a plus à revenir… Et voilà mon omelette favorite qui arrive, puis Agathe Mikhaïlovna nous donnera certainement un verre de sa bonne eau-de-vie. »

Stépane Arcadiévitch se mit à table, plaisanta gaiement Agathe Mikhaïlovna et assura n’avoir pas mangé de longtemps un dîner et un souper pareils.

« Au moins vous avez, vous, une bonne parole à donner, dit Agathe Mikhaïlovna, tandis que Constantin Dmitritch, ne trouvât-il qu’une croûte de pain, la mangerait sans rien dire, et s’en irait. »

Levine, malgré ses efforts pour dominer son humeur triste et sombre, restait morose ; il y avait une question qu’il ne se décidait pas à faire, ne trouvant ni l’occasion de la poser à son ami, ni la forme à lui donner. Stépane Arcadiévitch était rentré dans sa chambre, s’était déshabillé, lavé, revêtu d’une belle chemise tuyautée et enfin couché, que Levine rôdait encore autour de lui, causant de cent bagatelles, sans avoir le courage de demander ce qui lui tenait à cœur.

« Comme c’est bien arrangé, dit-il en sortant du papier qui l’enveloppait un morceau de savon parfumé, attention d’Agathe Mikhaïlovna dont Oblonsky ne profitait pas. Regarde donc, c’est vraiment une œuvre d’art.

— Oui, tout se perfectionne, de notre temps, dit Stépane Arcadiévitch avec un bâillement plein de béatitude. Les théâtres, par exemple, et — bâillant encore — ces amusantes lumières électriques.

— Oui, les lumières électriques, répéta Levine… Et ce Wronsky, où est-il maintenant ? demanda-t-il tout à coup en déposant son savon.

— Wronsky ? dit Stépane Arcadiévitch en cessant de bâiller, il est à Pétersbourg. Il est parti peu après toi, et n’est plus revenu à Moscou. Sais-tu, Kostia, continua-t-il en s’accoudant à la table placée près de son lit, et en appuyant sur sa main un visage qu’éclairaient comme deux étoiles ses yeux caressants et un peu somnolents, si tu veux que je te le dise, tu es en partie coupable de toute cette histoire : tu as eu peur d’un rival, et je te répète ce que je te disais alors, je ne sais lequel de vous deux avait le plus de chances. Pourquoi n’avoir pas été de l’avant ? je te disais bien que…, — et il bâilla intérieurement, tâchant de ne pas ouvrir la bouche.

— Sait-il ou ne sait-il pas la démarche que j’ai faite ? se demanda Levine en le regardant. Il y a de la ruse et de la diplomatie dans sa physionomie ; — et, se sentant rougir, il regarda Oblonsky sans parler.

— Si elle a éprouvé un sentiment quelconque, continua celui-ci, c’était un entraînement très superficiel, un éblouissement de cette haute aristocratie et de cette position dans le monde, éblouissement que sa mère a subi plus qu’elle. »

Levine fronça le sourcil. L’injure du refus lui revint au cœur comme une blessure toute fraîche. Heureusement, il était chez lui, dans sa propre maison, et chez soi on se sent plus fort.

« Attends, attends, interrompit-il. Tu parles d’aristocratie ? Veux-tu me dire en quoi consiste celle de Wronsky ou de tout autre, et en quoi elle autorise le mépris que l’on a eu de moi ? Tu le considères comme un aristocrate. Je ne suis pas de cet avis. Un homme dont le père est sorti de la poussière grâce à l’intrigue, dont la mère a été en liaison Dieu sait avec qui. Oh non ! Les aristocrates sont pour moi des hommes qui peuvent montrer dans leur passé trois ou quatre générations honnêtes, appartenant aux classes les plus cultivées (ne parlons pas de dons intellectuels remarquables, c’est une autre affaire), n’ayant jamais fait de platitudes devant personne, et n’ayant eu besoin de personne, comme mon père et mon grand-père. Et je connais beaucoup de familles semblables. Pour toi, tu fais des cadeaux de 30 000 roubles à un coquin, et tu me trouves mesquin de compter mes arbres ; mais tu recevras des appointements, et que sais-je encore, ce que je ne ferai jamais. Voilà pourquoi j’apprécie ce que m’a laissé mon père et ce que me donne mon travail, et je dis que c’est nous qui sommes les aristocrates, et non pas ceux qui vivent aux dépens des puissants de ce monde, et qui se laissent acheter pour 20 kopecks !

— À qui en as-tu ? je suis de ton avis, — répondit gaiement Oblonsky en s’amusant de la sortie de son ami, tout en sentant qu’elle le visait. — Tu n’es pas juste pour Wronsky ; mais il n’est pas question de lui. Je te le dis franchement : à ta place, je partirais pour Moscou et…

— Non ; je ne sais si tu as connaissance de ce qui s’est passé, et du reste cela m’est égal… J’ai demandé Catherine Alexandrovna, et j’ai reçu un refus qui me rend son souvenir pénible et humiliant.

— Pourquoi cela ? quelle folie !

— N’en parlons plus. Excuse-moi si tu m’as trouvé malhonnête avec toi. Maintenant tout est expliqué. »

Et, reprenant ses allures ordinaires :

« Tu ne m’en veux pas, Stiva ? Je t’en prie, ne me garde pas rancune, dit-il en lui prenant la main.

— Je n’y songe pas ; je suis bien aise, au contraire, que nous nous soyons ouverts l’un à l’autre. Et sais-tu ? la chasse est bonne le matin. Si nous y retournions ? je me passerais bien de dormir et j’irais ensuite tout droit à la gare.

— Parfaitement. »